Bourdaret - En Corée, 1904/Chapitre I

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Librairie Plon (p. 1-33).


CHAPITRE PREMIER


Aperçu sur la Corée. — Voies de communication. — Les Messageries et le Transsibérien. — Nagasaki. — Traversée jusqu’à Foussane. — Un peu de géographie. — Tchémoulpo, le port, la ville. — Arrivée nocturne à Seoul.


La Corée est certainement un des pays d’Extrême-Orient les moins connus, pour la bonne raison qu’elle a été peu visitée. Longtemps on la considéra comme une terre mystérieuse d’un difficile accès et peu sûre pour les visiteurs européens. Cette petite presqu’île isolée déjà par sa position lointaine dans les mers de Chine a augmenté encore son isolement en observant un parti pris volontaire de se faire oublier du reste de l’univers. Elle a été bien déjouée dans ses calculs, puisque aujourd’hui l’univers a les yeux sur elle, et que la politique de l’Extrême-Orient gravite autour du royaume « ermite », comme on l’a appelé. Ses habitants lui ont, en outre, donné le nom gracieux de « Pays de la Fraîcheur matinale ».

Pour aller de France en Corée, il y a aujourd’hui deux routes :

1o Celle par l’océan Indien et le Japon où le point terminus des Messageries maritimes est Nagasaki ; de là, on va à Tchémoulpo par un des services japonais qui desservent les différents points du pays, les ports de Foussane (Fusan), Tchémoulpo, Gensane, ainsi que Tchéfou, Takou, Port-Arthur et Dalny.

2o La voie la plus rapide, la plus économique comme argent et surtout comme temps qu’offrent actuellement le Transsibérien et le Transmandchourien dont le terminus est à Dalny avec embranchements sur Port-Arthur et sur Pékin. Ces deux ports de Dalny et Port-Arthur concédés à bail pour vingt-cinq ans au gouvernement russe.

Dans les pages qui vont suivre, je me propose de présenter au lecteur un aperçu de la Corée telle qu’elle est en ce moment, c’est-à-dire influencée à la fois par le conservatisme vieillot et absolu de son ancienne suzeraine la Chine, qui fut son éducatrice en toutes choses, et le mouvement en avant, rapide et profond, qui — depuis cinquante ans — a modifié jusque dans sa base le Japon des daïmios, au point de le rendre méconnaissable. Un séjour de quatre années en Corée m’a permis d’y faire une étude approfondie des choses et des gens. Mes notes personnelles me serviront de guide dans ces pages, et je me reporterai à l’un de mes récents voyages au Japon, d’où je regagnais mon poste en Corée, pour amener le lecteur au « Pays de la Fraîcheur matinale ».

Le 31 mars 1903, je m’embarquais à Nagasaki sur le Genkai Maru, paquebot japonais de la Nippon Yusen Kaïsha, qui fait un service régulier entre les ports coréens de Foussane et de Tchémoulpo, et s’en va ensuite vers le golfe du Petchili.

Je dois dire qu’à ma connaissance aucun bateau de commerce français n’a mis sa quille dans les eaux coréennes[1]. Seuls les bateaux de guerre y viennent quelquefois montrer notre pavillon.

Le service postal et celui des voyageurs est fait par les paquebots japonais de la Nippon Yusen Kaïsha, desservant régulièrement chaque quinzaine la ligne de Kobé, Nagasaki, Foussane, Mokpo, Tchémoulpo, Tchéfou, Takou (aller et retour), ainsi que par ceux de la même Compagnie partant de Kobé toutes les trois semaines pour Foussane, Oueunsane (Gensane) et Vladivostok (aller et retour). Pour le nord de la mer Jaune, les services sont modifiés en hiver à cause des glaces.

De même les paquebots de l’Osaka shosen Kaïsha partent plusieurs fois par semaine d’Osaka et de Kobé, et touchent à Foussane, Massampo, Mokpo, Kounsane, Tchémoulpo et Tchénampo.

Le service de Tchénampo est interrompu de décembre à mars à cause des glaces.

Les paquebots russes de la Compagnie des chemins de fer de l’Est chinois, Chinese Eastern Railway Company partent deux fois par mois de Vladivostok et desservent, tant à l’aller qu’au retour, les ports de Gensane (Guènsane), Foussane, Nagasaki, Shanghai, Tchémoulpo, Dalny, Port-Arthur, Tchéfou et Shanghai, et établissent en outre des communications directes entre Nagasaki et Dalny pour la correspondance avec les express, « trains de : luxe » transsibériens.

La Compagnie Hambourg America Linie a également traité avec une société de Hongkong pour un service régulier entre ce port et les différents ports chinois de la mer Jaune, Shanghai, Tchéfou, Dalny et Port-Arthur, Tchémoulpo, le Japon et Vladivostok.

De Vladivostok partent encore des bateaux de la flotte volontaire russe pour Odessa, par Nagasaki, Port-Arthur, Shanghai, Singapour et Odessa. Enfin la Compagnie japonaise Oiyé, dans son service des mers du Japon, dessert encore Foussane et Gensane.

La Corée, depuis peu de temps, profite de ces différents services, et il arrive que le port de Tchémoulpo — fait inconnu il y a quatre ans — reçoit parfois dans la même journée cinq ou six vapeurs de commerce, presque tous portant pavillon japonais. La poste, de ce fait, y arrive d’une façon à peu près régulière.

Je mentionnerai encore différents services réguliers de cabotage coréens ou japonais desservant à intervalles périodiques les ports de la presqu’île. À cette longue dissertation sur les moyens de transport j’ajouterai, pour les commerçants français qui l’ignorent, que les vapeurs de la Nippon Yusen Kaïsha touchent Marseille, Londres et Anvers.



Au départ de Nagasaki, je profite des dernières lueurs du soleil couchant pour admirer, à l’allure modeste du bateau, le défilé magnifique des côtes japonaises, des îlots recouverts de la verdure sombre des pins aux branches contorsionnées ; les coquets villages qui s’étagent au bord de la mer étincelante, et s’enveloppent déjà d’ombre et de fumée, car c’est l’heure où les ménagères, trottinant sur leurs ghettas sonores, se hâtent à la préparation du riz familial. Des bateaux de pêche s’empressent vers les criques, doucement balancés et penchés sous le poids de leur haute voilure blanche ou rougeâtre, de toile ou de nattes. Ils portent dans leurs flancs des milliers de poissons qui constituent, avec le riz, la base de l’alimentation japonaise.

Les rizières resplendissent comme des glaces partout où le rocher ne se rencontre pas. Elles montent, montent sans cesse sur les flancs des coteaux, après avoir absorbé la plaine, utilisant la moindre plateforme, le moindre filet d’eau, et montrant combien l’espace est rare au Japon, quels prodiges doivent faire les cultivateurs pour obtenir deux récoltes différentes, sans lesquelles l’immense population nippone ne pourrait pas vivre. Et, malgré ce dur labeur, le Japonais est toujours gai, jamais las.

Maintenant l’ombre s’étend partout ; les bonzeries, les temples — ils sont légion — se perdent dans la verdure des arbres centenaires des vieux parcs vénérés, remplis d’idoles dorées aux visages souriants, et le Japon, dentelé, mignard, tel que ses artistes le représentent, avec le Fujiyama dans le fond, disparaît à l’horizon.

En cette saison la brise est fraîche, et après le coucher du soleil le pont est intenable. J’en profite pour m’installer dans ma cabine, suffisamment confortable pour un si petit voyage, et je me félicite d’avoir pris le Genkai Maru, l’un des meilleurs bateaux de la Compagnie qui en quinze heures environ m’amènera à Foussane, distant de Nagasaki d’environ trois cents kilomètres.

Notre capitaine ne quitte guère sa passerelle parce qu’en ces parages la navigation est difficile et trop souvent, hélas, des accidents terribles, sur les côtes de Corée, jettent le deuil un peu partout. L’an dernier, en juin 1902, le Kuma Gawa, paquebot de l’Osaka shosen Kaïsha, se perdit corps et biens sur un rocher, à travers les îles de l’archipel coréen, et bien peu de voyageurs ou de matelots purent se sauver…

Nous passerons au point du jour en face des îles Tsou-Shima qu’un câble relie à Foussane et à Nagasaki, Foussane est à peu près par 126° 31′ de longitude est de Paris, et 35° 8′ de latitude nord.



Toute la matinée un brouillard épais a retardé la marche du bateau, et la sirène a fait entendre souvent sa note grave, bien vite étouffée dans cette ouate opaque. Mais peu à peu on sent les efforts du soleil, le jour grandit, l’horizon s’élargit ; le brouillard humide, glacé, se dissipe, et là-bas dans le fond, très loin encore, des montagnes basses se distinguent confusément, des flots apparaissent encore, plus près du bateau. La côte se dessine et le voyageur aperçoit le sol de la nation « ermite », ouverte à présent, par la force de la diplomatie, au commerce européen.

Vers midi, on est en vue du port, et le bateau, ralentissant sa marche, se prépare à jeter l’ancre, à une petite distance de la terre. À droite et à gauche, des îlots arides ; dans le fond, une ceinture de collines granitiques, couvertes autrefois d’une forêt de pins, n’offrent plus que des flancs dénudés dans lesquels les eaux ont creusé des ravines profondes.

Du port on aperçoit des quantités de jonques montées par des hommes habillés de blanc, et menées à la godille. Elles s’avancent vers nous, poussées rapidement en cadence. Les chants des bateliers s’égrènent sur l’eau et montent jusqu’à notre pont, comme pour souhaiter la bienvenue au voyageur ventru qui apporte dans ses flancs, avec des vivres, des caisses dont le déchargement va durer plusieurs heures, et procurer un gain à tout ce petit peuple affairé qui s’entasse maintenant sur le quai en rumeur.

Nous stoppons. Devant nous, sur la côte, un bois de pins a résisté à la hache du bûcheron. C’est l’emplacement d’un tombeau ; un autel se montre à travers les branches des arbres.

Le voyageur s’étonne de cette absence de végétation, dans un pays autrefois couvert d’épaisses forêts. C’est qu’ici les habitants ont pris soin de leurs bois, ils les ont transformés… en fumée. Autour des agglomérations importantes, il n’y a plus d’arbres, pas un seul n’est conservé. Chacun prend et coupe où il veut, et ce n’est que tout dernièrement que le gouvernement, ému enfin de la dévastation des forêts, a ordonné aux gouverneurs de replanter de jeunes arbres, et de veiller à ce qu’on ne coupe que les plus gros.

Près des villes, les seuls bouquets de pins sont ceux qui poussent sur les collines renfermant un tombeau d’une grande famille, où il est interdit de couper un seul arbre, voire même d’en ramasser le bois mort, autrement qu’avec l’autorisation des gardiens. On voit encore quelques arbres isolés, arbres sacrés, fétiches vénérés où chacun vient formuler un vœu et accrocher un chiffon.


On n’aperçoit de Foussane que le quartier européen installé au fond du port. C’est là que se trouvent les bâtiments de la douane coréenne et du commissaire des douanes, les banques, les commerçants japonais qui — à eux seuls — ont accaparé toutes les affaires. La ville coréenne est sur la droite, cachée par un contrefort, de sorte que du bateau on ne voit qu’un pclit groupe de constructions, de style européen ou japonais et quelques hangars.

Ce n’est plus l’aspect riant de la côte japonaise, et cependant le soleil a chassé depuis longtemps les brumes ; la mer étincelle, et les montagnes se détachent blanches, bien découpées, dans le ciel d’un bleu pâle incomparable.

Ce qui attire dès le premier instant le regard du voyageur nouveau venu en Corée, c’est l’aspect du port lui-même, peu encombré par quelques petits bateaux de pêche ou à vapeur qui font le service de la côte, mais littéralement couvert, à chaque arrivée de malle, d’une infinité de curieux et de travailleurs — débardeurs ou coolies — attirés là par l’appât d’un gain.

De loin, on se demande si ce sont des oiseaux qui se sont abattus sur la côte, si ce sont des rangs serrés de pélicans au blanc plumage ? De près, cette masse s’agite, crie, rit ou fume : ce sont des Coréens, tout de blanc vêtus, la pipe à la main, coiffés de noir et chaussés de paille, pour qui l’arrivée d’un paquebot est un spectacle toujours nouveau, toujours attrayant ! Du pont je ne voyais que des robes blanches immaculées ; mais du sampan, qui me conduit à terre, je constate que si le blanc est la couleur nationale du vêtement coréen, il lui est permis de passer par toutes les teintes consécutives, de la légère grisaille au plus beau noir ciré, à en juger par les guenilles puantes et crasseuses de mon batelier. Celui-ci est pieds et tête nus. Son petit chignon, attaché solidement en boule sur le sommet de la tête. lui donne l’air drôle, ni homme ni femme.

Sur le quai, je suis — ainsi que les autres voyageurs européens — la curiosité des badauds, ne pouvant être la proie des coolies porteurs de valises, puisque je ne débarque que pour quelques heures seulement.

Voici de nobles fonctionnaires, à l’air vénérable, à la barbiche blanche. Ils déambulent gracieusement, avec leur robe empesée, serrée sous les bras par un cordon de soie de couleur claire, et qui bouffe et s’arrondit dans le balancement de leur marche lente. Leurs pieds sont chaussés de souliers de cuir blanc ; leur chignon, retenu dans un serre-tête en crin, est recouvert par un chapeau, le plus extraordinaire qui se puisse voir. Il s’emboîte exactement sur le serre-tête et est retenu sous le menton, par un ruban de soie noire, ou une file de tubes de bambou séparés par de petites boules d’ambre. Ce chapeau est en crin et en bambou noirci, et cette œuvre de patience ne se fabrique pas partout, mais justement près de Foussane, et dans l’île de Quelpaert. C’est de là que s’exportent, non montées, ces étranges coiffures, transparentes, glacées et noircies qui valent jusqu’à 50 francs. Ce chapeau comprend un tronc de cône en bambou et en crin animal, auquel s’ajuste, en dessous, un bord annulaire plat, également transparent, fait de brins de bambou artistement entrelacés, tissés, maintenus par des fils et deux cercles de bambou, puis teints en noir à l’encre de Chine.

Les gens de la classe pauvre se vêtent à grand’peine, et ne changent de costume que très rarement, sinon quand le costume lui-même menace de les quitter.

Je serre, sur le port, la main du nouveau Père français des Missions étrangères qui vient voir aussi si le paquebot n’amène pas quelques compatriotes — quelques nouveaux Pères pour la Mission de Corée, — ces rencontres sont si rares à Foussane ! Nous causons. Il vient remplacer le P. Rault, mort du choléra en décembre 1902, victime de son dévouement.

L’Histoire de l’Église de Corée, du P. Dallet, relate les persécutions subies par nos missionnaires établis dans ce pays depuis 1784. En 1831, la Corée fut érigée en vicariat apostolique à la tête duquel est à présent Mgr Mutel.

Le petit temple bouddhique situé sur la colline boisée qui domine le port, et autour de laquelle s’étalent, d’un côté, la ville japonaise et étrangère, de l’autre la ville coréenne, fut construit au moment de l’occupation japonaise en 1592.

Le quartier Japonais de Foussane comptait, en 1902, sept mille sept cents habitants. Il est bien construit et on peut dire d’ailleurs que c’est un port japonais, car tout le commerce, tous les échanges, se font par les Nippons, quoique la ville indigène compte au moins trente-quatre mille habitants. Je ne décrirai pas ici le quartier coréen. Nous retrouverons son sosie à Tchémoulpo ou à Seoul, où j’aurai le loisir de faire faire connaissance au lecteur, avec les rues indigènes et les toits de chaume des maisons enfumées.

À première vue le Coréen paraît assez grand, bien proportionné, d’un type mongol moins accentué que celui du Chinois dont il diffère par ses pommettes beaucoup moins proéminentes et un teint plus clair. On est frappé aussi par l’expression douce et bonne de sa physionomie où brillent souvent des yeux fort intelligents. En somme, le Coréen a l’air bon enfant, sympathique ; mais il est très badaud, très flâneur. En hiver, dans leurs manteaux ou leurs vestons blancs ouatés, ils sont chaudement vêtus, et ne donnent pas cette impression d’êtres transis, de manchots, que l’on éprouve en présence des Japonais lorsqu’ils trottinent sur leurs ghettas sonores, les jambes nues et les mains rentrées dans les manches des kimouos, tendues horizontalement.

CORÉEN

Le choix de la couleur blanche est certes très peu heureux pour le vêtement national ; mais, à part les pauvres gens, les coolies, dont les vêtements ne voient jamais la lessive, la classe qui peut se permettre ce luxe est encore assez nombreuse pour donner aux yeux le plaisir de blancheurs immaculées.

Si les pauvres coolies sont sales avec leur unique vêtement qu’ils portent jusqu’à usure complète, ils sont aussi bien mal chaussés, car leurs souliers de paille ne sont pas appropriés pour des gens qui marchent beaucoup dans la boue et la neige. À cela, on répondra que ces chaussures ne coûtent que quelques centimes et puis… c’est la mode, et sous tous les cieux on ne va pas à l’encontre de la mode. La pièce la plus chère du vêtement est le chapeau de crin. Mais il y a des différences énormes entre les prix de ces couvre-chefs qui varient de trois à trente dollars.

Les garçons, avec leur tresse dans le dos, ressemblent plutôt à des petites filles. Cette tresse enfantine est portée par des hommes de trente ans et plus. Le chignon n’est permis qu’aux hommes mariés, ainsi que le chapeau de crin transparent. Cette coutume s’observe plus dans la province, où tout le monde se connaît, qu’à Seoul, où quelques célibataires fonctionnaires portent le chignon et le chapeau. Elle est appelée, d’ailleurs, à disparaître bientôt parce qu’un récent édit de l’empereur vient d’obliger tous les Coréens militaires et les fonctionnaires portant uniforme à se raser les cheveux. Déjà les civils ont suivi cet exemple, de sorte que dans un avenir prochain le chignon aura vécu.

Il est certain que, si tous les peuples d’Extrême-Orient portent des vêtements amples, ils offrent entre eux des différences tranchées. Rien ne se ressemble moins que le vêtement blanc du Coréen, le vêtement bleu du Chinois, le vêtement noir de l’Annamite et le kimono bariolé des Japonais.


À Foussane, le bateau s’arrêtant plusieurs heures, il faut se mettre en quête d’un restaurant si l’on ne veut pas retourner à bord. Il n’y a pas de restaurant coréen à l’usage des Européens, et mieux vaut ne pas avoir à faire connaissance avec la cuisine indigène. C’est encore à l’hôtel japonais qu’il faut aller. Pendant le repas, de gracieuses mousmés viendront, si on en marque le désir, jouer du «  chamissen », dernière réminiscence du pays du mikado.

Dans cet hôtel, on trouve un repas suffisamment substantiel : du poisson, des œufs, un bifteck et du vin cacheté dont la marque n’est sûrement pas authentique. On est servi dans des assiettes grandes comme la main, et les serviettes sont plus petites que des mouchoirs de poche. Mais cela est familier au Japon. La ville ne renferme rien d’intéressant en dehors de quelques bâtisses à l’européenne : la banque Dai Ichi Ginko, les bureaux des compagnies de navigation, la douane, etc.

Depuis un an les Japonais ont commencé les travaux du chemin de fer de Foussane-Takou-Seoul dont ils ont la concession, ainsi que celle d’une bande de terrain de dix lis (environ cinq kilomètres) tout le long de la ligne, et dont ils font un territoire tout à fait japonais avec poste, télégraphe, gendarmerie, etc. La ligne aura environ quatre cent soixante kilomètres à travers les régions les plus riches en rizières de la Corée, le Tcheulla-To du Nord et du Sud. Si l’on admire l’habileté des Japonais en ces matières, ne faut-il pas aussi admirer la simplicité des Coréens qui ne savent pas se défendre chez eux ! Et l’on s’étonnera après cela que le Japon ait des prétentions sur la Corée !

Le Genkai Maru quitte le port de Foussane à cinq heures du soir. La navigation entre les flots de l’archipel de Corée et ceux de la côte ouest est très intéressante, mais elle est dangereuse, surtout en temps de brouillard : aussi le commandant ne perd-il pas de vue sa carte et sa boussole.

Dans la nuit, le bateau passe devant le port de Massampo où se trouve une population de vingt-cinq mille habitants sur lesquels on compte environ trois cents Japonais. La rade est magnifique et bien abritée. Les Russes y ont un dépôt de charbon. Dans tous ces îlots vit une population de pêcheurs et de chercheurs de perles très indépendante, ne payant pas d’impôts. C’est le refuge assuré de tous ceux que la potence guette dans l’intérieur de la Corée.

Attablé dans le salon, je pense aux absents, aux amis et collègues qui à l’heure actuelle vivent — comme moi — sur quelque coin perdu de notre planète, et que je retrouverai peut-être un jour à l’antipode du lieu où je les suppose être, perçant quelque sombre tunnel ou préparant, à coups de tachéomètre le tracé d’un futur trans-quelque part.



Ce matin, navigation difficile, brouillard et îlots dangereux. Nous croisons quelques pêcheurs. La cloche sonne le déjeuner, et chacun s’installe plein d’appétit en face d’un menu artistiquement dessiné.

Et, pendant que les îlots défilent à travers le hublot, je me rappelle les repas d’antan sous la tente, sans menu colorié, ceux-là, et le français de mon cuisinier annamite, auquel, moi-même, je devais parler un langage baroque :

— Qu’est-ce qui en à faire manger, ce matin, cuisinier ?

— Mousieur, premier y en a potasse (potage) : second, y en a eup-la-plat (œuf-au-plat) ; troisième, y en a foulet tomasses (poulet aux tomates !) ; quatrième, y en a…, etc., etc.

À Seoul, on trouve maintenant des boys et cuisiniers chinois ou coréens, les premiers plus coûteux, mais remplissant avec dignité leur fonction — à la condition de ne rien leur demander en dehors du service pour lequel ils sont engagés ; — les seconds, moins ponctuels, ivres quelquefois, négligés trop souvent.

Un personnel d’individus des deux races fait toujours mauvais ménage, et la cuisine devient alors une salle de réunion tumultueuse, au lieu d’un simple club où MM. les boys reçoivent — chacun a son jour — les domestiques d’autres maisons amies.

Mais voici un paquebot russe de la Compagnie des chemins de fer de l’Est chinois qui salue au passage et disparaît vite derrière nous dans le brouillard. Ce navire a dû quitter Tchémoulpo ce matin, venant de Port-Arthur, et il se rend au Japon. Voici, encore plus loin, près d’un îlot boisé, toute une flottille de bateaux de pêche avec leurs jolies voiles qui se balancent, pendant que les équipages lancent les filets dans les eaux très poissonneuses. Ces incidents de route, les îlots que l’on contourne avec une sage lenteur, font que la navigation est loin d’être monotone sur les côtes de Corée. Avec la longue-vue, on peut apercevoir encore des barques un peu partout ; de petits villages, minuscules à cette distance, perdus derrière les rizières, dans un bosquet, peu vêtu en cette saison. On distingue des théories blanches de Coréens se rendant au marché de la localité voisine, marché hebdomadaire où ils vont s’approvisionner de coton, de tabac, d’allumettes ; ou bien vendre du bois de chauffage que portent de paisibles mais robustes bœufs disparaissant sous leur charge volumineuse.

Pendant que le bateau file lentement ses nœuds, n’est-ce pas le moment de donner quelques détails géographiques sur le pays que je vais bientôt fouler de nouveau ?

Approximativement, la Corée ou « Tchosen » est située entre les 34e et 48e degrés de latitude nord, et entre les 122e et 128{e}} degrés de longitude est. C’est une longue presqu’île baignée à l’est par la mer du Japon, au sud-est par le détroit de Corée, et à l’ouest par la mer Jaune. Au nord et à l’ouest, c’est le Tou-men-kang et le Ame-nok-kang ou Ya-lou-kang qui séparent la péninsule de l’empire russe et de l’empire chinois. La frontière avec la Russie n’est pas déterminée complètement sur les monts Tchan-yane-line. Ces deux fleuves qui servent de limites prennent leur source au Paik-tou-sane (montagne à la tête blanche). Une grande chaîne part de là et se répand vers le sud, suivant d’assez près la côte est, puis bifurque vers la pointe sud-ouest. Sur le versant ouest de nombreux contreforts et collines s’étendent très loin de la chaîne principale, en formant autant de petites vallées très fertiles. Sur le versant est il y a moins de contreforts ; la pente est plus rapide, aussi n’y a-t-il pas de fleuves se jetant dans la mer du Japon. Les plaines y sont aussi très fertiles. En somme la Corée est un pays montagneux. Il faut escalader collines sur collines avant d’atteindre un endroit d’où l’on puisse embrasser un assez vaste horizon.

Le point le plus haut de ces montagnes est le Paik-tou-sane (2,450 mètres), mais il ne s’élève que de 540 mètres au-dessus de la plaine qu’il domine. Le nord de la Corée est encore couvert de grandes forêts où l’on trouve en abondance cerfs, tigres et faisans, léopards, chats sauvages, chevreuils et une grande variété d’oiseaux d’eau.

Les fleuves du nord, grâce à la persistance des forêts, ont un régime à peu près invariable ; tandis que les fleuves du sud, même le Hane-Kang (le fleuve de Seoul) ont des crues considérables et rapides pendant la saison des pluies. On retrouve un peu partout sur le continent les signes de l’activité volcanique. Le Paik-tou-sane est un ancien volcan. La « montagne à la tête blanche » est regardée comme sacrée par les Coréens et un grand nombre de légendes se racontent sur les mystères qui s’y sont passés. On désigne encore comme autre montagne de feu, en Corée, le Kouane-ak-sane, pic élevé au sud de Seoul ; c’est une erreur qui vient de ce qu’elle est désignée dans les livres coréens sous le nom de « montagne ayant la forme de flammes ». Cette forme de flammes est due à des à-pics rocheux sur le sommet et du côté de Seoul, mais cette montagne n’offre aucun caractère volcanique. En résumé, on constate la présence de laves et de basalte dans le nord et aussi dans le Ping-hane-to, et Tchai-Tchou (Quelpaert) dont l’origine volcanique n’est pas douteuse. Les terrains paléozoïques et mésozoïques se trouvent dans le Houan-haï-to ; les terrains tertiaires dans le Ping-hane-to, dans le Hane-kion-to ; mais les roches de l’assise cristalline dominantes sont le micaschiste et le gneiss avec des interpositions de porphyres et de roches granitiques. Le granit de l’île de Kang-hoa est superbe.

On trouve en Corée de l’or, de l’argent, du plomb, du cuivre, du fer, de l’étain, du manganèse, du mercure et de l’anthracite à Pieun-yang. Les lacs y sont peu nombreux et petits ; peu de rivières et de fleuves sont navigables à plus de quelques kilomètres de la côte. Cependant les grands fleuves Ya-lou-kang (fleuve de Eui-tjou), Taï-tong-kang (fleuve de Pieun-yang), le Im-tjine et le Nak-tong-kang (fleuve du sud) sont navigables à quelque distance. Le Hane-kang (fleuve de Seoul) serait navigable sur 250 kilomètres au moins avec de petites chaloupes, si on coupait quelques rapides, à partir de Ryong-sane et de Ma-po (porte de Seoul).

Il y a actuellement douze ports ouverts au commerce européen. Comme je l’ai dit précédemment, la rade de Massampo est admirable, et les Russes et les Japonais y ont un dépôt de charbon. Les Russes se proposent d’y construire un hôpital. Foussane et Oueunsane (Gensane) sont encore assez bons. Tchémoulpo, qui prend la première place à cause de la capitale, est cependant un très mauvais port. Les grands bateaux sont obligés de rester à l’extérieur, très loin, et les communications avec le port intérieur qui se font par un chenal très étroit, toujours déplacé par les alluvions, sont impossibles pendant la basse mer pour des bateaux calant 3 mètres. Sur la côte est, la marée est très faible, tandis que sur la côte ouest elle atteint 8m,50 et 9 mètres. La côte est beaucoup moins découpée que la côte ouest ou la côte sud. Celles-ci sont souvent des rochers escarpés et des récifs qui rendent la navigation dangereuse, ainsi que les bancs de sable ou de vase qui se forment à l’embouchure de quelques fleuves. L’archipel du sud est très pittoresque, et l’on admire les vols audacieux des oiseaux de mer, seuls habitants de certains îlots escarpés. La navigation y est difficile à cause des élans furieux de la mer dans les étroits canaux qui les séparent, et parce qu’aux grandes marées quelques-uns d’entre eux sont recouverts par les eaux.

En résumé, la Corée offre des sites pittoresques. On trouve aux environs de Seoul même des bonzeries enfouies dans la verdure, perchées sur les flancs abrupts de quelque colline ou au fond d’une étroite vallée, toujours dans des cadres ravissants.

La presqu’île de Tchosen a un climat continental. La moyenne de la température annuelle varie suivant les localités, de 11°,5 à Seoul à 15°,2 à Foussane. L’été y est trop chaud (22°,4 à Oueunsane, 23°,7 à Foussane), et l’hiver trop froid (- 7° à Seoul, + 6°,9 à Foussane) pour une péninsule. Le printemps y est plus froid que l’automne. Le mois d’août est le plus chaud (maximum, 36° ; minimum, 23° à Seoul), et c’est en janvier que le thermomètre descend le plus bas : à - 28° ou - 25°. En moyenne, le climat de la Corée est plus rigoureux que celui des contrées européennes situées sous les mêmes latitudes. Le sud du pays a un climat moins continental que le nord. Il est plus doux sur la côte est que sur la côte ouest ; les baies y sont libres de glace, tandis que les fleuves gèlent sur la côte ouest. La côte orientale est sous l’influence des moussons chaudes et humides du sud-est, tandis que les vents glacés du nord-ouest y arrivent réchauffés par leurs passages à travers les montagnes. Mais le climat est sain, l’atmosphère pure et lumineuse. La saison la plus agréable est l’automne. Enfin, je terminerai ma présentation géographique en disant que la Corée affecte — aux yeux de ses superstitieux habitants — la forme d’un dragon.



Le 3 avril, au matin, le Genkai Maru, tournant à l’est, entre dans les îles de l’archipel du Prince-Impérial, et vers midi nous sommes devant Tchémoulpo. Après avoir vu défiler de nombreux flots tout embrumés, frôlé mille jonques coréennes en route vers le port, ou d’autres points de la côte, croisé quelques bateaux à vapeur qui s’en vont en pleine mer, j’ai constaté la construction de trois phares réclamés depuis longtemps par les marins à l’entrée difficile de Tchémoulpo. C’est le service des douanes qui est chargé de l’installation de ces précieux témoins, et on se propose d’en établir d’autres le long de la côte pour le plus grand profit de la navigation de cabotage.

Voici, dans le port extérieur, plusieurs navires de guerre : un stationnaire et des croiseurs japonais, ainsi qu’une canonnière russe. C’est que le grand Nippon jette maintenant des regards de convoitise vers le « Pays de la Fraîcheur matinale », et se prend à réfléchir que les rizières du sud sont excellentes, que le pays est sans défense, bien à proximité pour devenir une colonie d’émigration, qui permettrait de mettre à l’aise les îles centrale et méridionale de l’archipel japonais : celle du nord, Yéso, étant trop froide pour être peuplée. L’espace commence à manquer au Japon pour une population de quarante-quatre millions d’habitants qui s’accroît chaque jour.

Tchémoulpo apparaît à présent au fond d’un groupe d’îlots entre lesquels les dépôts d’alluvions ne laissent qu’un étroit chenal qui permet seulement l’entrée aux bateaux calant moins de quatre mètres cinquante, à marée haute.

Ordinairement, on jette l’ancre en dehors, près du premier phare établi sur la pointe de l’île Roze, dominée par le fort coréen, à trois ou quatre kilomètres du port intérieur. Nous stoppons, et pendant que la chaloupe de la douane amène la « Santé » je retrouve avec plaisir Tchémoulpo embelli, augmenté de constructions nouvelles.

La ville européenne, juste en face du port, s’étale au pied des collines sur les flancs desquelles les maisons grimpent déjà presque jusqu’au sommet. Tout en haut s’élèvent le « Club » et la villa d’un négociant allemand. Au-dessous, entourant le jardin municipal, les maisons japonaises, en bois, s’accoudent et montrent leurs galeries, leurs portes à glissières, leurs énormes lanternes bariolées.

En avant, dominant les bâtiments de la douane et la jetée, le consulat d’Angleterre, en briques rouges, est planté sur un rocher.

Sur le quai, à la jetée, cris et tumulte : le mouvement commercial de ce port est de plus en plus important. Plusieurs centaines de petites jonques sont accostées au quai, remplies de sacs de riz, ainsi que des bateaux à vapeur, de faible tonnage. Les bruits de treuils et de sirènes démontrent une grande activité.

Voici notre port envahi par les coolies, et je m’empresse de gagner, en sampan, la jetée en moellons, et le quai haut de dix mètres, à cause des marées formidables de huit à neuf mètres qui se font sentir ici.

Le port est sur le fleuve Hane, qui coule du nord au sud depuis l’île de Kang-hoa jusque devant Tchémoulpo. C’est une opération longue, à cause du courant du flux ou du reflux, dangereuse par gros vent, que d’accoster, en sampan, les paquebots lorsqu’ils sont dans la rade, et il faut presque une heure pour les atteindre : c’est ce qui rend ce port fort incommode.

Au pied de l’île Roze, sont des magasins appartenant aux Russes, et le sanatorium nouvellement installé pour les pesteux.

Mon sampan me fait passer à côté de deux bateaux de la Compagnie coréenne de navigation, dont le troisième est confisqué quelque part à Dalny ou à Niou-Tchouang pour un dommage de sept à huit mille yens qu’il a causé, dans une collision, à un bateau russe et cela depuis plus de six mois.

En quelques coups de godille je suis au quai, où mon domestique m’attend, et va s’occuper de mes bagages, ce qui me préservera de la nuée des coolies. Ceux-ci s’empressent au débarcadère, et s’arrachent les colis des voyageurs qui voient s’éparpiller en tous sens malles et valises, à leur grande fureur et au milieu de cris, d’un vacarme indescriptible, tandis qu’à côté, dans une jonque, d’autres coolies comptent en chantant les sacs qu’ils déchargent à dos d’homme.

À travers les caisses, les sacs, les charrettes, j’arrive enfin sur le quai en ce moment encombré par des amas de sacs de riz, le grand commerce de la Corée et du Japon. Mais habituellement c’est une promenade de quinze à vingt mètres de largeur, très longue, que l’on agrandit tous les jours en gagnant sur la mer, car il y a à Tchémoulpo, pour la concession européenne, une municipalité prévoyante qui contribue à l’embellissement de la cité. Celle-ci s’étage en amphithéâtre. Derrière le consulat anglais est le quartier chinois avec ses bâtisses en briques grises ; puis à partir de la douane, tout le long de la grande rue, se trouvent les quartiers européen et japonais dont les maisonnettes en bois avec façades sur la rue ne laissent voir du côté de la mer que les cours, les cuisines, les auvents de toutes sortes et la lessive, ce qui gâte beaucoup le panorama. Plus loin, au bout de cette rue, s’étend la ville coréenne, dominée par l’église catholique.

Une haute montée d’escaliers, perpendiculaire à la rue précédente, conduit au « Club » luxueusement organisé, au « Tennis-Club » et au jardin municipal.

Près du port les bâtiments de la Nippon Yusen Kaïsha en briques rouges ; les hôtels japonais, les uns en bois, un autre, le « Daïbutsu-hôtel », gros bâtiment de briques rouges, d’où l’on a une belle vue sur la mer.

Mais c’est de la terrasse du « Club » que la vue s’étend au large, et c’est de là qu’on voit s’étaler toute la ville et ses faubourgs ; qu’on aperçoit les flots, les vapeurs entrant ou sortant, et le grand mouvement de la rade.

La colonie européenne de Tchémoulpo est cosmopolite, et des Français y occupent des situations importantes.

Les navires de guerre russes, anglais, français trouvent à s’y approvisionner au « General Store » de M. Rondon, un compatriote intelligent qui fait d’excellentes affaires, en société avec quelques amis, sous le nom de « Rondon, Plaisant et Cie », à Tchémoulpo et à Seoul.

Des bazars japonais bien organisés renferment à peu près tout ce que le voyageur peut désirer, et des hôtels très propres lui assurent le logement et la nourriture, dans le genre de ce que j’ai trouvé à Foussane.

Les autres Compagnies de navigation ont leurs agences à Tchémoulpo, ainsi que les banques « Dai Ichi Ginko », « Hong-Kong-Shanghaï Corporation ». Un bureau japonais des postes et télégraphes est installé au centre du quartier européen, près du bâtiment du conseil municipal et des consulats japonais et russe. Au-dessous du « Club » se dresse l’église protestante anglaise ; enfin, une quantité de maisons de toutes formes et de tous styles, maisons de bois, maisons de briques, abritent les membres de la colonie européenne et japonaise.

Au bout de la concession, on entre dans le quartier coréen, aux rues tortueuses et sales, aux maisons en terre et en boue, à toits de chaume, à demi croulantes et noircies de fumée.

Là se trouvent les boutiques de marchands de légumes, de poisson salé et frais, les bouchers, les ferblantiers, et c’est là aussi que l’on a installé, très modestement, à côté de sa rivale japonaise, la poste coréenne réorganisée ou plutôt organisée de fond en comble en 1899 par un de nos compatriotes M. Clémencet, et grâce à ses efforts constants le service fonctionne aujourd’hui régulièrement à Seoul et dans tout l’intérieur du pays.

PANORAMA DE CHÉMOULPO

La ville indigène s’étend assez loin et renferme à peu près huit mille habitants : pêcheurs, coolies, décortiqueurs, ouvriers de la manufacture de tabacs installée depuis deux ans par des Grecs et aujourd’hui subventionnée par une maison américaine. Comme les Turcs, les portefaix coréens enlèvent des charges énormes sur leur dos, sans fatigue apparente. Ils sont, au surplus, très doux (comme les forts), et il suffit pour en être convaincu de voir comment, dans le port, les font marcher les petits Japonais remuants et tapageurs.

Les jonques avec leurs formes originales, ventrues, leur mâture penchée sur laquelle glissent des voiles faites de nattes ou de vieilles toiles, cent fois rapiécées, s’alignent, se pressent dans le port intérieur, et on se demande comment ces marins affrontent la mer houleuse avec cet outillage primitif, ces amarres faites de cordes de paille, ce treuil en bois destiné à relever l’ancre également en bois.

Pourquoi, au contact et à l’exemple des bateaux japonais, mieux conditionnés, et des procédés modernes qu’ils ont tous les jours sous les yeux dans les ports, les Coréens, qui vivent de la mer, n’ont-ils pas modifié leur antique mécanisme de travail ? Ce n’est pas parce qu’ils se rappellent avec fierté qu’un de leurs ancêtres a inventé le « bateau-tortue », cuirassé en « bois » qui permit autrefois, nous rapporte l’histoire, à ce fameux amiral d’anéantir dans l’archipel la flotte japonaise ; mais c’est parce qu’ils sont trop pauvres pour adopter les amarres en chanvre ou en acier, et parce que chez le Coréen comme chez le Chinois se montre l’indifférence la plus complète pour tout ce qui est œuvre d’Européen. De plus, le temps n’est absolument rien pour lui et, pourvu que son bateau se déplace un peu sur l’eau, il en est aussi content que s’il faisait vingt kilomètres à l’heure.

En 1900, il y avait à Tchémoulpo, outre 8,000 Coréens, 4,215 Japonais, 1,263 Chinois et 85 Européens, négociants, fonctionnaires et missionnaires. Les Chinois, les Japonais, les Russes, les Anglais et les Américains y ont un consulat.

À part le quartier indigène, la ville a bon aspect : les rues sont larges et très propres, chose que l’on ne trouve à Seoul que les jours de sécheresse et de beau temps fixe.

La vue magnifique de la mer vaut mieux que celle des toits uniformément gris de la capitale, et je préfère encore l’odeur de la vase à marée basse à celle plus caractéristique de certains quartiers de Seoul.

La température y est aussi plus uniforme, la colonie européenne très gaie. Le « Club » organise chaque année des bals très goûtés, et l’on danse aussi chez d’aimables résidents.

En me rendant à la gare, je passe le long du port, où l’on est en train de décharger et compter les sacs de riz, et j’entends les chants rythmés des coolies et des portefaix pendant qu’ils accomplissent ce labeur. Règle générale, quand il travaille et qu’il ne fume pas, le Coréen chante. Heureux peuple !

Tout près de la station, s’élève le nouveau bâtiment de la Chinese Eastern Railway Steamship Company, une des plus élégantes constructions du port.

La gare est une bâtisse très simple, en bois, mais suffisante. Elle est à deux minutes du point d’embarquement sur le port, et les jonques chargées de matériel y viennent accoster derrière des hangars couverts. La construction de ce chemin de fer de Tchémoulpo à Seoul fut accordée en 1896 à un syndicat américain qui en 1898 vendit la ligne à un syndicat Japonais, lequel en acheva la construction. En 1900 les trains purent venir jusqu’à la capitale. Il y a sur cette ligne un ouvrage d’art remarquable à la traversée du fleuve Hane près de Seoul, ouvrage en fer à voie en dessous de 600 mètres en dix travées de 60 mètres. C’est un pont américain, mais il fut monté par les Japonais ; ce sont eux aussi qui exploitent cette ligne d’un rapport, dit-on, de 500,000 francs par an. La voie est à écartement normal et la longueur de la ligne est de 42 kilomètres. On ne va pas vite puisque nous mettons une heure quarante-cinq pour aller de Tchémoulpo à Seoul, y compris huit arrêts intermédiaires. Les voitures en usage maintenant sont confortables. Ce sont d’immenses cars américains de 18 mètres de longueur, mais traînés par de minuscules locomotives qui soufflent à perdre haleine aux rampes de dix millimètres accusées par le profil en long de ce chemin de fer.

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En route pour Seoul à cinq heures du soir. On voit défiler les premiers villages adossés généralement au pied d’une colline avec quelques arbres tout autour. Les maisons sont basses, en terre battue mélangée de paille, recouvertes de toits de paille. Portes et fenêtres peu nombreuses, en papier, bien entendu, collé sur de petits cadres en bois. Les maisons de ces villages sont serrées les unes contre les autres, et séparées par des cours dans lesquelles travaillent les femmes. L’étable est ouverte sur la cour intérieure, et les animaux y vivent pêle-mêle avec les enfants. Nous traversons des salines couvertes par la mer, puis des rizières. À ce sujet disons tout de suite que la culture du riz est la principale occupation des Coréens, et que la pêche vient en seconde ligne.

Des villas que l’on aperçoit çà et là appartiennent à des Américains. Ils viennent y passer l’été pour se soustraire aux émanations délétères de la capitale. À défaut de verdure, on y a une jolie vue sur la mer.

La Corée est un pays très giboyeux, et dans ces grandes plaines que la voie traverse, de même que sur les collines couvertes de jeunes pousses de pins, les chasseurs font des hécatombes de canards, d’oies, de faisans, sans compter le gibier plus modeste, les cailles et les alouettes. Aussi les Européens viennent-ils beaucoup chasser par ici.

Nous croisons de temps à autre la route de Tchémoulpo à Seoul par laquelle passaient tous les voyageurs avant l’ouverture de cette ligne ; tous ceux, du moins, qui ne descendaient pas par le fleuve. Ces voyages se faisaient soit à cheval, soit en « kourouma » ou « illioko » (pousse-pousse), soit en chaises à porteurs, soit enfin à bicyclette. Par le beau temps, ce trajet ne manque pas d’agrément. Mais quand il pleut, la route est transformée en boue liquide, argileuse, et la locomotion devient une torture. Aussi le chemin de fer a-t-il été un bienfait. Il a pris, non seulement le trafic de la route, mais aussi celui du fleuve. Dans toute cette partie, le pays n’offre rien de pittoresque et est peu peuplé. Les forêts qui le recouvraient ont été partout détruites. C’est à peine si l’on aperçoit avant d’arriver à Seoul, à la nuit, la grande montagne du Kouane-ak-sane au sommet de laquelle se trouve un monastère bouddhique avec un petit autel bâti sur un effrayant à-pic d’aiguilles rocheuses. C’est elle que les historiens coréens désignent sous le nom de « montagne en forme de flammes ».

À Yong-tong-po se voit l’amorce du chemin de fer de Seoul à Foussane. On fait des remblais énormes pour la gare et le village japonais établi sur ce point, et qui commence déjà à se peupler.

Voici maintenant le pont et le fleuve Hane dont les eaux bruissantes sur les rapides étincellent aux premiers rayons de la lune. La nuit est venue tout à fait ; les faubourgs s’éclairent faiblement, et sur la rive droite du Hane c’est à peine si je distingue encore la place de Grève où l’on tranchait autrefois la tête aux condamnés. Aujourd’hui, on pend, on étrangle encore, mais plus rarement.

Me voici à Ryong-sane, petite halte où se fera plus tard le raccordement du chemin de fer de Seoul à Eui-tjou qui, avec le Seoul-Foussane, constituera la grande ligne coréenne, prolongement du Transsibérien et du Transmandchourien dont un embranchement viendra de Moukden à Eui-tjou. Quand cette ligne sera ouverte à l’exploitation, Foussane deviendra le grand port coréen, et il ne sera plus qu’à treize jours de Moscou, et cette durée du voyage, déjà minime, sera réduite à dix jours quand les rails permettront une plus grande vitesse. Enfin, après cette gare, j’aperçois les feux rouges du tramway électrique qui attend le passage du train. En contraste frappant avec ce modernisme, est l’obscurité des rues faiblement éclairées par des luminaires fumeux, et le va-et-vient, le long de la grande artère du faubourg, de silhouettes blanchâtres, tenant en main de petites lanternes en papier, lumières falotes qui se balancent et sautillent dans la nuit. Tel est l’aspect nocturne des faubourgs et des villages quand la lune ne brille pas dans le magnifique ciel étoilé de l’Extrême-Orient. Le train s’arrête. C’est la gare de Seoul (sud). Mais l’étonnement du voyageur est grand, car — étrange chose — il n’y a que des Japonais ici. On entend le claquement des semelles de bois sur le sol ; on ne voit que manteaux à pèlerine traînant jusqu’à terre, des chapeaux mous à grandes ailes, et l’horrible melon, de forme antique, qui orne à présent le chef des sujets du mikado.

Ce qui explique cette affluence nippone, c’est le voisinage du quartier de Tchine-ko-kaï, dont la concession faite aux Japonais il y a environ trente ans fut bientôt couverte de maisons de bois, et peuplée de plusieurs milliers d’habitants. Aujourd’hui, ce quartier déborde, hors des murailles, sur le flanc du Name-sane (la montagne du sud). Une modification de la gare du Sud va bientôt leur donner un nouvel espace de plusieurs milliers d’hectares sur lequel s’élèvera tout un nouveau quartier commerçant et affairé à la tête de la ligne du « Seoul-Foussane », lequel n’est — en somme — comme je l’ai dit déjà, qu’une longue bande de cinq kilomètres de largeur et de quatre cent soixante de longueur, de territoire japonais, en plein cœur du pays, une prise de possession effective sur laquelle il sera difficile de discuter dans l’avenir. Ce succès diplomatique fait espérer aux Japonais qu’ils obtiendront — par la suite[2] — la construction, entreprise à l’heure actuelle par le gouvernement coréen, de la ligne Seoul-Eui-tjou. Possesseurs de ce Transcoréen, ils pourront, dès lors, régler les destinées du « Pays de la Fraîcheur matinale ».

Encore quelques centaines de mètres et le train s’arrête enfin au terminus, à la gare Ouest, après avoir longé la muraille dont les crêtes dentelées se dessinent vaguement dans la nuit, ainsi que les portes voûtées surmontées de toitures à deux étages et de dragons protecteurs.

Coolies, portefaix se précipitent pour saisir les malles et les paquets, pendant que les « illiokos » (pousse-pousse) hèlent le client. Je préfère, habitant près de la muraille, rentrer à pied par cette nuit froide. L’air est vif, la neige durcie craque sous la semelle.

Voici « Station Hotel », ouvert depuis un an et tenu par un Américain. Celui-ci, ancien missionnaire, fait construire à côté de la gare un grand hôtel en briques qui offrira tout le confort moderne.

Il y a trois ans à peine, le voyageur qui arrivait à Seoul devait frapper à la porte de quelque ami ou compatriote pour trouver le gîte et la table ; mais depuis peu, plusieurs hôtels et restaurants se sont installés ici, et n’offrent que l’embarras du choix.

Le chemin que je suis est bordé de boutiques fermées à cette heure. Elles sont surmontées de la lanterne réglementaire, la plus petite possible, aux carreaux sales ornés d’un caractère chinois, et qui n’envoie pour l’éclairage de la rue que des rayons faibles, bien incertains. J’arrive sous une porte voûtée, et mon premier soin est d’enfoncer jusqu’à la cheville, dans la boue gluante de ce passage très fréquenté, piétiné du matin au soir par une infinité d’animaux et de gens. Je ne suis pas le seul à souffrir du mauvais état de la voie. Un Coréen tout de blanc vêtu, coiffé de son « gracieux » chapeau noir, s’avance prudemment, en équilibre sur des sabots à chevalets (ils ressemblent aux ghettas japonais). Mais un de ses pieds s’enfonce ; en le retirant, le sabot reste englué, et mon homme va s’étaler tout de son long dans la boue. Adieu le vêtement blanc qui ressort de là noir et puant, et de cette masse qui s’agite, qui s’ébroue, à la recherche du sabot disparu, sort ce cri douloureux : « Ai-gou ! ai-gou ! » auquel le voyageur s’habitue vite en Corée, comme à la boue et à une infinité d’autres caractéristiques du pays.

En ce moment, ce cri a la signification de : « Ah ! mon Dieu ! quelle guigne ! c’est désolant ! Finie la petite fête projetée pour ce soir ! » Que sais-je encore ?…

Sous cette porte, il y a réellement une étude de mœurs à faire, car voici encore d’autres sujets intéressants : c’est un coolie, traîneur d’illioko, trottant depuis le matin, qui revient couvert de boue jusqu’au ventre ; c’est un factionnaire, baïonnette au canon, qui piétine devant sa guérite, en criant à tue-tête des commandements de l’exercice du matin : « Hane ! toul ! sieh ! » (un, deux, trois), pour se réchauffer.

Mais arrive un bœuf chargé de branches de pin et qui obstrue à lui seul toute la porte, juste au moment où le « tram électrique » sonne pour se faire livrer passage. Une pauvre femme engagée dans cette impasse — la lanterne à la main, couverte d’un manteau vert d’où émergent seulement ses pieds et le bas du pantalon — hésite entre deux périls : celui d’être bousculée par le bœuf ou de s’étaler à son tour. Alors, adieu aussi, pour ce soir, la séance de sorcellerie à laquelle elle se rend peut-être, ou le papotage avec l’amie qu’elle va voir.

Déjà j’entends ses cris, ses appels au conducteur qui, lui, emboîte prudemment le pas de son bœuf, assuré que là où sa charge passera, il pourra bien passer lui-même sans crainte, et il va ainsi pendant des heures, rêvant à je ne sais quoi, insensible aux bousculades de cette énorme charge qu’il conduit, qui le conduit plutôt, vers sa demeure.

Je peux, avec des sauts et une gymnastique compliquée, me tirer de ce mauvais pas, et je n’attends pas davantage la conclusion, car si la femme tombe, ce sera une dispute d’au moins une heure, et à tue-tête, entre les deux parties, les trois même, car le bœuf, aussi bien qu’innocent de ce qui se passe à droite et à gauche de sa grosse tête, recevra sa part des injures, et étant donnés le ton et le choix de celles qui sont réservées aux humains, je me demande ce que peuvent être celles adressées aux bétes !…

  1. Vers la fin de l’année 1903, un steamer portant pavillon français — le premier peut-être — a jeté l’ancre à Tchémoulpo, apportant du riz d’Annam au gouvernement coréen.
  2. C’est chose faite aujourd’hui.