Bleak-House/42

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Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 137-144).

CHAPITRE XII.

Chez M. Tulkinghorn.

L’avoué se dérobe aux verdoyantes ondulations des grands chênes pour aller retrouver la chaleur nauséabonde et la poussière de Lincoln’s Inn ; le moyen qu’il emploie pour aller et venir de chez lui au manoir du baronnet, et réciproquement, est l’un des mystères qui l’environnent ; il arrive à Chesney-Wold comme s’il demeurait à la porte voisine, et rentre à son étude comme s’il revenait de l’audience ; il ne change pas même d’habit avant de partir, et ne parle jamais de son voyage. Ce matin, il s’est glissé hors de la chambre qu’il occupait dans la tourelle, comme le soir il se glisse dans Lincoln’s Inn ; et pareil à un moineau de Londres, au plumage enfumé, cet homme flétri et desséché, vieux sans avoir été jeune, tellement habitué à faire son nid dans les replis et les trous de l’humaine nature, qu’il en ignore la grandeur et la bonté, se dirige vers la maison qu’il habite, en pensant à son vieux vin de Porto.

L’allumeur de gaz court de lanterne en lanterne dans le square de M. Tulkinghorn au moment où ce grand prêtre du silence et des nobles mystères entre dans le vieil hôtel qu’il habite, et rencontre, sur la dernière marche de l’escalier, un petit homme souple d’échine et conciliant par nature.

« Est-ce vous, Snagsby ?

— Oui, monsieur Tulkinghorn ; j’espère que vous vous portez bien ? Ne vous trouvant pas, j’allais retourner chez moi.

— Et quel est le motif qui vous amène, Snagsby ?

— C’est quelque chose, monsieur, dont je voudrais vous parler.

— Pouvez-vous me le dire ici ?

— Oui, monsieur.

— Je vous écoute, dit l’avoué en appuyant son bras sur la rampe, tandis qu’il regarde l’éclaireur allumer le gaz de la cour.

— C’est relativement à l’étrangère, reprend M. Snagsby à voix basse et d’un air mystérieux.

— Quelle étrangère ? demande le procureur étonné.

— Cette Française, si je ne me trompe ; je ne connais pas sa langue, mais, à en juger par son extérieur et ses manières, elle m’a paru Française ; d’ailleurs, c’est la femme qui était chez vous lorsque M. Bucket et moi nous eûmes l’honneur de nous trouver un soir dans votre cabinet avec le balayeur.

— Oui, oui, c’est Mlle Hortense.

— Précisément (M. Snagsby tousse derrière son chapeau) ; je n’ai pas beaucoup l’habitude de ces noms étrangers, mais je suis bien sûr que c’est… »

M. Snagsby essaye vainement de répéter le nom qui lui échappe et tousse de nouveau pour s’excuser.

« Et qu’avez-vous à me dire au sujet de cette étrangère ? demande M. Tulkinghorn.

— Ah ! monsieur, répond le papetier en approchant son chapeau de sa joue pour protéger sa confidence, c’est bien pénible pour moi ; je suis heureux en ménage, très-heureux ; du moins autant qu’on peut espérer de l’être ; mais ma petite femme est tant soit peu jalouse, elle est même, pour tout dire, excessivement jalouse ; et vous comprenez qu’une étrangère, d’une tournure aussi distinguée, venant souvent à la boutique et papillonnant sans cesse… je voudrais pouvoir éviter une expression trop forte, — mais véritablement, monsieur, elle papillonne sans cesse autour de la maison, et vous savez… si… n’est-ce pas ? d’ailleurs… je vous en fais juge, monsieur. »

Le papetier dit ces paroles d’un ton plaintif et tousse vaguement pour compléter ses réticences.

« Qu’est-ce que tout cela signifie ? demande M. Tulkinghorn.

— Vous allez voir, monsieur, répond l’infortuné Snagsby, et vous comprendrez ce que j’éprouve en songeant à quel point ma petite femme est irritable. Cette étrangère, dont vous avez prononcé le nom tout à l’heure avec un accent tout français, a probablement saisi le mien pendant l’instant où elle me vit chez vous, car elle a une promptitude d’esprit extraordinaire, et s’est présentée à la maison au moment du dîner. Gusher, notre servante, qui est timide et surtout épileptique, a eu peur de cette femme qui a l’air dur et une certaine façon de parler bien faite pour effrayer un esprit faible. Au lieu donc de refuser la porte à l’étrangère, Guster s’est sauvée, en dégringolant toutes les marches de l’escalier de sa cuisine, où elle est tombée dans un accès comme on n’en voit qu’à elle. Ce fut heureux d’une manière, en ce sens que ma petite femme, très-occupée en bas, me laissa tout seul au magasin, où l’étrangère put me parler sans témoin ; elle me dit alors que ne pouvant parvenir jusqu’à M. Tulkinghorn, dont l’employé (je suppose qu’elle désignait ainsi votre clerc) lui disait toujours qu’il n’était pas visible, elle viendrait chez moi jusqu’à ce qu’elle vous eût vu ; et depuis ce temps-là, comme je le disais tout à l’heure, elle papillonne sans cesse, mais sans cesse, dans Cook’s-Court. Jugez, monsieur, des résultats de cette conduite ; il n’est pas étonnant qu’elle ait donné lieu aux méprises les plus pénibles de la part des voisins, sans parler des soupçons qu’elle éveille dans l’esprit de ma petite femme. Et pourtant, Dieu sait, ajoute le papetier en secouant la tête, que je n’avais jamais songé à la moindre étrangère, si ce n’est pour me rappeler qu’on en voyait autrefois avec un enfant et des balais dans les bras ; ou, comme aujourd’hui, avec des boucles d’oreilles et un tambour de basque ; mais pas autrement que ça, monsieur, je vous assure.

— Est-ce là tout ce que vous vouliez me dire, Snagsby ? demande M. Tulkinghorn, qui a écouté gravement cette complainte.

— Oui, monsieur, répond le papetier, dont la toux complémentaire signifie évidemment : et c’est bien trop pour moi.

— Je ne sais pas ce que peut me vouloir cette demoiselle, à moins qu’elle ne soit folle, dit le procureur.

— Et quand même elle le serait, répond Snagsby, il n’y aurait pas de quoi se consoler d’avoir une étrangère plantée comme un poignard au cœur d’une famille.

— Certainement non, dit l’avoué ; mais rassurez-vous, on arrêtera tout cela ; je suis désolé de ces ennuis dont j’ai été la cause indirecte ; si elle revient encore, envoyez-la ici. »

Le papetier salue à plusieurs reprises, tousse une dernière excuse et s’éloigne, délivré d’un grand poids. M. Tulkinghorn monte chez lui en se disant à lui-même :

« Les femmes sont créées pour donner de l’embarras et mettre tout à l’envers ; ce n’était pas assez de la maîtresse, voilà maintenant le tour de la servante ; mais du moins avec celle-ci, je n’en aurai pas pour longtemps. »

Il entre dans son cabinet, allume une bougie, tire une petite clef de sa poche et ouvre un tiroir où il prend une autre clef qui ouvre un coffre où se trouve une troisième clef, avec laquelle il se prépare à descendre à la cave, où son vieux vin est enfermé, quand il entend frapper à la porte.

« Qui est là ? dit-il ; ah ! c’est vous, mademoiselle ; précisément on me parlait de vous tout à l’heure. Qu’est-ce que vous désirez ? »

Il pose la bougie sur la cheminée de la salle et donne de petites tapes sur sa joue desséchée avec la clef qu’il tient à la main, tandis qu’il adresse ces paroles à Mlle Hortense :

« J’ai eu bien de la peine à vous trouver, monsieur, répond cette féline créature en fermant la porte et en jetant de côté un regard venimeux sur M. Tulkinghorn.

— Vraiment ! dit l’avoué.

— Je me suis présentée bien des fois, monsieur, et l’on m’a toujours répondu que vous étiez sorti ou occupé ; enfin une chose ou l’autre, bref, vous n’y étiez jamais.

— C’était très-vrai.

— Pas le moins du monde ; de purs mensonges !

— Et maintenant que vous m’avez rencontré, mademoiselle, reprend l’avoué en frappant avec sa clef le marbre de la cheminée, si vous avez quelque chose à me communiquer, dites-le vite, s’il vous plaît.

— Vous vous êtes conduit envers moi comme un cancre, monsieur.

— Hein ? fait l’avoué en se frottant le nez avec sa clef.

— Oui, monsieur, comme un cancre, et c’est moi qui vous le dis ; vous m’avez tiré les vers du nez ; vous m’avez demandé de vous montrer la robe que milady m’avait empruntée un certain soir ; vous m’avez fait venir ici avec ce balayeur ; enfin vous m’avez entortillée, attrapée de toutes les manières. Est-ce vrai tout ce que je dis là ? demande Mlle Hortense avec un mouvement saccadé, comme un ressort qui se détend tout à coup.

— Vipère, » dit en lui-même le procureur, qui la regarde avec défiance et qui lui répond :

« Eh bien ! quoi ! je vous ai payée, coquine.

— Vraiment ! dit l’étrangère d’une voix dédaigneuse ; vous m’avez payée ! Les voilà vos deux souverains ; je ne les ai pas changés ; non, monsieur ; et je n’en veux pas encore. Je les refuse, entendez-vous ? et je les jette. »

Elle lance effectivement sur le parquet les deux souverains, qui rebondissent et vont rouler dans les coins où ils s’arrêtent après avoir tournoyé sur eux-mêmes.

« Ah ! vous m’avez payée ! » reprend Mlle Hortense, dont les grands yeux s’assombrissent de plus en plus. « Mon Dieu, oui ! je le reconnais ; vous m’avez donné de l’or ! »

M. Tulkinghorn se gratte la tête avec sa clef, pendant que Mlle Hortense remplit la salle de son rire sarcastique.

« Il faut que vous soyez bien riche pour jeter ainsi votre argent, ma belle amie, répond l’avoué d’un ton calme.

— Oui, je suis riche ; oui, monsieur, riche de haine ; j’exècre milady ; vous le savez bien, n’est-ce pas ?

— Et comment le saurais-je ?

— Faites donc votre étonné ; vous savez parfaitement que j’étais enragée contre elle quand vous m’avez questionnée.

— Je le savais ? dit M. Tulkinghorn en examinant la clef qu’il tient toujours.

— Sans doute que vous le saviez ; j’y vois clair, peut-être ! Vous ne vous êtes adressé à moi que parce que vous en étiez sûr ; et vous aviez raison. Je la dé-teste, dit Mlle Hortense en croisant les bras et en jetant par-dessus l’épaule ce dernier mot au procureur.

— Est-ce là tout ce que vous avez à me dire, mademoiselle ?

— Je suis toujours sans place ; trouvez-m’en une ; et, si vous ne pouvez pas, employez-moi à la poursuivre, à la traquer, à la déshonorer. Je vous aiderai de tout mon cœur. La déshonorer ! c’est tout ce que vous voulez ; est-ce que je ne le sais pas ?

— Il paraît, mademoiselle, que vous savez beaucoup de choses.

— Pensez-vous que je sois assez bête pour croire que vous m’avez fait venir ici, en présence de ce balayeur, simplement à propos d’une gageure ? répond-elle d’un air à la fois ironique et doucereux, qui se transforme tout à coup en fureur méprisante.

— Fort bien, dit l’avoué toujours impassible, résumons-nous : Vous êtes venue pour me faire une demande que je trouve excessivement modeste ; mais pourtant s’il m’était impossible de vous contenter, que feriez-vous ? Probablement, vous reviendriez à la charge.

— Et encore, et toujours, répond Mlle Hortense en hochant la tête avec colère.

— Et non-seulement vous reviendriez ici, mais vous retourneriez sans doute chez M. Snagsby ?

— Certes, que j’y retournerais ; et encore et toujours, dit-elle convulsivement.

— Très-bien, mademoiselle ; mais, croyez-moi, prenez la bougie et ramassez vos deux pièces d’or qui sont dans le coin, là-bas, derrière le banc du clerc. »

Elle regarde l’avoué par-dessus l’épaule, et croise les bras en riant avec mépris.

« Vous ne voulez pas ?

— Non, je ne veux pas.

— Vous en serez un peu plus pauvre, et moi un peu plus riche ; voilà tout. Regardez bien cette clef, mademoiselle ; c’est la clef de ma cave. Elle est grosse, n’est-ce pas ? mais la clef d’une prison est bien plus grosse encore. Il y a dans cette ville des maisons de correction, dont les portes sont épaisses et dont probablement les clefs sont énormes. J’ai peur qu’il ne soit désagréable pour une femme de votre humeur et de votre activité d’entendre tourner sur elle pour quelques années une clef comme celles-là. Qu’en pensez-vous, mademoiselle ?

— Je pense que vous êtes un misérable !

— Sans doute, répond M. Tulkinghorn en se mouchant ; mais je ne vous demande pas l’opinion que vous avez de moi, je vous demande ce que vous pensez d’une prison.

— Est-ce que ça me regarde ?

— Plus que vous ne croyez, mademoiselle, poursuit l’avoué en mettant son mouchoir dans sa poche et en secouant son jabot : la loi, très-despotique en Angleterre, ne permet pas que les citoyens de ce pays soient troublés chez eux, même par la visite d’une femme dont ils repoussent les importunités ; et, sur la plainte qu’ils déposent à ce sujet, la femme en question est enfermée dans une de ces prisons, et soumise à la discipline la plus sévère. Rien qu’un tour de clef ; tenez, madame, et il en faisait le geste avec celle de sa cave.

— En vérité ! dit Mlle Hortense sur le même ton. C’est bien drôle ; mais enfin qu’est-ce que cela me fait ?

— Revenez encore chez moi, ou retournez chez M. Snagsby, et vous l’apprendrez, ma toute belle, répond M. Tulkinghorn.

— Vous me feriez mettre en prison, vous ?

— Peut-être. »

Un peu plus et l’écume monterait aux lèvres de Mlle Hortense, dont la figure de tigresse contraste singulièrement avec le ton enjoué qu’elle affecte.

« Bref, mademoiselle, continue M. Tulkinghorn, je serais désolé d’être impoli à votre égard ; et pourtant, si jamais vous vous présentiez ici, ou là-bas, sans y être invitée, j’en avertirais la police, dont la galanterie est connue, mais qui a une manière infâme, et tout à elle, d’emmener les gens importuns qu’elle traîne par les rues, attachés sur une planche ; oui, ma belle demoiselle, sur une planche.

— Eh bien ! j’essayerai, dit entre ses dents Mlle Hortense en étendant la main ; et nous verrons si vous oserez me faire prendre.

— Et une fois que vous serez sous les verrous, poursuit l’avoué sans faire attention aux dernières paroles de l’étrangère, vous y resterez longtemps.

— Nous verrons si vous l’oserez, dit-elle encore.

— Ce que vous avez de mieux à faire à présent, c’est de partir, continue l’avoué sans avoir l’air de l’entendre ; et regardez-y à deux fois avant de remettre les pieds ici.

— Et vous à deux cents fois, mon bon monsieur, avant de faire ce que vous dites.

— Votre maîtresse vous a chassée comme étant d’un caractère intraitable, ajoute M. Tulkinghorn en reconduisant Mlle Hortense ; faites-y bien attention, et tenez-vous pour avertie ; pensez à mes paroles et rappelez-vous que je tiens toujours mes promesses. »

Elle le quitte sans répondre, sans même tourner la tête.

M. Tulkinghorn attend qu’elle soit sortie pour descendre à son tour, et remonte l’instant d’après avec une bouteille couverte de toiles d’araignées, dont il savoure le contenu à loisir.