Bleak-House/56

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 276-281).

CHAPITRE XXVI.

Poursuite.

Impassible comme il sied au rang qu’il occupe, l’hôtel Dedlock ne laisse rien transpirer des événements qui se passent entre ses murs ; les carrosses vont et viennent ; les laquais frappent aux portes ; on échange les visites officielles du monde ; d’anciennes enchanteresses au cou de squelette, aux joues de pêche de contrebande, beautés fascinatrices que l’on prendrait, à la clarté du jour, pour la fusion d’un spectre et d’une jeune femme, continuent d’éblouir le regard des hommes ; de magnifiques équipages, moelleusement suspendus, sortent des froides remises, ayant sur leurs siéges de duvet, où ils enfoncent, des cochers à perruques blondes, à jambes courtes, et par derrière d’élégants valets, portant la canne d’honneur et coiffés de chapeaux à trois cornes : c’est un spectacle à ravir les anges. Si l’hôtel Dedlock est toujours le même au dehors, rien à l’intérieur n’a troublé non plus son morne silence, quand la belle Volumnia, sujette au mal contagieux qui règne dans cette noble demeure, est saisie d’un tel accès d’ennui, qu’elle se décide à changer de place et se dirige vers la bibliothèque. Le coup léger qu’elle a frappé n’ayant pas reçu de réponse, elle entr’ouvre la porte, lance un regard dans la pièce et, n’y voyant personne, prend possession des lieux.

On prétend, dans l’ancienne ville de Bath, où l’herbe croît dans les rues, que la sémillante miss Dedlock est extrêmement curieuse ; d’où il résulte qu’elle profite de la circonstance pour jeter un coup d’œil à travers son lorgnon sur les papiers et les lettres de sir Leicester ; et que, sautillant comme un oiseau, de l’un à l’autre de ces documents, elle prend un léger aperçu des affaires du baronnet. Tout à coup elle trébuche contre un objet qu’elle rencontre, abaisse son lorgnon et voit son noble cousin gisant à ses pieds comme un chêne abattu.

La surprise donne au cri habituel de Volumnia des proportions considérables, et l’hôtel sort immédiatement de sa stupeur ; les sonnettes s’agitent, les valets montent et descendent l’escalier quatre à quatre ; on court chez les médecins, on appelle milady, on la cherche partout ; mais on ne la trouve nulle part ; on découvre bien sur la table de son boudoir la lettre qu’elle a écrite au baronnet ; mais sir Leicester a probablement reçu d’en haut la dernière missive qui doive lui être remise.

On le porte sur son lit ; on le frictionne, on l’évente ; les uns lui frappent dans les mains pendant que les autres lui mettent de la glace sur la tête ; on essaye de tous les moyens possibles pour le rappeler à la vie ; et le jour s’en va, la nuit est venue avant que ses yeux fixes aient eu conscience de la lumière qu’on fait passer devant lui. À la fin cependant un souffle bruyant s’échappe de ses lèvres, et bientôt il fait comprendre qu’il voit et qu’il entend.

Ce matin encore, c’était un beau gentleman à l’air digne, à la taille imposante ; légèrement empêché par la goutte, mais d’un port majestueux et d’un noble visage ; à présent c’est un vieillard à la face amaigrie, une ombre aux yeux caves. Sa voix était pleine et mélodieuse ; il avait depuis si longtemps la conviction de l’importance et du poids de ses paroles pour le genre humain tout entier, que chacune d’elles avait fini par résonner comme si elles avaient au fond signifié quelque chose ; et maintenant il bredouille tout bas des mots que personne ne peut saisir. À côté de lui est sa fidèle femme de charge ; c’est la première personne qu’il remarque, et il en témoigne un plaisir évident. Il essaye de parler, et ne pouvant se faire comprendre, il fait signe qu’on lui donne un crayon ; mistress Rouncewell a deviné sa pensée et lui apporte une ardoise.

Il réfléchit un instant et trace d’une main tremblante un nom presque illisible : « Chesney-Wold ? »

— Non, sir Leicester ; c’est à Londres que vous êtes, et je remercie Dieu de toute mon âme de m’avoir fait arriver juste au moment où vous aviez besoin de moi. Vous vous trouviez dans la bibliothèque lorsque vous êtes tombé malade ; mais ce ne sera rien, sir Leicester ; demain vous irez mieux ; tous les médecins sont d’accord là-dessus, répond la femme de charge, dont le visage est en pleurs. »

Sir Leicester regarde autour de la chambre avec attention, puis écrit un nom sur l’ardoise.

« Milady n’était pas à l’hôtel quand on vous a trouvé dans la bibliothèque de sir Leicester ; elle n’est pas rentrée et ne sait pas que vous êtes malade. »

Plus on essaye de le calmer, plus son agitation augmente ; il insiste, en le montrant du doigt, sur le mot milady, et comme on paraît ne pas le comprendre, il écrit de nouveau : « Milady, pour l’amour de Dieu, où est-elle ? »

C’est alors qu’on pense à la lettre qui lui est adressée. La femme de charge la déplie et la lui met sous les yeux ; il la parcourt à grand’peine, la lit une seconde fois, la roule dans sa main, où il la conserve, et retombe en gémissant. Une heure se passe avant qu’il reprenne connaissance ; dès qu’il rouvre les yeux, il redemande son ardoise ; mais il ne se souvient pas du mot qu’il veut écrire. Son désespoir et ses efforts sont effrayants à contempler ; on dirait qu’il devient fou entre le désir de ne pas perdre une seconde et l’impuissance qui le paralyse ; il a tracé la lettre B et ne trouve pas ce qui doit suivre ; au comble de la douleur, il parvient à tracer un M. devant l’initiale qu’il désigne. « Bucket ? » suggère mistress Rouncewell ; Dieu soit loué ! c’était le nom qu’il cherchait.

M. Bucket est précisément dans l’antichambre. Qu’il monte et que chacun sorte, à l’exception de la femme de charge. Il est impossible de se tromper ; c’est là ce que veut dire le pauvre malade, et l’officier de police est introduit.

« Du courage ! sir Leicester Dedlock ; je regrette vivement de vous voir dans l’état où vous êtes ; mais j’espère bien que vous allez vous rétablir, et j’y compte pour l’honneur de la famille. »

Le baronnet lui donne la lettre de milady et le regarde attentivement pendant qu’il en fait la lecture. « Je vous comprends, sir Leicester Dedlock. »

Sir Leicester écrit sur l’ardoise : « Pardon complet ; trouvez-la… »

— Oui, sir Leicester, soyez tranquille ; nous la trouverons, mais il n’y a pas une minute à perdre. »

Il suit le regard du baronnet, qui s’arrête sur un petit coffre placé sur la table et saisit immédiatement la pensée du malade.

« Que je l’apporte, sir Leicester ? et que je l’ouvre avec l’une de ces clefs ? n’est-ce pas ?… la plus petite ? ça va sans dire. Que j’y prenne les billets qui s’y trouvent, et que je les compte ? Vingt et trente, cinquante ; et vingt, soixante-dix, et quarante, cent dix ; et cinquante, cent soixante. Que je les prenne ? très-bien ; cela suffira, et je vous en rendrai compte. Que je n’épargne rien et ne regarde pas à la dépense ? Non, assurément. » La rapidité et la certitude des interprétations de M. Bucket paraissent miraculeuses à mistress Rouncewell.

« La mère de Georges, madame ? lui dit-il en se boutonnant pour partir.

— Oui, monsieur, sa malheureuse mère.

— Je l’ai pensé d’après ce qu’il vient de me dire ; ne vous désolez plus ; il est maintenant hors d’affaire ; ne pleurez pas ; vos larmes vous empêcheraient de veiller sur votre noble maître qui a besoin de tous vos soins. Quant à votre fils, je vous le répète, il est sorti de prison, blanc comme neige, et sans qu’on puisse parler de lui autrement qu’à sa louange, vous pouvez m’en croire ; c’est moi qui l’ai arrêté, et je vous assure qu’il s’est bravement conduit ; un homme superbe et vous une fort belle femme ; la digne mère d’un tel fils ; un couple modèle à montrer aux amateurs. Ne craignez rien, sir Leicester ; je ne m’arrêterai pas que je ne l’aie retrouvée ; soyez tranquille, je lui dirai de votre part tout ce qu’il y aura de plus affectueux ; du courage ! sir Leicester, et vous verrez que tout s’arrangera »

Le premier soin de M. Bucket est de se diriger vers l’appartement de Sa Seigneurie, pour y chercher quelque indice de la route qu’elle a pu suivre.

« Un boudoir qui a dû coûter cher ! dit-il en élevant sa bougie pour regarder autour de lui. Elle a dû avoir bien de la peine à se séparer de tout cela. Quelqu’un qui me verrait là pourrait me prendre pour un cadet du grand monde qui s’apprête à aller briller à quelque rout élégant, ajouta-t-il en fouillant dans les meubles et dans les coffrets ; je commence à me persuader que je suis un merveilleux sans le savoir, un officier des gardes peut-être. » Et cherchant toujours il découvre au fond d’un double tiroir une petite boîte dont il retire des gants d’une douceur et d’une souplesse inimaginables, sous lesquels se trouve un mouchoir de poche qui n’a rien d’extraordinaire. « Hum ! dit-il en posant la bougie ; regardons cela d’un peu plus près ; qu’avez-vous de si précieux pour qu’on vous mette à part ? Ne seriez-vous pas un souvenir ? vous avez bien une marque, je suppose ? » et M. Bucket lit tout haut le nom d’Esther Summerson.

« Très-bien, se répond-il après avoir porté son index à l’oreille ; je vous emporte avec moi. » Et remettant chaque chose à sa place. M. Bucket se glisse dans la rue, choisit parmi les voitures de la station la plus rapprochée celle qui a le meilleur attelage, et se fait conduire à la galerie de M. Georges.

Il ne s’est pas trompé sur l’ardeur des chevaux qui l’entraînent et brûlent le pavé, ce qui ne l’empêche pas de jeter un regard pénétrant sur toutes les femmes, sur toutes les fenêtres, sur le ciel noir, sur la terre revêtue de neige, car il peut à la rigueur y découvrir quelque chose qui l’assiste dans son entreprise. Il descend de voiture enveloppé d’un nuage de vapeur qui s’exhale de ses coursiers fumants.

« Débridez-les une minute pour qu’ils soufflent à leur aise ; je reviens dans un instant, dit-il au cocher.

— M. Georges est en train de fumer sa pipe. Bonsoir, Georges, pas une parole inutile à dire, pas une seconde à perdre ; il s’agit de sauver une femme ; n’est-ce pas miss Summerson qui était ici à la mort de Gridley ? où demeure-t-elle ? »

Le sergent en arrive précisément et donne l’adresse de M. Jarndyce.

« Bonsoir, Georges. »

Il repart au galop. M. Jarndyce est la seule personne qui ne soit pas couchée dans la maison ; il suspend sa lecture en entendant sonner violemment à la porte, et va ouvrir.

« Ne craignez rien, monsieur, dit l’officier de police en entrant ; vous m’avez déjà vu ; je suis l’inspecteur Bucket ; veuillez regarder ce mouchoir, il appartient à miss Summerson ; je l’ai trouvé chez lady Dedlock, où il était soigneusement enfermé dans une boîte. Il n’y a pas un moment à perdre, c’est une affaire de vie ou de mort. Vous connaissez lady Dedlock ?

— Oui, monsieur.

— On a fait ce matin chez elle une découverte ; des secrets de famille : sir Leicester a été frappé d’apoplexie, d’où il résulte qu’on a perdu un temps précieux ; lady Dedlock a disparu en laissant une lettre peu rassurante, vous pouvez en juger.

— Qu’est-ce que vous en pensez ? lui demande M. Jarndyce en lui rendant la lettre.

— Je ne sais pas, cela ressemble à un suicide, et chaque minute nous en rapproche peut-être ; je donnerais cent livres par heure qui s’est écoulée depuis son départ ; n’importe, j’ai mission de la ramener, de lui annoncer le pardon complet de sir Leicester ; j’ai plein pouvoir et de l’argent, mais j’ai besoin de miss Summerson.

— Besoin de miss Summerson ! répète M. Jarndyce d’une voix troublée.

— Je parle à un homme de cœur, répond M. Bucket, et sous la pression d’événements qui n’arrivent pas tous les jours. Si jamais le retard fut un danger, c’est maintenant, et vous regretteriez toute votre vie celui que vous apporteriez dans mes recherches. Il y a huit ou dix heures, monsieur, que lady Dedlock a disparu, on me charge de la retrouver. Je suis l’inspecteur Bucket ; elle se croit soupçonnée de meurtre ; si elle me voit à sa poursuite, la terreur s’emparera d’elle, et j’aurai précipité la catastrophe que je veux prévenir ; si au contraire je suis accompagnée d’une jeune personne qu’elle aime, elle ne me redoutera plus ; miss Summerson lui parlera, et nous la ramènerons ; le temps fuit, monsieur ; il va être une heure et vous savez si les heures passent vite : chaque seconde qui s’écoule vaut dix fois celle qui l’a précédée. »

Rien n’est plus incontestable : aussi M. Jarndyce va réveiller sa pupille ; au bout d’un instant il rejoint M. Bucket et lui dit que miss Summerson va descendre et l’accompagnera dans tous les lieux où il trouvera bon de la conduire.

M. Bucket exprime son entière satisfaction et attend sa compagne en se demandant de quel côté il dirigera sa route.

Que ne peut-il, en dépliant le mouchoir qu’il remet soigneusement dans sa poche, être transporté tout à coup à l’endroit où lady Dedlock trouva ce précieux trésor ; dans ces lieux où la flamme bleuâtre des fours à brique jette ses reflets livides sur un terrain désolé, où la paille qui sert de toiture aux cabanes est emportée par le vent, où la terre et l’eau des mares sont profondément gelées, où l’on prendrait pour un instrument de torture la machine que fait tourner dans le jour un vieux cheval décharné ! Une femme traverse, au milieu des ténèbres, cet endroit désolé ; une femme seule, assaillie par le vent et la neige, fuyant le monde qui la rejette, n’ayant plus ici-bas une main qui la soutienne. Oui, c’est bien une femme, à ce qu’il semble, mais vêtue d’habits sordides, et jamais semblables haillons n’ont franchi le seuil de la demeure des Dedlock.