Bug-Jargal/éd. 1910/Manuscrit

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Œuvres complètes de Victor Hugo, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 563-564).

LE MANUSCRIT
de
BUG-JARGAL.


Le lecteur a pu se rendre compte, en lisant la première version qui précède ces notes, des transformations importantes apportées au roman en 1825 ; nous ne nous trouvons pas en présence de simples développements de la pensée primitive, le fond même de l’intrigue est changé. Le personnage de Marie n’existait pas en 1819 ; en introduisant dans son roman cette gracieuse figure, Victor Hugo bouleverse les caractères de ses deux héros : c’est l’amour qui aveugle Léopold d’Auverney et qui le pousse à méconnaître Pierrot.

C’est aussi en 1825 que Victor Hugo a créé ce bouffon Habibrah, incarnation de la haine, de la cruauté, de la souffrance et de l’hypocrisie ; on devine en lui le frère des quatre fous de Cromwell, qui, eux, se bornent à égratigner ; mais bien plus frappante est l’analogie avec Triboulet. On retrouve aussi sa trace dans la définition du bouffon, tel que Victor Hugo voulut le présenter dans l’Homme qui Rit[1].

Jean Biassou, dont la silhouette était à peine ébauchée en 1819, nous apparaît en 1825 sous tous ses angles, dans sa ruse et dans sa férocité ; enfin, torturé par l’amour et la jalousie, le caractère de Bug-Jargal lui-même nous semble grandi de tout son dévouement.

C’est sur les marges du manuscrit de 1819, en conservant de l’ancien texte tout ce qui pouvait s’adapter à la nouvelle version, et sur de nombreux feuillets intercalaires que Victor Hugo a écrit le roman tel qu’il a été publié en 1826. Au premier coup d’œil, il est facile de reconnaître ce qui appartient à chaque époque : l’écriture de 1819, élégante, contournée, légère, compliquée d’arabesques ornant principalement les d et les g, comme dans le titre que nous reproduisons page 369 ; l’écriture de 1825 plus simple, plus large, plus écrasée, les arabesques moins savantes ; quelques ajoutés en marge présentent l’écriture droite, fine et serrée, sans doute à cause du peu de place réservée. La préface, datée dans le volume 1826, est de cette dernière catégorie.

En regard du titre qui précède le début du roman, nous lisons cette date en gros caractères : avril 1819 ; au-dessous, l’adresse : M. Victor Hugo, rue de Vaugirard, no 90.

Dès le sixième feuillet, les ajoutés commencent ; quand le texte ancien ne pourra fusionner avec le nouveau, l’auteur modifiera en marge et biffera simplement le récit de 1819. — De temps en temps les compositeurs ont signé près du texte, laissant ainsi leurs noms à la postérité ; des chiffres, des comptes sont griffonnés sur les marges. Indépendamment du numérotage à l’encre rouge, fait par les soins de la Bibliothèque nationale, il y a deux systèmes de numérotage employés par Victor Hugo : les 21 feuillets qui contenaient le roman en 1819 sont chiffrés, recto et verso, de 1 à 42 ; les 68 feuillets intercalaires de 1825 sont numérotés par ordre alphabétique de A à Z et de A′ à R′ ; quelques feuillets sont doubles et n’emploient cependant qu’une lettre. La note finale, par un miracle de finesse d’écriture, si l’on songe qu’en 1825 on ne se servait que de plumes d’oie, tient dans l’espace resté libre du dernier feuillet.

  1. Voir dans cette édition le Reliquat de l’Homme qui Rit.