Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 3, 1886 Jeannille

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VIII

jeannille



Il y avait, une fois, un jeune tisserand, appelé Jeannille, fin et avisé comme pas un. Jeannille vivait seul, avec sa mère, une vieille veuve, qui avait aussi bonne tête que son fils. Lui, n’était pas glorieux d’en savoir plus que ses voisins. Pourtant, il se mettait en colère, quand il leur voyait faire quelque sottise ; et il aurait voulu que chacun fût en état de raisonner aussi bien que lui.

Sa mère lui disait souvent :

— « Jeannille, prends garde. Ce monde-ci est un grand monde. Il y a longtemps que les sots y sont les maîtres ; et je ne pense pas que ceci finisse demain. Jamais tu ne compteras toutes les herbes qui croissent dans les prés. Jamais tu ne boiras toute l’eau de la rivière de Baïse[1]. Tâche de vivre avec les vivants ; et ne t’expose pas à demeurer seul. »

Jeannille ne répondait rien ; mais il ne se corrigeait pas de ses colères. Il ne voulait pas comprendre que le plus méchant sera toujours le grand maître, ni que les sots seront toujours les plus nombreux.

Un jour, la veuve mourut. Alors, Jeannille pensa :

— « Je n’ai plus ma mère. C’est un grand malheur pour moi. Pourtant, je ne peux pas vivre tout seul. Il faut que je me marie. »

Le temps de son deuil fini, Jeannille se maria, et fit une belle noce. Le lendemain, il dit à sa femme :

— « Femme, j’ai soif. Il n’y a plus une goutte de vin à la maison. Va puiser de l’eau à la fontaine. »

La femme prit sa cruche, et partit. Une heure après, elle n’était pas encore revenue.

— « Belle-mère, dit Jeannille, allez donc voir ce que peut faire votre fille. Il faut que je demeure ici. Pourtant, je crève de soif. »

La belle-mère partit, et trouva sa fille au bord de la fontaine, avec sa cruche vide à côté.

— « Mère, vous arrivez bien à propos. Maintenant que je suis mariée, le Bon Dieu me doit un enfant. Par malheur, il n’y a pas de berceau chez nous. Ceci me donne à penser.

— Nous avions le tien, ma fille ; mais il est pourri depuis longtemps. Ce berceau était un présent de ta pauvre tante ma sœur. Jamais on n’a vu le pareil. Pourtant, il avait coûté bien bon marché. »

La mère s’assit à côté de sa fille ; et toutes deux se mirent à bavarder, comme des pies, à propos du berceau. Une heure après, elles n’étaient pas encore revenues.

— « Beau-père, dit Jeannille, allez donc voir ce que peuvent faire ma femme et la vôtre. Il faut que je demeure ici. Pourtant, je crève de soif. »

Le beau-père partit, et trouva sa fille et sa femme, qui devisaient au bord de la fontaine, avec la cruche vide à côté.

— « Père, vous arrivez bien à propos. Il me faut un berceau, pour le fils que le Bon Dieu me doit. Nous devisions de cela, moi et ma mère.

— Je vois, dit le père, que vous êtes en dispute ; mais j’ai le moyen de vous accorder. Il n’est pas vrai que le berceau que nous avions fût un présent de la pauvre sœur de ma femme. Ce fut moi qui le tressai. Quand notre fille fut grande, je voulais le troquer contre un dindon.

— Mon homme, tu ne sais pas ce que tu dis.

— Femme, je le sais mieux que toi. Je vais t’en donner la preuve. »

L’homme s’assit entre sa femme et sa fille, et ils continuèrent à bavarder comme des pies, à propos du berceau. Une heure après, ils n’étaient pas encore revenus. Alors, Jeannille pensa :

— « Mon travail est ici ; mais je crève de soif. Il faut aussi que je sache ce que sont devenus ma femme, ma belle-mère, et mon beau-père. »

Un moment après, il était au bord de la fontaine, où les trois imbéciles bavardaient toujours comme des pies, à propos du berceau. Alors, Jeannille entra dans une colère bleue.

— « Voici trois imbéciles, qui se chamaillent à propos d’un berceau, et l’enfant qui doit y dormir est encore à naître. En attendant, je crève de soif, et je travaille comme un galérien. Jamais je ne pourrai vivre avec de pareilles gens. Mieux vaut quitter le pays. »

Jeannille partit aussitôt. Une heure après, en traversant un grand bois, il vit une femme qui rossait son porc, à coups de gaule.

— « Porc ! Méchant porc ! Imbécile de porc ! Je t’enseignerai ton métier. »

Et toujours elle rossait la pauvre bête, à coups de gaule.

— « Femme, pourquoi rossez-vous ainsi votre porc ?

— Pourquoi je le rosse ? Pourquoi je le rosse ? Figurez-vous que cet animal a si peu de sens, qu’il se couche sous les chênes, pour attendre que les glands tombent, au lieu de monter les cueillir parmi les branches. Allons ! méchant porc, monte vite. Pan ! pan !

— Femme, les porcs ne sont pas nés pour monter aux chênes. Prêtez-moi votre gaule, et vous allez voir. »

En quelques coups de gaule, Jeannille fit tomber un quartaut de glands, que le porc avala jusqu’au dernier.

— « Adieu, femme. Profitez de la leçon.

— Merci, mon ami. »

Jeannille repartit. Une heure après, le ciel se couvrit de nuages noirs. L’orage n’était pas loin. Sur la porte de sa maison, une femme, tenant une fourche, tâchait de jeter dedans une grande pile de noix vertes.

— « Femme, que faites-vous là ?

— Ce que je fais ? Vous le voyez bien. J’avais mis ces noix vertes à sécher au soleil ; et je tâche de les jeter dans la maison, par crainte de l’orage. Mais ma gueuse fourche ne veut pas faire de bon travail.

— Femme, laissez là votre fourche. Apportez-moi une pelle. »

La femme apporta une pelle. Un quart-d’heure après, Jeannille avait mis toutes les noix vertes à l’abri. Il attendit la fin de l’orage.

— « Adieu, femme. Profitez de la leçon.

— Merci, mon ami. »

Jeannille repartit. Une heure après, il arriva devant une maison, où un garçon criait comme un aigle à son vieux père paralysé :

— « Imbécile ! Vous ne saurez donc jamais enfiler votre culotte. Voilà plus de cent fois que vous manquez la manœuvre. Recommencez. Remontez sur la table. Vous le voyez, je tiens la culotte. Allons ! Hardi ! Sautez dedans, et enfilez les deux jambes à la fois. »

Le pauvre vieux paralysé roula par terre, sans enfiler sa culotte. Alors, Jeannille entra dans la maison.

— « Jeune homme, tu ne sais pas t’y prendre. Tiens, voici comment on enfile une culotte. Une jambe d’abord, et l’autre après. C’est fait. Adieu. Profite de la leçon.

— Merci, mon ami. »

Jeannille repartit. Mais, au bout de cent pas, il s’assit au pied d’un arbre, et se mit à penser :

— « Voici juste quatre heures que je chemine ; et j’ai déjà vu trois personnes encore plus bêtes que ma femme, ma belle-mère, et mon beau-père. J’ai vu une femme qui voulait faire monter son porc à un chêne. J’en ai vu une autre qui tâchait, avec une fourche, de jeter dans sa maison une grande pile de noix vertes. J’ai vu un jeune homme qui voulait faire sauter dans sa culotte son vieux père paralysé. En vérité, ma pauvre mère avait bien raison de dire : « Ce monde-ci est un grand monde. Il y a longtemps que les sots y sont les maîtres ; et je ne pense pas que ceci finisse demain. Jamais tu ne compteras toutes les herbes qui croissent dans les prés. Jamais tu ne boiras toute l’eau de la rivière de la Baïse. Tâche de vivre avec les vivants, et ne t’expose pas à demeurer seul. »

Cela pensé, Jeannille retourna dans sa maison[2].

  1. Affluent de la Garonne, rive gauche.
  2. Dicté par Pauline Lacaze, de Panassac (Gers).