Bod-Youl ou Tibet/Chapitre 3

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Texte établi par Musée Guimet, Ernest Leroux (12-13p. 103-118).

CHAPITRE III

Éducation.

1. Instruction. — 2. Langue. — 3. Écriture.4. Imprimerie.

1. Instruction générale. — Voici encore un point où nous nous heurtons aux dires les plus contradictoires, et, en réalité, cela n’a rien d’étonnant, car les voyageurs qui nous ont transmis leurs observations et leurs appréciations, ne pouvant évidemment faire subir un examen à tous les habitants du Tibet, ont dû, faute dune statistique dont on n’a pas encore senti le besoin dans ces pays, se contenter de renseignements optimistes ou pessimistes impossibles à contrôler, ou bien des constatations hâtives faites par eux-mêmes, souvent au hasard, dans le champ restreint des localités qu’ils ont explorées.

Parmi les auteurs qui ont traité de la question tibétaine, deux seulement, Samuel Turner et B. H. Hodgson, émettent une opinion favorable sur le niveau et la diffusion générale de l’instruction au Tibet. Turner, — on a pu déjà le remarquer, — est enclin à une grande bienveillance (on pourrait même dire à une crédulité pour le moins naïve), tenant sans doute en grande partie aux conditions tout à fait spéciales dans lesquelles il a exécuté son voyage. Ambassadeur de la toute puissante compagnie des Indes anglaises auprès du Téchou-Lama, ou Pantchen Rinpotché de Tachiloumpo, pendant son séjour, d’ailleurs fort court, en terre tibétaine il n’a eu affaire — en raison de la haute dignité dont il était revêtu — qu’aux personnages les plus importants du pays, sans avoir le temps ni l’occasion de s’entretenir familièrement avec les gens de petite condition. Ses appréciations ne portent donc que sur un petit nombre de personnes, faisant partie de l’élite de la nation et naturellement d’un niveau de culture bien supérieur même à la moyenne. Pour le reste, il ne peut guère que rapporter des on-dit suspects d’exagération, en lesquels nous ne saurions avoir qu’une confiance extrêmement limitée.

Il en est tout autrement avec Hodgson, le savant illustre dont tout le monde connaît les magnifiques travaux et les précieuses découvertes, surtout dans le domaine de la linguistique et la littérature sanscrite, népaulaise et tibétaine, et de l’histoire du bouddhisme du Nord. Son impartialité, sa compétence et la sûreté de ses informations ne peuvent être mises en doute. Or, voici ce que nous dit Hodgson au sujet de la diffusion de l’instruction élémentaire dans le Bhot (Tibet) et le Népaul[1] : « La grande masse de la littérature du Népaul est relative à la religion bouddhique, et les principaux ouvrages ne se rencontrent que dans les temples et les monastères ; mais on peut obtenir beaucoup de livres moins importants des petits marchands et des moines, qui, tous les ans, visitent le Népaul par des motifs religieux et pour leurs affaires.

« Ces livres sont probablement des ouvrages populaires appropriés à la capacité et aux besoins des classes inférieures de la société, et il est réellement singulier qu’une littérature quelconque existe parmi cette sorte de gens dans un pays tel que le Bhot ; cela est d’autant plus remarquable qu’on la retrouve répandue même chez les hommes couverts d’ordure et privés de tous les objets de luxe qui, du moins dans nos idées, précèdent le culte des livres.

« L’imprimerie est probablement ce qui tend le plus à répandre autant les livres ; mais l’usage génénal de l’imprimerie n’est pas moins surprenant que l’effet qu’on lui suppose. Je ne puis réellement expliquer l’un et l’autre de ces faits qu’en présumant que les troupes de prêtres, séculiers et réguliers, dont le pays fourmille, ont été incités par l’ennui à faire cet usage louable de leur temps.

« Les prêtres tibétains ont vraisemblablement reçu de la Chine l’invention de l’imprimerie ; mais l’emploi universel qu’ils en font est un mérite qui leur appartient en propre ; le plus pauvre hère arrivant du nord dans cette vallée (le Népaul) est rarement dépourvu de son pothi (livre), et de chaque partie de son vêtement pendent des charmes (djantra)[2], renfermés dans des étuis légers et dont l’intérieur offre des caractères imprimés avec une extrême délicatesse.

« Je dois aussi ajouter que tous les habitants du Bhot savent écrire, ce qui est un autre trait de leur caractère moral non moins frappant que l’usage général de l’impression et des livres, et que je ne me hasarderais pas à noter si je n’avais eu de fréquentes occasions de me convaincre de sa réalité parmi les gens qui, tous les ans, viennent séjourner au Népaul. »

Csoma de Körös, qui a longtemps reçu l’hospitalité dans les couvents du Ladak, à proximité de la province de Ngari-Khorsoum, rend justice au savoir de certains lamas en ce qui concerne les choses de la religion ; mais se préoccupe plus du niveau des connaissances religieuses dans les différentes classes de la société tibétaine que de l’instruction proprement dite. Schlagintweit affirme que « tous les lamas savent lire et écrire »[3] et ne dit rien de l’instruction populaire ; de diverses réflexions on peut déduire qu’il la considère comme absolument nulle. L’abbé Krick raconte qu’il a eu toutes les peines du monde à trouver un lama capable de lui enseigner le tibétain. L’abbé Desgodins nous dit que « la plupart des bonzes qui ne sont pas lamas savent lire, au moins un volume qu’ils ont appris par cœur dans leur enfance, mais dont ils ne comprennent pas le contenu. Cependant il y a des bonzes domestiques qui ne savent pas lire du tout. Il en est quelques-uns qui peuvent écrire, tant bien que mal, des lettres de mauvais style et pleines de fautes ; mais si la plupart ne savent que lire, cela suffit pour battre le tambour et pour gagner sa vie. Ce que je dis là paraîtra peut-être exagéré, et cependant rien n’est plus vrai, de l’aveu même des bonzes, et l’expérience que j’en ai faite souvent me permet de l’affirmer[4]. » Le père Huc, assez indulgent en général, abonde dans le même sens. « Un lama qui sait lire le tibétain et le mongol, dit-il, est réputé savant ; mais il est regardé comme un être élevé au-dessus de l’espèce humaine s’il a quelque connaissance des littératures chinoise et mandchoue[5] », et il ne manque pas de citer, à titre d’exception sans doute, le moine Sandara qui « parlait à merveille le pur thibétain, l’écrivait avec facilité, avait une grande intelligence des livres bouddhiques et, de plus, était très familiarisé avec plusieurs autres idiomes, tels que le mongol, le si-fan, le chinois et le dchiaour[6] », ainsi qu’un autre prêtre, qu’il nomme le Kitas lama, « fameux dans la science lamaïque », et qui « parlait à merveille le chinois, le mongol et le thibétain[7] ». En somme, d’après ce missionnaire, le niveau moyen du savoir des lamas, — à en juger par le peu qu’il faut pour être réputé savant ou supérieur à l’espèce humaine, — ne dépasserait pas, si même il l’atteint, notre instruction primaire ; et même ce minimum de connaissances n’est pas l’apanage de tous ; car, sans compter son compagnon de voyage, l’ex-lama converti Sandadchiemba, il nous présente d’autres religieux absolument ignorants, tels que les frères bouviers de la lamasarie de Tchogortan[8], ou le vieux lama Akayé du monastère de Kounboum, — cependant un centre scientifique renommé dans tout le Tibet et en Chine, — qui « ne s’étant occupé pendant toute sa vie que de choses temporelles n’avait pu faire ses études, était complètement illettré et ne savait ni lire ni écrire[9] », et, s’il ne le dit pas explicitement, il semble qu’à son sens ce ne soient pas là des exceptions isolées, malgré l’obligation de l’étude qui est de règle absolue dans tous les monastères bouddhiques.

S’il en est ainsi des lamas, qu’on est en droit de considérer comme constituant la partie la plus éclairée de la nation, il est facile de s’imaginer à combien peu se réduit la dose d’instruction du reste de la population. Mais alors, comment concilier les affirmations si formelles d’un homme de la valeur et du caractère d’Hodgson avec ces renseignements contradictoires ?

À notre avis, l’illustre savant anglais, n’étant jamais allé au Tibet et ne pouvant se faire une opinion que d’après ses observations sur les Tibétains qu’il a vus venir au Népaul et leurs dires, plus ou moins dignes de foi, — comme ceux du reste de la plupart des Orientaux, peu précis dans leurs renseignements et facilement enclins à une certaine jactance nationale, — a dû se hâter un peu trop de généraliser sur des données particulières ; il a pu être induit en erreur par ce fait que les Tibétains dont il parle, venus au Népaul en pèlerinage, pour y faire de la propagande bouddhique et pour y commercer, devaient sans doute appartenir à la classe des lamas[10] ou à celle des marchands, c’est-à-dire à la classe moyenne et relativement instruite de la population, l’élément populaire n’étant représenté, selon toute vraisemblance, que par quelques très rares pèlerins[11] ; peut-être, aussi, a-t-il oublié que le livre, manuscrit ou imprimé, est considéré par les peuples de race mongole comme un talisman infaillible en toutes circonstances et conservé pieusement ou porté à ce titre, de même que les charmes et les amulettes, par ceux-là mêmes qui sont incapables d’en déchiffrer un mot, la lettre possédant en elle-même et isolée un caractère sacré et une puissance mystique.

Tout en faisant nos réserves sur ce qu’elle peut avoir de trop sévère et absolu, nous croyons devoir nous ranger à l’opinion des missionnaires, à cause de l’unanimité avec laquelle elle se présente, parce qu’elle correspond avec les renseignements fournis par les Chinois et qu’à défaut d’autres preuves elle est plus conforme aux données du bon sens[12]. En effet, pour être tant soit peu répandue, l’instruction suppose l’existence de l’école, et rien n’a été signalé au Tibet de semblable aux écoles primaires de la Chine, du Japon ou même de la Corée. L’enseignement se donne exclusivement dans les monastères. Outre la lecture et l’écriture, il comporte l’étude des textes sacrés accompagnée parfois, ainsi que nous le verrons plus tard, de quelques notions rudimentaires de médecine empirique. Les enfants destinés au sacerdoce sont envoyés, entre cinq et dix ans, au couvent, où un lama, choisi parmi les plus instruits, est chargé de leur inculquer les éléments de la science et quelques principes de morale. Dans les grands monastères habités par de nombreux lamas, chaque enfant est confié individuellement à un moine, auprès duquel, tout en faisant ses études, il remplit les fonctions de domestique. Ces jeunes écoliers, espoirs de l’Église, portent les différents noms de Chabis[13], Touppas[14] ou Tchra-tchen[15], suivant les localités. Généralement, le maître s’occupe peu de son élève ; son professorat se borne, chaque matin, après que le disciple s’est acquitté de ses devoirs domestiques, à lui lire trois ou quatre fois le passage des Écritures qui doit faire le sujet de la leçon du jour et que l’enfant devra réciter sans erreur le soir, avec les intonations prescrites qui font un véritable chant de la lecture des livres bouddhiques. Si l’élève, négligent ou borné, se tire mal de sa tâche quotidienne, une sévère punition corporelle lui est généreusement octroyée, manière expéditive et, paraît-il, efficace, de faire entrer les versets sacrés dans les têtes les plus dures. Après quelques années de ces exercices, mais pas avant l’âge de quinze ans[16], l’apprenti moine peut être admis dans la communauté en qualité de Génien (dgé-bsnien) ou novice[17].

Dans l’aristocratie, il est de mode de faire élever les enfants au domicile paternel par un lama engagé à grands frais à cet effet ; mais cette éducation est trop dispendieuse pour être générale et la plupart du temps on se contente d’envoyer les jeunes garçons au monastère le plus proche pendant quatre ou cinq ans, lors même qu’ils ne sont pas voués à la vie religieuse, et là, moyennant une redevance modique, on leur apprend à lire, à écrire, à psalmodier les livres sacrés et un peu de calcul. Cet usage est également adopté par la classe moyenne ; mais l’enfant du peuple, dans les villages éloignés ou sous la tente, est voué à une ignorance complète, à moins qu’il n’ait la chance, bien rare, de rencontrer dans son entourage quelque lama, réfractaire à la discipline et déserteur du cloître, qui lui serve de maître.

L’éducation des filles est encore plus négligée que celle des garçons au point de vue de l’instruction. On ne leur enseigne guère que les travaux du ménage et l’art d’être habiles commerçantes, ce qui comporte savoir compter en se servant des grains du chapelet en guise de machine à calculer[18]. Quelques-unes cependant savent un peu lire et plus rarement écrire, soit qu’elles aient reçu des leçons de leurs parents, soit que, favorisées par le sort, elles aient vécu dans le voisinage d’un couvent de religieuses bouddhistes possédant des nonnes capables d’enseigner le peu qu’elles savent elles-mêmes.

2. Langue et écriture. — La langue tibétaine est l’une des dernières dont se soient occupés les linguistes européens ; il n’est donc pas étonnant qu’aujourd’hui encore on ne soit pas absolument fixé sur son origine exacte, malgré les savantes dissertations dont elle a été l’objet depuis le milieu du siècle dernier. La première étude entreprise sur cet idiome est celle du P. Georgi, qui, utilisant les documents envoyés à la Propagande par le P. Oracio della Penna pendant son séjour à Lhasa, s’efforça de démontrer la filiation sémitique du tibétain[19]. Les travaux plus récents et plus sérieux publiés sur cette question ont ou tôt fait de réduire à sa juste valeur cette hypothèse empirique, sans plus de portée d’ailleurs que toutes celles que l’on échafauda à cette époque pour rattacher à l’hébreu, par respect de la tradition biblique, toutes les langues du monde ; mais ce fut pour tomber dans une autre erreur, celle du rattachement du tibétain au groupe indo-européen, et principalement au sanscrit et aux dialectes modernes de l’Inde. Actuellement, on est parvenu à établir : 1o que le sanscrit, malgré son indiscutable importance comme véhicule de la doctrine bouddhique, n’a exercé aucune influence appréciable sur le tibétain, les mots, peu nombreux du reste, qu’il lui a donnés, n’étant entrés que dans la langue religieuse et sous forme de simples transcriptions ou plus souvent de traductions ; 2o que la langue tibétaine appartient à la famille mongole et qu’elle a de grandes affinités avec le chinois, le siamois, l’annamite et surtout le birman, sans qu’on puisse du reste spécifier avec lequel de ces idiomes elle était plus particulièrement apparentée à son origine[20] ; ce qui tient, sans doute, aux nombreuses déformations qu’elle a subies avant d’être fixée par l’écriture.

D’après les traditions tibétaines, ce ne fut, en effet, qu’après la venue au Tibet des missionnaires bouddhistes, vers l’an 630 de l’ère vulgaire, que l’on songea à créer un alphabet adapté au génie de la langue Bhot, afin de pouvoir traduire en cet idiome les écritures sanscrites, l’alphabet sanscrit ne se prêtant pas à en rendre tous les sons et, de plus, étant trop compliqué pour être adopté volontiers par un peuple aussi peu préparé à apprécier les raffinements de la dialectique indienne. La gloire d’être venu à bout de cette entreprise mémorable est attribuée au roi légendaire Srong-tsan Gampo (Srong-btsan-sgam-po), le Loungdzan des Chinois, et à son premier ministre Thoumi-Sambhota[21], tous deux fervents disciples et ardents propagateurs du bouddhisme, déifiés plus tard par la reconnaissance du clergé : le premier, en qualité d’incarnation du Dhyâni-bodhisattva Tchanrézi[22] (Spyan-ras-gzigs ; en sanscrit Avalokitêçvara ou Padmapâni), protecteur attitré du Tibet, et le second comme un avatâr[23] du Bodhisattva Djamdjang[24] (hJam-dbyangs ; en sanscrit Manjuçri), personnification de la sagesse bouddhique. La légende rapporte que, pour accomplir la mission dont l’avait chargé son souverain, Thoumi Sambhota fut obligé de se rendre deux fois dans l’Inde. À son premier voyage (vers 632), il rapporta tout simplement, dit-on, l’alphabet sanscrit usité dans le Népaul et appelé Lantsa, qui fut trouvé trop compliqué ; au retour de sa seconde expédition, il put enfin composer l’alphabet tibétain actuel à l’imitation des caractères dévanâgari.

L’alphabet tibétain se compose de trente lettres, dont vingt-neuf consonnes sal-tched (gsal-byed) ou yan-lag, et un seul caractère commun aux cinq voyelles, appelées dchang (dbyangs). Dans sa forme simple, ce caractère représente la lettre A ; pour indiquer É, on le surmonte d’un signe assez semblable à un accent grave, hgreng-bou ; I, est représenté par une sorte de point d’interrogation fortement incliné à gauche, gi-gou ; O, figuré par un signe qui ressemble à un accent circonflexe retourné, ou mieux à une paire de cornes, na-ro ; enfin U (qui se prononce OU) s’écrit au moyen d’une sorte de point d’interrogation couché horizontalement sous le même caractère. Les lettres qui se suivent dans l’ordre de l’alphabet sanscrit, correspondent aux sons :

k, kh, g, ng,
tch, tch’ (dur), dj, gn,
t, th, d, n,
p, p’ (dur), b, m,
ts, ts’ (dur), ds, v ou w,
zh, z, h (muette), y,
r, l, ch, s,
h (aspirée), a.

Les caractères représentatifs des voyelles ne s’emploient que comme initiales. Dans le corps des mots, la lettre a ne s’écrit pas, chacune des vingt-neuf consonnes isolée se prononçant accompagnée du son a : ka, kha, ga, etc. Les quatre autres voyelles se représentent simplement par l’adjonction de leur signe caractéristique au-dessus ou au-dessous de la consonne avec laquelle elles forment syllabe. Lorsque la lettre a doit être redoublée, on emploie pour figurer le second a, le caractère h muette, qui sert de même, surmonté ou souligné de leur signe spécial, à représenter é, i, o, ou quand les lettres sont redoublées ou précédées d’une autre voyelle.

La langue tibétaine est rigoureusement monosyllabique. Chacune des consonnes, combinée avec une des cinq voyelles, forme un mot : sa « terre », « feu », mi « homme », lo « année », tch’ou « eau ». Pour augmenter le nombre restreint des mots et, par conséquent, modifier le sens de ces radicaux, on fait précéder ou suivre la syllabe primitive d’une ou de plusieurs consonnes, non accompagnées de voyelles, qui sont probablement des débris d’anciens mots ou particules et ne se prononcent généralement pas[25] : nga « moi », lnga « cinq » ; tch’ou « eau », mtch’ou « lèvres ». Ces préfixes ou affixes servent aussi dans la conjugaison des verbes à marquer les temps et les modes, concurremment avec certaines modifications du radical. Souvent aussi, pour composer un nouveau mot, on réunit deux ou plusieurs monosyllabes : mi « homme », mi-mo « femme » ; skou « corps », skou rgyab « dos ».

Le genre des mots est indiqué par l’adjonction d’une particule : po, bo, vo désignent le masculin, mo le féminin. Leur déclinaison comporte huit cas : le nominatif ne prend pas de particule ; l’instrumental prend, suivant la terminaison du radical, les particules his, yis, s, kyis, gis, gyis ; le génitif se forme avec hi, yi, kyi, gi et gyi ; le datif avec la, tou, dou, rou et sou ; l’accusatif et le vocatif restent semblables au nominatif ; le locatif prend la particule na, et l’ablatif nas ou las. Le pluriel est indiqué par les particules rnams, dag, tchag suivies de la particule représentative du cas. Ces règles s’appliquent aussi aux adjectifs, qui sont souvent d’autant plus difficiles à distinguer des noms, que beaucoup de substantifs s’emploient adjectivement.

Par sa syntaxe, le tibétain est peu clair. Il affecte pour la composition de ses phrases la forme indirecte ou inverse : l’adjectif précède le substantif ; le complément est placé avant le verbe, qui est généralement rejeté à la fin de la proposition[26].

D’après ces quelques indications, on voit que le tibétain est loin de compter parmi les langues faciles ; mais ce qui fait plus encore la véritable difficulté de son étude, c’est, d’une part, la dissemblance qui existe entre la langue vulgaire et la langue savante, et, de l’autre, les différences considérables qui séparent la langue parlée de la langue écrite, différences qui tiennent en grande partie à la présence dans les mots de ces consonnes muettes, indispensables pour les distinguer les uns des autres, que l’usage seul peut apprendre à reconnaître, et surtout aux anomalies de prononciation qu’aucune règle précise ne réglemente et qui varient de province à province de façon à rendre impossible de retrouver le mot écrit dans celui qui est articulé. Ainsi le son qui s’écrit :

kya se prononce tya,
gya dya ou dja,
pya et bya cha ou tcha,
p’ya tch’a,
a et i é devant un s,
ai et éi é.

Il est probable que ces difficultés de prononciation et d’orthograpbe. insurmontables sans beaucoup de travail, contribuent pour beaucoup au peu de diffusion et à l’insuffisance de l’instruction dans la masse de la population.

On peut dire, d’une façon générale, que chaque grande famille de langues est caractérisée par la direction de son écriture ; les idiomes sémitiques s’écrivent de droite à gauche, les idiomes mongols de haut en bas et de droite à gauche, et ceux de la famille indo-européenne de gauche à droite. Le tibétain, avec le siamois et le birman, font exception à cette règle ; leurs alphabets, empruntés à ceux de l’Inde, se dirigent de gauche à droite. L’alphabet tibétain possède deux types de caractères : l’écriture vou-tchan, très élégante, nette et facilement lisible, ressemblant au type dévanâgari de l’alphabet sanscrit avec une certaine allure cunéiforme, sert aux usages de la langue religieuse, savante et administrative ; l’écriture vou-med, simplification cursive de la précédente, est difficile à lire quand on n’y est pas très accoutumé et ne s’emploie que pour les besoins de la vie courante. Dans l’une et l’autre les syllabes sont séparées par un point, appelé ts’eg, et les membres des phrases divisés par un signe en forme de clou, appelé rkyang-chad quand il est seul, gnis-chad quand il est double, bji-chad lorsqu’il y en a quatre, et ts’eg-chad s’il est surmonté de points. Ces signes remplacent notre ponctuation et correspondent à nos virgules, points et virgules, points, etc. Pour écrire, on se sert d’un mince roseau taillé, et comme le papier tibétain n’est pas collé, pour l’empêcher de boire, l’écrivain a soin de l’humecter d’un mélange de lait et d’eau.

3. Imprimerie. — L’art de l’imprimerie, venu de Chine, à ce que l’on croit, à une époque très reculée, a pris une extension considérable au Tibet. On ne se sert pas de caractères mobiles, mais de planches de bois gravées avec une grande finesse, qui fournissent souvent de magnifiques éditions. Tous les monastères de quelque importance possèdent une imprimerie destinée à l’impression des livres sacrés et des nombreux talismans, charmes et amulettes, dont la vente constitue une branche importante de leurs revenus[27]. Il y a en outre des imprimeries renommées à Lhasa, à Tachiloumpo et à Tsiamdo.

Les livres tibétains ne ressemblent en rien aux nôtres. Ils se composent de feuillets détachés, larges de six à quinze centimètres sur trente-cinq à soixante centimètres de longueur, imprimés sur les deux faces, empilés les uns sur les autres et serrés, pour en faire un volume, entre deux planchettes au moyen d’un cordon ou d’un ruban solide. Le P. Huc les compare, non sans justesse, à de grands jeux de cartes[28]. Il est probable que cette forme leur a été donnée pour imiter l’aspect des manuscrits sur feuilles de palmier, ou olles, apportés au Tibet par les missionnaires bouddhistes.

Les feuillets de ces livres sont soigneusement paginés, soit au moyen de chiffres assez semblables aux chiffres arabes, soit au moyen des lettres de l’alphabet. Dans ce dernier cas, les trente lettres, de K à A, représentent les 30 premiers chiffres, les feuillets 31 à 60 sont paginés à l’aide de ces mêmes lettres surmontées du signe i ; de 61 à 90, elles prennent le signe ou ; de 91 à 120, le signe é, et de 121 à 150 le signe o. Si c’est nécessaire, on continue de même jusqu’à 300 en accompagnant chacune des cent cinquante syllabes précédentes du caractère h muette, qui, on le sait, équivaut au redoublement ou à l’allongement de la voyelle qui le précède.

Souvent les livres tibétains sont illustrés, soit de motifs purement décoratifs, soit de figures représentant les Bouddhas et autres saints personnages dont ces livres rapportent les enseignements ou les hauts faits. Ordinairement, ces illustrations sont simplement imprimées en noir ou en vermillon, mais quelquefois, pour les éditions soignées, elles sont enluminées avec beaucoup de goût. Parfois aussi on laisse une réserve carrée, à chaque extrémité du feuillet, pour recevoir une délicate miniature, généralement peinte sur soie, que l’artiste encadre ensuite d’arabesques dorées.

Les planchettes qui servent de reliure sont également décorées de peintures sur fond noir, jaune, rouge ou or, surtout quand il s’agit de beaux manuscrits. Enfin, le livre est enveloppé d’une pièce de soie jaune, quelquefois brochée ou richement brodée.

La grande extension de l’imprimerie n’a pas diminué le goût pour les manuscrits qui conservent un caractère plus particulièrement sacré, surtout s’ils sont de la main de quelque haut dignitaire ou saint renommé. La copie des manuscrits est, de nos jours encore, une des occupations préférées des lamas qui arrivent souvent à une habileté calligraphique admirable et déploient un réel talent dans l’exécution des initiales ornementées.


  1. B. H. Hodgson, Notice sur la langue, la littérature et la religion des Bouddhistes du Népal et du Bhot ou Tubet ; Nouv. Journal Asiatique, t. VI, p. 95, et Essais, p. 10 (in-8o, Londres 1874).
  2. Probablement l’équivalent du sanscrit tantra.
  3. Émile de Schlagintweit, Le Bouddhisme au Tibet ; Annales du Musée Guimet, t. III, p. 105.
  4. C.-H. Desgodins, Mission du Thibet, p. 247.
  5. Huc, Voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. I, p. 287.
  6. Huc, Voyage dans la Tartarie et le Thihet, t. II, p. 63.
  7. Id. p. 93.
  8. Huc, Voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. II, p. 148.
  9. Id. p. 92.
  10. Nous employons le terme lama parce qu’il est consacré par l’usage, en Europe et en Chine, pour désigner les membres du clergé tibétain, bien qu’il soit inexact. Lama est un titre de dignité qui ne devrait se donner qu’aux religieux ayant acquis certains grades en théologie et aux supérieurs des couvents. Le véritable nom du religieux bouddhiste tibétain est Gélong (dgé-slong) ou Gétsoul (dgé-ts’ul).
  11. Les gens du peuple, principalement pasteurs, ne sortent guère de leur pays natal, ou, s’ils le font, c’est pour conduire leurs troupeaux dans quelques pâturages plus fertiles de la Tartarie et de la Mongolie.
  12. C’est aussi l’opinion de M. Léon Feer :« Malgré l’imprimerie, malgré une classe savante très nombreuse, l’ignorance est grande au Tibet. Ceux qui devraient être les maîtres, sont loin d’avoir les connaissances requises, très peu même savent l’orthographe, il est vrai qu’elle est loin d’être simple au Tibet. » (Le Tibet, p. 47.)
  13. D’après le père Huc.
  14. D’après Samuel Turner. Il est probable que c’est Thub-pa qu’il faut lire, nom qui correspond au sanscrit muni, mais qui paraît peu approprié à la condition de séminariste.
  15. D’après l’abbé Desgodins.
  16. Au Boutan cette limite est abaissée à dix ans. — D. Scott, Account of Bhûtân ; Asiat. Researches, t. XV , p. 143.
  17. Nous donnerons plus tard, dans le chapitre consacré au clergé, des détails plus complets sur l’instruction des prêtres et les examens exigés pour parvenir aux grades supérieurs.
  18. C’est, du reste, la méthode habituelle de tous les Tibétains ; les savants seuls se servent des chiffres.
  19. Alphabetum Thibetanum. Rome, 1762.
  20. Une grande partie de l’honneur de cette dernière constatation appartient à Abel Rémusat. Voir à ce sujet son ouvrage intitulé : Recherches sur les Langues Tartares, et aussi, P. E. Foucaux, Grammaire de la langue tibétaine, Introduction (Paris, 1858, in-8).
  21. M. l’abbé Desgodins (Mission du Thibet, pp. 249 et 343) l’appelle Thomé sam-bou-dza et Tomé sam-bo-dja, et profite de cette altération du nom de Thoumi pour insinuer que ce pouvait bien avoir été un juif ou un chrétien.
  22. Ou bien la quarantième incarnation du Bouddha Çâkya-mouni, selon l’abbé Desgodins (Bouddhisme Thibétain ; Revue des Religions, 1890, p. 199.)
  23. Avatâra « descente (dans le monde de la forme), prise d’un corps matériel par un être divin ».
  24. Ou aussi hJam-dpahi-dbyangs, Manjugosha.
  25. Pour indiquer ces consonnes muettes nous employons des lettres italiques dans les mots en caractères latins et vice versa.
  26. Ne pouvant nous étendre autant qu’il serait nécessaire sur ces questions de grammaire, nous renvoyons le lecteur à la Grammaire de la langue Tibétaine de M. Foucaux (Paris, 1858, in-8o).
  27. Selon Schlagintweit, une belle édition du Kandjour vaut jusqu’à 50,000 francs (Le Bouddhisme au Tibet ; Annales du Musée de Guimet, III, p. 51).
  28. Huc, Voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. II, p. 125.