Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 3, 1886 Grain-de-Millet

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IX

grain-de-millet



Il y avait, une fois, à Lacouture[1], un métayer et une métayère, mariés depuis sept ans. Pourtant, ils n’avaient pas encore d’enfant.

Un jour, la métayère songeait, en pétrissant dans le fournil :

— « Ah ! quand donc aurai-je un fils ?

— Mère, vous en avez un.

— Où es-tu, mon fils ? Je t’entends ; mais je ne te vois pas.

— Mère, je suis trop petit pour être vu. C’est pourquoi vous m’appellerez Grain-de-Millet.

— Grain-de-Millet, veux-tu téter ?

— Merci, mère. Je suis né tout formé, tout vêtu, tout armé. J’en sais plus que les hommes de quarante ans. Commandez, mère. Tout ce que vous direz sera fait.

— Grain-de-Millet, chasse les poules du fournil. »

Grain-de-Millet chassa les poules du fournil. Sa mère l’entendait crier : « Psch ! psch ! psch[2] ! » Mais elle ne le voyait pas.

— « Mère, maintenant que les poules sont chassées, je veux aller trouver mon père.

— Grain-de-Millet, sais-tu où il est ?

— Oui, mère. Il laboure, là-bas, là-bas, avec notre paire de bœufs. Je veux lui porter son goûter.

— Grain-de-Millet, tu ne pourras pas.

— Mère, remplissez le panier. Le reste me regarde. »

Grain-de-Millet partit, emportant le panier.

— « Père, tenez. Voici votre goûter.

— Qui est là ? J’entends parler ; mais je ne vois personne.

— Père, je suis Grain-de-Millet. Je suis votre fils, né depuis une heure. Père, je suis trop petit pour être vu. C’est pourquoi vous m’appellerez Grain-de-Millet. Tenez, voici votre goûter. Où faut-il que je le pose ?

— Grain-de-Millet, pose-le sous cet arbre.

— Père, c’est fait. Goûtez, Je labourerai pour vous.

— Grain-de-Millet, tu ne pourras pas.

— Père, fiez-vous à moi. »

Tandis que son père goûtait, Grain-de-Millet se hissa jusqu’à la pointe de la corne droite du bœuf Caubet[3]. Et le voilà parti.

— « Ha ! Lauret. Ha ! Caubet[4]. »

Jamais bouvier n’avait labouré de telle façon.

En ce moment, l’évêque de Lectoure passait, revenant de Fleurance[5], dans une superbe voiture. Il s’étonna fort de voir une paire de bœufs labourer seule, et d’entendre des cris de bouvier, sans voir celui qui criait.

— « Métayer, dit-il à l’homme qui goûtait, métayer, qu’est donc ceci ?

— Monseigneur, c’est mon fils Grain-de-Millet, qui laboure à ma place.

— Métayer, je l’entends ; mais je ne le vois pas.

— Monseigneur, mon fils est trop petit pour être vu. C’est pourquoi il s’appelle Grain-de-Millet.

— Métayer, je veux ton fils pour cocher. Vends-le-moi. Je t’en donne mille pistoles.

— Monseigneur, excusez-moi. Grain-de-Millet n’est pas à vendre. »

La voiture de l’évêque de Lectoure repartit. Quand elle fut loin, Grain-de-Millet dit à son père :

— « Père, pourquoi ne m’avez-vous pas vendu, pour mille pistoles, à l’évêque de Lectoure ?

— Grain-de-Millet, je tiens à toi.

— Père, vendez-moi. Je saurai bien m’en retourner à la maison.

— Grain-de-Millet, ce que je n’ai pas fait aujourd’hui peut se faire une autre fois.

— Père, retournez à la maison. Bientôt, le champ sera labouré. Fiez-vous à moi, pour ramener les bœufs à l’étable, et pour les panser. »

Ce qui fut dit fut fait. Le champ labouré, Grain-de-Millet ramena ses bœufs à l’étable. Mais, en pansant son bétail, il tomba dans le fourrage, et fut avalé par Caubet.

Inquiets de ne plus entendre leur fils, le métayer et la métayère entrèrent dans l’étable, en criant :

— « Grain-de-Millet ! Grain-de-Millet !

— Je suis dans le ventre de Caubet[6].

— Grain-de-Millet ! Grain-de-Millet !

— Je suis dans le ventre de Caubet.

— Grain-de-Millet ! Grain-de-Millet !

— Je suis dans le ventre de Caubet ! »

Alors, le père alla chercher un grand coutelas, saigna Caubet, l’éventra, et jeta les tripes dehors.

— « Grain-de-Millet ! Grain-de-Millet ! »

Pas de réponse.

— « Grain-de-Millet ! Grain-de-Millet ! »

Pas de réponse.

— « Grain-de-Millet ! Grain-de-Millet ! »

Pas de réponse.

— « Quel malheur ! Grain-de-Millet est mort. »

Le métayer et la métayère allèrent se coucher bien tristement.

Mais Grain-de-Millet n’était pas mort. Il était évanoui dans les tripes de Caubet, et empêtré à ne pouvoir répondre. Quand il revint à lui, les étoiles marquaient minuit. En ce moment, les loups, attirés par l’odeur des tripes, accouraient du bois du Ramier. Le temps de dire Amen, Grain-de-Millet était passé, avec les tripes de Caubet, dans le ventre d’un loup, et partait, emporté vers le Rieutort[7].

Depuis qu’il avait ce petit homme dans son ventre, le loup souffrait terriblement de la colique.

Au Rieutort, la maie bête avala tant et tant d’eau, qu’elle se débonda tout à coup. Cela fait, elle repartit, comme si le Diable l’emportait.

À force de se démener, Grain-de-Millet finit par se tirer d’affaire, et courut se débarbouiller au Rieutort. Certes, ce n’était pas sans besoin.

Tout en se débarbouillant, il aperçut un homme haut de six pieds, noir et barbu. L’homme semblait impatient, et regardait les étoiles. Quand elles marquèrent une heure de la nuit, il imita le cri du hibou :

— « Tchot ! tchot ! tchot ! »

D’autres cris lui répondirent :

— « Tchot ! tchot ! tchot ! »

C’étaient des voleurs de bétail, qui revenaient de faire leurs mauvais coups chez les moines de Bouillas[8], chez le comte de Lamothe-Goas[9], chez l’évêque de Lectoure[10], et à la métairie de Lacouture. Ces gueux ramenaient à leur capitaine je ne sais combien de juments, de poulains, de veaux, de bœufs, et de vaches.

— « Allons, camarades, vous n’avez pas perdu votre nuit. Vite, partons pour la foire. Avec l’argent de ce bétail à vendre, nous aurons de quoi faire longtemps bonne chère, et jouer aux cartes. »

Ce qui fut dit fut fait. Mais le capitaine des voleurs ne se doutait pas qu’il emportait à la foire Grain-de-Millet, qui s’était hissé jusque dans sa poche.

Le bétail vendu, le capitaine dit :

— « Camarades, allons riboter à l’auberge. »

À force de riboter, tous finirent par tomber ivres-morts sous la table. Alors, Grain-de-Millet fouilla le capitaine des voleurs, et partit au grand galop pour la métairie de Lacouture.

— « Bonjour, père. Bonjour, mère. Tenez. Voici cent fois plus qu’il ne faut, pour remplacer notre Caubet éventré, et pour renouveler le reste de notre bétail, volé la nuit passée. »

C’était vrai. La bourse du capitaine des voleurs contenait je ne sais combien de doubles louis d’or, et de quadruples d’Espagne.

— « Et maintenant, père, apportez une fiole. »

Ce qui fut dit fut fait. Grain-de-Millet entra dans la fiole.

— « Et maintenant, père, prenez cette fiole, et allez me vendre trois mille pistoles à l’évêque de Lectoure. »

Le père prit la fiole, et s’en alla trouver l’évêque de Lectoure.

— « Bonjour, Monseigneur. J’ai changé d’avis. Si vous voulez toujours Grain-de-Millet pour cocher, comptez-moi mille pistoles. »

Sans marchander, l’évêque de Lectoure paya comptant, et le père s’en revint à Lacouture.

Pendant toute une semaine, Grain-de-Millet montra ce dont il était capable. Jamais les chevaux de l’évêque de Lectoure n’avaient été si bien pansés, étrillés, harnachés. Jamais sa voiture n’avait été si propre, si bien attelée. Jamais, au grand jamais, cocher n’avait conduit comme Grain-de-Millet.

L’évêque de Lectoure était bien content. Mais il y a une fin à tout.

Le matin du huitième jour, Grain-de-Millet criait, dans l’écurie, comme un homme écorché vif :

— « Aie ! aie ! aie ! Je suis mort. Aie ! aie ! aie ! Je suis mort.

— Qu’as-tu, Grain-de-Millet ? Qu’as-tu ?

— Aie ! aie ! aie ! Je suis mort. Un cheval m’a broyé sous son pied. Aie ! aie ! aie ! Je suis mort.

— Montre-toi, Grain-de-Millet. Montre-toi, tandis qu’on va chercher le chirurgien. »

Mais Grain-de-Millet ne se montrait pas, et ne criait plus. Alors, l’évêque de Lectoure pensa :

— « Grain-de-Millet est mort. J’ai payé cher ses bons services d’une semaine. »

Mais Grain-de-Millet n’était pas mort. Il arrivait au seuil de la métairie de Lacouture.

— « Bonjour, père. Bonjour, mère. Maintenant, quittons le pays. Nous avons de quoi faire travailler les autres pour nous. Allons, comme les nobles, vivre heureux et riches dans un château[11]. »

  1. Métairie de la commune de Lectoure, autrefois voisine de la forêt du Ramier, dont plus de la moitié est maintenant défrichée.
  2. Pour chasser les poules.
  3. Le bœuf de gauche.
  4. Cris de bouvier. Lauret est un nom de bœuf.
  5. Chef-lieu de canton du département du Gers, à 11 kilomètres de Lectoure.
  6. En gascon :

    « Grun-de-Millet ! Grun-de-Millet !
    Soui dens lou bente dou Caubet. »

  7. Ruisseau qui traverse le Ramier.
  8. Abbaye de Bernardins, située dans la forêt du Ramier.
  9. Le château de Lamothe-Goas, compris dans l’ancienne vicomté de Lomagne, et aujourd’hui dans le canton de Fleurance (Gers), est peu distant de la forêt du Ramier.
  10. Avant la Révolution, les évêques de Lectoure avaient leur maison des champs à Tulle, dans la vallée du Gers, à médiocre distance de la forêt primitive du Ramier.
  11. Dicté par feu Cazaux, de Lectoure. Auparavant, ce conte m’avait été récité, d’une façon identique pour le fond, par ma grand’mére paternelle, Marie de Lacaze, de Sainte-Radegonde (Gers), par M. de Boubée-Lacouture, mort juge au tribunal de Lectoure, et par un cultivateur, Blaise Sans, au Bourdieu, commune de Lectoure. Une de mes parentes, morte à Marsolan (Gers), Marthe Le Blant, née Duvergé, localisait l’action dans la commune de sa résidence, supprimant la vente de Grain-de-Millet à l’évêque de Lectoure, et faisant voler les bestiaux à Marsolan, et dans les communes limitrophes. Le conte, ainsi réduit, est encore populaire au Pergain-Taillac (Gers), où il m’a été récité, notamment, par deux jeunes gens, Joseph Lafitte et Hippolyte Néchut, qui tous localisent l’action dans leur commune.