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Cécilia/1/1

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière (1782)
Traduction par un homme de goût.
Devaux et Patris (1p. 11-20).


CÉCILIA,


OU


MÉMOIRES


D’UNE HÉRITIÈRE.


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LIVRE PREMIER.

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CHAPITRE PREMIER.

Un Voyage.


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Cécile avait atteint depuis peu sa vingt-unième année. Ses ancêtres avaient été d’opulents fermiers de la province de Suffolck. Cette profession peu conforme aux idées ambitieuses de son père, ne lui avait pas paru digne de lui ; l’appât des richesses avait eu moins d’empire sur son esprit, que le désir de vivre d’une manière plus brillante ; sa vie avait été celle d’un gentilhomme de province ; et sans avoir cherché à augmenter sa fortune, il s’était contenté des revenus que les travaux de ses prédécesseurs lui avaient procurés. Cécile était encore au berceau, lorsque son père vint à mourir ; sa mère suivit son mari de très-près. Ils lui avaient laissé dix mille livres sterling, et l’avaient confiée au doyen***, son oncle, qu’ils avaient nommé son tuteur. C’est chez cet ecclésiastique, dont la fortune, augmentée par plusieurs circonstances heureuses, était devenue assez considérable, que Cécile venait de passer quatre années, lorsqu’il vint à décéder. Sa mort, en la privant de son dernier parent, l’avait laissée héritière de tous ses biens, dont le revenu se montait à 3000 livres sterling ; à cette seule condition, que le mari en faveur duquel elle disposerait de sa main et de sa fortune, prendrait son nom en l’épousant. Traitée aussi favorablement du côté des richesses, elle l’avait été encore plus par la nature : sa figure était agréable, son cœur noble et bienfaisant ; son abord prévenait en sa faveur, et annonçait beaucoup d’esprit ; la moindre émotion de son ame se peignait sur son visage ; et ses yeux, interprêtes de ses pensées, laissaient voir tour-à-tour son discernement et sa sensibilité.

Le doyen avait confié, pendant le court espace qui devait s’écouler jusqu’à la majorité de son héritière, sa personne et sa fortune à trois tuteurs, s’en rapportant entièrement à son choix, et lui permettant d’habiter chez celui d’entre eux qui lui conviendrait le mieux. Cécile, affligée de la perte de tous ses parents, ne trouvait de véritable consolation que dans la tranquillité de la vie champêtre, et dans les soins maternels d’une amie respectable qui la connaissait depuis son enfance, et que ses années et son expérience lui avaient rendue presque aussi chère que sa propre mère. Madame Charlton, cette amie sincère et respectable, la reçut chez elle. Elle y était établie depuis le moment où elle avait rendu les derniers devoirs au doyen ; et peut-être, si elle n’avait suivi que son inclination, y serait-elle restée jusqu’à celui où elle aurait pu aller habiter sa maison ; mais ses tuteurs désirèrent qu’elle changeât de demeure. Elle obéit à regret, quitta ses premières compagnes, l’amie la plus chérie et la plus respectable, ainsi que le lieu qui renfermait les restes des seules personnes qu’elle eût aimées. Accompagnée d’un de ses tuteurs, et suivie de deux domestiques, elle se rendit de Bury à Londres.

Ce tuteur était M. Harrel. Quoiqu’encore à la fleur de son âge, galant, poli, enjoué, grand et répandu dans le monde, il avait été nommé par son oncle un de ses trois tuteurs, dans la vue de faire plaisir à sa nièce, dont il avait épousé la plus intime amie. Cette unique raison lui fit penser qu’elle préférerait sa maison à toute autre. M. Harrel ne manqua pas de mettre en œuvre, pour dissiper sa mélancolie, tous les moyens que son esprit et sa politesse lui suggérèrent ; et Cécile, chez qui la douceur était assaisonnée de dignité, et la délicatesse de fermeté, se comporta de manière à lui persuader que ses soins n’étaient point inutiles. L’idée de retrouver une jeune amie, de vivre dans le sein de la confiance, venait adoucir les regrets de quitter des personnes auxquelles la reconnaissance l’attachait, et d’abandonner cette tranquillité qu’elle aimait. Elle avait cependant encore une épreuve à soutenir ; il lui restait un ami, duquel elle ne pouvait se dispenser de prendre congé.

À la distance de sept milles de Bury, résidait M. Monckton, le particulier le plus riche et le plus accrédité de tout le voisinage ; il avait invité Cécile et son tuteur à déjeûner chez lui à leur passage. M. Monckton était le cadet d’une famille distinguée, un homme à talents, fort instruit, et qui avait de la finesse. Il joignait à une force d’esprit naturelle, un grand usage du monde, et à l’art de distinguer avec la plus grande facilité le caractère de ceux avec qui il avait à traiter, celui de déguiser parfaitement le sien. Desirant ardemment d’acquérir une fortune, et d’obtenir la considération, suite de l’opulence, il s’était marié de très-bonne heure avec une riche douairiére de condition, dont l’âge avancé, puisqu’elle comptait déjà soixante-sept ans, n’était cependant qu’une de ses qualités les moins désagréables, son humeur étant encore plus repoussante que ses rides. Une si grande disproportion d’âge lui avait fait espérer que les richesses qu’il s’était ainsi procurées seraient bientôt débarrassées de ce qui en rendait la jouissance moins agréable ; mais son attente fut aussi vaine qu’intéressée : sa femme n’était pas plus la dupe de ses protestations, qu’il ne l’était lui-même de ses espérances. Il connaissait trop bien le monde, pour s’exposer à sa critique, en maltraitant la femme à laquelle il devait le rang qu’il y occupait. Il est vrai qu’il ne la voyait que rarement ; mais il savait trop ce qu’il se devait à lui-même, pour manquer aux lois que la décence et la politesse imposent en pareil cas aux honnêtes gens. Ayant ainsi sacrifié à son ambition tout espoir de bonheur dans sa vie privée, il tourna ses vues du côté où il espérait trouver les plaisirs qu’il avait acheté si cher la faculté de se procurer. Cette ressource, pour les personnes opulentes, ne saurait leur être ravie, et il n’y a que la satiété qui puisse les en priver. M. Monckton n’avait point encore éprouvé ce sentiment, et il avait prudemment partagé son temps entre les amusements dispendieux de la capitale, et les plaisirs les plus bruyants de la province.

Le peu de connaissance que Cécile avait acquis des usages du monde et des différents caractères de ceux qui le composent, elle ne le devait qu’aux observations qu’elle avait eu occasion de faire chez ce gentilhomme, avec lequel le doyen son oncle avait été particulièrement lié. Il était très-considéré ; sa conversation était pour elle une source inépuisable d’instructions. L’habitude de la société, et l’étude des individus qui la composent le mettaient à portée de traiter les sujets dont elle avait le moins d’idée ; et son esprit, capable de saisir et de sentir le vrai, y trouvait de nouvelles lumières.

Les idées de Cécile s’étaient étendues, tandis que les réflexions de M. Monckton n’avaient servi qu’à l’affliger. Il voyait devant lui un objet qui, à tous les avantages de cette opulence qu’il avait si fort prisée, joignait encore la beauté, la jeunesse et l’esprit. Quoique beaucoup plus âgé qu’elle, il ne l’était cependant point encore assez pour que son inclination eût rien de ridicule ; et la satisfaction que sa conversation paraissait causer à Cécile, lui donnait lieu de se flatter que l’opinion avantageuse qu’elle avait conçue de son mérite, pourrait insensiblement se changer en affection. Il se reprochait le motif qui l’avait porté à se sacrifier, en épousant une femme qu’il abhorrait ; et les vœux qu’il formait pour en être débarrassé, devenaient tous les jours plus fervents. Il savait que les liaisons de Cécile ne s’étendaient pas au-delà d’un cercle particulier dont il faisait lui-même le principal ornement ; qu’elle avait rejetté tous les partis qui s’étaient présentés jusqu’alors ; et comme il l’avait soigneusement observée depuis ses premières années, il avait sujet de penser que son cœur s’était refusé à toute impression dangereuse. Il s’était accoutumé depuis long-temps à la considérer comme un bien qui ne pouvait lui échapper ; et quoiqu’il n’eût pas apporté une plus grande attention à approfondir sa façon de penser qu’à empêcher qu’elle ne parvînt à découvrir la sienne, il avait disposé d’avance de sa fortune, et avait déjà fait des arrangements en lui-même qui répondaient le mieux à ses goûts.

La mort du doyen, oncle de Cécile, avait réellement alarmé M. Monckton ; il la voyait à regret abandonner la province de Suffolk, où il se regardait comme l’homme le plus considérable, tant par son mérite, que par son crédit ; et il redoutait le séjour de Londres, où il prévoyait que nombre de rivaux, ses égaux par leurs talents et leurs richesses, ne tarderaient pas à se présenter, et à lui prodiguer des soins. Ces rivaux, plus jeunes et aussi confiants que lui, n’étant pas retenus par les mêmes liens, feraient tous leurs efforts pour lui plaire, et pouvaient fort bien réussir. La beauté et l’indépendance, qui se trouvent si rarement ensemble dans une jeune personne, ne manquent presque jamais de lui attirer une foule d’adorateurs ; d’ailleurs, la maison de M. Harrel était renommée pour son élégance et les agréments dont on y jouissait. Malgré toutes ces considérations, bravant le danger, et se confiant à son ascendant, il résolut de ne point renoncer à son projet, convaincu que sa persévérance et son adresse ne pouvaient manquer d’en assurer le succès.