Britannicus (1670)/Acte IV

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Claude Barbin (p. 51-66).
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ACTE IV.


Scène PREMIERE.

AGRIPPINE, BURRHUS


BURRHUS.

OUY Madame, à loiſir vous pourrez vous défendre.

Ceſar luy meſme icy conſent de vous entendre.
Si ſon ordre au Palais vous a fait retenir,
C’eſt peut-eſtre à deſſein de vous entretenir.
Quoy qu’il en ſoit, ſi j’oſe expliquer ma penſée,
Ne vous ſouvenez plus qu’il vous ait offenſée.
Preparez-vous pluſtoſt à luy tendre les bras.
Défendez-vous, Madame, & ne l’accuſez pas.
Vous le voyez, c’eſt luy ſeul que la Cour enviſage.
Quoy qu’il ſoit voſtre Fils, & même voſtre ouvrage,
Il eſt voſtre Empereur. Vous eſtes, comme nous
Sujette à ce pouvoir qu’il a receu de vous.
Selon qu’il vous menaſſe, ou bien qu’il vous careſſe,
La Cour autour de vous ou s’écarte ou s’empreſſe.

C’eſt ſon appuy qu’on cherche, en cherchant vôtre appuy.
Mais voicy l’Empereur.

AGRIPPINE.
Mais voicy l’Empereur. Qu’on me laiſſe avec luy.




Scène II.

AGRIPPINE, NERON.



AGRIPPINE, s’aſſeyant.


APprochez-vous, Neron, & prenez voſtre place.On veut ſur vos ſoupçõs que je vous ſatisfaſſe.
J’ignore de quel crime on a pû me noircir.
De tous ceux que j’ay faits je vais vous éclaircir.
Vous régnez. Vous ſçavez combien voſtre naiſſance
Entre l’Empire & vous avoit mis de diſtance.
Les droits de mes Ayeux que Rome a conſacrez,
Eſtoient meſme, ſans moy, d’inutiles degrez.
Quand de Britannicus la Mere condamnée
Laiſſa de Claudius diſputer l’Hymenée,
Parmy tant de Beautez qui briguerent ſon choix,
Qui de ſes Affranchis mandierent les voix,
Je ſouhaittay ſon lit, dans la ſeule penſée
De vous laiſſer au Trône, où je ſerois placée.
Je flêchis mon orgueil, j’allayi prier Pallas.
Son Maiſtre chaque jour careſſé dans mes bras

Prit inſenſiblement dans les yeux de ſa Niéce
L’amour, où je voulois amener ſa tendreſſe.
Mais ce lien du ſang qui nous joignoit tous deux
Eſcartoit Claudius d’un lit inceſtueux.
Il n’oſoit épouſer la Fille de ſon Frere.
Le Senat fut ſéduit. Une loy moins ſevere
Mit Claude dans mon lit, & Rome à mes genoux.
C’étoit beaucoup pour moy, ce n’étoit rien pour vous.
Je vous fis ſur mes pas entrer dans ſa Famille.
Je vous nomay ſon Gendre, & vous donnay ſa Fille.
Silanus qui l’aimoit, s’en vit abandonné,
Et marqua de ſon ſang ce jour infortuné.
Ce n’étoit rien encore. Euſſiez-vous pû pretendre
Qu’un jour Claude à ſon Fils dût preferer ſon Gendre ?
De ce meſme Pallas j’imploray le ſecours,
Claude vous adopta, vaincu par ſes diſcours,
Vous appella Neron, & du pouvoir ſuprême
Voulut avant le temps vous faire part luy-meſme.
C’eſt alors que chacun rappellant le paſſé
Découvrit mon deſſein, déja trop avancé,
Que de Britannicus la diſgrace future
Des amis de ſon Pere excita le murmure.
Mes promeſſes aux uns ébloüirent les yeux,
L’exil me délivra des plus ſeditieux.
Claude même laſſé de ma plainte éternelle
Eſloigna de ſon Fils tous ceux, de qui le zele
Engagé dés long-temps à ſuivre ſon deſtin,
Pouvoit du Trône encor luy rouvrir le chemin.
Je fis plus : Je choiſis moy-même dans ma ſuite
Ceux à qui je voulois qu’on livraſt ſa conduite.
J’eus ſoin de vous nommer, par un contraire choix,
Des Gouverneurs que Rome honoroit de ſa voix.

Je fus ſourde à la brigue, & crus la Renommée.
J’appellay de l’exil, je tiray de l’Armée,
Et ce même Seneque, & ce même Burrhus,
Qui depuis… Rome alors eſtimoit leurs vertus.
De Claude en même temps épuiſant les richeſſes
Ma main, ſous vôtre nom, répandoit ſes largeſſes.
Les Spectacles, les dons, invincibles appas
Vous attiroient les cœurs du Peuple, & des Soldats,
Qui d’ailleurs, réveillant leur tendreſſe premiere
Favoriſoient en vous Germanicus mon Pere.
Cependant Claudius panchoit vers ſon declin.
Ses yeux, long-temps fermez s’ouvrirent à la fin.
Il connût ſon erreur. Occupé de ſa crainte
Il laiſſa pour ſon Fils échapper quelque plainte,
Et voulût, mais trop tard, aſſembler ſes Amis.
Ses Gardes, ſon Palais, ſon lit m’étoient ſoûmis.
Je luy laiſſay ſans fruit conſumer ſa tendreſſe,
De ſes derniers ſoûpirs je me rendis maiſtreſſe,
Mes ſoins, en apparence épargnant ſes douleurs,
De ſon Fils, en mourant, luy cacherent les pleurs.
Il mourut. Mille bruits en courent à ma honte.
J’arreſtay de ſa mort la nouvelle trop prompte :
Et tandis que Burrhus alloit ſecrettement
De l’Armée en vos mains exiger le ſerment.
Que vous marchiez au Camp, conduit ſous mes auſpices,
Dans Rome les Autels fumoient de ſacrifices,
Par mes ordres trompeurs tout le Peuple excité
Du Prince déja mort demandoit la ſanté.
Enfin des Legions l’entiere obeïſſance
Ayant de voſtre Empire affermy la puiſſance,
On vit Claude, & le Peuple eſtonné de ſon ſort
Apprit en même temps voſtre regne, & ſa mort.

C’eſt le ſincere aveu que je voulois vous faire.
Voilà tous mes forfaits. En voicy le ſalaire.
Du fruit de tant de ſoins à peine joüiſſant
En avez vous ſix mois paru reconnoiſſant,
Que laſſé d’un reſpect, qui vous gênoit peut-eſtre,
Vous avez affecté de ne me plus connaiſtre.
J’ay vû Burrhus, Seneque, aigriſſant vos ſoupçons
De l’infidelité vous tracer des leçons,
Ravis d’eſtre vaincus dans leur propre ſcience.
J’ay veu favoriſer de voſtre confiance
Othon, Senecion, jeunes voluptueux,
Et de tous vos plaiſirs flatteurs reſpectueux.
Et lors que vos mépris excitant mes murmures,
Je vous ay demandé raiſon de tant d’injures,
(Seul recours d’un Ingrat qui ſe voit confondu)
Par de nouveaux affronts vous m’avez répondu.
Aujourd’huy je promets Junie à voſtre Frere,
Ils ſe flattent tous deux du choix de voſtre Mere,
Que faites-vous ? Junie enlevée à la Cour
Devient en une nuit l’objet de voſtre amour.
Je voy de voſtre cœur Octavie effacée
Preſte à ſortir du lit, où je l’avois placée.
Je voy Pallas banny, voſtre Frere arreſté,
Vous attentez enfin juſqu’à ma liberté,
Burrhus oſe ſur moy porter ſes mains hardies.
Et lors que convaincu de tant de perfidies
Vous deviez ne me voir que pour les expier,
C’eſt vous, qui m’ordonnez de me juſtifier.

NERON.
Je me ſouviens toûjours que je vous doy l’Empire.

Et ſans vous fatiguer du ſoin de le redire,
Voſtre bonté, Madame, avec tranquillité
Pouvoit ſe repoſer ſur ma fidelité.

Auſſi-bien ces ſoupçons, ces plaintes aſſiduës
Ont fait croire à tous ceux qui les ont entenduës,
Que jadis (j’oſe icy vous le dire entre nous)
Vous n’aviez ſous mõ nom travaillé que pour vous.
Tant d’honneurs (diſoient-ils) & tant de déferences
Sont-ce de ſes bien-faits de foibles recompenſes ?
Quel crime a donc commis ce Fils tant condamné ?
Eſt-ce pour obeyr qu’elle l’a couronné ?
N’eſt-il de ſon pouvoir que le Dépoſitaire ?
Non, que ſi juſques-là j’avois pû vous complaire,
Je n’euſſe pris plaiſir, Madame, à vous ceder
Ce pouvoir que vos cris ſembloient redemander.
Mais Rome veut un Maiſtre, & non une Maiſtreſſe.
Vous entendiez les bruits qu’excitoit ma foibleſſe.
Le Senat chaque jour, & le Peuple irritez
De s’oüir par ma voix dicter leurs volontez,
Publioient qu’en mourant Claude avec ſa puiſſance
M’avoit encor laiſſé ſa ſimple obeïſſance.
Vous avez veu cent fois nos Soldats en courroux
Porter en murmurant leurs Aigles devant vous,
Honteux de rabaiſſer par cét indigne uſage
Les Heros, dont encore elles portent l’image.
Toute autre ſe ſeroit renduë à leurs diſcours,
Mais ſi vous ne regnez, vous vous plaignez toûjours.
Avec Britannicus contre moy reünie
Vous le fortifiez du party de Junie,
Et la main de Pallas trame tous ces complots.
Et lors que, malgré moy, j’aſſure mon repos,
On vous voit de colere, & de haïne animée.
Vous voulez preſenter mon Rival à l’Armée.
Déja juſques au Camp le bruit en a couru.

AGRIPPINE.
Moy, le faire Empereur, Ingrat ? L’avez-vous crû ?

Quel ſeroit mon deſſein ? Qu’aurois-je pû pretendre ?
Quels honneurs dans ſa Cour, quel rang pourrois-je attendre ?
Ah ! ſi ſous voſtre Empire on ne m’épargne pas,
Si mes Accuſateurs obſervent tous mes pas,
Si de leur Empereur ils pourſuivent la Mere,
Que ferois-je au milieu d’une Cour eſtrangere ?
Ils me reprocheroient, non des cris impuiſſans,
Des deſſeins eſtouffez auſſi-toſt que naiſſans,
Mais des crimes pour vous commis à voſtre veuë,
Et dont je ne ſerois que trop toſt convaincuë.
Vous ne me trompez point, je voy tous vos dêtours,
Vous eſtes un Ingrat, vous le fuſtes toûjours.
Dés vos plus jeunes ans mes ſoins & mes tendreſſes
N’ont arraché de vous que de feintes careſſes.
Rien ne vous a pû vaincre, & voſtre dureté
Auroit dû dans ſon cours arreſter ma bonté.
Que je ſuis mal-heureuſe ! Et par quelle infortune
Faut-il que tous mes ſoins me rendent importune ?
Je n’ay qu’un Fils. O Ciel, qui m’entens aujourd’huy,
T’ay-je fait quelques vœux qui ne fuſſent pour luy ?
Remors, crainte, perils, rien ne m’a retenuë.
J’ay vaincu ſes mépris, j’ay détourné ma veuë
Des mal-heurs qui dés-lors me furent annoncez.
J’ay fait ce que j’ay pû, vous regnez, c’eſt aſſez.
Avec ma liberté, que vous m’avez ravie,
Si vous le ſouhaittez prenez encor ma vie ;
Pourveu que par ma mort tout le Peuple irrité
Ne vous raviſſe pas ce qui m’a tant couſté.

NERON.
Hé bien donc, prononcez, que voulez-vous qu’on faſſe ?
AGRIPPINE.
De mes Accuſateurs qu’on puniſſe l’audace,

Que de Britannicus on calme le courroux,
Que Junie à ſon choix puiſſe prendre un Eſpoux.
Qu’ils ſoiẽt libres tous deux, & que Pallas demeure,
Que vous me permettiez de vous voir à toute heure,
Que ce même Burrhus, qui nous vient écouter,[1]
A voſtre porte enfin n’oſe plus m’arreſter.

NERON.
Ouy, Madame, je veux que ma reconnoiſſance

Deſormais dans les cœurs grave voſtre puiſſance,
Et je beny déja cette heureuſe froideur
Qui de noſtre amitié va rallumer l’ardeur.
Quoy que Pallas ait fait, il ſuffit, je l’oublie.
Avec Britannicus je me reconcilie,
Et quant à cét amour qui nous a ſeparez,
Je vous fais noſtre arbitre, & vous nous jugerez.
Allez donc, & portez cette joye à mon Frere.
Gardes, qu’on obeïſſe aux ordres de ma Mere.





Scène III.

NERON, BURRHUS.


BURRHUS.

QUe cette paix, Seigneur, & ces embraſſemens

Vont offrir à mes yeux des ſpectacles charmãs !
Vous ſçavez ſi jamais ma voix luy fut contraire,
Si de ſon amitié j’ay voulu vous diſtraire,
Et ſi j’ay merité cét injuſte courroux.

NERON.
Je ne vous flatte point, je me plaignois de vous,

Burrhus, je vous ay crus tous deux d’intelligence.
Mais ſon inimitié vous rend ma confiance.
Elle ſe haſte trop, Burrhus, de triompher.
J’embraſſe mon Rival, mais c’eſt pour l’étouffer.

BURRHUS.
Quoy, Seigneur !
NERON.
Quoy, Seigneur ! C’en eſt trop. Il faut que ſa ruïne

Me délivre à jamais des fureurs d’Agrippine
Tant qu’il reſpirera je ne vy qu’à demy.
Elle m’a fatigué de ce nom ennemy,
Et je ne pretens pas que ſa coupable audace
Une ſeconde fois luy promette ma place.


BURRHUS.
Elle va donc bien-toſt pleurer Britannicus.
NERON.
Avant la fin du jour je ne le craindray plus.
BURRHUS.
Et qui de ce deſſein vous inſpire l’envie ?
NERON.
Ma gloire, mon amour, ma ſureté, ma vie.
BURRHUS.
Non, quoy que vous diſiez, cét horrible deſſein

Ne fut jamais, Seigneur, conceu dans voſtre ſein.

NERON.
Burrhus !
BURRHUS.
Burrhus ! De voſtre bouche, ô Ciel ! puis-je l’apprendre ?

Vous meſme ſans fremir avez vous pû l’entendre ?
Sõgez-vous dans quel ſang vous allez vous baigner ?
Neron dans tous les cœurs eſt-il las de regner ?
Que dira-t-on de vous ? Quelle eſt voſtre penſée ?

NERON.
Quoy toûjours enchaîné de ma gloire paſſée

J’auray devant les yeux je ne ſçay quel amour,
Que le hazard nous donne & nous oſte en un jour ?
Soûmis à tous leurs vœux, à mes deſirs contraire
Suis-je leur Empereur ſeulement pour leur plaire ?

BURRHUS.
Et ne ſuffit-il pas, Seigneur, à vos ſouhaits

Que le bon-heur public ſoit un de vos bien-faits ?
C’eſt à vous à choiſir, vous eſtes encor maiſtre.
Vertueux juſqu’icy, vous pouvez toûjours l’eſtre.
Le chemin eſt tracé, rien ne vous retient plus.
Vous n’avez qu’à marcher de vertus en vertus.
Mais ſi de vos flatteurs vous ſuivez la maxime,
Il vous faudra, Seigneur, courir de crime en crime,

Souſtenir vos rigueurs, par d’autres cruautez,
Et laver dans le ſang vos bras enſanglantez.
Britannicus mourant excitera le zele
De ſes Amis tout preſts à prendre ſa querelle.
Ces Vangeurs trouveront de nouveaux Défenſeurs,
Qui meſme apres leur mort auront des Succeſſeurs.
Vous allumez un feu qui ne pourra s’éteindre.
Craint de tout l’Univers il vous faudra tout craindre,
Toûjours punir, toûjours trembler dans vos projets,
Et pour vos ennemis compter tous vos ſujets.
Ah ! de vos premiers ans l’heureuſe experience
Vous fait elle, Seigneur, haïr voſtre innocence ?
Songez-vous au bon-heur qui les a ſignalez ?
Dans quel repos, ô Ciel ! les avez-vous coulez !
Quel plaiſir de penſer & de dire en vous-même,
Par tout, en ce moment, on me benit, on m’aime.
On ne voit point le Peuple à mon nom s’allarmer,
Le Ciel dans tous leurs pleurs ne m’entend point nommer.
Leur ſombre inimitié ne fuit point mon viſage,
Je voy voler par tout les cœurs à mon paſſage !
Tels eſtoient vos plaiſirs. Quel changement, ô Dieux !
Le ſang le plus abject vous eſtoit precieux.
Un jour, il m’en ſouvient, le Senat équitable
Vous preſſoit de ſouſcrire à la mort d’un Coupable.
Vous reſiſtiez, Seigneur, à leur ſeverité,
Voſtre cœur s’accuſoit de trop de cruauté,
Et plaignant les mal-heurs attachez à l’Empire,
Je voudrois, diſiez-vous, ne ſçavoir pas écrire.
Non, ou vous me croirez, ou bien de ce mal-heur
Ma mort m’épargnera la veuë & la douleur.
On ne me verra point ſurvivre à voſtre gloire.
Si vous allez commettre une action ſi noire,

[2]Me voilà preſt, Seigneur. Avant que de partir,
Faites percer ce cœur qui n’y peut conſentir.
Appellez les cruels qui vous l’ont inſpirée,
Qu’ils viennent eſſayer leur main mal aſſurée.
Mais je voy que mes pleurs touchent mon Empereur.
Je voy que ſa vertu fremit de leur fureur.
Ne perdez point de temps, nõmez-moy les perfides
Qui vous oſent donner ces conſeils parricides.
Appellez voſtre Frere. Oubliez dans ſes bras…

NERON.
Ah ! Que demandez-vous !
BURRHUS.
Ah ! Que demandez-vous ! Non, il ne vous hait pas,

Seigneur, on le trahit, je ſçay ſon innocence,
Je vous répons pour luy de ſon obeïſſance.
J’y cours. Je vais preſſer un entretien ſi doux.

NERON.
Dans mon Appartement qu’il m’attende, avec vous.




Scène IV.

NERON, NARCISSE.


NARCISSE.

SEigneur, j’ay tout preveu pour une mort ſi juſte.

Le poiſon eſt tout preſt. La fameuſe Locuſte
A redoublé pour moy ſes ſoins officyeux.
Elle a fait expirer un Eſclave à mes yeux ;
Et le fer eſt moins prompt pour trancher une vie.
Que le nouveau poiſon que ſa main me confie.

NERON.
Narciſſe, c’eſt aſſez, je reconnoy ce ſoin,

Et ne ſouhaitte pas que vous alliez plus loin.

NARCISSE.
Quoy pour Britannicus voſtre haine affoiblie

Me défend…

NERON.
Me défend… Ouy, Narciſſe, on nous reconcilie.
NARCISSE.
Je me garderay bien de vous en détourner,

Seigneur. Mais il s’eſt veu tantoſt empriſonner.
Cette offenſe en ſon cœur ſera long-temps nouvelle.
Il n’eſt point de ſecrets que le temps ne revele,

Il ſçaura que ma main luy devoit preſenter
Un poiſon, que voſtre ordre avoit fait apprêter.
Les Dieux de ce deſſein puiſſent-ils le diſtraire !
Mais peut-eſtre il fera ce que vous n’oſez faire.

NERON.
On répond de ſon cœur, & je vaincray le mien.
NARCISSE.
Et l’Hymen de Junie en eſt-il le lien ?

Seigneur, luy faites-vous encor ce ſacrifice ?

NERON.
C’eſt prendre trop de ſoin. Quoy qu’il en ſoit, Narciſſe,

Je ne le compte plus parmy mes Ennemis.

NARCISSE.
Agrippine, Seigneur, ſe l’étoit bien promis.

Elle a repris ſur vous ſon ſouverain Empire.

NERON.
Quoy donc ? Qu’a-t-elle dit ? Et que voulez-vous dire ?
NARCISSE.
Elle s’en eſt vantée aſſez publiquement.
NERON.
De quoy ?
NARCISSE.
De quoy ? Qu’elle n’avoit qu’à vous voir un moment :

Qu’à tout ce grand éclat, à ce courroux funeſte
On verroit ſucceder un ſilence modeſte,
Que vous meſme à la Paix ſouſcririez le premier,
Heureux que ſa bonté daignaſt tout oublier.

NERON.
Mais, Narciſſe, dy-moy, que veux-tu que je faſſe ?

Je n’ay que trop de pente à punir ſon audace.
Et ſi je m’en croyois, ce triomphe indiſcret
Seroit bien-toſt ſuivy d’un éternel regret.

Mais de tout l’Univers quel ſera le langage ?
Sur les pas des Tyrans veux-tu que je m’engage,
Et que Rome effaçant tant de titres d’honneur
Me laiſſe pour tous noms celuy d’empoiſonneur ?
Ils mettront ma vangeance au rang des parricides.

NARCISSE.
Et prenez-vous, Seigneur, leurs caprices pour guides ?

Avez-vous pretendu qu’ils ſe tairoient toûjours ?
Eſt-ce à vous de preſter l’oreille à leurs diſcours ?
De vos propres deſirs perdrez-vous la memoire ?
Et ſerez-vous le ſeul que vous n’oſerez croire ?
Mais, Seigneur, les Romains ne vous ſont pas cõnus.
Non non, dans leurs diſcours ils ſont plus retenus.
Tant de precaution affoiblit voſtre regne.
Ils croiront en effet meriter qu’on les craigne.
Au joug depuis long-temps ils ſe ſont façonnez.
Ils adorent la main qui les tient enchaînez.
Vous les verrez toûjours ardens à vous complaire.
Leur prompte ſervitude a fatigué Tibere.
Moy-même revêtu d’un pouvoir emprunté,
Que je receus de Claude avec la liberté,
J’ay cent fois dans le cours de ma gloire paſſée
Tenté leur patience, & ne l’ay point laſſée.
D’un empoiſonnement vous craignez la noirceur ?
Faites perir le Frere, abandonnez la Sœur.
Rome ſur ſes Autels prodiguant les victimes,
Fuſſent-ils innocens, leur trouvera des crimes.
Vous verrez mettre au rang des jours infortunez :
Ceux où jadis la Sœur & le Frere ſont nez.

NERON.
Narciſſe, encore un coup, je ne puis l’entreprendre.

J’ay promis à Burrhus, il a falu me rendre.
Je ne veux point encore en luy manquant de foy
Donner à ſa vertu des armes contre moy.

J’oppoſe à ſes raiſons un courage inutile,
Je ne l’écoute point avec un cœur tranquille.

NARCISSE.
Burrhus ne penſe pas, Seigneur, tout ce qu’il dit.

Son adroitte vertu ménage ſon credit.
Ou pluſtoſt ils n’ont tous qu’une même penſée,
Ils verroient par ce coup leur puiſſance abaiſſée,
Vous ſeriez libre alors, Seigneur, & devant vous
Ces Maiſtres orgueilleux flêchiroient comme nous.
Quoy donc ignorez-vous tout ce qu’ils oſent dire ?
Neron, s’ils en ſont crus, n’eſt point né pour l’Empire.
Il ne dit, il ne fait, que ce qu’on luy preſcrit,
Burrhus conduit ſon cœur, Seneque ſon eſprit.
Pour toute ambition, pour vertu ſinguliere,
Il excelle à conduire un char dans la carriere,
A diſputer des prix indignes de ſes mains,
A ſe donner luy-même en ſpectacle aux Romains,
A venir prodiguer ſa voix ſur un theatre,
A reciter des chants, qu’il veut qu’on idolatre,
Tandis que des Soldats de momens en momens
Vont arracher pour luy les Applaudiſſemens.
Ah ne voulez vous pas les forcer à ſe taire ?

NERON.
Viens, Narciſſe. Allons voir ce que nous devons faire.

  1. Burrhus rentre.
  2. Il ſe jette à genoux.