Bleu, blanc, rouge/51

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Déom Frères, éditeurs (p. 245-251).


SOUVENIR D’AUTOMNE



EN suivant d’un œil rêveur la farandole des feuilles dans l’espace, la ballade de Millevoye me monte aux lèvres :

Tombe tombe feuille éphémère
Voile aux yeux ce triste chemin,
Cache au désespoir de ma mère
La place où je serai demain.

Et mon esprit évoque soudain le spectre désolé du poète mourant qui veut revoir « une fois encore : »

« Le bois cher à ses premiers ans. »

Les feuilles s’entrechoquent sous ses pas avec le bruissement sec des os de squelettes, tandis que le vent pleure dans les branches mortes, un requiem plus plaintif encore que celui de Mozart. Pauvres poitrinaires, quel triste sort est le vôtre ! Regarder décliner le nombre de jours comme l’ombre qui descend des coteaux dépouillés, sans pouvoir, comme Josué, fixer, ne fut-ce que pour une année, l’aiguille d’or au cadran du temps. Voir s’user fil par fil la trame du vêtement humain que la nature nous prête pour jouer notre rôle sur la scène du monde. Ensevelir dans le tombeau ses rêves irréalisés d’ambition et de bonheur. Mourir avec ce cri désespéré de Jonathas :

Mes lèvres ont à peine effleuré le rayon de miel…… et je meurs !……

Disparaître à l’horizon, dans la mélancolie des crépuscules, avec dans l’âme, un rayon du soleil d’avril !

Le mal terrible semble plus cruel quand il s’acharne à de petits enfants, innocentes victimes qui souffrent sans comprendre le sens divin de l’humaine douleur. Jamais je n’oublierai la pâle fillette que je vis aux prises avec le monstre qui eut raison de ses résistances et l’emporta, roulée dans un linceul, au séjour des ombres.

Pauvre petite, c’est dans la rayonnante gaîté d’un matin de juin tout poudré d’or qu’elle m’apparut pour la première fois, frêle, blonde et blanche. Son petit corps, pas plus qu’un lis ne projetait d’ombre. Assise sur une grosse roche, elle tapotait dans l’eau avec un bâton qui semblait bien lourd à son faible bras. Plus loin, une femme, jeune encore, vêtue de noir, svelte et élégante, surveillait les jeux de l’enfant avec une tendresse inquiète ; un pli douloureux marquait le coin de ses lèvres et son front portait l’ombre d’un chagrin intense.

Soudain l’enfant s’arrêta, haletante ; elle eut un cri désespéré.

— Maman !

La jeune femme accourut plus pâle encore, et prit la fillette dans ses bras.

— Maman ! j’ai mal là.

Et la petite montrait sa maigre poitrine.

— C’est encore la grosse araignée qui me gratte partout et m’étouffe.

En même temps, une petite toux sèche déchirait sa gorge, des sueurs perlaient sur son front, ses cheveux se plaquaient sur ses tempes, une écume rose frangeait le coin des lèvres. La crise montait, montait toujours, secouant son corps grêle comme un roseau battu par la tourmente, gonflait les veines de son cou et tuméfiait ses yeux. Des sanglots gémissaient dans son râle, qui allait maintenant s’affaiblissant. La mère serrait dans ses bras la pauvre fillette. Oh ! bien fort, comme pour faire entrer en elle le mal dont souffrait son enfant ; elle chantait même tout bas, par un reste d’habitude, ainsi qu’elle le faisait autrefois pour l’endormir, mais que cette berceuse faisait mal à entendre !…

Et le ciel s’irradiait en turquoise ; le fleuve bleu brillait comme une opale dans l’or d’une bague, une brise chaude courait sur l’onde comme pour la chatouiller. Tout chantait l’hymne à la vie triomphale, et, furieuse, moi, je montrai le poing à l’astre orgueilleux :

« Menteur, vantard, tu poses au dieu ! Jadis on te bâtissait des temples où les filles de Syrie venaient danser. Toi, vers qui montait l’adoration antique, tu éclaires la terre, tu fais mûrir les moissons et tu ne peux sauver cette pauvre petite qui se débat contre un ennemi plus fort en sa faiblesse que ta puissance insolente. Mais réchauffe donc les membres bleuis de cette enfant, mais fais donc couler une sève neuve en son cœur. Ou, si tu ne peux opérer ce miracle, cède la place à un plus fort, plus grand, plus puissant que toi. »

Chaque jour, j’accourais sur la grève pour y rencontrer l’enfant malade, qui s’accrochait au bras de sa mère, traînant d’un air ennuyé une petite voiture avec des poupées et des jouets. Elle se faisait plus pâle, plus diaphane, presque irréelle ; seuls les yeux s’agrandissaient toujours et prenaient une fixité gênante, qui semblait pénétrer la pensée. D’autres enfants accouraient jouer avec elle, attirés par les jouets qu’elle leur abandonnait avec indifférence.

La fillette se faisait envelopper dans un grand châle, tout près de sa mère, et entamait avec elle une de ces conversations d’enfant malade, qui semblent venir d’un rêve lointain, tandis que son œil brillant suivait les cabrioles d’un petit garçon qui jouait au cheval, ou l’essor de la balle qui montait aussi haut que les grands arbres. Ah ! que ne pouvait-elle rire, courir, piailler, ainsi que cette bande d’oiseaux ! Ses lèvres se contractaient à les voir se livrer à ces jeux aériens… La mère inquiète se penchait vers elle, lui demandant à chaque instant :

— Souffres tu ma chérie ?

— Non, mais je suis fatiguée, bien fatiguée……

Et, avec des yeux étranges, ces yeux de malades qui semblent voir dans des mondes mystérieux, elle poursuivait tout haut une songerie depuis longtemps élaborée…

— Les petites filles qui meurent reviennent-elles voir leur maman ?

La mère se leva, comme mue par un ressort, des larmes montaient à ses yeux, mais elle eut le courage de les refouler…

— Pourquoi parler comme ça de mourir, est-ce que tu n’es pas bien avec ta maman ? Tu guériras et ce sera un grand bonheur pour moi ce jour-là.

Mais la petite secouait la tête.

— Guérir, non je ne veux pas, pour qu’on m’envoie loin, loin, dans un couvent, comme mon amie Juliette.

Je me souviens bien de l’histoire de cette petite fille que tu me contais. On l’avait enfermée dans une grande maison sombre, pour s’en débarrasser ; ses compagnes la martyrisaient, et quand elle cherchait à se revenger, de méchantes personnes l’enfermaient dans un cachot où il y avait de gros rats. Le soir, elle avait frayeur de dormir dans l’obscurité, il lui semblait voir de grandes ombres danser sur le mur, ou un homme tout noir, caché sous son lit. Elle sanglotait, en appelant Maman !…

La petite rusée, elle avait compris le chagrin fait à sa mère par son imprudente question de tout à l’heure et elle voulait cautériser le mal.

— Non je ne veux pas guérir, je suis bien ainsi, je te vois toujours auprès de moi, tes mains rafraîchissent mon front brûlant, et quand je m’endors je rêve à toi.

Savait-elle, la pauvrette, qu’elle s’en irait bientôt ? Peut-être. Certains fruits d’été, qu’un coup de vent jette par terre, n’ont-ils pas la succulente maturité des fruits d’automne ?

Ainsi, dans cette enfant si frêle palpitait une vie intense : le cœur avait une intuition de femme faite, une perception étonnante des souffrances qu’on ne lui avouait pas, il semblait qu’antérieurement elle eut aimé et souffert : une âme de martyre, exilée dans ce corps de fillette.

L’enfant et sa mère laissèrent la campagne au mois de septembre ; j’appris qu’elles habitaient une grande maison en pierre sur la rue Saint-Hubert, et que la jeune phtisique était la fille unique d’un riche marchand qui voyageait en Europe. Souvent je suivais la rue bordée d’arbres — chère sans doute au grand chasseur devant l’Éternel, son patron, par le ramage d’oiseaux qu’on y entend continuellement — avec l’espérance d’apercevoir ma petite amie, qui me souriait maintenant avec un air de connaissance. Son petit front moite collé sur la vitre nimbée de vapeur, elle semblait plus amincie, blonde, jolie encore comme une miniature angélique……

Hier, je descendais, selon mon habitude, rue Saint-Hubert, une banderole blanche accrochée à la lourde porte de la grande maison de pierre claqua dans l’air. Je m’arrêtai surprise, émue comme si l’haleine d’une vision d’outre-tombe m’eut touché le front.

Mon cœur se serra. Morte ! morte ma petite amie !… D’instinct je levai les yeux comme pour la chercher dans l’espace.

Pareille à ce gracieux chiffon, la petite poitrinaire maintenant planait dans l’éther.

La porte était entr’ouverte, je pénétrai dans la maison. J’eus peine à reconnaître la petite, grandie qu’elle parut, entourée de fleurs, avec l’air d’une mariée. Les lèvres pincées semblaient retenir le rire qui montait en spirale, de son cou délicat à ses lèvres encore roses, tandis que la tête, auréolée d’une vapeur blonde, reposait sur l’oreiller dans l’abandon d’un suprême repos et d’une heureuse quiétude.

Pourquoi ce sourire de béatitude qui distend parfois les traits de pierre des cadavres ? Est-ce que le bonheur de l’âme pourrait encore rayonner sur la chair pétrifiée du corps ? On dit parfois, en se penchant sur un cadavre : Comme il a l’air heureux ! Chaque mort a sa physionomie, avec une expression soit de terreur, de calme, d’ennui, de chagrin, de majesté, de gravité. Cela ne serait-il pas le reflet d’un état d’âme plutôt que le hasard de la contraction des nerfs ? Peut-être, car il n’est pas de hasard dans la nature, mais une force consciente et mystérieuse qui agit même dans le marbre d’un cadavre.

Petite colombe, ton aile en effleurant ma vie y laissa l’empreinte d’une séraphique caresse, mais j’évite maintenant de descendre la rue bordée d’arbres où je ne verrai plus jamais les yeux tristes de la petite malade me sourire, et sa petite main effilée m’envoyer des bonjours !