Bleak-House/55

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Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 264-275).

CHAPITRE XXV.

Fuite.

L’inspecteur de police, M. Bucket n’a pas encore frappé le coup suprême dont les détails sont rapportés dans le chapitre précédent ; il se dispose à la journée du lendemain par un sommeil réparateur ; et pendant qu’il dort, une chaise de poste, venant du Lincolnshire, se dirige vers Londres, malgré le vent glacial qui souffle sur la route. Les chemins de fer n’existent pas encore dans cette direction où bientôt pourtant ils lanceront leur fumée et leurs éclairs ; les préparatifs sont commencés, les mesures sont prises, les jalons sont posés, les piles des ponts et des viaducs se regardent tristement comme des couples infortunés dont quelque obstacle retarde encore l’union ; des chariots et des brouettes précipitent leurs torrents de pierres dans les vallées qu’on exhausse ; des pieux s’élèvent à l’endroit où la rumeur publique annonce un tunnel ; tout est bouleversé, fendu, comblé, fouillé, c’est l’image du chaos ; mais la chaise roule par cette nuit glacée, sans se préoccuper du chemin de fer.

Mistress Rouncewell, la digne gouvernante de Chesney-Wold, est dans la voiture, ayant à ses côtés mistress Bagnet avec son parapluie et son manteau. La vieille aurait préféré le siége comme plus exposé à l’air et plus conforme à son mode habituel de voyager ; mais sa compagne est trop attentive à son bien-être pour souffrir pareille chose. Mistress Rouncewell ne peut pas assez témoigner sa gratitude à la femme de Lignum dont elle porte la main rugueuse à ses lèvres, sans s’apercevoir que la peau en est moins douce que le satin.

« Il fallait une bonne mère comme vous, chère âme, lui dit-elle, pour trouver la mère de mon Georges.

— Voyez-vous, madame, répond mistress Bagnet, il a toujours été plus libre avec moi qu’avec les autres. Et quand, un soir, il a dit à mon Woolwich que, de toutes les pensées qui lui resteraient un jour, la plus consolante serait de n’avoir pas mis une ride au front de sa mère, j’ai senti, à n’en pas douter, qu’il vous avait vue le matin, ou qu’il avait eu de vos nouvelles. Je lui avais entendu dire si souvent qu’autrefois il s’était mal conduit envers vous.

— Oh ! jamais, ma chère, jamais, s’écrie mistress Rouncewell en fondant en larmes ; je n’ai pas été une heure sans le bénir ; il a toujours eu tant d’affection pour moi ; il est si bon, mon Georges ! mais il avait l’esprit ardent, aventureux, et s’est engagé comme soldat ; s’il ne nous a pas écrit, c’est parce qu’il attendait qu’il fût monté en grade ; je le sais, madame, je le sais ; puis, voyant qu’il n’arrivait pas à l’épaulette, il s’est cru déshonoré et n’a pas voulu nous faire honte ; car il a toujours eu un cœur de lion, même quand il était tout petit. »

Et les mains de la vieille dame tremblent d’émotion quand elle dit combien son Georges était aimable, gai et spirituel ; que tout le monde à Chesney-Wold l’avait pris en amitié ; qu’il était le favori de sir Leicester ; que les chiens lui faisaient mille caresses ; que tous ceux qui croyaient lui en vouloir lui pardonnèrent dès qu’il avait été parti, « Pauvre Georges ! dire qu’il est maintenant en prison, et que c’est là que je vais le revoir ! » Et la vieille dame se courbe sous le poids de son affliction.

Mistress Bagnet, avec l’instinct des bons cœurs, laisse pleurer sa compagne pendant quelques moments, non pas sans essuyer ses propres yeux du revers de sa main brune ; puis, quand elle voit diminuer les larmes de la pauvre mère, elle recommence à babiller gaiement.

« Pour lors, reprend-elle, je dis à Georges, car il avait été ce soir-là fumer sa pipe dans la rue, ce qui me donna l’occasion de lui parler en allant le chercher pour le thé : « Qu’est-ce qui vous tourmente aujourd’hui ? Je vous ai vu dans bien des passes, à l’étranger comme ici, et jamais vous n’avez eu l’air d’un pareil pénitent. — En effet, mistress Bagnet, et ce n’est pas sans raison. Si je vais un jour en paradis, ce ne sera pas pour avoir été bon fils ; et une femme veuve encore ! » Il continua sur le même ton, et finit par me dire qu’il avait vu chez l’avoué une belle vieille femme qui lui avait rappelé sa mère ; puis il se mit à jaser tant et si bien, qu’il en vint à se trahir en me faisant le portrait de ce qu’elle était jadis ; et comme je lui demandai quel était le nom de cette vieille dame, il me répondit que c’était mistress Rouncewell, femme de charge depuis plus de cinquante ans au château de Chesney-Wold, dans le Lincolnshire ; il m’avait dit souvent qu’il était de ce pays-là ; et quand il fut parti, je dis à mon vieux Lignum : « Je parierais un billet de mille francs que Georges a vu sa mère. »

— Soyez bénie, chère âme, soyez bénie, répond mistress Rouncewell à mistress Bagnet qui lui a déjà raconté vingt fois la même histoire en quatre heures de temps.

— Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, madame, non, non, non ; c’est vous qui êtes bonne de vous montrer si reconnaissante. Mais la première chose à faire, voyez-vous, c’est d’obtenir de Georges qu’il ne néglige aucune ressource pour faire valoir son droit, et reconnaître son innocence. La justice et la vérité ne suffisent pas, il faut encore qu’il ait pour lui la loi et les avocats, ajoute mistress Bagnet, persuadée que la loi et les avocats ont divorcé depuis longtemps et pour toujours avec la justice et la vérité.

— Il aura tout ce qu’il faut, ma bonne amie, soyez tranquille, je dépenserai jusqu’à mon dernier sou pour le lui procurer. Sir Leicester fera tout au monde pour le tirer d’embarras, milady, toute la famille… je parlerai s’il le faut ; d’ailleurs, je le demanderai pour moi, sa mère, qui ne l’ai pas vu depuis si longtemps, et qui le retrouve en prison. »

L’anxiété de la vieille femme de charge, le trouble extrême de ses manières font une vive impression sur miatress Bagnet qui les attribue à la douleur que la pauvre dame éprouve de la position de son fils ; et qui néanmoins s’étonne de l’entendre murmurer le nom de milady plusieurs fois en se tordant les mains.

L’aurore succède à la nuit et le brouillard à la bise ; la chaise de poste qui roule toujours, pareille à un fantôme que le matin, au lieu de faire évanouir, rend à la réalité, entre dans Londres et s’arrête ; nos voyageuses descendent : la vieille dame, plus agitée que jamais ; l’épouse du vieux soldat, calme et reposée, comme elle le serait d’ailleurs, si au lieu d’être à Londres, elle abordait, sans plus de bagages, au cap de Bonne-Espérance, à Hong-Kong ou à l’île de l’Ascension. Mais au moment de se mettre en marche pour se rendre à la prison où Georges est enfermé, miss Rouncewell a repris, avec sa robe couleur de lavande, une partie de la dignité qui ne l’abandonne jamais. Vous diriez un beau vase de porcelaine antique, grave, simple, majestueux, si ce n’est que, sous cette froide matière, il y a un cœur qui bat bien fort et qui soulève son fichu avec plus de violence qu’il n’a fait encore depuis le départ de son enfant prodigue.

Elles trouvent la porte de la cellule ouverte : le geôlier va sortir, et mistress Bagnet lui fait signe de ne pas les annoncer. Georges est occupé, il écrit ; la porte se ferme sans qu’il se retourne, il se croit seul et paraît absorbé dans une rêverie profonde ; sa mère le regarde sans faire un geste, sans dire un mot ; ses mains jointes révèlent seules l’émotion qu’elle éprouve ; mais que d’éloquence dans ces vieilles mains tremblantes, qui expriment tant de bonheur, de reconnaissance, de chagrin et d’espoir, tant d’amour pour ce fils préféré dont elle était fière, que les larmes ruissellent sur les joues de mistress Bagnet !

« Georges, mon enfant ! regarde-moi. »

Georges tressaille, se jette au cou de sa mère et s’agenouille devant elle ; est-ce le repentir de ses dernières fautes, ou bien se souvient-il d’autrefois ? mais ses mains se rapprochent comme celles d’un petit enfant qui prie, et les élevant vers sa mère, il incline la tête en pleurant.

« Mon Georges, mon Benjamin, toujours, toujours ! Où as-tu donc été depuis tant de mortelles années ? C’est un homme à présent, un bel homme. Comme il est fort ! C’est bien comme cela que je savais qu’il devait être si Dieu me l’avait laissé ! »

Mistress Bagnet se retourne contre le mur et s’essuie les yeux avec le manteau gris.

« Pardonnez-moi, ma mère, car j’en ai bien besoin, » dit Georges aussitôt qu’il peut parler.

Besoin de pardon ! mais elle ne lui en a jamais voulu, son testament en fait foi ; il y a bien des années qu’elle y a fait écrire que son Georges était toujours son fils bien-aimé. Et si elle fût morte sans le revoir, elle l’aurait béni à son dernier soupir en l’appelant son Georges bien-aimé.

« Mère, j’ai été un bien mauvais fils, et j’ai ma récompense ; j’y ai souvent pensé, surtout depuis quelque temps. Lorsque je vous ai quittée, je ne réfléchissais à rien, mère ; je suis parti comme un sans cœur, et me suis enrôlé comme un fou, en laissant croire que je ne me souciais de personne. »

Le sergent avait essuyé ses yeux et remis son mouchoir dans sa poche ; mais sa voix attendrie et sa parole entrecoupée de sanglots étouffés contrastaient singulièrement avec ses manières habituelles.

« Vous vous rappelez, ma mère, continua-t-il, je vous ai écrit pour vous apprendre que je m’étais engagé sous un autre nom, et que je partais pour les colonies ; arrivé là-bas, je fis le projet de vous récrire au bout d’un an, lorsque je serais dans une meilleure position ; le temps s’écoula, je remis encore, et d’année en année j’arrivai à me demander pourquoi je vous écrirais.

— Je n’y vois aucun mal, cher enfant ; et cependant quand ça n’aurait servi qu’à tranquilliser ta vieille mère qui t’aimait tant.

— Que Dieu me pardonne ! répond M. Georges en toussant fortement pour chasser l’émotion qui l’étrangle ; mais je n’avais rien de consolant à vous dire. Vous étiez estimée, respectée ; mon frère, dont par hasard j’avais vu le nom dans les journaux, s’était fait une position plus qu’honorable ; à quoi pouvait servir de vous rappeler un pauvre diable comme moi, un vagabond, qui n’était plus même ce qu’il avait été, qui avait perdu tous les avantages de sa jeunesse, et remplacé le peu de science qu’il avait jamais eu, par tout ce qui le rendait incapable de jamais rien faire de bon ? Je me disais combien vous aviez dû souffrir, combien vous aviez versé de larmes, et prié pour votre fils ; mais le plus difficile était passé, le temps avait adouci votre chagrin ; à quoi bon le renouveler ? j’avais tort, mais je croyais avoir raison ; vous m’aimiez toujours et vous m’auriez racheté ; mais comment revenir et vous regarder en face, moi qui n’avais pas même confiance en ma bonne volonté, qui me sentais paresseux, turbulent, désordonné, propre à rien, une fois que je n’étais plus sous les drapeaux ; non, non, me disais-je, ne leur sois pas à charge, comme on fait son lit, on se couche.

Mistress Rouncewell se redresse avec orgueil et regarde sa compagne d’un air qui signifie : « Ne vous l’avais-je pas bien dit ? » Mistress Bagnet partage les sentiments de la vieille dame, et témoigne de l’intérêt qu’elle prend à la conversation, en frappant l’ancien troupier entre les deux épaules avec son parapluie, espèce de manie affectueuse dont les accès se renouvellent fréquemment, et que suivent toujours d’abondantes larmes essuyées avec le manteau gris.

« Et j’en vins à penser, continue M. Georges, que pour expier mes torts, ce que j’avais de mieux à faire était de me résigner à mon sort et de mourir oublié ; ce que j’aurais fait, ma mère (bien que je sois allé plus d’une fois vous entrevoir à Chesney-Wold au moment où vous y pensiez le moins), ce que j’aurais fait sans la femme de mon vieux camarade, que je n’ai pu tromper, ce dont je la remercie de tout mon cœur. »

C’est alors que se rappelant tout à coup la position où elle le retrouve, mistress Rouncewell le conjure de se laisser diriger par ceux qui s’intéressent à lui, et d’accepter un avocat, pour l’amour de sa mère dont il est la joie et l’orgueil, et dont il briserait le cœur…

« C’est peu de chose que vous me demandez là, dit-il en embrassant la vieille dame sans la laisser achever. Il est bien tard pour commencer à vous obéir ; mais dites-moi ce que vous voulez que je fasse, et je m’empresserai d’exécuter vos ordres. Mistress Bagnet, vous prendrez soin de ma mère, n’est-ce pas ? »

Un violent coup de parapluie est la seule réponse qu’il reçoive.

« Ayez la bonté de la mettre en rapport avec miss Summerson et avec M. Jarndyce qu’elle trouvera de son avis : ils l’aideront de leurs conseils.

— Mais, Georges, dit la vieille dame, nous allons écrire à ton frère, c’est un homme d’un grand sens et qui, m’a-t-on dit, s’entend parfaitement à conduire les affaires.

— Si j’osais vous demander une faveur, répond le sergent.

— Laquelle, mon fils ?

— Ne lui parlez pas de moi. Que dirait-il en me retrouvant ici ? je n’ai pas le courage d’y penser. Non, non, c’est impossible ; gardez-moi le secret, ma mère ; et surtout que mon frère soit le dernier à l’apprendre ; s’il doit jamais savoir que je suis enfin de retour, je demande à le lui dire moi-même, afin de régler ma conduite sur la manière dont il prendra la chose. Quant au reste, bonne mère, je suis prêt à faire tout ce que vous désirez, même à recevoir un avocat. »

Cette victoire obtenue, et la journée s’avançant, mistress Bagnet parle de se séparer.

« Où conduisez-vous ma mère ? demande Georges après avoir serré longtemps la vieille dame sur son cœur.

— À l’hôtel de sir Dedlock, mon enfant, répond mistress Rouncewell, c’est là que je compte rester ; d’ailleurs une affaire pressante m’y appelle.

— Voudriez-vous prendre une voiture, mistress Bagnet, et accompagner ma mère ? Je ne sais pas pourquoi je vous le demande, car je ne doute pas que vous ne l’eussiez fait sans cela, dit M. Georges. Emmenez-la donc, ma vieille amie, et croyez à ma profonde gratitude. Embrassez pour moi Québec et Malte ; mille amitiés à mon filleul ; une poignée de main à ce bon Lignum, et cela pour vous, mon excellente amie ; je regrette que ce ne soit pas dix mille livres en or, » ajoute l’ancien dragon en baisant avec respect le front tanné de mistress Bagnet… Et la porte de sa cellule se referme sur lui l’instant d’après.

Nulle instance, de la part de la bonne femme de charge, ne peut persuader à la vieille de garder la voiture pour se rendre chez elle. Mistress Bagnet saute gaiement du fiacre à la porte de l’hôtel, donne la main à mistress Rouncewell pour l’aider à monter les marches du perron et s’éloigne en toute hâte ; elle se retrouve bientôt dans le sein de sa famille et se met immédiatement à laver des légumes, comme s’il ne s’était rien passé depuis la veille.

Milady est seule dans la chambre où elle reçut la visite de M. Tulkinghorn, et regarde la place où le vieillard l’étudiait à loisir pendant cette dernière entrevue, lorsqu’un léger coup est frappé à sa porte.

« Mistress Rouncewell ! qu’est-ce qui peut l’amener à Londres ?

— Un événement bien triste, une inquiétude affreuse ; milady, puis-je vous demander un instant d’entretien ?

— Asseyez-vous, et reprenez un peu haleine.

— Milady, j’ai retrouvé mon fils, mon Georges, celui que j’avais perdu depuis tant d’années, et il est en prison.

— Pour dettes ?

— Oh ! non, milady, elles seraient déjà payées.

— Alors pourquoi l’a-t-on arrêté ?

— Sous prévention d’un meurtre dont il est innocent, milady ; on l’accuse de la mort de M. Tulkinghorn. »

Pourquoi ce regard suppliant, ces bras tendus vers milady ; et quelle est cette lettre qu’elle tient d’une main tremblante ?

« Milady, chère et bonne lady ! vous aurez pitié de moi, et votre cœur me pardonnera. J’étais dans la famille bien avant votre naissance, et je vous suis toute dévouée ; mais pensez à mon fils !

— Je ne l’accuse pas du tout.

— Non, milady, non ; mais les autres l’accusent ; il est en prison, en danger ; milady, si vous pouvez d’un mot faire reconnaître son innocence, dites-le, je vous en conjure ! »

Quel pouvoir suppose-t-elle donc à la personne qu’elle implore ? quelle illusion se fait-elle ? Milady la regarde avec une surprise mêlée d’effroi.

« Quand cette nuit j’ai quitté Chesney-Wold pour courir près de mon fils, milady, les pas du spectre sur la terrasse étaient plus obstinés et plus lugubres que jamais ; chaque soir depuis longtemps il résonnait dans votre chambre, mais il avait cette nuit un écho plus terrible ; et c’est hier, au moment où il commençait à se faire entendre, que j’ai trouvé cette lettre.

— Quelle lettre ?

— Chut ! milady, chut ! murmure la vieille femme de charge en regardant autour d’elle ; je ne l’ai dit à personne, et je n’en crois pas un mot ; ce n’est pas vrai, j’en suis sûre. Mais la vie de mon fils est en danger, milady, et vous aurez pitié de moi. Si quelque motif secret vous empêche de révéler ce que vous pouvez savoir, en supposant toutefois que vous sachiez quelque chose, pensez à moi, milady, et faites taire vos scrupules ; vous êtes bonne, je le sais, milady ; mais vous n’êtes pas familière, vous marchez seule dans la voie que vous suivez, et vous restez à l’écart de ceux qui vous admirent. Vous pouvez donc, par mépris ou par fierté, ne pas vouloir confier ce que vous savez sur cette affaire ; s’il en est ainsi, je vous en conjure, pensez à mes services, à ma vieillesse, à ma vie tout entière passée dans votre famille, qui a toute mon affection, et vous sauverez mon fils. Je suis tellement loin de vous dans l’humble position que j’occupe, que vous ne savez peut-être pas, milady, combien j’aime mon enfant ; mais l’amour que j’ai pour lui est si puissant, qu’il m’a donné assez de force et de hardiesse pour venir vous supplier de lui faire rendre justice. »

Lady Dedlock se lève sans répondre, et, prenant la lettre que tient toujours la pauvre mère :

« Vous voulez que je la lise ? demande-t-elle.

— S’il vous plaît, milady ; mais quand je ne serai plus là, et rappelez-vous ce que j’attends de votre bonté.

— Je ne vois pas ce que je puis faire pour votre fils ; je ne l’ai jamais accusé de rien.

— Quand vous aurez lu cette lettre, milady, vous le plaindrez davantage d’être accusé faussement. »

La vieille gouvernante laisse sa maîtresse tenant la lettre à la main. Ce que c’est ! comme on change ! Lady Dedlock n’était pas insensible par nature ; il fut une époque où la vue de cette vieille mère implorant son appui avec tant d’ardeur lui eût inspiré une compassion profonde ; mais elle est accoutumée depuis si longtemps à réprimer toute émotion, à mépriser toute chose ; elle a vécu tant d’années à cette école destructive qui enferme le cœur sous une enveloppe de glace, comme ces insectes que l’on trouve au milieu d’un morceau d’ambre, qu’elle a su dissimuler même jusqu’alors la surprise qu’elle éprouve de cette étrange communication.

Elle ouvre la lettre ; c’est le récit imprimé du meurtre de M. Tulkinghorn, de la découverte du cadavre, et de toutes les circonstances qui s’y rattachent ; le nom de Sa Seigneurie est au bas, suivi du mot « Assassin. »

Le papier lui échappe ; elle ne sait même pas depuis combien de temps il est par terre, lorsque Mercure lui annonce le jeune homme appelé Guppy ; probablement on le lui a répété plusieurs fois, car les sons vibrent longtemps à son oreille avant de frapper son esprit.

« Qu’il entre, » dit-elle enfin.

Elle ramasse la lettre et cherche à recueillir ses pensées ; aux yeux du jeune homme qui arrive, c’est toujours la même femme à l’accueil hautain et glacial :

« Votre Seigneurie, dit-il, ne sera peut-être pas disposée tout d’abord à excuser la visite d’une personne qu’elle n’a jamais reçue avec plaisir, et je ne m’en plains pas, car je dois avouer qu’il n’y avait pas de raison pour qu’il en fût autrement ; mais j’espère qu’après avoir entendu le motif qui m’amène, Votre Seigneurie voudra bien m’excuser.

— Et quel est ce motif ?

— Il faut premièrement, dit le jeune homme en s’asseyant sur le bord d’une chaise et en posant son chapeau à ses pieds, il faut que j’explique à Votre Seigneurie que miss Summerson, dont l’image fut autrefois gravée dans mon cœur, d’où l’effacèrent des circonstances indépendantes de ma volonté, vint me trouver depuis la dernière visite que j’ai faite à Votre Seigneurie, et m’exprima le désir de me voir renoncer à poursuivre toute affaire où il serait question d’elle ; en conséquence, les désirs de miss Summerson étant sacrés pour moi, je ne pensais plus avoir l’honneur de me présenter chez Votre Seigneurie.

— Et cependant vous voilà encore.

— Et cependant me voilà encore ! oui, milady ; mais je viens précisément pour expliquer à Votre Seigneurie le motif qui me ramène auprès d’elle.

— Vous ne le ferez jamais trop brièvement.

— Je prie Votre Seigneurie de vouloir bien remarquer, répond M. Guppy d’un ton offensé, que ce n’est pas pour une affaire personnelle que je viens l’importuner ; et sans la promesse que j’ai faite à miss Summerson, promesse qui m’est sacrée, mon ombre n’aurait pas franchi de nouveau les portes de cet hôtel. »

M. Guppy trouve que le moment est favorable pour relever ses cheveux, qu’il fait tenir debout sur son front.

« Votre Seigneurie se rappelle probablement que je me trouvai face à face, la dernière fois que je vins ici, avec l’un des membres les plus éminents de la profession à laquelle j’appartiens, membre dont aujourd’hui nous déplorons la perte. Depuis cette époque, ce célèbre juriste avait eu avec moi des manières si blessantes, que j’en vins à me demander si, par inadvertance, je n’aurais pas fait quelque chose de contraire à ce que m’avait demandé miss Summerson. Il est peu convenable, je le sais, de faire son propre éloge ; néanmoins je peux dire que je ne suis pas assez maladroit pour avoir commis une telle faute. »

Lady Dedlock examine d’un coup d’œil sévère le pauvre jeune homme, qui détourne la tête et regarde n’importe où.

« Il devint si difficile de deviner où M. Tulkinghorn voulait en venir, continue M. Guppy, que je fus littéralement enfoncé. Votre Seigneurie, n’ayant jamais fréquenté que le grand monde, ne connaît peut-être pas cette expression, qui est l’équivalent de battu. Small, un de mes amis, que Sa Seigneurie ne connaît pas davantage, devint également d’un mystérieux et d’une fourberie à souffleter. Cependant avec mes humbles moyens et le secours de Tony Weevle, un autre de mes amis, qui a les goûts fort aristocratiques, et dont la chambre est ornée du portrait de Votre Seigneurie, j’ai acquis la certitude qu’il y avait quelque anguille sous roche ; et c’est pour avertir Votre Seigneurie de se tenir sur ses gardes que je me présente devant elle. Que d’abord Votre Seigneurie me permette de lui demander si elle n’a pas reçu aujourd’hui la visite de personnages peu fashionables ; par exemple, l’ancienne domestique de miss Barbary, ainsi qu’un vieillard perclus des membres inférieurs, et qui se fait porter comme un buste ?

— Non.

— Cependant je puis affirmer à Votre Seigneurie que les personnes dont je lui parle se sont présentées ce matin à l’hôtel et y ont été admises ; je les ai vues frapper à la porte et je suis resté au coin de la rue jusqu’à ce qu’elles fussent entrées.

— Je ne vous comprends pas ; qu’ai-je de commun avec tout cela ?

— Je suis venu, comme je le disais tout à l’heure, pour avertir Votre Seigneurie de se tenir sur ses gardes ; il est possible que mes craintes ne soient nullement fondées ; mais, d’après ce que nous avons pu tirer de Small, je soupçonne fortement les lettres que je devais apporter à Votre Seigneurie de n’avoir pas été détruites, comme je l’avais supposé ; et j’ai lieu de croire que les personnes dont je parlais tout à l’heure sont venues ici dans l’intention de les vendre, et que l’affaire est probablement conclue. »

Le jeune homme se lève et ramasse son chapeau.

« Votre Seigneurie sait mieux que moi si au fond de tout cela elle a quelque chose à redouter ; dans tous les cas, j’ai fait ce que m’a demandé miss Summerson ; j’ai renoncé aux recherches que j’avais entreprises ; et si je me suis trompé en venant donner à Votre Seigneurie un avertissement que rien ne motive, j’espère qu’elle voudra bien l’oublier, et recevoir l’assurance que désormais elle n’a plus à craindre aucune visite de moi. »

Quelques instants après le départ du jeune homme, lady Dedlock tira le cordon de la sonnette.

« Où est sir Leicester ?

— Dans la bibliothèque, répond Mercure.

— A-t-il eu ce matin quelque visite ?

— Plusieurs personnes qui sont venues pour affaire. » La description que Mercure donne de ces visiteurs répond parfaitement à celle qu’en a faite M. Guppy.

« C’est bien, vous pouvez sortir. »

Ainsi, tout est fini ! Son nom est dans toutes les bouches ; son mari connaît sa faute ; sa honte est publique, et ce n’est pas assez de la boue qu’on lui jette, il faut qu’elle soit accusée du meurtre de son ennemi.

Que de fois elle a souhaité qu’il mourût ! et c’est de la tombe qu’il la poursuit encore. Cette accusation terrible, n’est-ce pas une nouvelle torture que cet homme lui fait subir ? Et quand elle songe au mystère dont elle s’est entourée pour se rendre chez lui ; quand elle pense qu’elle était à sa porte au moment où il venait d’être frappé, et qu’on peut attribuer le renvoi de sa favorite à la crainte de voir épier ses actions, elle tressaille comme si la main du bourreau la saisissait déjà.

Elle se traîne, les cheveux épars, et vient cacher sa figure dans les coussins qu’elle entasse pour étouffer ses cris ; elle se relève égarée, elle va et vient comme une folle, se rejette de nouveau la face contre terre, et se berce en gémissant. L’horreur qui s’est emparée d’elle est indicible ; eût-elle vraiment assassiné cet homme, elle ne souffrirait pas davantage.

Car elle le voit maintenant, quand elle se disait à elle-même : « Si cet homme pouvait mourir ! » elle appelait de ses vœux, sans s’en douter, l’heure où, de sa main glacée, il lancerait aux quatre points de l’horizon tout ce qu’il savait contre elle et le sèmerait en tous lieux ; elle le comprend, la mort de son ennemi, dont elle osa se réjouir, était la chute de la clef de voûte qui entraînait la ruine de l’édifice dont les débris devaient l’écraser.

Comment échapper autrement que par le suicide à cet implacable ennemi qui se lève du tombeau pour la poursuivre et l’atteindre ? Accablée de terreur et de honte, cette force qui la soutenait jadis est emportée par l’orage comme une feuille qui tourbillonne au vent ; pourchassée sans pitié, il faut bien qu’elle se sauve.

Elle écrit en toute hâte les lignes suivantes, qu’elle adresse à son mari, et qu’elle laisse sur sa table après les avoir cachetées :

« Si l’on me recherche pour ce meurtre dont on m’accuse, croyez bien que j’en suis complétement innocente ; mais je suis coupable de tout le reste ; il m’avait annoncé qu’il vous dirait ma faute, et m’en avait informée le soir même de sa mort. Je sortis quelques instants après qu’il m’eut quittée, sous prétexte de me promener dans le jardin, où j’allais quelquefois, mais en réalité pour le rejoindre et le prier de ne pas prolonger davantage mes tourments ; vous ne savez pas depuis combien de temps il me torturait de cette menace ; je voulais lui demander seulement d’être assez généreux pour en finir tout de suite.

« Sa maison était sombre et silencieuse. Je sonnai à deux reprises différentes ; personne ne me répondit, et je retournai chez moi.

« Je n’ai plus d’asile maintenant ; je ne vous imposerai pas plus longtemps ma présence : puissiez-vous, dans votre juste colère, oublier une femme indigne du dévouement que vous lui avez prodigué, et qui vous fuit en vous laissant ce dernier adieu ! »

Elle s’habille, se couvre d’un voile, se dépouille de son argent et de ses bijoux, prête l’oreille, descend l’escalier au moment où l’antichambre est déserte, ouvre la grande porte, qu’elle referme, et s’enfuit par un vent âpre et glacé.