Bourdaret - En Corée, 1904/Chapitre XIV

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Librairie Plon (p. 341-349).


CHAPITRE XIV


La montagne de Diamant. — Le Keum-kang-sane. — Les monastères. — Oueunane ou Gensane. — Les grandes forêts. — Ours et tigres. — Le fleuve Hane.


Le Keum-kang-sane, dans le Kan-ouen-to, est le massif montagneux qu’on laisse à droite du chemin quand on se rend à Gensane ou Oueunsane. C’est le point de mire, le but de tous les touristes, globe-trotters qui traversent la Corée. Après les plaines de rizières du sud et de l’ouest, la montagne de Diamant fait un contraste frappant, et c’est là qu’on retrouve les fameux monastères bouddhiques, dignes de la réputation qu’ils ont acquise à travers tout le pays, et qui est venue jusqu’à l’étranger.

C’est évidemment l’un des sites les plus pittoresques de la Corée et les quarante-cinq monastères qui existent dans les replis de cette montagne offrent un asile sûr et plein de charme au voyageur.

Il faut quatre jours dans la direction du nord-est pour aller de Seoul au Keum-kang-sane, la montagne sacrée, à travers des chemins ou plutôt des sentiers difficiles, grimpant péniblement sur les flancs des collines qui se succèdent, s’accumulent, et s’élèvent peu à peu, à mesure que l’on s’approche de la grande chaîne.

Ces sentiers sont ceux qui ont servi de tout temps aux villageois, sans aucun entretien ; ils se sont creusés, modifiés peu à peu, à mesure que la circulation devenait plus importante, et aujourd’hui les caravanes des voyageurs et des marchands s’y traînent lentement à travers les éboulis, gravissant et redescendant des cols, longeant des tombes royales ou princières. On aperçoit, comme sur la route du Nord, de nombreuses stèles, des poteaux-fétiches. Des dolmens — à Pabalmak et à Solmorro — font songer à un très lointain passé.

Pendant de longues heures, au départ de Seoul, la route semble monotone, mais peu à peu à mesure que l’on s’élève et que l’on s’éloigne, la végétation reprend ses droits, et les mamelons se succèdent couverts d’une riche variété d’espèces d’arbres. En ces journées de printemps, une floraison délicieuse s’épanouit sous les ombrages verts. Les rhododendrons, les lis, les champs d’azalées, les magnolias et les arbres fruitiers aux fleurs neigeuses font oublier les montées pénibles ou les sentes glissantes. Les petits chevaux pleins d’ardeur font allégrement leurs quarante kilomètres, et le soir, après un pansage sommaire, dans les misérables auberges de la route, recommencent leurs éternelles querelles.

Tout le long de ce chemin, le gibier abonde : ici, dans la plaine ce sont les hérons, les grues au vol lent et majestueux ; là, dans les pins, les pigeons, les tourterelles se font de tendres roucoulements. Un concert ininterrompu accompagne le voyageur qui voit à chaque pas défiler devant lui quelque fier faisan ou autre gibier de belle allure.

Je ne décrirai pas le voyage à la montagne de Diamant, car sur cette route comme sur les autres la badauderie est la même ; partout la même affluence à l’auberge, la même saleté des maisons et des gens. Mais le paysage fait tout oublier, et quand on s’engage dans la magnifique gorge par laquelle on pénètre dans le massif du Keum-kang-sane, on a devant soi un panorama bien fait pour attirer le peuple paisible et poète de ce doux pays, et judicieusement choisi par ces moines artistes qui sont venus se retirer du monde, dans un lieu de splendeur naturelle.

Notre caravane suit un dédale de défilés avant d’arriver au Tchang-hane-sa, le premier des monastères que l’on rencontre. Jusqu’au col de Tane-pa-ryong, et le long du ruisseau dont le lit nous conduit, le sentier s’efface, les rochers disparaissent sous la végétation de forêt vierge qui nous entoure et qui réunit toutes les essences possibles.

Déjà au col, à quatre cents mètres d’altitude — ce n’est qu’un passage étroit au milieu de ce massif montagneux — l’horizon est limité aux falaises à pic qui bordent la route. Au monastère de Tchang-hane-sa ; on se trouve au fond d’un entonnoir de verdure et de roches ; un pan de ciel bleu est seul visible, et l’ombre vient vite dans les ruines du temple de l’« Éternel Repos ».

Pour y arriver on suit un chemin uni qui bientôt traverse le torrent sur un pont rustique.


Le temple est le plus ancien de tous. Au milieu de la verdure et dans un panorama superbe s’élèvent ses constructions, dont les toits courbes prolongent leurs angles jusque dans les arbres voisins, et projettent une grande ombre sur toute la charpente richement peinte et ornementée de ces monuments aux formes hardies et robustes à la fois qui ont résisté, jusqu’à nos jours, aux injures du temps.

Ce monastère est établi sur un plateau adossé aux rochers et barré en avant par un joli torrent. Il comprend un temple pour les reliques, les Bouddhas (le Palais Précieux de la Grande Puissance) ; un autre temple pour les prières (Palais Précieux de la Charité) ; un grand hall à étages ; des maisonnettes pour loger les tablettes et la cloche du monastère ; des étables pour les chevaux des voyageurs qui viennent visiter le lieu ; des réfectoires pour les bonzes et leur supérieur ; des maisons d’habitation, cellules, dortoirs, etc. Un couvent de religieuses y est attenant. Il recueille et loge, en outre, dans ses dépendances, des infirmes, des aveugles, des boiteux, orphelins et orphelines, des veuves qui viennent chercher là un dernier refuge.

La première restauration du monastère remonte, dit-on, à l’an 515. Le grand édifice qui contient les idoles est un bâtiment rectangulaire, richement sculpté et peint, aux angles de toiture très retroussés. Un enchevêtrement de grosses poutres et de petits bois brillamment peints en forment la charpente. Portes et fenêtres sont en bois ajouré. Les plafonds décorés représentent des dragons, des serpents fantastiques.

L’image du Bouddha est protégée par un baldaquin en bois sculpté, et sur l’autel se trouvent les brûle-encens en cuivre jaune, les livres de prières, la liste des personnes pour lesquelles on prie. Les reliquaires sont placés sur des supports en bois magnifiquement travaillés.

Dans la salle des Quatre Saints se trouvent trois statues et un panneau en soie et or, d’un travail remarquable, d’origine chinoise, auquel les bonzes donnent treize siècles d’existence. Cette broderie représente Bouddha et ses disciples. Contre les murs sont peints les enfers.

Le temple des Dix-Juges est certes un des plus fréquentés, à en juger par la fumée qui a tout noirci sur l’autel. Des scènes de l’enfer bouddhique y sont aussi représentées sur des panneaux recouvrant les murs derrière les Dix Juges.

TEMPLE BOUDDHIQUE DE LA « TRÈS GRANDE PUISSANCE »
(Monastère de Tchang-Hane-Sa.)


Voici le monastère de Pyo-eun-sa. Son nom signifie Temple de l’Esprit croyant. Il est situé également dans un très joli site. Toute sa façade est en bois artistiquement travaillé, peint de vives couleurs et de filets dorés.

On y trouve un temple des Jugements, avec des représentations des enfers, dans lesquelles l’artiste a souligné tous les plus cruels raffinements. Ce monastère renferme une cinquantaine de bonzes.

Pour aller de l’un à l’autre de ces monastères, il faut utiliser les lits des torrents écumeux où les pierres roulent à chaque pas, escalader des rochers, gravir des pentes rapides qui, en hiver, à cause de la neige et du verglas, isolent quelques-uns d’entre eux du reste du monde, pendant deux ou trois mois.

Partout des stèles, des temples où des milliers de signatures attestent la visite de pèlerins venus pour admirer ce décor superbe, ces ruines imposantes enveloppées d’un voile mystérieux de légendes et de superstitions. À chaque tournant se découvrent de nouveaux toits courbes, s’entendent les cloches de bronze appelant autour de leur supérieur les prêtres silencieux et contemplatifs comme les Bouddhas ventrus qu’ils servent.

Sur les deux pentes du Keum-kang-sane ces couvents sont établis, et chacun d’eux entasse ses toits retroussés dans un coin pittoresque, escarpé et boisé.

Ces refuges de la montagne sacrée sont remarquables par leur propreté, l’affabilité des bonzes et leur supériorité intellectuelle sur la plupart de ceux du pays. Quatre cents bonzes, cinquante bonzesses et peut-être un millier de serviteurs les habitent et y vivent des quêtes, du travail des champs qui leur appartiennent et des diverses petites industries qu’ils exercent.

Monastère de You-tchome-sa ou temple de l’« Arbre du Repos ». Ses constructions sont en bon état. Une centaine de prêtres y vivent ainsi que des femmes logées à part, et peut-être deux cents serviteurs. La grande cloche est une pièce remarquable ; elle fut fondue au quatorzième siècle.

Là se trouve l’autel des Cinquante-trois Bouddhas et des neuf dragons. Une sculpture en bois, très ornementée, représente les racines d’un arbre sur lesquelles sont accrochés cinquante-trois objets figurant des idoles. Autrefois ces objets étaient en or massif ; aujourd’hui, ils ont été remplacés par d’autres de peu de valeur. Au-dessous sont représentés des dragons grimaçants, dans l’attitude de vaincus.

Enfin saluons le monastère de Soke-ouang-sa, un des plus fameux de la Corée. Son nom signifie « Monastère du Rêve du Roi », et il se rattache à la première période de Ia dynastie de Tchosen, celle de Yi-Tai-tjo. Il se trouve sur le mont Sol-pong à environ quarante-trois kilomètres de Gensane, et comprend une série de temples tombant en ruine, dans un site admirable. On suit pour y arriver un joli ravin boisé que l’on traverse sur un pont pittoresque. Chaque petit temple est destiné à des prières spéciales. Il renferme encore une grande salle pour les gens de passage et un hospice pour les vieillards et les infirmes.

Dans l’un des nombreux pavillons du Soke-ouang-sa, on peut remarquer le temple des Cinq Cents Sages. Il renferme des statuettes de pierre de vingt à trente centimètres de hauteur, disposées sur plusieurs rangs, et qui offrent une diversité de physionomies, absolument remarquable. Toutes les races y sont représentées et sans aucune intention de sainteté ni de méditation, depuis le Négroïde jusqu’au Mongol, dans des attitudes bizarres.


Quand on quitte ce monastère, on descend rapidement le versant oriental de la grande chaîne montagneuse, et l’on arrive bientôt, par de mauvais chemins, au bord de la mer du Japon que l’on côtoie alors jusqu’à Oueunsane ou Gensane[1]. Ce port est l’un des plus anciens ouverts au commerce extérieur ; il offre — lui aussi — un charmant coup d’œil, et termine heureusement le ravissant voyage de la montagne de Diamant. Il s’étale, immense, bordé d’îlots verdoyants, et constitue un remarquable abri pour les grands bateaux qui peuvent arriver assez près de la terre. Le canal d’approche est profond, facilement protégeable, grâce aux îlots voisins, ce qui fait songer que Oueunsane serait un port de guerre remarquable. Il n’a pas de glace en hiver, la baie étant mieux protégée qu’à Vladivostok, par exemple, et la marée s’y fait très peu sentir, tandis qu’à Tchémoulpo elle atteint huit mètres.

Oueunsane fut d’abord ouvert au commerce japonais en 1880, puis aux Européens en 1883. La colonie nippone y est, bien entendu, importante et elle y fait un commerce très prospère.

On traverse d’abord, quand on vient par terre, le quartier coréen, avant d’arriver à la concession japonaise et au quai. Là les rues sont entretenues, même plantées d’arbres.

Trois mille Nippons environ vivent dans la concession avec quelques Chinois. Le quartier coréen compte quinze mille habitants. Ces derniers sont des pêcheurs, et des montagnes de poissons séchés sont visibles dans la rue principale. La situation de ce port est — comme je l’ai dit — dans un site agréable, avec une vue splendide sur la mer ; la température y est plus douce qu’à Tchémoulpo, moins froide en hiver, moins chaude en été.


À partir de Oueunsane, commence la région des grandes montagnes, des forêts vierges des provinces du nord-est du pays, peuplées d’ours, de tigres et de toutes sortes de gibier. Cette région est, plus que toute autre, riche en légendes, car elle a fourni les grands hommes de la Corée, princes ou bonzes célèbres qui, descendus de leurs montagnes sauvages, sont venus présider aux destinées du royaume.

C’est là que les amateurs de chasses émouvantes trouveront à satisfaire leur passion. Les gens du pays partent en bandes à la recherche des ours et des tigres pour lesquels ils reçoivent du gouvernement une prime et une forte rémunération pour la peau et les griffes. Celles-ci servent à préparer des médecines infaillibles contre presque tous les maux.

La visite au Keum-kang-sane, aux monastères sacrés, peut être tentée par une autre voie, quand on part de Seoul. Le fleuve Hane permet, en effet, de parcourir cent quatre-vingts kilomètres en jonque et, de là, on suit un chemin qui conduit également, par le sud, à la montagne de Diamant.

Les rives du Hane sont pittoresques et de gros villages de pêcheurs s’étalent à l’entrée des petites vallées des affluents de ce beau fleuve, dont les crues, en été, sont soudaines et terribles.

On rencontre sur ses bords diverses industries spéciales, les potiers entre autres, qui font les énormes jarres indigènes que l’on descend ensuite à Seoul par eau ; des trains de bois suivent le fleuve, s’accrochant aux tournants brusques, obligeant les pêcheurs à s’esquiver avec leurs légères barques et à se rejeter sur la rive sablonneuse, où de loin en loin s’élèvent des autels aux dragons des eaux, des « myrioks » rappelant la puissance de Bouddha, des temples de toutes sortes, accrochés aux rochers boisés des rives.

  1. Gensan des Cartes.