Bourdaret - En Corée, 1904/Chapitre IX

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Librairie Plon (p. 256-265).


CHAPITRE IX


Panorama de Seoul. — Vue du Name-sane. — La forteresse du Pouk-hane. — Son passé glorieux. — Le Bouddha-Blanc. — Un « Sone-hang-dang ». — Les Coréens vont quitter leurs blancs habits ! — La vieille Corée s’en va.


Profitons de cette belle journée pour nous mettre en quête d’une vue d’ensemble de la capitale, à présent que nous commençons à la connaître dans ses détails. C’est du Name-sane que nous aurons le panorama le plus remarquable sur la ville et ses faubourgs. En passant, saluons le temple Tchang-tchouan-tane où l’on célèbre — chaque année — un sacrifice à la mémoire des braves, morts pour la patrie, et celui de Kouk-sa-dang élevé à la mémoire du célèbre sorcier Mou-hak qui prédit à Tai-tjo, le fondateur de la dynastie actuelle, son brillant avenir. Remarquons aussi que les contreforts boisés de la montagne sont déjà couverts de coquettes habitations. C’est à cette distance que l’on apprécie le pittoresque des murailles dont la dentelure est ébréchée en maints endroits. Tantôt dans la plaine, tantôt gravissant les pentes raides, elles encerclent de leur ligne puissante la ville étrange qui d’ici — avec sa mer de toits gris, les taches de verdure sombre répandues aux alentours de ses palais et de ses temples, le pic pointu et boisé du Paik-sake — offre un coup d’œil non dépourvu de grandeur et de grâce. Mais, hélas, la malpropreté de l’intérieur a vite fait oublier le cadre. On dirait un de ces jades que nous avons vu travailler tout à l’heure, mais un jade dont on aurait seulement sculpté avec soin le pourtour, les parties saillantes, simplement ébauché les creux, et que l’on aurait ensuite abandonné à la poussière des siècles.

PANORAMA DE SEOUL

À gauche, les faubourgs forment une véritable ville dominée par l’église Saint-Joseph. Dans le fond, le fleuve Hane fait à ce tableau une ceinture miroitante au soleil, sur laquelle glissent les barques de pêche ou de transport avec leurs hautes voiles blanches, jaunes ou rouges, déployées au vent. On aperçoit — au nord — les murailles de la forteresse du Pouk-hane. Tous ces pics isolés que nous voyons autour de Seoul ont été utilisés, dès que Tai-tjo s’y fut installé en 1394, pour avoir des communications avec l’intérieur du pays, à l’aide de feux allumés la nuit, d’un pic à l’autre, à des heures convenues. L’ascension du Pouk-hane, bien qu’assez malaisée si l’on veut arriver au sommet (850 mètres), est une des courses classiques et fort pittoresques du pays. On est récompensé de la fatigue par une vue magnifique de la plaine et de la mer que l’on peut apercevoir par un temps clair. Le fleuve trace ses courbes argentées au milieu des collines qui n’apparaissent — de ce point — que comme de légères ondulations de la plaine. La forteresse elle-même a son histoire glorieuse dans les annales coréennes, et pendant les trois royaumes de Ko-kou-ryo, de Paik-tché et de Silla, elle eut à subir de nombreux sièges.



Aujourd’hui, je suis invité à des manœuvres de l’infanterie coréenne, dans la vallée du Bouddha-Blanc ; je profite de cette circonstance qui me fournira l’occasion de conduire le lecteur vers des choses et des lieux nouveaux.

Voici déjà des bataillons qui passent devant mon habitation, tambours et clairons en tête, à une allure très variable ; ceux-ci très lentement, ceux-là très vite, la mesure étant tout à fait facultative, et laissée à l’appréciation du caporal-clairon. Ils passent, ces soldats, le sac au dos, guêtrés de blanc ou à peu près, l’arme sur l’épaule gauche, encadrés par leurs sous-officiers et leurs officiers, à l’allure aussi peu martiale que possible : celle des pompiers de Nanterre, si chère à nos revuistes.

Les chefs se tiennent difficilement en équilibre sur leurs petits chevaux ébouriffés, sans souci du peu d’ordre de la troupe qui les suit. La marche de front et l’alignement sont choses encore impossibles aux troupiers coréens, tout autant que de porter correctement l’arme sur l’épaule.

Ils rentreront ce soir à leur caserne, en chantant un chœur, en l’honneur de leur empereur, pour oublier la fatigue de la route. Ils vont au champ de manœuvre par la route de Pékin. Je prendrai un autre chemin, par la porte du Nord-Ouest, et ferai au retour la même route qu’eux.

Le chemin que je suis contourne le mur d’enceinte du Kiong-bok-koung, et à gauche est la colline de l’ouest, sur laquelle passe la muraille ; c’est la colline du Tigre-Blanc (Hine-houng-sane). Elle est semée de bouquets de pins et de petits temples emmurés qui rompent la monotonie et l’aridité de ses croupes granitiques, aux arêtes dentelées et contournées se détachant nettement sur le ciel bleu.

Voici la porcelainerie, entourée d’habitations de nobles, avec leurs toitures de tuiles grises ; c’est un bâtiment tout neuf, mais qui n’a pas encore vu le feu… de ses fours. On traverse là tout un quartier d’habitations princières, de demeures aux souvenirs historiques, gardées par une foule de dignitaires et d’eunuques.

J’arrive à l’ancienne ferme impériale, transformée en jardin public, abandonné tout à coup, en plein travail d’installation, parce que l’aiguille de la boussole des géomanciens — dorée, sans doute — se tournait obstinément du côté « défavorable ».

Le chemin grimpe maintenant à travers les rochers jusqu’à Ha porte du Nord-Ouest (Tchang-houi-moun) d’où l’on a encore une très jolie vue sur Seoul.

De l’autre côté du col le chemin dévale dans une gorge étroite, qui porte le nom de quartier des Nuages-Blancs, parce que ceux-ci s’y amoncellent et s’accrochent aux dentelures de ses collines.

Elle pourrait s’appeler aussi bien « vallée des Pommiers », car, en automne, depuis le village situé à sa base jusqu’aux pentes du Pouk-hane, tout est rouge de pommiers chargés de fruits.

J’atteins rapidement le ravin qui descend du Pouk-hane, et à travers la vallée du Bouddha-Blanc et celle des Muguets, vient déboucher dans la plaine du Hane, près du village de Hian-houa-tchine. Sauf pendant la saison des pluies, l’eau court en dessous du sable qui encombre le lit du ravin. Elle s’échappe çà et là pour l’arrosage des rizières.

Au point où la vallée des Pommiers rejoint celle du Bouddha-Blanc, se trouve un pavillon en bois sculpté, bâti sur un bloc énorme, isolé au milieu du ravin. C’est le pavillon du lavage du sable.

Non loin de ce dernier se trouvent les papeteries où l’on fait ce merveilleux papier coréen indéchirable dont les usages sont innombrables.

Plus en aval encore, dans cette vallée encaissée et déserte se dresse enfin le Bouddha-Blanc, près de l’endroit où elle s’élargit et prend le nom de vallée des Muguets ou « passage de la grande route de Pékin ».

Le « Bouddha-Blanc » s’appelle plus exactement : « Bouddha femelle de l’eau de la mer » et la légende qui s’y rattache est assez intéressante pour que je la conte après avoir décrit le monument.

C’est tout simplement un énorme rocher sur lequel a été peinte en blanc l’image d’une femme, protégée par un toit de pagodon que l’on est tout d’abord surpris d’entrevoir dans ce couloir désert où n’habitent que des aigles et des vautours, en dehors du gardien, logé dans une cabane perchée sur le rocher voisin.

L’histoire du Bouddha remonte au seizième siècle, pendant le règne du roi Miong-tjou. À cette époque vivait un certain Kim, réputé pour sa beauté dans toute la capitale, et qui fut fiancé et marié à une pauvre fille extrêmement laide, aux yeux chassieux, à la face large et marquée de petite vérole.

Ce jeune homme accepta sans objection son malheureux sort, et prit en pitié sa femme. Il savait bien que la faute de cette stupide union était celle de la marieuse, et non celle de la jeune fille. Il sut la défendre contre sa mère, prise d’une haine farouche contre cette bru si laide, qu’elle enfermait pour que personne ne la vît. Elle la faisait travailler jour et nuit, et souvent la rouait de coups. Cette vie atroce dura deux ans, et la pauvre femme eut un fils. Mais sa belle-mère, de plus en plus impitoyable, la mit, un jour, pendant l’absence de Kim, à la porte de la maison, elle et son enfant. Incapable de supporter plus longtemps son martyre, Hai-sou se donna la mort, après avoir tué son fils. Elle fit parvenir auparavant ces mots à son mari : « Je meurs, et ne vous demande qu’une chose, de m’enterrer près d’un clair ruisseau dont l’eau — en baignant mon corps — viendra rafraîchir mon esprit enfiévré. »

Kim, sans prêter attention à ce désir, enterra sa femme selon la coutume ordinaire, sur une colline. Mais, quelques nuits après, il entendit l’esprit de la morte lui reprocher de ne pas avoir exaucé sa prière. Il répondit à l’esprit que c’était chose impossible, parce que ce genre de sépulture était contraire à tous les usages.

Mais l’esprit ayant insisté et demandé que le corps fût enterré à l’endroit où se trouve le monument actuel, Kim obtint du roi l’autorisation d’y placer le corps de sa femme — quoique ce fût contraire aux usages — mais seulement parce qu’il fallait obéir à l’esprit.

La pauvre Hai-sou fut donc enterrée là, son image fut peinte sur ce bloc avec l’inscription Hai-sou (qui veut dire « eau de la mer »).

Ce monument excite la croyance populaire et souvent j’ai vu des femmes y venir faire des offrandes pour obtenir le bonheur en mariage, ou un enfant.

La légende raconte encore que l’eau, pendant les crues de la rivière, ne monte jamais jusqu’à l’image, et qu’une force invincible l’oblige à passer au-dessous de la partie blanche. Le contraire est visible cependant, mais ceci démontre la croyance aux choses surnaturelles, même quand la réalité vient, d’une façon éclatante, prouver le contraire.



J’arrive maintenant au champ de manœuvres, où l’infanterie exécute des feux de peloton, debout, à genoux, sous la direction d’un officier supérieur.

Voici les tireurs à la cible dont le tir est remarquable, grâce à leur absence totale de nerfs. Ceci est parfait, mais que serait-ce devant l’ennemi ? Voilà la question, insoluble pour le moment. Les premiers instructeurs militaires des Coréens ont été des Chinois, puis des Japonais, pendant l’émeute de 1884, puis des Américains et enfin des Russes. Maintenant ce sont des officiers coréens ayant fait leur éducation militaire à Tokio.

Laissons ces braves soldats à leurs exercices, et regagnons Seoul par la passe de Pékin, en jetant au passage un coup d’œil sur la vallée des Muguets. Il y a là de très jolis bois de pins entourant un tombeau princier, et dans l’herbe de superbes muguets, des iris et des violettes qui attirent en été les promeneurs de la capitale.

Au tournant de la grande route se dresse le Hong-tchai-houeun, pavillon où étaient reçus autrefois les ambassadeurs chinois. Cette route de Seoul à Pieun-yang et au nord, est assez bonne, quand il ne pleut pas, pour permettre à d’intrépides bicyclistes de s’y aventurer, malgré les cols élevés et les descentes rapides, obligeant à faire le tiers de la route à pied. C’est évidemment la meilleure des routes coréennes, surtout aux environs des grands centres.

Au moment où je fais cette promenade, les bourgeons commencent à éclater, les violettes se montrent timidement au bord du chemin. Elles sont, par parenthèse, sans parfum, les violettes de Corée, sauf une variété blanche. Leurs feuilles sont extrêmement variables de forme, depuis la feuille ordinaire jusqu’à une autre extrêmement allongée et dentelée.

Du col, on aperçoit tout le faubourg ouest de la ville et le fleuve Hane dans le lointain. Au pied de la descente, se dresse l’arc de l’Indépendance dont la première pierre fut posée le 21 novembre 1896, par les membres du Club des Indépendants, patronné par le prince héritier. Derrière sont encore debout les deux piliers de l’arc de la Dépendance, démoli en 1895. Il était moins imposant que le nouveau, mais plus gracieux, et il a duré plus longtemps que ne durera peut-être celui-ci.

Sous la porte de l’Ouest, par laquelle je rentre en ville, je vois des affiches placardées que la population lit attentivement. C’est qu’il s’agit d’une véritable révolution du costume national !…

Ces affiches portent à la connaissance des habitants de Seoul, la proclamation du préfet donnant dix jours (du quatorzième jour de la deuxième lune au vingt-quatrième), pour ne plus s’habiller en blanc, sous le prétexte excellent que cette couleur est trop salissante, et est réservée aux gens en deuil.

Mais cette proclamation est restée lettre morte, car fort peu d’habitants ont pu faire la dépense d’un nouveau costume, surtout parmi ceux que la proclamation visait surtout. Cependant on en voit quelques-uns porter des robes grises. Ce sera peut-être bientôt la fin du costume national blanc. Il me semble que ce jour-là le pays sera profondément modifié.

Quelques-uns, pensant — puisque les couleurs foncées étaient bien vues par l’autorité — qu’il était plus sage alors de mettre la robe extérieure tout à fait noire, se virent arrêtés par la police. Et voici pourquoi cet excès de zèle leur a valu cette rigueur. La circulaire parle de vêtements foncés, non de vêtements noirs. Cette couleur est défendue, en principe, parce que le révolutionnaire coréen Pak-Yeng-hio pénétra au palais, en 1884, vêtu de noir, pour afficher davantage ses idées réformatrices.

Chose curieuse, c’est toujours sur le costume qu’ont porté les grandes réformes du gouvernement, qui oublie que l’habit ne fait pas le moine (c’est cependant un de leurs proverbes). Il paraît que ces réformes sont plus aisées que celles à effectuer sur les institutions surannées.

Autrefois on a obligé les habitants à diminuer la longueur de leurs pipes ; on trouvait qu’ils avaient l’air trop arrogants. On leur fit diminuer ensuite l’ampleur de leurs manches ; puis le diamètre de leurs chapeaux, que sais-je encore ? Aujourd’hui c’est à la couleur que l’on s’en prend ; demain, ce sera à la forme. Mais le gouvernement continuera, malheureusement, d’être en proie au fonctionnarisme à outrance et au gaspillage.