Bleak-House/12

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Bleak-House (1re  éd. française : 1857 ; texte original : 1852-1853)
Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (p. 141-155).

CHAPITRE XII.

Au guet.

La pluie a enfin cessé dans le Lincolnshire, et Chesney-Wold a retrouvé le mouvement et la vie. Mistress Rouncewell est dans le coup de feu, car sir Dedlock et milady vont bientôt arriver. Le courrier fashionable vient de l’apprendre et s’empresse de communiquer cette heureuse nouvelle à l’Angleterre, que cette absence a plongée dans la nuit ; il annonce, en même temps, que sir Dedlock et milady recevront l’élite du beau monde dans leur vieux château patrimonial du Lincolnshire.

L’arche du pont de Chesney-Wold a été réparée en cet honneur ; et les eaux, qui ont repris leur cours ordinaire, serpentent gracieusement dans leur lit habituel et forment l’un des traits les plus remarquables du paysage qu’on aperçoit du château. Un beau soleil d’hiver jette sa froide clarté au milieu des branches nues et regarde le vent de bise qui fait tourbillonner les feuilles et la mousse desséchée ; il rase la cime des arbres et, poursuivant l’ombre mobile des nuages qui fuient devant lui, il s’arrête aux fenêtres du grand salon, rehausse les tableaux de touches étincelantes et traversant d’un éclair sinistre le portrait de milady, qui orne la grande cheminée, va se briser sur le marbre du foyer.

Par ce même soleil clair et froid, et par ce même vent de bise, lady Dedlock et le baronnet montent dans leur calèche de voyage pour revenir en Angleterre (la femme de chambre de milady et le domestique favori de sir Dedlock sont tous les deux sur le siége). Au bruit des grelots et des coups de fouet, la voiture attelée de deux chevaux impatients et de deux centaures à grandes bottes, à chapeaux vernis et à queues flottantes, sort de la place Vendôme, passe au galop entre la colonnade bigarrée d’ombre et de soleil de la rue de Rivoli et le jardin du palais fatal qu’ont habité Louis XVI et Marie-Antoinette, franchit la place de la Concorde, les Champs-Élysées, la barrière de l’Étoile : adieu Paris.

Les quatre chevaux qui l’entraînent ne fuiront jamais assez vite ; car, même ici, milady Dedlock s’est ennuyée à périr : soirées, concerts, théâtres, promenades au bois, rien n’offre plus pour elle d’intérêt sous les cieux. Pas plus tard que dimanche dernier, tandis que les pauvres gens s’amusaient dans la ville, jouant avec les enfants au milieu des arbres taillés et des statues des Tuileries ; ou se promenaient, vingt de front, aux Champs-Élysées, rendus plus élyséens par les chevaux de bois et les marionnettes ; pendant, qu’au dehors, entourant Paris d’un cercle joyeux, les autres faisaient l’amour, dansaient, buvaient, fumaient, jouaient aux cartes, au billard, aux dominos, visitaient les cimetières ou écoutaient les charlatans, milady, en proie à un ennui qui la désespère, eut presque un mouvement de haine contre sa femme de chambre dont l’entrain et la vivacité révoltaient sa langueur ; et jamais elle ne quittera Paris assez vite.

Il est vrai que cette fatigue de l’âme, dont milady est accablée, sera partout sur sa route ; mais le seul remède qu’on puisse y apporter, si imparfait qu’il soit, est de fuir sans cesse et de quitter à la hâte le dernier endroit où cette fatigue vous a saisi. Laissons donc Paris derrière nous, échangeons-le pour la route sans fin, croisée par d’autres routes dont l’hiver a dépouillé les arbres ; et ne nous retournons pas avant que l’Arc de triomphe n’apparaisse plus que comme un point brillant au soleil, et la ville comme une simple citadelle, avec deux tours carrées sur lesquelles l’ombre et la lumière descendent obliquement ainsi que les anges dans la vision de Jacob.

Sir Leicester est généralement satisfait de l’existence et ne connaît pas l’ennui ; il peut toujours contempler sa propre grandeur quand il n’a rien de mieux à faire. C’est un immense avantage pour un homme que de posséder un sujet de méditation inépuisable et d’un intérêt aussi puissant. Il vient de terminer la lecture de ses lettres et s’appuie dans le coin de la calèche, où il réfléchit à la place importante qu’un homme comme lui tient dans la société.

«  Vous avez ce matin un courrier plus considérable qu’à l’ordinaire, remarque milady, qui est fatiguée d’avoir lu presque une page en deux heures.

— Et pourtant, pas la moindre nouvelle.

— Cette longue épître est, j’imagine, de M. Tulkinghorn ?

— Rien ne vous échappe, dit sir Leicester avec admiration.

— Ah ! soupire milady, c’est le plus assommant de tous les hommes.

— Il joint à… ; je vous demande mille fois pardon, il joint à sa lettre quelque chose pour vous, dit sir Leicester en cherchant l’épître et en la dépliant ; nous avons changé de chevaux comme j’arrivais à ce post-scriptum, et je n’y ai plus pensé ; je vous supplie de m’excuser. » Sir Leicester est si longtemps à trouver ses lunettes et à les ajuster sur son nez, que milady paraît un peu crispée. « Il dit : « Relativement au droit de passage… » Mille pardons, ce n’est pas cela. Il dit… hum… hum… J’y suis maintenant ; m’y voilà : « Je présente, dit-il, mes respectueux compliments à milady qui, j’espère, se trouve bien de son voyage, et vous prie de me faire la faveur de lui dire (si toutefois cela peut l’intéresser) que j’ai quelques renseignements à lui donner sur la personne qui a copié l’affidavit joint aux pièces du procès en chancellerie, affidavit qui a si puissamment éveillé la curiosité de Sa Seigneurie ; j’ai vu le copiste. »

Milady met la tête à la portière.

« C’est là ce que M. Tulkinghorn me charge de vous transmettre, fait observer le baronnet.

— Je voudrais marcher un peu, répond milady toujours à la portière.

— Marcher ! répète sir Leicester avec surprise.

— Je voudrais marcher un peu, reprend milady en articulant de manière qu’on ne puisse pas s’y méprendre ; faites, je vous prie, arrêter la voiture. »

La voiture s’arrête, le domestique favori quitte le siége et s’empresse d’abaisser le marchepied pour obéir à un geste impatient de milady, qui est si vite descendue et qui marche si rapidement, que sir Leicester, malgré son excessive politesse, n’a pu lui offrir la main pour sortir de voiture, et ne parvient à la rejoindre qu’au bout de quelques minutes. Elle est plus belle que jamais, le regarde en souriant, prend son bras, fait en flânant trois ou quatre cents pas, est affreusement ennuyée de marcher, et reprend sa place dans la voiture.

Le bruit des roues et des chevaux continue pendant la plus grande partie des deux journées suivantes, accompagné de plus ou moins de grelots, de coups de fouet et de mouvements des centaures ; l’excessive politesse du baronnet pour milady, et réciproquement, fait le sujet de l’admiration générale dans tous les hôtels où ils s’arrêtent.

« Quoique milord soit un peu âgé pour milady, et qu’il pût être son père, fait observer l’hôtesse du Singe doré, on n’a besoin que d’un coup d’œil pour voir combien ils s’aiment. »

Milord, découvrant ses cheveux blancs et le chapeau à la main, aide avec tant de respect milady à descendre de voiture ; et milady répond à la politesse de milord en inclinant si gracieusement sa jolie tête et en abandonnant avec un si doux sourire ses doigts effilés à la main qui lui est offerte, que c’est vraiment ravissant.

La mer n’a pas du tout d’égard pour les grands hommes et les traite absolument comme le fretin ; elle est en général fort mauvaise pour sir Leicester, qu’elle parsème de taches vertes comme un fromage de Roquefort, et dont elle ébranle le système aristocratique d’une manière effrayante. Néanmoins sir Dedlock triomphe de cette opposition radicale et recouvre sa dignité dès qu’il met pied à terre ; il part immédiatement pour Londres avec milady, ne s’y arrête qu’une seule nuit, et se dirige vers Chesney-Wold.

Par ce même soleil clair et froid, plus froid encore à mesure que le jour décline, et par ce même vent de bise plus aigu et plus âpre à mesure que l’ombre s’épaissit dans les bois, milady et milord traversent leur parc du Lincolnshire. Les corneilles, regagnant leur retraite au sommet des vieux arbres, semblent se demander quelle est cette voiture qui arrive, et discuter vivement cette question importante. Les unes prétendent que sir Leicester et milady sont de retour ; les autres se joignent aux mécontents, contredisent le fait et soutiennent leur opinion mordicus ; la question paraît enfin jugée, mais l’instant d’après le débat recommence avec une nouvelle aigreur, ranimé par un vieil entêté, qui persiste à émettre un croassement contradictoire. Et laissant les corneilles croasser à leur aise, la calèche roule vers le château, où de grands feux éclairent quelques-unes des fenêtres, sans toutefois que leur nombre soit assez considérable pour animer la sombre masse qui se découpe sur le ciel et pour lui donner l’air d’une maison habitée, ce que fera bientôt l’élite brillante qui peuplera ces lieux.

La fidèle femme de charge se trouve à l’arrivée de la voiture, et reçoit avec une profonde révérence la poignée de main que lui donne sir Leicester.

«  Comment vous portez-vous, mistress Rouncewell ? je suis fort content de vous voir.

— J’ai l’honneur de vous souhaiter la bienvenue, et j’espère que je vous revois en bonne santé, sir Leicester ?

— En parfaite santé, mistress Rouncewell.

— Milady a une mine charmante et l’air de se porter à merveille, » dit la femme de charge avec une autre révérence.

Milady répond brièvement qu’elle est très-fatiguée.

Rosa se tient à distance derrière mistress Rouncewell ; et milady, qui a conservé la rapidité d’observation qui la caractérise, demande aussitôt :

«  Quelle est cette jeune fille ?

— Une jeune personne que j’ai prise avec moi, milady, et qui s’appelle Rosa. »

Milady fait signe à la jeune fille d’approcher et la regarde avec un intérêt évident.

«  Savez-vous, lui dit-elle, que vous êtes très-jolie, mon enfant ?

— Non, milady, répond Rosa toute confuse et d’autant plus charmante.

— Quel âge avez-vous ?

— Dix-neuf ans et quelques jours.

— Dix-neuf ans… répète milady qui devient pensive. Prenez garde qu’ils ne vous gâtent avec toutes leurs flatteries.

— Oui, milady. »

Milady touche de ses doigts délicats et gantés la joue à fossettes de la jeune fille et se dirige vers l’escalier où l’attend sir Leicester pour lui donner la main. Un vieux Dedlock, aussi grand et aussi stupide que nature, est incrusté dans la boiserie et a l’air de ne savoir à quoi penser ; sans doute pour plus de ressemblance avec l’état qui lui était habituel sous le règne d’Élisabeth.

Une fois rentrée dans la chambre de mistress Rouncewell, Rosa ne tarit pas en éloges sur le compte de milady : « Elle est si affable, si élégante, si belle et si gracieuse ; elle a une voix si douce et un toucher si délicat ! » La femme de charge confirme toutes ces louanges, non sans éprouver un certain orgueil personnel ; toutefois elle fait quelque réserve à propos de l’affabilité sur laquelle insiste Rosa ; elle n’est pas bien sûre que milady soit affable. Dieu la préserve de dire un seul mot défavorable sur l’un des membres de cette noble famille, surtout contre milady, que chacun admire ; et cependant, si milady voulait avoir un peu plus d’abandon, être moins réservée, moins froide, mistress Rouncewell pense qu’elle en serait plus parfaite.

« Il est presque dommage, continue la femme de charge, seulement presque, notez bien, car cela frise l’impiété de supposer que quelque chose pourrait être mieux que ce qui est, relativement aux Dedlock, presque dommage que milady n’ait pas d’enfants ; si elle avait eu une fille, qui pourrait être déjà grande, et qui serait pour elle un profond intérêt dans la vie, je crois qu’elle posséderait la seule perfection qui lui manque.

— N’en aurait-elle pas eu au contraire plus d’orgueil encore ? demande Watt, qui revient souvent à Chesney-Wold ; c’est un si bon petit-fils !

— Il ne m’appartient pas, mon cher enfant, reprend avec dignité la femme de charge, de me servir du mot plus, ni même de l’écouter, quand il implique une critique de milady.

— Je vous demande pardon, grand’mère, répond Watt ; mais est-elle fière, oui ou non ?

— Si elle est fière, ce n’est pas sans motif ; les Dedlock ont mille fois raison de l’être.

— Très-bien ; j’espère alors qu’ils suppriment de leur livre d’heures un certain chapitre à l’usage de nous autres, sur l’orgueil et les vanités de ce monde ; pardonnez-moi, grand’mère, c’était pure plaisanterie de ma part.

— Sir Leicester et milady Dedlock, mon cher enfant, ne sont pas un sujet de plaisanterie.

— Assurément, dit Watt, sir Leicester n’a rien de plaisant ; et je lui fais mes humbles excuses. Je suppose, grand’mère, que l’arrivée de la famille, voire celle de tous les hôtes qu’on attend, n’empêchera pas que je reste encore aux Armes de Dedlock un jour ou deux, ainsi que peut le faire tout autre voyageur ?

— Pas le moins du monde, cher enfant.

— Tant mieux, dit Watt, parce que je…. parce que j’ai le plus vif désir de connaître les environs, qui me paraissent magnifiques. »

Il lance un coup d’œil à Rosa, dont les yeux sont baissés et qui est toute confuse ; d’ailleurs, si le proverbe dit vrai, les oreilles de la jeune fille doivent lui tinter, car la femme de chambre de milady parle d’elle en ce moment avec toute la violence dont elle est susceptible. Cette dernière a trente-deux ans ; c’est une Française, née dans le midi, entre Avignon et Marseille ; brune, avec de grands yeux noirs et de beaux cheveux ; elle serait vraiment belle sans une bouche féline qui dépare son visage, et un resserrement général de la face qui rend la mâchoire trop aiguë et fait paraître le crâne trop saillant ; elle a quelque chose d’acéré dans toute sa personne, et une certaine manière de regarder du coin de l’œil, sans avoir besoin de tourner la tête, dont on la dispenserait volontiers, surtout quand elle est de mauvaise humeur et qu’elle a près d’elle un couteau.

Cette expression indéfinissable perce tellement en elle, que, malgré sa toilette élégante et de bon goût, elle ressemble à une louve imparfaitement apprivoisée. D’ailleurs accomplie dans tout ce qui concerne les fonctions qu’elle occupe, elle s’exprime en anglais presque aussi bien que dans sa propre langue, et les paroles ne lui manquent pas pour accabler la pauvre Rosa, coupable d’avoir fixé l’attention de milady.

«  Ah ! ah ! ah ! vraiment ! Elle, qui est depuis cinq ans au service de milady et qu’on a toujours tenue à distance, voir cette nouvelle venue, cette poupée, caressée dès que milady l’aperçoit. « Savez-vous que vous êtes très-jolie, mon enfant ? — Non, milady. » (En cela vous avez bien raison, ma petite.) « Et quel âge avez-vous, mon enfant ?… Prenez garde qu’ils ne vous gâtent avec toutes leurs flatteries ! » Oh ! la bonne chose ! l’excellente chose ! » s’écrie Mlle Hortense, qui a contrefait la voix de milady en y ajoutant maintes grimaces, et il faut qu’elle trouve en effet la chose bien amusante car elle ne peut l’oublier ; à chaque repas, dans la société même de ses compatriotes attachées aux visiteurs de Chesney-Wold, elle jouit en silence de cette bonne plaisanterie ; on s’en aperçoit à sa moue plus allongée, à un resserrement plus prononcé du visage et à un regard plus perfide que réfléchit souvent le miroir de milady, quand milady n’est pas là pour s’y mirer elle-même.

Du reste, toutes les glaces du château sont maintenant occupées. Après n’avoir, pendant longtemps, reflété que le vide, elles réfléchissent aujourd’hui les traits divers de tous les hôtes qui sont venus passer à Chesney-Wold une semaine ou deux de janvier : traits charmants, figures souriantes et visages de soixante-dix ans qui ne consentent pas à vieillir ; élite brillante que le courrier fashionable, un grand chasseur devant Dieu, suit à la piste depuis le lancer à la cour de Saint-James, jusqu’à ce que la mort ait sonné l’hallali.

Tout n’est que vie et mouvement dans le trou du Lincolnshire. Pendant le jour, les cavaliers et les voitures animent les grandes allées du parc, où retentissent le son des voix et le bruit des armes à feu. Valets et serviteurs de tout genre circulent dans le village, où ils encombrent l’auberge des Armes de Dedlock ; et, vue la nuit à une certaine distance, la rangée de fenêtres du grand salon apparaît comme un collier de pierres précieuses montées sur émail noir. Le dimanche, la petite église humide et froide est presque réchauffée par cette foule élégante, et la vague odeur que répandent les restes des vieux Dedlock disparaît sous des parfums d’une exquise délicatesse.

Cette réunion brillante renferme en elle-même une somme considérable d’esprit, d’éducation, de courage, de beauté, d’honneur et de vertu ; et cependant elle a quelque chose de faux en dépit de ses immenses avantages : c’est le dandysme. Nous n’avons plus George IV, aujourd’hui, pour imposer la mode aux fashionables, et c’est dommage. Nous avons perdu les essuie-mains empesés qu’on portait en cravates, les habits à taille courte, les faux mollets et les corsets ; nous n’avons plus d’efféminés qui s’évanouissaient à l’opéra par excès de ravissement, et que d’autres efféminés ramenaient à la vie en leur mettant sous les narines des flacons emmanchés d’un long cou ; plus de ces caricatures, de ces incroyables qui avaient besoin de quatre hommes pour entrer dans leur culotte de peau de daim ; qui allaient voir en partie de plaisir toutes les exécutions, mais dont la conscience était troublée pour avoir « consommé un pois[1]. » Mais le dandysme existe encore parmi les fashionables ; dandysme plus dangereux que les essuie-mains en cravates, ou même que les ceintures qui entravaient la digestion ; car celui-là du moins ne pouvait pas se déguiser, et nul être raisonnable ne s’y laissait prendre. Il y a, dans le cercle brillant réuni à Chesney-Wold, quelques ladies et quelques gentlemen, qui, par exemple, ont établi un dandysme religieux, et qui, d’un commun accord, s’entretiennent, d’une certaine façon et à la dernière mode, du manque de foi chez le vulgaire ; qui ne peuvent trop s’étonner qu’un homme ait perdu la foi qu’il avait dans la valeur d’un schelling, après avoir découvert que ce schelling était de la fausse monnaie ; ladies et gentlemen, qui arrêteraient volontiers l’horloge du temps et effaceraient quelques siècles de l’histoire pour que le vulgaire demeurât pittoresque et fidèle aux vieux usages ; ou bien encore des ladies et des gentlemen, d’un autre genre fort élégant aussi, bien qu’un peu moins nouveau, qui sont convenus de passer un vernis sur toutes les choses de ce monde, qui font abstraction de toutes ses réalités, qui ne se réjouissent et ne se désolent de rien ; qui ont trouvé non pas le mouvement, mais le repos perpétuel, et sont incapables d’être émus par une idée quelconque ; des gens pour qui même les beaux-arts, poudrés et marchant à reculons comme le lord chambellan, doivent revêtir le costume des générations éteintes et surtout rester calmes et immobiles, sans recevoir aucune impression de ce siècle remuant.

Il y a aussi milord Boodle, qui connaît les affaires, qui jouit dans son parti d’une immense réputation, et qui, en causant avec sir Leicester, lui dit gravement qu’il ne sait vraiment pas où ce siècle veut en venir. Un débat n’est plus ce qu’était jadis un débat ; la chambre n’est plus ce qu’elle a toujours été ; un cabinet même ne se forme plus aujourd’hui comme on le formait autrefois. Supposez que le ministère actuel vienne à être renversé, la couronne ne pourrait choisir, pour la formation du nouveau cabinet, qu’entre lord Coodle et sir Thomas Doodle ; et, comme il est probable que le duc de Foodle refuserait d’entrer dans une combinaison où l’on admettrait Goodle, par suite de la rupture qui a eu lieu après l’affaire Hoodle, il faudrait donner le ministère de l’intérieur à Joodle, qui prendrait en même temps la direction de la chambre des communes ; les finances à Koodle, les colonies à Loodle, les affaires étrangères à Moodle ; et que feriez-vous de Noodle ? vous ne pourriez pas lui offrir la présidence du conseil, qui est réservée à Poodle ; ni lui donner les eaux et forêts, qui sont à peine dignes de Quoodle. Il en résulte que le pays marche à sa ruine, et qu’il est perdu parce qu’il n’a pas où placer Noodle, ce qui est parfaitement démontré au patriotisme de sir Leicester.

Toutefois, l’honorable William Buffy conteste, à l’autre bout de la table, non pas la ruine complète du pays, qui ne fait pas le moindre doute ; mais la cause de cet affreux désastre, qu’on ne saurait attribuer à Noodle, mais bien à Cuffy. Si vous aviez agi avec Cuffy, ainsi que vous deviez le faire quand il est entré au parlement, vous l’auriez empêché de passer à Duffy ; et, de plus, l’ayant rallié à Fuffy, vous auriez entraîné Guffy, qui non-seulement vous eût donné tout le poids de son éloquence ; mais vous eût permis de jeter dans les élections l’immense fortune de Huffy, qui vous aurait fait enlever la nomination de Juffy, de Kuffy et de Luffy, et fait acquérir Muffy, dont la science pratique et l’habitude des affaires auraient donné une force immense à votre administration ; tout cela, au lieu de dépendre, comme aujourd’hui, du simple caprice de Puffy.

Quant à ce dernier point, les opinions sont différentes, ainsi qu’à propos d’autres sujets d’une minime importance ; mais il est parfaitement clair, pour tous ceux qui composent le cercle brillant et distingué qui entoure le baronnet, qu’il n’y a dans le pays d’autre intérêt en question que celui de Boodle et de sa suite, de Buffy et des siens. Il existe assurément une légion de surnuméraires à qui on peut s’adresser à l’occasion et sur lesquels on peut compter pour les interruptions et les applaudissements, comme au théâtre ; mais Boodle et Buffy, leurs héritiers, leurs administrateurs et leurs agents, sont les acteurs nés, les directeurs et les meneurs qui seuls doivent paraître sur la scène, interdite à jamais à tout ce qui n’est pas de leur famille.

Peut-être y a-t-il dans tout ceci plus de dandysme que l’élite fashionable rassemblée à Chesney-Wold n’aura un jour lieu de s’en féliciter ; car il en est des cercles les plus brillants et les plus distingués comme de celui que le nécromancien trace autour de lui : des êtres bizarres, dont on aperçoit de l’intérieur l’activité menaçante, se meuvent au dehors avec cette différence qu’appartenant au monde réel et n’étant pas de vains fantômes, leur invasion dans le cercle offrira plus de danger.

Il y a tant de maîtres à Chesney-Wold, qu’un ressentiment profond s’amasse au cœur des femmes de chambre, mécontentes de l’endroit où on les a reléguées, et dont on ne peut calmer l’irritation croissante ; car il n’y a, dans tout le château, qu’une seule chambre qui soit libre, une petite pièce de troisième ordre située dans une tourelle, et dont l’ameublement simple, mais confortable et passé de mode, lui donne un certain air de gravité qui sent l’étude et le cabinet d’affaires ; c’est la chambre de M. Tulkinghorn. Jamais on ne la donne à personne, vu que, d’un moment à l’autre, l’homme de loi peut venir sans qu’on l’attende. En effet il a pour habitude de traverser le parc en se promenant, d’entrer chez lui comme s’il n’avait pas quitté Chesney-Wold, de faire avertir le baronnet de son arrivée, pour le cas où on aurait besoin de lui, et d’apparaître dix minutes avant le dîner, près de la porte de la bibliothèque. Il rentre le soir dans sa tourelle, et s’endort ayant au-dessus de lui un drapeau que le vent fait gémir ; et, devant sa fenêtre, un balcon en terrasse où le matin, quand il fait beau, son noir personnage, qui se promène avant le déjeuner, fait l’effet d’une corneille de grande espèce.

Tous les jours, au moment du dîner, milady le cherche du regard dans l’ombre de la bibliothèque, et ne l’y aperçoit pas ; tous les jours, elle jette un coup d’œil au bas bout de la table, où son couvert l’attendrait s’il était au château, mais où sa place n’est pas vacante ; tous les soirs, elle demande négligemment à sa femme de chambre si M. Tulkinghorn est arrivé, et chaque fois il lui est répondu : « Non, milady, pas encore. »

Un soir, tandis que ses cheveux déployés lui couvrent les épaules, milady, après avoir entendu cette réponse, demeure absorbée dans ses pensées, jusqu’au moment où elle aperçoit dans la glace qui est devant elle deux yeux noirs qui l’observent avec curiosité.

«  Ayez la bonté de continuer votre service, dit milady en s’adressant à l’image de Mlle Hortense, vous contemplerez votre beauté une autre fois.

— C’est la beauté de milady et non la mienne que j’admire.

— Quant à celle-là, répond milady, vous n’avez pas besoin de la contempler du tout. »

Enfin, un jour, un peu avant le coucher du soleil, au moment où les groupes qui, pendant une heure ou deux, ont animé le promenoir du revenant, viennent de laisser milady et sir Leicester en tête-à-tête sur la terrasse, M. Tulkinghorn apparaît ; il se dirige vers le baronnet, de ce pas méthodique qui lui est ordinaire, et que rien ne précipite ou ralentit. Il a toujours son masque impassible, si toutefois c’est un masque, et porte des secrets de famille dans chaque trait de son visage et dans chaque pli de ses vêtements. Du reste, qu’il soit dévoué corps et âme aux grands de ce monde, ou qu’il ne leur accorde rien de plus que les services qu’il leur vend, c’est un secret qu’il se garde à lui-même, comme il garde tous ceux qu’on lui confie, et ne se trahira pas.

«  Comment vous portez-vous, monsieur Tulkinghorn ? » dit sir Leicester en lui tendant la main.

M. Tulkinghorn va très-bien, sir Leicester et milady vont à merveille ; c’est on ne peut plus satisfaisant. L’avoué, les mains derrière le dos, marche à côté du baronnet ; milady se promène à l’autre bout de la terrasse.

« Nous vous attendions plus tôt que cela, monsieur Tulkinghorn, » reprend sir Leicester. Gracieuse observation qui équivaut à ceci : « Monsieur Tulkinghorn, nous nous souvenons de votre existence alors même que vous n’êtes pas sous nos yeux ; vous occupez, comme vous voyez, un fragment de notre pensée. »

L’avoué le comprend, incline la tête, et répond qu’il est fort touché de cette remarque.

«  Je serais venu plus tôt, ajoute-t-il, si je n’avais pas eu à traiter diverses matières relativement au procès qui existe entre vous et M. Boythorn.

—Un homme d’un esprit bien indiscipliné, répond sir Dedlock d’un ton sévère ; excessivement dangereux pour la société ; un véritable manant.

— Il est entêté, dit M. Tulkinghorn.

— C’est un défaut naturel à tous les gens de son espèce, réplique sir Leicester, dont la physionomie annonce un extrême entêtement.

— Toute la question est de savoir, poursuit l’avoué, si vous voulez céder quelque chose ?

— Rien du tout, répond sir Leicester ; moi, céder !

— Je n’entends pas dire quelque chose d’important ; je sais que vous ne pourriez y consentir ; je parle de quelque point minime.

— Monsieur Tulkinghorn, répond sir Leicester, il ne saurait y avoir de point minime entre moi et M. Boythorn ; je vais plus loin et j’ajoute que je ne peux pas comprendre comment un de mes droits quelconques pourrait être quelque chose de minime ; et c’est moins par rapport à moi comme individu que je parle ainsi, que relativement à la position de la famille que je suis chargé de maintenir. »

M. Tulkinghorn incline la tête : « J’ai maintenant mes instructions, dit-il, et je m’y conformerai. M. Boythorn nous causera beaucoup d’embarras…

— C’est le propre d’un tel esprit d’être une cause d’embarras ; un égalitaire, un individu de basse extraction, qu’on aurait jugé, il y a cinquante ans, à Old-Bailey, comme coupable de démagogie, et qu’on aurait puni sévèrement, si toutefois, ajoute le baronnet, on ne l’avait pas pendu, roué ou écartelé. »

Sir Leicester paraît décharger sa noble poitrine d’un pesant fardeau en prononçant cette sentence.

«  Mais la nuit approche, dit-il, et milady s’enrhumerait ; ne voulez-vous pas rentrer, chère belle ? »

Arrivée près de la porte, milady adresse pour la première fois la parole à M. Tulkinghorn.

« Vous m’avez fait dire quelque chose relativement à la personne dont l’écriture avait paru attirer mon attention, dit-elle ; cela vous ressemble bien de vous être souvenu de cette circonstance ; moi, je l’avais complétement oubliée ; ce sont vos quelques lignes qui me l’ont rappelée. Je ne peux pas m’imaginer quelle association d’idées a fait naître en moi cette écriture ; mais certainement elle a réveillé l’une ou l’autre de mes pensées.

— L’une ou l’autre ? répète M. Tulkinghorn.

— Oui, bien que je ne sache plus laquelle, répond milady avec insouciance. Avez-vous réellement pris la peine de découvrir le copiste de ce… Qu’est-ce que c’était ?… un affidavit ?

— Oui, milady.

— Quel nom bizarre ! »

Ils entrent dans une salle à manger sombre, où on déjeune le matin, éclairée dans le jour par deux fenêtres profondes donnant sur la terrasse. On est à l’heure du crépuscule ; la flamme du foyer se reflète sur les boiseries et sur les vitres où, à travers cette lueur pâle et froide, tremble, au souffle du vent, le paysage où glisse en rampant un brouillard grisâtre, seul voyageur qu’on aperçoive au-dessous des nuages amoncelés.

Milady s’étend dans un fauteuil au coin de la cheminée, sir Leicester prend celui qui est au coin opposé ; M. Tulkinghorn s’assied devant le feu, étend le bras et se sert de sa main comme d’un écran ; il tourne la tête du côté de milady, qu’il regarde.

«  Oui, dit-il, je me suis informé de cet homme et je l’ai trouvé ; mais ce qui est étrange, c’est qu’il était…

— Dans une position peu favorable, j’en ai peur, interrompt milady négligemment.

— Il était mort, dit M. Tulkinghorn.

— Ah ! que dites-vous là ? reprend sir Leicester, moins ému du fait en lui-même, que de l’entendre énoncer devant lui.

— On m’indiqua sa demeure, un bouge affreux, où la misère avait laissé d’ignobles traces, continue l’avoué ; et c’est là que je l’ai trouvé ; mais, je le répète, il était mort.

— Excusez-moi, monsieur Tulkinghorn, reprend le baronnet ; je crois que moins on parlera de…

— Je vous en prie, sir Leicester, laissez finir cette histoire. Elle est vraiment faite pour être contée dans l’ombre. Quel horreur ! mort, disiez-vous ? »

M. Tulkinghorn le confirme par un signe de tête et continue :

«  Mort de sa propre main…

— Sur mon honneur, s’écrie sir Leicester, je ne…

— Laissez-moi entendre la fin, dit milady.

— Tout ce que vous voudrez, chère belle ; mais je dois dire…

— Non, vous n’avez rien à dire ; continuez, monsieur Tulkinghorn. »

La galanterie de sir Leicester concède à milady tout ce qu’elle demande ; néanmoins il pense que parler de ces saletés dégoûtantes devant les classes supérieures de la société, c’est vraiment… vraiment…

«  Je disais donc, reprend l’avoué avec un flegme imperturbable, que sa mort peut être le résultat d’un suicide comme celui d’un accident, mais que personne n’a pu rien dire à cet égard. Je dois ajouter néanmoins que c’est bien de sa propre main qu’il est mort, même en supposant qu’il l’ait fait sans préméditation. Le jury du coroner a déclaré qu’il s’était empoisonné par accident ; toujours est-il que c’est lui qui s’est empoisonné.

— Et quel genre d’homme était-ce ? demande lady Dedlock.

— Très-difficile à dire, répond l’avoué en secouant la tête ; il était si pauvre et si sale, avec son teint de bohémien, ses longs cheveux noirs et sa barbe en désordre, que je l’aurais pris pour le plus infime de tous les êtres. Le docteur pense au contraire qu’il avait été bien dans sa jeunesse et qu’il a dû occuper dans le monde une certaine position.

— Comment appelait-on ce misérable ?

— Il portait un pseudonyme et personne n’a pu dire son véritable nom.

— Pas même son domestique ?

— Il n’en avait pas. On l’a trouvé, ou plutôt c’est moi qui l’ai trouvé sans vie…

— Et l’on n’en sait pas davantage ? On n’a aucun soupçon qui puisse… ?

— Aucun. Il y avait dans sa chambre, dit l’avoué d’un air pensif, un vieux portemanteau ; mais ne contenant pas un seul papier, une seule lettre. »

Pendant tout le temps qu’a duré ce dialogue, milady et M. Tulkinghorn, dont les manières habituelles n’ont pas subi la plus légère altération, se sont regardés fixement, comme il était sans doute naturel de le faire en parlant d’un sujet aussi étrange. Sir Leicester a constamment tourné les yeux vers la cheminée ; c’est étonnant comme il ressemble au vieux Dedlock dont on voit le portrait dans l’escalier. Dès que l’histoire est achevée, il proteste de nouveau contre l’inconvenance d’un semblable récit, et ajoute qu’il est évident que milady n’a jamais eu aucune association d’idées qui puisse se rattacher à un pareil misérable (à moins que cet homme n’ait, dans son métier d’écrivain, fait quelque lettre pour un mendiant) ; il espère bien ne plus entendre parler d’un sujet aussi étranger à milady, et surtout aussi éloigné de la position qu’elle occupe.

« Un tas d’horreurs, c’est vrai ; mais cela intéresse toujours un instant, dit celle-ci en fermant son mantelet et en reprenant ses fourrures ; monsieur Tulkinghorn, ayez la bonté de m’ouvrir la porte. »

M. Tulkinghorn défère immédiatement à cet ordre et reste auprès de la porte qu’il tient ouverte ; milady passe à côté de lui, avec son air de fatigue habituel et sa grâce insolente. Ils se revoient à dîner, le jour même, le lendemain, le surlendemain et les jours suivants. Lady Dedlock est toujours cette divinité, accablée de fatigue, entourée d’adorateurs, qui s’ennuie à mourir, alors même qu’elle préside au culte dont elle est l’objet. M. Tulkinghorn est toujours le même dépositaire silencieux de nobles confidences, étrangement déplacé au milieu de cette foule brillante où néanmoins il semble parfaitement à l’aise. Ils s’accordent l’un à l’autre aussi peu d’attention qu’il est possible de le faire entre individus qui habitent sous le même toit ; et si l’avoué guette et soupçonne d’autant plus milady qu’elle affiche plus de réserve ; si, d’un autre côté, milady est d’autant plus sur ses gardes que l’homme de loi paraît moins l’observer, tout ce qu’ils pensent est enseveli, quant à présent, au plus profond de leur âme.



  1. Allusion à Brunel, qui craignit un jour d’avoir mangé un pois. (Note du traducteur.)