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Bourdaret - En Corée, 1904/Chapitre VIII

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 229-255).


CHAPITRE VIII


La cathédrale de Seoul. — Mgr Mutel. — Le quartier japonais. — Le temple de Hiong-houi-tcheun. — Temple du dieu de la guerre. — Temple de Confucius. — Visite au port de Ma-Pou. — Ryong-sane. — Aspect pittoresque du pays. — Le fleuve Hane. — La pêche. — Coup d’œil sur quelques industries. — Le théâtre municipal. — Acteurs et spectateurs. — Agents de police et prisonniers. — Marchands et bijoutiers.


C’est dimanche aujourd’hui ; nous irons entendre la messe à la cathédrale. C’est une occasion de voir la colonie française, qui se compose d’environ quarante-cinq personnes, y compris les femmes et les enfants.

La cathédrale s’élève au centre d’un grand jardin, sur le sommet d’une colline qui s’appelait, bien avant que cet édifice y fût élevé, d’un nom prédestiné : « Colline de la Cloche ». Il y avait en effet autrefois à cette place une bonzerie dont la cloche appelait les fidèles.

Les beaux bâtiments de la mission, la maison des sœurs de Saint-Paul de Chartres et l’orphelinat s’élèvent à côté. L’église catholique est très prospère. En outre de la colonie française, belge et italienne, on y trouve deux cent cinquante à trois cents Coréens, hommes et femmes, à chaque office, et les jours de grand’messe, elle est bondée. Elle domine un des plus beaux emplacements de la ville. La première pierre en fut bénie par Mgr Mutel, au printemps de 1892, et elle fut achevée en 1896, sous la direction du P. Coste, qui en fut l’architecte, ainsi d’ailleurs que de tous les autres bâtiments, sauf celui des sœurs, plus récent, et bâti par le P. Poisnel : le P. Coste étant mort en 1896 avant l’achèvement des travaux.

La cathédrale mesure soixante-cinq mètres de longueur et vingt mètres de largeur, et la croix est à environ quarante mètres au-dessus du parvis. On a dû, je pense, prendre soin de ne pas dépasser quarante mètres, et même de laisser quelques centimètres, car c’est à cette hauteur que les mauvais esprits voltigent, au-dessus des villes coréennes et chinoises. La demeure épiscopale fut terminée en 1889 ; l’église Saint-Joseph, la première élevée en Corée, le fut en 1891. Elle est à l’ouest de la ville, dans le faubourg de Yek-hyeun, d’où elle domine la gare.



Nous voici maintenant dans Tchine-ko-kai, la principale rue du quartier japonais, adossé aux pentes boisées du Name-sane. Réminiscence de Nagasaki, on retrouve là les mêmes boutiques de marchands de porcelaine, de bonbons, de libraires, de droguistes, de barbiers. Et derrière ces magasins, les petites maisons en bois, les « cages à mouches » des Japonais qui, accroupis sur leurs «tatamis » (nattes fines rembourrées), avec une indifférence bien orientale, répondent vaguement ou ne répondent pas aux marchandages de leur clientèle.

Quelques grands magasins sont fournis des nouveautés du Japon, curieuses contrefaçons des produits européens. On y trouve des chapeaux de feutre dernier cri (de Tokio), et des bottines élastiques dont les Japonais font une consommation extraordinaire, même avec les jambes nues et le kimono national.

On trouve dans ce quartier la légation du Japon, le consulat, la municipalité, la poste, une succursale de la banque japonaise Dai-Ichi-Ginko, un hôpital et deux casernes. Mais ce que l’on remarque surtout, c’est que nulle part la ville n’est aussi propre, la police mieux faite.

On ne voit point de détritus dans les rues, et l’on n’est pas exposé — comme ailleurs — à trouver à chaque tournant quelque individu accroupi et fortement absorbé…

En outre, le quartier japonais occupe certainement la meilleure situation qui soit dans la ville. On y retrouve les maisons de thé, de bons photographes, comme au Japon.

Je dois signaler, au fond du quartier, près de la muraille de l’est, et adossé au Name-sane, le Tchang-tchoun-tane, où se font, chaque année, un service, des offrandes et une revue en l’honneur des soldats et officiers coréens morts pour la patrie. Ce temple comprend plusieurs bâtiments de réception et un pavillon dans lequel sont installés les autels des tablettes des héros que l’on vénère ici.

Dans Tchine-ko-kai même, près de la mission catholique, est le temple de Hiong-houi-tcheun qui, jusqu’à ces dernières années, était destiné à abriter les tablettes des six grands rois guerriers de la dynastie actuelle. Ces tablettes figurent également dans le temple de Tchong-mio, dont j’ai parlé précédemment, le plus sacré des temples de Seoul, où sont les tablettes des vingt-huit rois de la dynastie. Mais depuis trois ans, les géomanciens ayant trouvé que l’emplacement n’était plus favorable dans ce quartier étranger et très populeux, les six tablettes furent transportées au palais de Kiong-mo-koung.

Une place est réservée pour la tablette de Sa Majesté actuelle, Yi Hion, qui y a, certes, tous les droits, son règne ayant été, jusqu’à présent, assez mouvementé et périlleux pour qu’il puisse figurer dignement à côté des rois guerriers.

C’est surtout au Tchong-mio que se rend aujourd’hui l’empereur, à l’occasion des grands sacrifices solennels.

Il y a, à propos des nombreux palais et temples disséminés dans la capitale, des histoires, des légendes fort remarquables, qui ne peuvent malheureusement pas trouver leur place dans ce récit. Qu’il me suffise donc d’indiquer que ce temple de Kiong-mo-koung est situé au nord-est de la ville, au pied d’une colline couverte d’un bois de pins très frais. Chose remarquable pour la Corée : la route qui passe par là, sur un très petit col, est dallée. On pourrait croire que c’est là un travail d’édilité pure et simple. Il n’en est rien. Cette croupe de terrain, qui va ainsi du temple au palais de Tchang-tok-koung, n’est pas autre chose que l’un des nombreux plis du corps du dragon de la colline, et ces dalles sont placées là pour que les piétons ou les chevaux ne grattent ni ne blessent le dos de ce monstre, d’où résulteraient les pires calamités. Un peu plus loin, sous la porte du Nord-Est, un semblable dallage remplit un but analogue.



Il y a bien longtemps — au troisième siècle — vivait en Chine un guerrier absolument remarquable du nom de Koane Ou. Son courage et ses éclatantes victoires lui avaient valu le surnom du « général Tigre ». Sa face était rouge brique, il avait les yeux d’un oiseau de proie, et sa barbiche était formée de trois longues pointes. Son cheval était surnommé le « Lapin rouge », parce qu’il avait la course rapide de cet animal. Son épée s’appelait le « Dragon bleu ». Koane Ou avait rencontré pendant sa jeunesse deux hommes remarquables aussi par leur bravoure, et qui devinrent ses amis. Ils se firent frères de sang, et jurèrent de se secourir et de mourir l’un pour l’autre. Le plus âgé était You Pi ou You Yeung-tok, le second était Koane Ou et le plus jeune Tchang Pi. L’aîné devint empereur de Chine, le plus jeune fut un grand général. Koane-Ou mourut en combattant contre les ennemis de son frère l’empereur, et sa vaillance le fit regarder par tous comme le dieu de la guerre. Tchang Pi, qui voulut venger son ami, fut également tué par ses adversaires ; quant à l’empereur You Yeung-tok, décidé à les venger à son tour, il fut arrêté par une maladie dont il mourut : c’est pour leur belle conduite et leur fidélité à la foi jurée, que ces trois frères excitent l’admiration de la Chine et que Koane Ou a été choisi pour personnifier le dieu de la guerre. On dit qu’après leur mort, l’esprit de You Yeung-tok devint le roi Sine-tjing de la dynastie chinoise des Mings, et que celui de Tchang Pi devint le roi Scun-tjo de Tcho-sen, et c’est pour cette raison que le dieu de la guerre vint à l’aide des Coréens pendant l’invasion japonaise de 1592. On sait qu’à cette époque l’empereur de Chine envoya au roi de Corée un général fameux. Au moment de l’arrivée des troupes ennemies à Hane-yang le dieu de la guerre apparut soudainement aux yeux éblouis des soldats, en un point situé en dehors des murs de la ville, près de la porte du Sud, où fut élevé un temple en 1398. Cette image traversa la ville et disparut en dehors de la porte de l’Est, en un point où fut élevé un second temple. En 1883, le roi de Corée en fit élever un troisième au nord de la ville. Enfin, pour satisfaire les quatre points cardinaux, on a commencé en 1902 la construction d’un quatrième édifice de ce genre, celui de l’ouest et un temple général des dieux de la guerre, le Same-eui-mio. Ce dernier renfermera, au lieu de la seule statue de Koane Ou, celles des trois frères d’armes réunis. Ce qui prouve qu’avec le temps les trois guerriers ne perdent rien de leur prestige.

Ce récit avait pour but de nous amener au temple de Tong-mio, que nous allons visiter, où l’empereur se réfugia au moment du complot coréo-japonais pendant lequel les Indépendants assassinèrent six ministres, et obligèrent le représentant du Japon à s’enfuir. Ces temples étant construits sur le même modèle, nous les connaîtrons tous quand nous en aurons vu un.

L’entrée comprend une grande porterie peinte en rouge, avec deux portes bâtardes à droite et à gauche.

Sur la porte principale sont écrits les caractères Tong-mio, et à droite et à gauche dans des petits réduits se voient les Tchok-to-ma, les chevaux du dieu.

Lorsque le général Koane Ou fut tué, son palefrenier tomba à ses côtés, et son cheval fut pris par les vainqueurs, mais comme il refusa toute nourriture, il ne tarda pas à mourir. Aussi lorsqu’on éleva des temples au général déifié, on n’oublia ni Tchok-to-ma ni le mapou. Il existe au Yunnan, en Chine, des temples absolument analogues. Le cheval et le palefrenier sont en carton-pâte : l’un richement harnaché, l’autre, vêtu de ses beaux habits de guerrier, le tient par la bride d’une main ferme. Des rideaux abritent généralement ces figures que l’on distingue mal dans la demi-obscurité de leur réduit.

Après le portail, nous nous trouvons dans une première cour, traversée dans sa partie centrale par un chemin qui sert de passage pour les sacrificateurs aux grandes solennités. Le carré de terrain légèrement surélevé sur la droite, est le Mang-dai. C’est l’emplacement de la tente impériale sous laquelle s’habille l’empereur quand il vient au temple de la guerre ; car il doit — avant d’entrer — revêtir les habits de sacrifice. À gauche sont les logements des gardiens.

Un deuxième portail nous sépare de la partie centrale du monument. À droite et à gauche, dans deux galeries, se voient des fresques aux brillantes couleurs. Elles représentent de grandes batailles sur terre et sur mer. Ce travail a fort bon air et a dû être exécuté par des artistes en renom.

Dans les autres temples se voient également des fresques semblables d’une grande valeur artistique. Ce sont des troupes de cavaliers, étendards déployés, lancés contre un ennemi fou de terreur et en fâcheuse déroute ; ou une flottille d’embarcations chargées de soldats, qui disparaissent dans les plis d’immenses étendards claquant au vent de la mer dont les lourdes vagues bleues viennent battre les rochers du fort que ces hommes sont en train d’attaquer.

D’autres fresques représentent des cours martiales, des prisonniers devant leurs vainqueurs, et différents épisodes de la vie de Koane Ou.

Dans le fond de cette seconde cour se dresse enfin le temple dont l’architecture ressemble à celle de tous les palais coréens, avec ses portes en bois ajouré et peint ; une véranda et des nattes protègent de l’ardeur du soleil l’entrée et les côtés du sanctuaire. En avant, à droite et à gauche du chemin, sont la lanterne et le cadran solaire que l’on retrouve réglementairement dans chacun des temples de la Guerre.

Pénétrons à l’intérieur, après avoir toutefois retiré nos chaussures, pour ne pas salir les nattes qui recouvrent les dalles.

Nous trouvons une première salle, séparée de la grande par une porte magnifique, en bois ajouré et sculpté. C’est la salle des parfums, l’antichambre du sanctuaire.

Au plafond, richement peint et décoré, sont pendues de grosses lanternes en soie de couleur ; contre les murs quelques tableaux de Bouddha et du dieu de la guerre ; au milieu, le brûle-parfum, très finement ciselé, est posé sur une table en ébène. Une grande lanterne en bronze et deux tambours portés sur des chevalets, à droite et à gauche de cette salle, complètent le mobilier. C’est sur ces tambours que les gardiens, les prêtres, frappent aux heures des offrandes de mets et des prières.

Ici, tout est entretenu d’une façon remarquable, l’atmosphère est parfumée d’encens qui brûle constamment au bout de petites baguettes piquées dans les cendres du brûle-parfum.

Ces bronzes et les cuivres qui servent d’ustensiles du culte sont de jolies pièces très artistiques.

Voici maintenant le sanctuaire, au milieu duquel se dresse l’autel isolé :

Au fond est la statue du dieu, avec ses moustaches tombantes, sa face rouge brique. Il est assis, dans une attitude absolument digne ; c’est une statue en bois doré de grande valeur.

Notre guide, le gardien, place en ce moment, dans la demi-obscurité de la salle, des mets devant l’image du dieu.

En avant de l’autel, à droite et à gauche, quatre guerriers en carton, à la physionomie féroce et aux vêtements finement peints, représentent les généraux Kouan, Tcho, Tchon, Houan. Ils sont armés de pied en cape et montent la garde devant l’autel. C’est la même disposition qu’en Chine, d’ailleurs.

À gauche de l’autel, à côté de l’un des généraux, est le grand sabre du dieu.

En arrière sont encore deux parasols en soie jaune.

Au premier plan, sur l’autel, sont disposés quatre grands chandeliers de cuivre ciselés et gravés, allumés pendant les sacrifices, et à côté quatre autres de dimensions plus petites.

Entre ces chandeliers se placent les petits plats contenant les mets qui sont présentés en offrande. En avant de l’autel est une table séparée portant un brûle-parfum.

La niche dans laquelle est placée la statue se ferme avec des rideaux de magnifique soie brochée jaune. Les deux caractères dorés que l’on voit au fronton signifient « le grand empereur qui s’entend avec le ciel ».

Tout autour et contre les murs du sanctuaire, sont de petits autels particuliers, tous élevés au même personnage et devant lesquels des mets sont aussi servis. Certaines personnes, pour des motifs variés, viennent dans ces temples faire des prières.

Autrefois, beaucoup de nobles avaient un autel du dieu de la guerre, installé dans leur propre maison ; quelques-uns de ces autels et des tableaux qui ornent les murs de ce sanctuaire proviennent de dons faits par eux. Ce sont les plus beaux et les mieux entretenus de Seoul, et c’est pourquoi j’en ai fait si longuement la description.

J’admire le soin avec lequel les Coréens ont choisi l’emplacement de leurs palais et de leurs temples, dans les plus jolis coins de la ville ou des environs ; ce sont eux, en effet, qui occupent, avec les morts, les meilleures situations, les collines et les sites ombragés.

Le temple de Confucius, l’un des plus importants de Seoul, est situé encore dans le quartier du Nord-Est. Il fut élevé la première fois avec les deniers You, un célèbre lettré, puis démoli et reconstruit plusieurs fois au même emplacement. On l’appelle couramment le Moun-mio. Rebâti en 1398, il brüla en 1400, et lorsque Tai-tjong revint à Seoul, en 1405, il en ordonna la reconstruction qui dura deux années. Pendant l’invasion japonaise de 1592, il fut de nouveau détruit et reconstruit en 1600 tel qu’il existe actuellement.



On peut faire aux environs immédiats de Seoul de ravissantes promenades, pendant les doux après-midi de printemps. Le ciel est alors excessivement pur, les chemins, séchés par le soleil déjà chaud, sont enfin praticables, après la boue gluante qui les recouvrait à la fonte des neiges, et c’est un plaisir d’escalader les collines fleuries, où les genêts et les azalées mettent des jaunes et des roses tendres en contraste avec le vert sombre des pins, et surtout avec les taches lépreuses des toits de chaume des villages, enfoncés dans les bas-fonds, enveloppés de fumée.

Une belle route, lorsqu’il fait sec, conduit de la porte de l’Ouest au port de Ma-po sur le fleuve Hane. En longeant les travaux du chemin de fer de Seoul à Song-to, entrepris par le gouvernement coréen, on passe au col de Ma-po où se dresse le temple de la Guerre (de l’ouest), puis on redescend dans la plaine, traversée par une belle allée de saules qui conduit au tombeau du Tai-ouen-koun, père de l’empereur actuel. Cette allée, très ombragée en été, va jusqu’au pied de la colline funéraire, jusqu’aux bâtiments servant de demeure aux lettrés, gardiens habituels des tombes royales, et à leurs subalternes. Sur la colline, se dresse le tumulus, et en avant les lanternes, les statues et les animaux en pierre, taillés dans de beaux blocs de granit, placés dans un ordre invariable. Le tumulus est soigneusement gazonné et tondu régulièrement. Un large espace, tout autour du tombeau, simplement recouvert de gazon, est limité par un magnifique bois de pins qui recouvre tous les coteaux environnants, où nulle habitation ne peut être élevée, où nul autre tombeau ne peut être placé. C’est là un endroit fort apprécié des habitants de Seoul, amateurs d’air pur et de fraîcheur, qui viennent se reposer en été sous ces frais ombrages.

C’est en effet dans ces sites sacrés, respectés par la hache des bûcherons, que l’on peut, aux environs des villes, trouver quelques beaux arbres, car les autres collines, occupées par les tombes des pauvres, n’offrent pas un brin d’ombre.

Le village de Ma-po, près du fleuve, est un des plus importants, par sa population de pêcheurs, de débardeurs, et aussi de cultivateurs.

Toute la plaine qui s’étend entre l’allée des saules et le Hane est inondée en septembre pendant les grandes crues annuelles du fleuve. La route même disparaît sous les eaux, pendant quelques jours, et le village, bâti sur les croupes, est alors isolé en quelques îlots. Les habitants se rendent à leurs occupations, en bateaux, et quelquefois on voit des déménagements effectués de cette façon, par de pauvres gens dont la maison vient de s’écrouler subitement, à la suite d’une crue plus forte ou de plus longue durée.

Beaucoup de bateaux à voile — ces voiles sont des nattes cousues les unes à côté des autres — partent de Tchemoulpo et viennent accoster à ce port de Ma-po ou à celui de Ryong-sane, tout à côté, pour décharger leurs marchandises, que des chars à bœufs transportent ensuite à Seoul. C’est par là que vient la pierre de Kang-hoa, fameux granit bleu avec lequel on a bâti les beaux monuments de la capitale. Ici encore se trouve le bac pour les piétons et les animaux se rendant à Tchemoulpo par la route qui reliait seule — il y a quelques années — la capitale à son port.

En aval de Ma-po, on aperçoit, perché sur son rocher, le petit village de Hian-houa-tchine, où se trouve le cimetière des étrangers dont — hélas — beaucoup de coins sont occupés maintenant.

L’animation de ce petit port est fort curieuse. Voici une file de coolies qui chargent et déchargent les barques avec un vacarme de cris et de chants d’après lequel on pourrait croire à la présence d’une véritable foule, tandis qu’ils ne sont qu’une centaine occupés à charger du riz sur des chars à bœufs, aux antiques roues de bois cerclées de fer qui grinceront tout à l’heure sur la grande route.

En hiver, le fleuve large de six cents mètres est complètement gelé, et pour le passage du bac, lorsque la glace n’est pas ou n’est plus assez forte pour livrer passage aux charges et aux véhicules, on établit un va-et-vient continuel entre les deux rives, dans le chenal pratiqué à travers la glace, afin que celle-ci n’ait pas le temps de se ressouder.

Spectacle curieux que le départ du bac conduit à la godille par un seul batelier, et dans lequel s’entasse, avec force cris et exclamations, la foule la plus hétéroclite qui se puisse imaginer. La chaise d’une dame élégante, entourée de ses servantes, voisine avec de gros bœufs et taureaux, si puissants et si paisibles pourtant, et qu’un enfant mène avec une simple corde en paille.

Le bœuf est le chameau de la Corée, et comme ce dernier, il s’effraie des étrangers, dont la vue suffit à lui faire faire demi-tour, entraînant dans ce mouvement brusque corde et conducteur. Celui-ci, tiré brutalement de sa torpeur, ouvre une bouche démesurée pour tenir serrée, tendue, la bride de son grand chapeau, lève la tête pour voir ce qui arrive, et se précipite, en brandissant sa pipe, derrière sa bête affolée qui dans sa course perd son chargement.

Ils sont tout de même plus civilisés, ces braves animaux, que les buffles d’Indo-Chine, qui, loin de s’enfuir à la vue d’un casque blanc ou d’un vêtement européen, chargent volontiers cet adversaire inattendu et… surpris.

Je m’engage à présent dans le sentier en escalier, taillé dans le rocher qui sépare Ma-po de Ryong-sane, l’autre port du Hane. Un petit village de pêcheurs et de contrebandiers escalade ces pentes rocheuses. Avec ses ruelles tortueuses, en pente, fermées par des portes de distance en distance, bordées de maisons croulantes et de puits où des Rébecca horriblement sales et peu attrayantes viennent puiser l’eau claire qui filtre de la colline, ce coin de Ma-po a plutôt l’air d’un village yunnanais, avec ses murs de soutènement, en pierres sèches. Il est dans tous les cas fort pittoresque et sauvage.

En hiver, les pêcheurs s’installent sur la glace, près de trous qu’ils percent au travers de la croûte gelée, qui a de quarante à cinquante centimètres d’épaisseur, et là, ils descendent leur ligne de fond. Ils restent blottis sous leur vêtement ouaté, la nuque garnie d’un bonnet fourré, abrités parfois contre la bise glaciale par un faible paravent en paille, assis sur une caisse, jusqu’à ce que le bouchon les avertisse d’une capture.

Si la pêche a été fructueuse, le soir, pour se réchauffer, ils vont s’enfermer dans un cabaret à boire du « soul » jusqu’à ce que les sapèques, si péniblement gagnées, aient disparu sous forme d’alcool dans leur vaste estomac.

En été, la pêche au filet lancé à travers le fleuve est plus intéressante, et nous nous sommes amusés souvent à courir avec les pêcheurs, dans l’eau fraîche, à la recherche des poissons aux formes bizarres, dont la chair est — d’ailleurs — succulente.

Quelques coups de filet suffisent pour faire une ample récolte, car le fleuve Hane est très poissonneux, et sur son parcours d’importants villages vivent exclusivement de la pêche.

En amont du pont de fer, se trouve le bac de la route de Sou-ouen, et du sud. C’est par ce chemin. en suivant le pied des collines, que l’on va au monastère du Kouane-ak-sane, la « montagne de flammes », que l’on aperçoit au sud, à quinze kilomètres de Seoul. Des jonques gracieuses remontent, poussées par le vent, très lentement, à cause des rapides.

En somme, la navigation sur le fleuve est interrompue deux mois en hiver et deux mois en été, pendant la saison des pluies. Le courant devient alors extrêmement rapide, et nul bateau ne peut s’aventurer sans danger.

De la rive gauche du Hane, on a une très jolie vue sur ces villages de Ryong-sane et de Ma-po, dominés par des bois de pins et la chapelle du séminaire catholique. Devant Ryong-sane, s’élève une forêt de mâts et de tas de bois. C’est là que s’arrêtent les radeaux de bois de flottage, descendus par le fleuve.

Le commerce des bois est très important, à cause du chauffage fait exclusivement avec ce combustible, et des constructions nouvelles de plus en plus nombreuses. Dans ce pays où le bois a des débouchés considérables, on peut s’étonner que les Japonais — toujours si prompts à profiter des bonnes occasions — n’aient pas installé une scierie mécanique. Ici, tout le travail se fait encore à la main, et les scieurs de long, la pipe aux dents, s’endorment volontiers sur leur besogne.

Un embranchement de tramway électrique vient jusqu’à Ryong-sane prendre directement au bateau le charbon ou les pièces de mécanique venant du Japon et d’Amérique, pour la compagnie de traction.

Cet embranchement sort de la porte du Sud de la ville, contourne le pied du Name-sane, prend la droite de la vallée, au milieu de laquelle coule un ruisseau où maraîchers et blanchisseuses lavent indistinctement leurs légumes et leur linge, enfin, contournant des collines couvertes de tombeaux, il dessert tout le faubourg du Sud, un des plus importants de la ville.

J’effectue mon retour par le car électrique. Il ne faut pas oublier que le mouvement d’un quartier coréen s’estime d’après sa saleté ; aussi n’est-on pas étonné de voir sur cette route très fréquentée et creusée d’ornières profondes, des bœufs chargés de bois, de briques, de tuiles, se croisant avec les caravanes de petits chevaux hargneux qui trébuchent sur ce mauvais chemin.

On voit passer des charges, à découvert, de toutes les ordures d’une cité de deux cent mille âmes, que l’on transporte, engrais précieux, aux villages voisins. Des bicoques lamentablement ruinées et des boutiques en harmonie avec la vétusté et la malpropreté de leur éventaire, mal abrité de la pluie et de la poussière, s’alignent le long de l’unique route.

La colline de Ryong-sane renferme — bien entendu — dans ses flancs un dragon parfaitement déterminé. Sur ses crêtes boisées se trouve un tombeau royal, lieu de promenade en été, recherché pour ses arbres et les magnifiques iris qui poussent à leur ombre.

Voici les cheminées et les bâtiments de la Monnaie, dont les vastes ateliers, agencés et dirigés par les Japonais, peuvent suffire à frapper de la monnaie pour tout l’Extrême-Orient, tellement les machines y ont été installées nombreuses. Il ne manque qu’une chose : de l’or ou de l’argent à frapper. On n’y frappe actuellement que du nickel, ce qui n’empêche pas le Nippon d’en importer en contrebande, de grandes quantités, tout monnayé. On y fait des cartes postales, des timbres-poste, et bientôt peut-être on y fera des billets de banque. Pour cette dernière frappe, c’est la garantie qui embarrasse un peu le ministre des finances… Près de là se dressent une décortiquerie et une verrerie, qui ne fonctionnent pas encore !

Souhaitons de tout cœur qu’un jour prochain le gouvernement se décide à utiliser le nombreux personnel européen qu’il paye, et nous verrons alors une Corée nouvelle, insoupçonnée, qui ne sera plus à la merci des envahisseurs, construisant elle-même ses voies ferrées, exploitant les richesses de son sol, fabriquant ses tissus, ses munitions, sa verrerie ; cuisant et décorant sa porcelaine dans ses propres fours, à la grande satisfaction de tous. Mais, en attendant, « toune-haupso ! » répond-on de toutes parts (pas d’argent, pas d’argent !).

Nous nous rapprochons des murailles, et voici à droite, se détachant bien dans la verdure des pins, l’un des temples de la Guerre (celui du Sud) dont les toits gris, bordés de blanc, se hérissent d’animaux fantastiques en terre cuite, protecteurs de ce lieu sacré.

En arrivant à la porte du Sud, nous retrouvons des endroits, familiers déjà, l’étang des incendies, les boutiques des droguistes et des médecins, remplies de bocaux et de parquets d’herbes merveilleuses.

Je constate, chaque jour, la badauderie des Coréens. En voici trois, fort occupés depuis des heures sans doute, à regarder travailler un quatrième individu. C’est un artisan dont j’ai fait connaître déjà les produits. Il prépare les… fers à repasser… lesquels sont en bois, et de la forme des bâtons de nos agents de police : s’ils glacent admirablement l’étoffe, ils l’usent aussi avec rapidité.



Ce soir, pour utiliser mes loisirs, je vais au théâtre, car il y a un théâtre à Seoul, de création récente, puisqu’il ne date que de quelques semaines. Il s’appelle Houi-tai ou So-tchong-tai, ce qui veut dire, très poétiquement, la Maison du Rire printanier.

Ne nous étonnons ni de ses abords, masures croulantes, ni du puits qui en bouche l’entrée, ce sont choses qui passent inaperçues quand on a l’œil un peu coréen, et qui se peuvent voir, d’ailleurs, à l’entrée du palais. Or ce théâtre est loin d’être un palais et d’en avoir l’apparence. Il a la forme d’un cirque avec une petite scène dans le fond.

Les billets sont distribués à un guichet plus que modeste, et on grimpe, en entrant, un escalier de bois qui conduit à la première galerie, ou plutôt à l’unique étage du théâtre descendant en gradins jusqu’au pied de la scène.

Les places les plus modestes sont en bas, près de l’orchestre, et quel orchestre ! Les secondes sont au-dessus, en face, et les premières et les deux loges réservées sont sur les côtés, sur une galerie spéciale. Ce sont les plus mauvaises places, à mon avis, mais inutile d’émettre des critiques, cela nous mènerait trop loin. Constatons plutôt l’innovation du théâtre couvert, car jusqu’à présent, les représentations, les acrobaties, se donnaient toujours en plein vent, les acteurs étant abrités du soleil ou de la pluie par un vélum.

La construction est très légère. La salle peut contenir quatre cents personnes ; entre la scène et le premier rang des spectateurs, se trouve un espace, occupé chez nous par l’orchestre qui sert ici aux exhibitions des acrobates. Les coulisses ont été oubliées, de sorte que les acteurs, les danseuses entrent en scène d’un peu partout, et pendant les représentations, les domestiques, les employés du théâtre passent sur la scène, pour porter des rafraîchissements aux acteurs ou aux spectateurs. L’agent de police de service, pour mieux voir, s’installe commodément sur le devant de l’estrade, à quelques pas des comédiens.

Pendant que le rideau est baissé, jetons un coup d’œil dans la salle. C’est maigre comme décoration. De simples banquettes de bois, recouvertes du fameux tapis rouge en rouleaux à une piastre, font office de fauteuils, à toutes les places, sans distinction. Les spectateurs sont réduits, pour tout chauffage, à leur chaleur animale, et seuls, deux poêles, installés dans chacune des loges, remplacent les calorifères.

Comme éclairage, c’est plus pauvre encore ; quelques rares lampes électriques contribuent difficilement à illuminer cette vaste salle. Tel que, cependant, c’est encore mieux que le théâtre annamite d’Hanoï, où il faut s’entasser pêle-mêle sur des banquettes de bois, dans une « cagna » sombre, mal éclairée par des lampes fumeuses, les pieds sur la terre et la tête à quelques centimètres du toit !

Dans la loge, en face de moi, sont réunis quelques élégants fils de famille, fêtards turbulents et bruyants, au parler haut, aux allures efféminées. Ils viennent là cueillir les sourires et les œillades intéressés de « Clair de Lune » ou de « Jade brillante », les danseuses qui paraîtront tout à l’heure.

Ils portent le chapeau de crin noir, mais à huit reflets, le chapeau « chic » que seules les bourses bien garnies peuvent s’offrir. Leur robe est de soie plus ou moins foncée, bleue, rouge ou marron. Ils portent, pour se donner sans doute un air d’européanisés, de superbes lunettes à monture d’or. Il leur serait difficile de porter, avec la même assurance, un lorgnon, la forme de leur nez en empêchant absolument l’usage.

En voici d’autres, employés de ministères, plus modestes, vêtus d’irréprochables vêtements blancs, et qui se contentent, pour manifester leur supériorité de « yang-bane », des grosses lunettes à monture en écaille, dont les glaces sont en cristal de roche enfumé ; quelques-unes de ces lunettes ont bien dix centimètres de diamètre : ils ne doivent rien voir à cause de l’obscurité de la salle. Peu importe, l’orgueil est satisfait, et les commis, les petits marchands qui ont donné quelques sous pour entrer, regardent avec des yeux d’envie ces fonctionnaires, minaudant, pirouettant et s’interpellant d’un bout de la salle à l’autre. Ils vont, viennent, laissant flotter leur robe de soie, heureux de l’effet qu’ils produisent. Le théâtre est, autant pour eux que pour les acteurs ou les acrobates, un lieu où ils peuvent se faire remarquer.

Les rangs inférieurs sont plus tranquilles, plus modestes. Voilà une brave femme, couverte de son manteau vert, qui se faufile timidement à une place vide, et, ne sachant pas que la banquette est faite pour s’asseoir, s’installe commodément par terre, sur le plancher.

Comme elle est au premier rang, elle ne perdra pas une note de la délicate musique de tout à l’heure.

Chacun fume, va, vient, impatient de voir les fameuses danses réservées jusqu’à présent au palais.

Mais voici l’orchestre qui fait son apparition ; c’est le premier numéro de la soirée !

— « Ah ! c’est ça l’orchestre coréen ? me dit un soir un compatriote de passage à Seoul, après avoir entendu les premières notes des cymbales, du tambourin et des flûtes. Mais ils viennent de la Côte d’Ivoire, vos musiciens !

— « C’est de la musique pour bêtes féroces ! Vraiment, je ne m’attendais pas à un tel charivari ! Quel contraste avec l’allure paisible du Coréen ! C’est à devenir sourd ! »

— « Ne faites pas attention au bruit, répondis-je, et regardez les danseurs de corde, les sauteurs qui exécutent des sauts périlleux et des exercices acrobatiques dans le genre de ce que nous pouvons voir, en beaucoup mieux, chez nous. »

Voici un jongleur, qui, avec le détestable éclairage, manque souvent sa balle. Puis ce sont des pyramides humaines exécutées par des enfants sales au delà de toute expression ; puis des hommes masqués qui débitent quelques bonnes farces, dont les passages lestes sont soulignés par le tambourin. La salle rit aux éclats ; c’est sûrement très drôle, et accompagné — en tous cas — de gestes très… expressifs.

Nos gaillards disparaissent maintenant, et la comédie va commencer. On joue le Bois sec refleuri, légende coréenne, qui fut traduite en français[1].

On ne donne chaque soir que deux ou trois actes de la pièce, et il faut venir plusieurs fois de suite pour assister à la représentation complète. Les scènes sont jouées, comme au théâtre japonais, avec les mille détails de la vie ordinaire, ce qui rend les spectacles fort longs.

Le jeu des acteurs coréens est naturel, exact et il est aisé de comprendre leur mimique. Malheureusement, c’est un homme qui remplit le rôle de la jeune femme, et on a choisi pour cela le plus grand et celui qui a la plus grosse voix de la troupe. Néanmoins ces représentations sont curieuses.

Mais quel pauvre cadre, quels pauvres costumes ! Sûrement ces acteurs jouent avec leur vêtement ordinaire. Et le domestique qui passe sur la scène, l’agent de police, installé à côté du premier rôle… Ce soir justement, il y a un numéro exceptionnel des danseuses du palais, ce qui a attiré au théâtre une foule avide de ce spectacle nouveau. Les voici les petites poupées, avec leur coiffure en faux cheveux, leurs fausses manches qui descendent jusqu’à leurs pieds. Au moins là, il y a de la couleur, une certaine élégance. L’orchestre est aussi plus original, moins barbare que celui des sourds de tout à l’heure. Elles ne sont guère intimidées, les petites kissans, et elles lancent à leurs amis des œillades incendiaires, au moment de disparaître derrière le rideau.

C’est la fin du spectacle, et tout le monde se précipite vers la sortie, pour voir le départ en chaise à porteurs des danseuses.

Je regagne tranquillement ma demeure à pied, Seoul n’offrant pas aux noctambules les cabarets de nuit, les soupers après le théâtre. J’admire le beau ciel étoilé et la lune éclatante. Elle éclaire brillamment la route, me dispensant du fanal indispensable par les nuits sombres, pour éviter les casse-cou, les ponceaux croulants auxquels il manque parfois une ou deux dalles ; les mares qui remplissent, après la pluie, toutes les dépressions du chemin ; les blocs de pierre entreposés n’importe où, sur la chaussée, par des charretiers plus brutes que leurs bœufs et nullement surveillés par la police.

Une patrouille, vêtue de casaques rouges et de képis à bande blanche, marche silencieusement devant moi, précédée d’un homme portant une lanterne sourde, malgré la clarté de la lune. Ce sont les braves pandores qui font leur ronde nocturne, et ici aussi le gendarme exécute formellement la consigne. Il doit avoir une lanterne sourde allumée à partir de la tombée du jour, et ce n’est pas la présence de la lune qui peut l’en empêcher.

Si la police est bon enfant, les prisonniers le sont bien davantage encore. J’ai rencontré fréquemment dans les rues des agents conduisant à la prison voisine leur capture, et je n’ai pas été peu surpris de voir avec quelle docilité de grands gaillards, forts et vigoureux, se laissaient conduire par un ou deux agents de dix-huit à vingt ans. Les prisonniers sont parfois six, huit, attachés tous ensemble et en ligne, par une simple ficelle leur liant les poignets, et suivis par un agent à deux ou trois mètres en arrière. Il leur suffirait d’un faible effort pour briser leurs liens et s’enfuir, et je me suis demandé souvent ce qui arriverait de nos « apaches » si on ne les ligottait pas plus sérieusement pour les conduire « à l’ombre ».

Ici, le coupable ne résiste pas. Et cependant il sait qu’il ira moisir dans une prison, pour en ressortir un jour, la cangue au cou, la grande parfois, qu’il sera obligé de porter avec les deux bras afin de pouvoir marcher, et de ne pas avoir le cou brisé.

Ceux qui sont condamnés à des travaux forcés à temps, sont attachés deux à deux, par une chaîne fixée à la jambe et à la ceinture, et on les voit à Seoul occupés à l’entretien des cours des palais et des ministères.

Tous ces prisonniers ont la mine étiolée, blafarde, de gens mal nourris, mais ils gardent un visage impassible, sans expression, sous les yeux de la populace qui les regarde défiler, dans leurs vêtements bleus de condamnés, suivis par un garde-chiourme, bon enfant aussi, qui les laisse causer entre eux ou avec quelque passant, quand celui-ci ne craint pas de se compromettre en pareille compagnie. Les peines ne sont cependant guère proportionnées aux fautes commises, et à Seoul, il ne serait pas difficile de trouver des innocents dans les cachots, où on les a jetés sur la dénonciation d’un ennemi plus puissant.

À cette heure tardive de la nuit, c’est encore le bruit étrange, le roulement précipité des bâtons à repasser le linge, que l’on entend dans le silence des rues ; faible dans le lointain, il se continue tout près de moi, en un galop furieux et incessant. Combien je plains ces pauvres femmes assujetties à un tel labeur, nuit et jour. Si leur mentalité travaille en même temps que leurs bras agiles, elles doivent penser aux sorcières, aux mauvais esprits qui viendront peut-être tout à l’heure, — quand la maison sera redevenue silencieuse — renverser la marmite, ou la remplir de cendres, et de telles pensées précipitent leurs mouvements jusqu’à ce qu’une image moins effrayante, ou la vue de leur enfant endormi, vienne les ramener à la réalité.



Nous avons vu déjà les étalages coréens, pauvres expositions d’objets les plus usuels et les plus disparates, représentant à peine quelques piastres de leur monnaie. Nous avons vu les magasins des corporations à Tchong-no : marchands de toile, de soie et de coton ; marchands d’antiquités, marchands de meubles, aujourd’hui si mal pourvus d’armoires mal faites. Nous avons vu les diverses échoppes disséminées dans les rues principales : les lunettiers ; les marchands d’écaille, de livres et de tabac ; les boutiques des cordonniers, celles des herboristes, les restaurateurs à la maigre pitance travaillée par des mains sales.

Vu aussi les petits marchands ambulants portant, sur un fond de boîte suspendu à leur cou, des sucreries aux couleurs indéfinissables ; les marchands de grains en boutique ou en plein vent, installés sous leurs grands chapeaux, près de leurs corbeilles et « éventant » leurs grains au milieu de la chaussée, sans souci de la poussière qui va, en rafales, se coller aux vêtements de soie des passants et des « yang-banes » méticuleux. Ceux-ci, derrière leurs grosses lunettes, jettent des regards courroucés, et relèvent leur robe en danger.

Il y a encore les courtiers à domicile apportant aux Européens nouvellement venus tous les rebuts et toutes les loques de leurs patrons, pour lesquels ils demandent des prix fous. Ils étalent ensuite les armures d’anciens guerriers, doublées de plaques de cuir bouilli pour amortir les coups de sabre ; les paravents brodés ou peints sur soie, les panneaux représentant des guerriers aux allures étranges ; les jades finement travaillés ; tout un assortiment de gaines de sabres sculptées ; des couteaux et des poignards dont les manches, en bois dur, représentent des dragons entrelacés en un fouillis inextricable, dénotant chez l’artiste qui les a sculptés une patience et un art remarquables… Puis voici des boîtes en métal, aux incrustations d’argent, des ornements en malachite, décorés d’oiseaux fantastiques, enfin, les bijoux des dames, en argent émaillé, pendants d’oreilles, broches, épingles à cheveux.

Les boutiques des bijoutiers sont toutes situées, les unes à côté des autres, le long du canal, à Tchong-no. Les ouvriers sont installés dans de toutes petites chambres, à quatre ou cinq, martelant et chiffrant des tasses à vin, en argent fin. Celui-ci fait des épingles, des papillons ou des fleurs dont se parera, quelque jour, une danseuse du palais, ou une jeune fiancée. Leur outillage est fort rudimentaire, leurs procédés primitifs et leurs vitrines peu garnies ; c’est qu’ils sont pauvres, ces bijoutiers, et si l’on veut avoir un objet en argent de quelques piastres seulement, il faut le commander à l’avance et fournir le métal. Ceux-là travaillent le jade ; polissent au tour primitif, avec une patience et une persévérance inouïes, des pierres qui deviendront des cachets agrémentés de dragons et de tigres, des épingles dont la tête figurera des branches, des fleurs découpées une à une, et sans cassure, dans cette matière si dure. D’autres font des plaques — également très ajourées — pour les ceintures de cour, des pipes en cuivre avec ou sans émail.

Tout le long de ce canal, on entend le bruit continu du martellement, sortant des échoppes où il faut deviner la présence d’habiles ouvriers, travaillant des semaines entières sur le même objet de pierre ou de métal.

  1. Bibliothèque de vulgarisation du musée Guimet.