Bleak-House/11

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Bleak-House (1re  éd. française : 1857 ; texte original : 1852-1853)
Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (p. 127-141).

CHAPITRE XI.

Notre cher frère.

Quelque chose qui, dans l’ombre, touche sa main ridée, fait tressaillir l’avoué :

« Qui est là ? dit-il.

— C’est moi, murmure à son oreille le vieux marchand de guenilles ; pouvez-vous le réveiller ?

— Non,

— Qu’avez-vous fait de votre lumière ?

— Elle s’est éteinte. »

Le vieillard prend le chandelier des mains de l’avoué, s’approche du foyer, se baisse vers la grille, et cherche à rallumer la chandelle ; les cendres y sont froides, ses efforts sont inutiles ; et après avoir appelé vainement l’écrivain, il dit à l’avoué qu’il descend pour chercher de la lumière.

M. Tulkinghorn, par un motif quelconque, va l’attendre sur le carré ; la lumière brille bientôt sur la muraille, et le vieillard remonte lentement, suivi de son chat aux yeux verts.

« A-t-il en général le sommeil aussi dur ? demande le procureur.

— Je ne sais pas, dit Krook en hochant la tête et en relevant les sourcils ; je ne connais rien de ses habitudes, si ce n’est qu’on le voit rarement et qu’il ne parle jamais. »

À la lueur de sa chandelle, les grands yeux des volets s’assombrissent et paraissent se fermer ; ceux de l’homme qui est couché sur le lit restent toujours ouverts.

« Miséricorde ! s’écrie l’avoué, il est mort ! »

Krook lâche subitement la main de l’expéditionnaire, qu’il avait prise.

« Vite un médecin ! appelez miss Flite ; elle demeure au troisième ; voilà le poison ! appelez miss Flite, monsieur, » dit Krook en étendant ses mains décharnées au-dessus du cadavre comme un vautour qui déploie ses ailes.

M. Tulkinghorn se précipite vers l’étage supérieur, et s’écrie :

« Miss Flite ! miss Flite ! dépêchez-vous de descendre, dépêchez-vous, miss Flite ! »

Krook le suit du regard, et, pendant que l’avoué appelle la vieille fille, trouve le moyen de se glisser vers le portemanteau et de revenir auprès du lit.

« Courez, Flite, courez chez le docteur le plus proche, » dit-il en s’adressant à une petite femme qui disparaît en un clin d’œil et revient bientôt accompagnée d’un médecin qu’elle a trouvé à table, et qui joint à un accent écossais fortement prononcé une grosse lèvre supérieure couverte de tabac.

— Parbleu, dit-il après un court examen, il est mort, et bien mort. »

M. Tulkinghorn, qui se tient debout à côté du vieux portemanteau, demande s’il y a longtemps qu’il a rendu le dernier soupir.

« Probablement trois heures, lui répond l’homme de l’art.

— À peu près, dit un jeune homme brun qui est de l’autre côté du lit.

— Appartenez-vous au corps médical ? demande le premier docteur.

— Oui, monsieur, dit le jeune homme.

— Dans ce cas-là je puis partir, car ma présence ici est complétement inutile. » Et terminant sa visite il va finir son dîner.

Le jeune homme brun passe et repasse la chandelle sur le visage de l’expéditionnaire, qui justifie complétement le nom qu’il s’était donné, car maintenant il n’est rien.

« Je le connaissais beaucoup de vue, dit le jeune médecin ; depuis dix-huit mois je lui ai vendu souvent de l’opium. Y a-t-il ici quelqu’un de sa famille ?

— J’étais son propriétaire, répond le vieillard en faisant une grimace ; et il m’a dit une fois que j’étais le plus proche parent qui lui restât au monde.

— Il est mort par l’opium, dit le médecin ; la chambre est fortement imprégnée d’une odeur qui l’annonce ; et il y a là de quoi empoisonner dix personnes, ajoute-t-il en montrant une vieille théière qui est à côté du lit.

— Pensez-vous qu’il l’ait fait à dessein ? demande le vieillard.

— D’exagérer la dose ?

— Oui, répond le regrattier, qui savoure ces détails auxquels il apporte un horrible intérêt.

— Je ne sais pas ; il avait l’habitude de prendre énormément d’opium ; personne ne peut dire si cette fois il a outré la dose avec l’intention d’en finir. Il était, je crois, dans la misère ?

— Sa chambre n’annonce pas qu’il fût riche, dit le vieux marchand de guenilles, en promenant autour de lui un regard perçant qu’il paraît emprunter aux yeux verts de son chat. Mais je n’y suis jamais venu depuis qu’il l’habitait, et il n’était pas homme à conter ses affaires.

— Vous devait-il quelque chose ?

— Six semaines de loyer.

— Qu’il ne payera jamais, car il est mort et bien mort. À en juger d’après les apparences, c’est fort heureux pour lui. Toutefois il a dû avoir une belle tête dans sa jeunesse, et je ne serais pas surpris qu’à cette époque il occupât dans le monde une position élevée, poursuit le jeune médecin d’une voix émue en s’asseyant sur le bord du grabat, et en posant la main sur la poitrine du malheureux Nemo. Je me rappelle avoir été frappé de ses manières : elles avaient quelque chose qui dénotait l’homme distingué tombé dans la misère par un malheur quelconque. N’en avez-vous pas été frappé aussi ?

— Autant vaudrait me demander ce qu’ont été les femmes dont j’ai la chevelure dans mes sacs, répond le vieillard ; tout ce que je puis dire, c’est qu’il a été mon locataire un an et demi ; et que, pendant ces dix-huit mois, il vivait… ou ne vivait pas… des copies qu’il faisait ; je n’en sais pas davantage. »

Pendant cet entretien, M. Tulkinghorn resté à l’écart, près du portemanteau, est complétement étranger, en apparence, aux divers genres d’intérêt que manifestent les trois personnes qui entourent le cadavre : intérêt scientifique de la part du jeune homme ; curiosité chez le vieux Krook ; profond respect mêlé de terreur chez la pauvre miss Flite ; mais le visage impassible de l’avoué n’exprime rien, ne reflète rien, pas plus que son habit d’un noir mat qui n’a jamais eu de lustre ; M. Tulkinghorn ne se montre ni attentif ni distrait, il est rentré dans sa coquille ; il serait aussi difficile de soupçonner ce qui se passe en lui que de juger du son d’un instrument par l’étui qui le renferme.

« Je suis entré dans cette chambre un instant avant vous, dit-il au jeune médecin, de la voix calme et froide dont il parle d’affaires ; j’avais l’intention de donner au défunt, que je n’ai jamais vu pendant sa vie, plusieurs copies à expédier. C’est par M. Snagsby, mon papetier, que j’ai entendu parler de lui ; puisque personne ne peut rien dire relativement à cet homme — il pourrait être bon d’envoyer chercher Snagsby, qui paraît l’avoir connu. Ah ! » dit-il en s’adressant à la petite femme qu’il a vue souvent à la cour, et qui s’offre en silence pour courir chez Snagsby ; « volontiers, s’il vous plaît. »

Le jeune docteur termine son examen désormais inutile, et couvre le défunt des lambeaux qu’il trouve sur le grabat ; M. Krook et lui échangent quelques paroles ; M. Tulkinghorn ne dit rien ; mais il reste toujours près du portemanteau.

M. Snagsby arrive en toute hâte ; il a gardé sa houppelande et ses manches de lustrine.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écrie-t-il, est-ce bien possible ? en est-il venu à cette extrémité ?

— Snagsby, pouvez-vous donner au propriétaire de cette maison quelques renseignements sur cet infortuné ? demande M. Tulkinghorn ; il paraît que le défunt lui doit six semaines de loyer ; il faut, en outre, faire enterrer ce malheureux.

— Monsieur, répond Snagsby en toussant derrière sa main avec humilité, je ne sais vraiment pas quel avis je pourrais donner, si ce n’est toutefois d’avertir le bedeau.

— Je ne demande pas d’avis, reprend M. Tulkinghorn, je sais fort bien ce qui est à faire.

— Personne ne le sait mieux que vous, répond M. Snagsby, accompagnant ces paroles de sa toux de déférence.

— Je vous demande si vous pouvez fournir quelques renseignements sur la famille de cet homme, son pays ou ses affaires.

— Mais, monsieur, répond Snagsby, je ne sais pas plus d’où il est venu que je ne sais…

— Où il est allé, insinue le jeune médecin, venant au secours du papetier.

— Quant à sa famille, reprend M. Snagsby, alors même qu’on me dirait : « Snagsby, vingt mille livres sont déposée pour toi à la banque d’Angleterre si tu peux nommer seulement un des parents de cet homme, » il me serait impossible d’en rien faire. Non, monsieur. Il y a environ dix-huit mois, si je me le rappelle bien, à l’époque où il vint loger dans cette maison…

— Dix-huit mois, c’est bien ça, interrompt M. Krook avec un signe d’assentiment.

— Il y a environ dix-huit mois, reprend M. Snagsby, encouragé par cette approbation, l’homme dont nous nous occupons vint chez nous un matin ; nous sortions de déjeuner. Il trouva ma petite femme (c’est Mme Snagsby que je veux dire), il la trouva dans la boutique, lui présenta un spécimen de son écriture, en lui donnant à comprendre qu’il désirerait trouver des copies à faire, étant, pour dire le mot et parler sans détour (phrase favorite de M. Snagsby, qu’il emploie pour excuser sa franchise),… étant pressé par le besoin. Ma petite femme est généralement peu portée en faveur des étrangers, surtout quand ils demandent quelque chose ; mais celui-ci avait un certain je ne sais quoi dans sa personne auquel ma petite femme se laissa prendre. Était-ce parce qu’il avait une grande barbe ou de longs cheveux négligemment arrangés, ou par quelque motif connu seulement des dames, c’est ce que je ne pourrais dire ; toujours est-il qu’elle accepta le spécimen et les adresses que lui présentait l’étranger ; et, comme elle estropie souvent les noms et qu’elle avait cru entendre Nemrod pour Nemo, elle me disait à chaque repas : « Monsieur Snagsby, vous n’avez pas encore donné d’ouvrage à Nemrod ! » ou bien : « Pourquoi ne donneriez-vous pas à Nemrod ces trente-huit folios du procès de Jarndyce en Chancellerie ? » Et c’est ainsi que peu à peu nous l’avons employé. Je ne sais pas autre chose en ce qui le concerne, sinon qu’il écrivait très-vite et ne s’inquiétait pas de travailler toute la nuit. Vous lui donniez, par exemple, quarante-cinq folios le mercredi soir, et vous les aviez le jeudi matin ; ce qu’il vous confirmerait sans aucun doute, s’il lui était possible de le faire, ajoute M. Snagsby en approchant poliment son chapeau du grabat.

— Vous feriez bien, dit M. Tulkinghorn au vieux Krook, de voir s’il n’a pas quelque papier qui puisse vous éclairer ; il y aura une enquête, et vous serez interrogé. Savez-vous lire ?

— Non, répond le vieillard avec une grimace.

— Snagsby, reprend M. Tulkinghorn, examinez pour lui tous les objets qui sont dans cette chambre ; vous lui épargnerez ainsi beaucoup de difficultés ; et, puisque je me trouve là, j’attendrai que vous ayez terminé ; seulement, dépêchez-vous. Si, plus tard, la chose était nécessaire, je pourrais servir de témoin et affirmer que tout s’est passé dans l’ordre. Prenez la chandelle, mon brave ami, dit-il à M. Krook, et M. Snagsby va chercher s’il existe le moindre papier qui puisse vous servir et vous faire rentrer dans vos fonds.

— Voici d’abord un vieux portemanteau, dit Snagsby.

— Tiens, c’est vrai, « répond M. Tulkinghorn qui n’a pas l’air de l’avoir aperçu.

Le marchand de guenilles tient la chandelle ; Snagsby fait la perquisition ; le jeune médecin est appuyé au coin de la cheminée ; miss Flite, retirée près de la porte, jette un regard effrayé dans la chambre, et l’habile avoué de la vieille école se tient toujours à la même place et dans la même attitude.

Le portemanteau ne contient que quelques vêtements sans valeur ; un paquet de reconnaissances du prêteur sur gages, tristes laisser-passer sur la route de la misère ; un chiffon de papier sentant l’opium, où quelques notes ont été prises : « Tant de grains tel jour ; tel autre, une dose beaucoup plus forte, » et ainsi de suite, mémorandum commencé avec l’intention d’être continué régulièrement, mais bientôt abandonné ; enfin quelques fragments de journaux crasseux, tous relatifs à des suicides. On cherche dans le placard, dans le tiroir de la table ; mais pas la moindre lettre, pas un lambeau de papier. Le jeune médecin regarde dans la poche de l’habit du copiste : un canif et quelques sous, voilà tout ce qu’il y trouve. L’avis du papetier est le seul qu’on ait à suivre : il faut appeler le bedeau ; miss Flite va le chercher, et tout le monde quitte la chambre.

« Emmenez votre chat, dit le jeune médecin à M. Krook ; il ne doit pas rester ici. »

Le marchand de guenilles appelle lady Jane, qui descend furtivement l’escalier en faisant ondoyer sa queue flexible et en se léchant les lèvres.

« Bonsoir, » dit M. Tulkinghorn, qui rentre chez lui pour se livrer à ses méditations.

La nouvelle est déjà répandue dans le quartier ; des groupes se forment pour discuter ce fait étrange. L’avant-garde de l’armée d’observation, composée de gamins, envahit les fenêtres de M. Krook. Un policeman est remonté dans la chambre, puis il est redescendu à la porte de la boutique, où il s’établit, ferme comme une tour, laissant tomber de temps en temps sur les gamins qui environnent sa base, un regard dont l’effet immédiat est de provoquer un mouvement de recul précipité. Mistress Perkins et mistress Piper, qui ne se parlent pas depuis trois semaines, et dont la brouille est venue à la suite d’une bataille entre le jeune Perkins et le jeune Piper, saisissent avec empressement cette occasion favorable de renouer leur ancienne amitié. Le garçon du café du coin, amateur privilégié, qui doit à sa position l’avantage d’avoir souvent affaire à des gens ivres et d’être ainsi versé dans l’art des pratiques policières, échange avec le policeman quelques paroles confidentielles. Les croisées sont ouvertes ; on se parle d’une fenêtre à l’autre ; des courriers sont expédiés de Chancery-Lane, pour savoir ce qui se passe dans le quartier ; et c’est au milieu de ces émotions diverses que le bedeau arrive à la maison du défunt.

Le bedeau, bien qu’il soit généralement considéré comme une institution ridicule, n’en jouit pas moins en ce moment d’une certaine considération, ne fût-ce qu’en vertu de son privilége d’être admis seul à visiter le cadavre. Le policeman le tient pour un pékin imbécile, un reste des temps barbares où il existait des watchmen[1]. Cependant il le laisse passer comme une chose qui doit être acceptée jusqu’à ce qu’il ait plu au gouvernement d’en décréter l’abolition.

La nouvelle de l’arrivée du bedeau excite au plus haut point l’intérêt de la foule, intérêt qui augmente encore lorsqu’on apprend que l’homme d’église a pénétré dans la maison mortuaire.

Il en sort quelques instants après, et l’émotion, qui a langui dans l’intervalle, redevient plus vive qu’elle n’a jamais été.

Il court le bruit qu’on ne trouve pas de témoin qui puisse fournir le plus petit renseignement sur la personne du défunt. Le bedeau demande à tout le monde qui pourra lui donner quelques détails à ce sujet, et reçoit de tous côtés cette information, qui le rend de plus en plus stupide, à savoir que le fils de mistress Green, expéditionnaire comme le défunt, est le seul qui l’ait connu. Malheureusement, le fils de mistress Green est, depuis trois mois, à bord d’un vaisseau qui est en route pour la Chine ; mais on pense que, par l’entremise des lords de l’amirauté, il n’en est pas moins accessible au télégraphe électrique. Le bedeau entre dans plusieurs maisons, dont il interroge les habitants à huis clos, et irrite le public par cette exclusion, sa lenteur et sa bêtise. Le policeman échange un sourire avec le garçon de café, l’intérêt public se refroidit et la réaction commence. De jeunes voix criardes accusent le bedeau d’avoir fait bouillir un enfant ; des fragments d’une chanson populaire sont chantés en chœur et affirment qu’on a fait de cet enfant du bouillon pour les dépôts de mendicité. Le policeman juge enfin nécessaire de soutenir l’autorité ; il saisit l’un des virtuoses, qu’il relâche dès que cet acte de vigueur a fait fuir tous les autres, mettant pour condition que le gamin videra les lieux, ce qu’il fait immédiatement. L’émotion s’apaise, l’intérêt s’évanouit, et le policeman, à qui un peu plus ou un peu moins d’opium est tout à fait indifférent, continue sa ronde d’un pas lourd et retentissant, frotte ses mains dans leurs gants blancs, et s’arrête au coin de la rue pour regarder si par hasard il n’apercevra pas un cas de procès-verbal, depuis un enfant perdu jusqu’à un assassinat.

Protégé par la nuit qui le couvre de son ombre, le bedeau parcourt Chancery-Lane, et porte, à ceux qu’elles concernent, des assignations où son nom est le seul mot dont l’orthographe soit correcte. Cette besogne terminée, il revient chez le défunt, où il a donné rendez-vous à certains individus qui montent avec lui dans la chambre mortuaire ; et les yeux caves qui regardent par le trou des volets, peuvent contempler la dernière forme qu’on donne dans son linceul à Nemo, en attendant qu’on la donne à chacun de nous à son tour.

Toute la nuit, le cercueil reste à côté du vieux portemanteau. Et le mort solitaire, après avoir marché dans la vie pendant quarante-cinq ans, est étendu sur ce grabat, sans laisser plus de trace derrière lui qu’un enfant abandonné.

Le lendemain la cour est pleine d’animation ; « une véritable foire, » comme mistress Perkins, réconciliée avec mistress Piper, le fait remarquer à cette excellente femme. Le coroner doit siéger dans la salle du premier étage des Armes d’Apollon, où deux fois par semaine ont lieu des réunions musicales dont l’orchestre est dirigé par un habile artiste, et où l’on entend le jeune Swills, chanteur comique de la plus haute valeur, qui espère (suivant l’affiche apposée à la fenêtre) que ses amis voudront bien encourager de leur présence un talent de premier ordre.

Les Armes d’Apollon font de très-brillantes affaires ; les enfants même ont, sous l’influence de l’animation générale, éprouvé un tel besoin de réparer leurs forces, qu’un pâtissier, qui s’est établi pour la circonstance au coin de la rue, avoue que ses pains d’épice n’ont fait que paraître et disparaître, tandis que le bedeau, qui va et vient de la maison de M. Krook aux Armes d’Apollon, montre à quelques gens discrets la curiosité dont il est dépositaire, et accepte, en échange de cet aimable procédé, la politesse d’un verre d’ale ou de tout autre liquide.

À l’heure convenue arrive le coroner que les jurés attendent et que saluent à son passage les joueurs de quilles des Armes d’Apollon. Le coroner fréquente plus de cafés et de cabarets que qui que ce soit au monde ; l’odeur de la bière, de la sciure de bois, du tabac et des liqueurs, est pour lui inséparable de la mort dans ce qu’elle a de plus imposant. Il est introduit par le bedeau et le maître du café dans la salle des concerts, où il pose son chapeau sur le piano et s’assied dans un fauteuil, à l’extrémité supérieure d’une grande table, composée de plusieurs autres placées bout à bout, et sur lesquelles des ronds gluants forment des entre-lacs déposés par les verres. Il y a autour de cette table autant de jurés qu’il peut en tenir ; les autres se tiennent au milieu des crachoirs et des pipes ; une guirlande de fer, qui sert de poignée à la sonnette, est suspendue précisément au-dessus de la tête du coroner, ce qui pourrait faire croire mal à propos au public ignorant que ce majestueux personnage doit être pendu séance tenante.

Les membres du jury sont appelés et prêtent serment les uns après les autres. Tandis que la cérémonie suit son cours, un petit homme à grosse tête, portant un col rabattu, l’œil humide, et le nez rouge, entre dans la salle où il produit une certaine sensation, et va modestement prendre place auprès de la porte, comme un simple curieux, bien qu’il paraisse connaître à merveille l’endroit où il se trouve. On dit tout bas que c’est le petit Swills, et l’on suppose qu’il vient étudier la voix du coroner, dont l’imitation formera le morceau principal de la réunion harmonique du soir.

« Gentlemen… commence le coroner.

— Silence ! dit le bedeau ; non pas au coroner, bien qu’on puisse croire que c’est à lui que s’adresse cette injonction.

— Gentlemen, répète le magistrat, vous avez été convoqués pour procéder à une enquête sur la mort d’un certain individu. Des dépositions vont avoir lieu devant vous, qui établiront les circonstances dans lesquelles cette mort a été découverte ; et vous aurez à prononcer votre verdict d’après les… Diables de quilles ! Bedeau, faites suspendre la partie ;… d’après les preuves qui vous seront données et seulement d’après ces preuves ; la première chose à faire est d’examiner le corps.

— Faites place ! » crie le bedeau.

Et comme des gens qui vont aux funérailles, ils se dirigent vers le second étage de la maison de M. Krook, d’où s’échappent bientôt quelques-uns des jurés d’une excessive pâleur. Deux gentlemen, dont les boutons et les parements laissent beaucoup à désirer, sont l’objet des soins particuliers du bedeau qui a fait mettre pour eux, dans la grande salle, une petite table à côté de celle du coroner, et qui, dans la chambre du défunt, les place de manière qu’ils puissent voir tout ce qui doit être vu ; car ces deux gentlemen sont les chroniqueurs attitrés de ce genre d’enquête, et notre bedeau, qui n’est pas exempt plus que nous des faiblesses humaines, espère bien lire, imprimé dans le compte rendu de l’affaire, que « Mooney, l’actif et intelligent bedeau du district, a dit et fait, etc., etc. » Il aspire même à voir le nom de Mooney mentionné avec autant de faveur que celui du bourreau l’a été dans quelques articles récents.

Le petit Swills attend dans la salle le retour du jury et du coroner, ainsi que M. Tulkinghorn. L’avoué est accueilli avec distinction par le magistrat, qui le fait asseoir à côté de lui, entre le seau à charbon et un billard harmonique. On procède à l’enquête ; le jury apprend comment est mort celui dont il s’occupe, mais rien de plus sur le compte du défunt.

« Gentlemen, dit le coroner, un juriste éminent, qui se trouve dans l’assemblée, a assisté par hasard à la découverte du fait qui est le sujet de cette enquête ; mais sa déposition serait exactement la même que celles du médecin, du propriétaire, du colocataire du défunt, précédemment entendus, et il est inutile de donner à ce juriste éminent la peine de déposer. Y a-t-il quelqu’un dans l’auditoire qui ait d’autres renseignements à nous communiquer ? »

Mistress Perkins pousse en avant mistress Piper, qui décline ses nom, prénoms et qualité, et prête le serment qu’on lui demande.

« Anastasie Piper, qu’avez-vous à nous dire ? »

Anastasie a toujours beaucoup à dire, particulièrement entre parenthèses et sans ponctuation, mais fort peu de faits à raconter. Elle demeure dans Cook’s-Court (où son mari est menuisier), et depuis longtemps on disait entre voisins (à partir de l’avant-veille du matin où Alexandre-James Piper a été ondoyé à l’âge de dix-huit mois et quatre jours, vu qu’on ne croyait pas qu’il vivrait, gentlemen, tant le pauvre petit souffrait des dents) que le plaignant (mistress Piper appelle ainsi le défunt, et insiste pour lui garder ce nom) avait vendu son âme. Elle pense que l’air du plaignant avait donné lieu à cette croyance. Elle le voyait souvent et lui trouvait un air barbaratif qui ne permettait pas d’en laisser approcher les enfants (et si l’on en doutait elle demande que mistress Perkins, qui est à l’audience, et qui fait honneur à son mari, à sa famille et à elle-même, soit appelée pour le dire). Elle a vu le plaignant bien des fois poursuivi par les enfants qui criaillaient après lui (car on ne peut pas attendre des enfants qu’ils se montrent meilleurs pour ces mécréants que vous ne le seriez vous-mêmes), et il avait le regard si noir qu’elle a rêvé souvent qu’il tirait une pioche de sa poche et fendait la tête à Johnny (car c’est un enfant qui ne connaît pas la peur et qu’elle a plus d’une fois été forcée de le rappeler, le trouvant toujours sur les talons du plaignant). Mais jamais, tout de même, elle n’a vu le plaignant prendre une pioche ou une autre arme de n’importe quelle façon. Elle l’a vu se sauver quand on courait après lui ou qu’on l’appelait, montrant assez qu’il n’aimait pas les enfants et ne l’a jamais vu parler à personne (excepté au garçon qui balaye la traversée de la rue au détour du coin ; mais, quant à lui, c’est vrai qu’il lui parlait souvent).

Le coroner demande si ce garçon est à l’audience.

« Non, monsieur, répond le bedeau.

— Allez le chercher et ramenez-le, » dit le magistrat qui, pendant l’absence de l’actif et intelligent Mooney, fait la conversation avec M. Tulkinghorn.

« Le voici, gentlemen. »

Et en effet le voici enroué, sale et couvert de guenilles.

« Vous connaissez, dit-on… »

Mais attendez, prenez garde ; ce va-nu-pieds doit être soumis à un examen préliminaire. Votre nom ? — Jo ; il n’en connaît pas d’autre et ne sait pas même que chacun a deux noms ; il ne sait pas non plus que Jo est un diminutif et le trouve bien assez long pour lui. Savez-vous l’écrire ? — Non ; il n’a jamais été à l’école. Il n’a ni père, ni mère, ni amis, ni feu, ni lieux ; il sait qu’un balai est un balai, et qu’il est mal de mentir ; ne se rappelle pas qu’est-ce qui le lui a dit, mais enfin il le sait ; « n’ peut pas dire quoi qui l’y s’ra fait quand y s’ra mort, si y dit une menterie aux mossieux qui sont là ; mais y croit qui l’y s’ra fait queuqu’ chose pour le punir, c’ qui s’rait ben fait, et pour lors y n’ dira qu’ la vérité. »

— Il était complétement inutile de l’envoyer chercher, dit le coroner en secouant la tête avec mélancolie.

— Vous ne pensez pas que la cour puisse recevoir son témoignage ? demande l’un des jurés.

— Ça ne fait pas le moindre doute ; vous l’avez entendu ; je ne dis pas que cela ne servirait à rien ; mais on ne peut point admettre ça dans une cour de justice. C’est une affreuse dépravation. Bedeau ! faites-le retirer. »

L’ordre s’exécute immédiatement, à la grande édification de l’assemblée, particulièrement du petit Swills, le grand chanteur comique.

« Y a-t-il d’autres témoins ?

— Non, coroner.

— Très-bien, gentlemen ! Un inconnu, ayant l’habitude de boire de l’opium en grande quantité, depuis dix-huit mois au moins, ce dont on a la preuve, est trouvé mort à la suite d’une dose exagérée de ce poison. Y a-t-il eu suicide ou mort accidentelle ? Vous avez entendu les dépositions des témoins, et vous rendrez votre verdict suivant la conviction qu’elles ont fait naître dans votre esprit. »

Le jury se prononce pour la mort accidentelle ; aucun doute ne subsiste.

« Gentlemen, vous êtes libres, et je vous souhaite le bonjour. »

Pendant que le coroner boutonne son pardessus, il interroge, conjointement avec M. Tulkinghorn, le témoin qui a été repoussé.

Le malheureux ne sait rien ; il raconte seulement que le défunt dont il vient de reconnaître le visage pâle et les cheveux noirs était quelquefois poursuivi par les enfants qui le huaient dans les rues ; qu’un soir d’hiver où il faisait bien froid, lui, pauvre garçon, tremblait au seuil d’une porte, à côté de la traversée qu’il balaye ; que cet homme pâle et brun se retourna, l’aperçut, revint sur ses pas, le questionna et apprenant qu’il était sans ami sur la terre, lui avait dit : « Moi non plus, je n’en ai pas, » et lui avait donné de quoi payer son souper et son coucher de la nuit ; que, depuis lors, il lui parlait souvent ; lui demandait s’il dormait toujours bien ; comment il supportait le froid et la faim, si jamais il avait souhaité de mourir, et d’autres choses pareilles ; que, lorsqu’il était sans argent, il lui disait : « Aujourd’hui, je suis aussi pauvre que toi ; » mais que, quand il en avait, il lui en donnait toujours, et de grand cœur. « Il était si bon pour moi, continue le pauvre Jo en essuyant ses yeux avec sa manche en guenilles ; je voudrais qu’il aurait pu m’entendre, quand je l’ai vu couché là, tout à l’heure et qu’ j’ai dit comm’ ça qu’il était bon pour moi, car c’est vrai qu’il l’était. »

Il rencontre dans l’escalier M. Snagsby, qui s’y est arrêté pour l’attendre, et qui lui met une demi-couronne dans la main. « Surtout n’en parlez pas, si jamais vous me voyez avec ma petite femme, » insinue le papetier, en portant son index au bout de son nez, pour ajouter plus de force à la recommandation.

Les jurés flânent pendant quelque temps à la porte des Armes d’Apollon, et se dispersent peu à peu ; une demi-douzaine restent encore au milieu de la fumée de tabac qui s’échappe de l’intérieur du café. Deux d’entre eux se dirigent enfin vers Hampstead ; les quatre autres arrangent pour le soir une partie de spectacle à moitié prix, avec souper aux huîtres pour couronner la fête. Le petit Swills est fêté par différentes personnes et répond à ceux qui lui demandent son avis sur l’enquête du coroner, que c’est une « vraie blague, » Swills n’est pas, en général, un modèle de style académique. Le patron des Armes d’Apollon, voyant la popularité du petit Swills, fait un pompeux éloge du comique ; et ajoute que, pour le chant à caractère, il ne connaît pas son égal, sans compter que cet habile artiste aurait de quoi remplir une charrette de tous ses déguisements.

Le jour s’en va ; l’ombre voile de plus en plus les Armes d’Apollon qui s’effacent pour briller l’instant d’après sous des flots de gaz. L’heure du concert est arrivée ; le chef d’orchestre est à son poste ; le petit Swills est en face de lui, entouré d’amis nombreux, qui sont venus soutenir de leur concours ce talent de premier ordre.

La soirée s’avance, la salle est comble. « Gentlemen, dit le petit Swills, je vais essayer, avec votre permission, de vous représenter une scène de la vie réelle qui a eu lieu dans cette salle aujourd’hui même. » Applaudissements prolongés. Swills disparaît et rentre bientôt avec le costume du coroner dont il a pris les traits ; il raconte l’enquête et entremêle son récit de refrains joyeux, avec accompagnement de piano : « Vive la bouteille, lari don daine, vive la bouteille, lari don don. »

Le piano est enfin silencieux et les amis du petit Swills sont allés retrouver leur oreiller ; tout est calme autour du corps solitaire qui repose maintenant dans sa dernière demeure et que regardent seuls les orbites mystérieux percés dans les volets.

Si, par une vision prophétique, la mère de cet homme abandonné avait pu le voir ainsi, alors que, petit enfant, elle le pressait contre son cœur, et que le cher ange, essayant de s’attacher à son cou, levait des yeux souriants vers son visage plein d’amour, combien l’horrible vision lui eût semblé menteuse. Oh ! si, à une autre époque, la flamme qui était en lui brûla jamais pour une femme qui l’ait aimé, où est-elle, pendant que ces restes sont encore sur la terre !

La nuit est loin d’être calme chez le papetier de Cook’s-Court. Guster en a chassé le sommeil par vingt crises successives, si M. Snagsby ne s’est pas trompé dans son compte. La pauvre fille a le cœur sensible et quelque chose en elle qui aurait pu devenir de l’imagination, n’étaient le bienfaiteur qui afferma sa jeunesse et la paroisse qui l’a recueillie dès sa naissance. Toujours est-il qu’elle a été si vivement impressionnée en entendant M. Snagsby raconter les détails de l’enquête du coroner, qu’au beau moment du souper elle s’est étalée sur le pavé de la cuisine, précédée d’un fromage de Hollande, et n’est sortie d’un accès que pour retomber dans un autre, profitant des courts intervalles qui lui étaient laissés, pour conjurer sa maîtresse de ne pas la renvoyer dès qu’elle serait rétablie, et pour prier tout le monde de la laisser par terre et d’aller se coucher.

Le coq de la laiterie voisine entonne son chant matinal sans trop savoir pourquoi.

M. Snagsby, pourtant le plus patient de tous les hommes, respire longuement et ne peut s’empêcher de s’écrier : « Enfin ! je croyais que tu étais mort. » Quel problème cette volaille enthousiaste s’imagine-t-elle résoudre en s’égosillant ainsi ? pourquoi embouche-t-elle la trompette à propos de quelque chose qui ne l’intéresse nullement ? Il est vrai que l’homme agit de même en certaines occasions triomphales. Après tout, cela la regarde ; il nous suffit que le jour paraisse, que le matin vienne et que midi arrive.

Mooney, que les journaux qualifient de bedeau actif et intelligent, se présente alors chez M. Krook avec sa compagnie des pauvres et enlève le corps de notre cher frère, qu’il fait porter dans un cimetière pestilentiel, ignoble, resserré entre des rues étroites, d’où les fièvres malignes se répandent sur nos chers frères et nos chères sœurs qui sont encore de ce monde, pendant que d’autres chers frères et chères sœurs qui hantent les escaliers dérobés des ministères et obsèdent les puissants (plût à Dieu que ceux-là ne fussent plus de ce monde !) font les aimables et les complaisants. Et dans ce petit coin de terre, abomination qui révolterait les Turcs et dont la vue ferait tressaillir un Caffre, ils portent le corps du trépassé pour qu’il y reçoive une sépulture chrétienne.

Les maisons les regardent passer le long du chemin, jusqu’à ce qu’ils arrivent à un tunnel qui conduit à la grille du cimetière infâme où se pressent toutes les iniquités de la vie sur le seuil de la mort ; tous les poisons de la mort au centre de la vie ! c’est là qu’ils déposent notre cher frère à un ou deux pieds de profondeur : là, qu’ils le sèment dans la corruption pour y ressusciter un jour dans la pourriture, et témoigner devant les siècles futurs de la barbarie qui se mêlait à la civilisation dans cette île orgueilleuse[2].

Viens, ô nuit ! viens ! tu n’arriveras jamais assez vite pour voiler cet horrible endroit que tu ne couvriras jamais assez longtemps.

Lumières errantes, apparaissez aux fenêtres de ces maisons hideuses ; et vous, qui, au fond de ces bouges, pratiquez l’infamie, retirez-vous au moins de cette effroyable scène. Flamme qui brûles si tristement au-dessus de la grille où l’air empoisonné dépose une bave gluante, appelle ceux qui passent et dis-leur : « Regardez ! »

Avec la nuit s’avance un malheureux qui, la tête baissée, traverse le tunnel et s’approche du cimetière ; il pose les mains sur les barreaux de la grille et regarde pendant quelques instants ; il prend ensuite le vieux balai qu’il apporta, nettoie la marche et le passage de la porte ; puis il regarde encore à travers les barreaux et s’en va tristement.

Est-ce toi, pauvre témoin repoussé ? toi qui ne sais rien, pas même le nom de Dieu ; au milieu de ton ignorance, un rayon de la lumière lointaine est descendue jusqu’à toi et se retrouve dans le motif de cette action touchante, que tu as exprimé en disant : « Il était bon pour moi ! il était bon pour moi ! »



  1. Hommes de guet.
  2. Allusion à la manière infamante dont on enterre à Londres les suicidés, par forme de punition.