Cécilia/1/2

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière (1782)
Traduction par un homme de goût.
Devaux et Patris (1p. 21-37).



CHAPITRE II.

Un Argument.


Monsieur Monckton avait alors chez lui quelques amis qui étaient venus y passer les fêtes de Noël. Il attendait impatiemment Cécile, et courut pour l’aider à descendre de la voiture avant que M. Harrel eût pu mettre pied à terre. Il remarqua son air mélancolique, et fut charmé de voir que le voyage de Londres était si peu de son goût. Il la conduisit à la salle à manger, où milady Marguerite et ses amis l’attendaient. Celle-ci la reçut avec une froideur qu’on eût pu prendre pour impolitesse. Naturellement colère, et jalouse par la connaissance qu’elle avait d’elle-même, l’apparence de la beauté l’alarmait, et celle de l’enjouement lui déplaisait. Elle regardait avec défiance toutes les personnes pour lesquelles son mari avait la moindre attention ; et ayant précédemment remarqué ses fréquentes visites chez le doyen, elle avait conçu une haine toute particulière pour Cécile, qui s’en étant apperçue, et n’en pouvant deviner ni connaître la cause, avait pris soin d’éviter d’avoir avec elle d’autres liaisons que celles que la bienséance et le voisinage exigeaient, se contentant de plaindre en secret le triste sort de son ami.

La compagnie qui se trouvait alors chez M. Monckton était composée d’une femme et de plusieurs hommes. La femme (mademoiselle Bennet) était, dans toute l’étendue du terme, l’humble compagne de milady Marguerite. D’une naissance obscure, mal élevée, l’ame basse, aussi peu sensible au mérite naturel qu’aux talents acquis, elle avait cependant fait de grands progrès dans l’art de flatter, et en connaissait toutes les petites ruses. N’ayant d’autre but que celui de se procurer, sans travail, une sorte d’aisance dans le monde, elle était devenue peu à peu l’esclave de la maîtresse de la maison, recevant des affronts sans se plaindre, et se soumettant au mépris comme à la chose du monde la moins extraordinaire.

Parmi les hommes, le plus remarquable était M. Aresby, capitaine de milice, jeune homme qui croyait qu’un militaire devait nécessairement être galant : en conséquence, sans chercher en aucune façon à se rendre utile à sa patrie, il regardait une cocarde comme une preuve incontestable de mérite, et ne s’en était décoré que pour témoigner son dévouement au beau sexe, qu’il se croyait fait pour conquérir.

Un certain M. Morrice, qui, par les attentions les plus recherchées, tâchait de se faire distinguer, faisait là son pendant. Ce jeune homme suivait depuis quelque temps le barreau, où, quoiqu’il commençât à être connu, il ne devait pourtant ses succès ni à une habileté plus qu’ordinaire, ni à l’expérience qui en tient souvent lieu. Au respect le plus profond pour le rang et la fortune, il joignait une confiance en lui même, qu’aucune supériorité n’était capable d’humilier. Ses prétentions étaient soutenues d’un enjouement que nulle mortification ne pouvait diminuer ; et tandis que la souplesse de son caractère le garantissait d’avoir des ennemis, son empressement à obliger lui acquérait des amis auxquels il trouvait toujours le moyen d’être utile.

Il s’y rencontrait encore quelques autres gentilshommes du voisinage, ainsi qu’un vieillard qui, sans paraître faire la moindre attention au reste de la compagnie, se tenait à l’écart avec un air de mauvaise humeur.

Mais la principale figure de ce tableau était M. Belfield, grand jeune homme, d’une taille fine et déliée, dont tous les traits annonçaient une grande activité ; ses yeux étaient on ne peut pas plus vifs et plus spirituels. Destiné d’abord par son père au commerce, il y renonça bientôt, parce que son inclination l’élevait beaucoup au-dessus de cet état. Du mécontentement, il passa à la résistance, et finit par quitter la demeure de ses parents, et entra au service : mais, passionné pour les beaux arts, et empressé d’acquérir de nouvelles connaissances, il ne tarda pas à s’appercevoir que ce métier n’était guère plus de son goût que celui auquel il s’était refusé. Il s’en dégoûta bientôt, se raccommoda avec son père, et s’adonna à l’étude des lois. Trop léger pour une application sérieuse, et trop dissipé pour une occupation pénible, il fit très-peu de progrès dans cette carrière. Et cette même pénétration, ainsi que cette force d’imagination, qui, si elles avaient été accompagnées de prudence, auraient pu l’élever à la première dignité de sa profession, étant malheureusement associées avec un grand fond d’inconstance et de caprice, ne servirent qu’à retarder sa marche, et à s’opposer à son avancement. Peu occupé, et n’ambitionnant pas de l’être davantage, sa fortune, très-médiocre, diminuant tous les jours, il ne lui resta que la stérile admiration des gens à la mode, laquelle se bornant à de simples politesses, ne lui laissa qu’une existence très-incertaine. Caressé généralement et recherché avec empressement, il négligea ses propres intérêts, ne s’embarrassa guère de l’avenir, consacra tout son temps à la société, ses revenus au plaisir, et son esprit aux muses.

Je vous présente, dit M. Monckton, en conduisant Cécile dans la salle, un objet d’affliction dans cette jeune demoiselle, qui n’a jamais causé d’autre regret à ses amis que celui qu’ils éprouvent de son départ.

Si l’affliction, s’écria M. Belfield, en fixant sur elle un regard pénétrant, se montre sous un aspect pareil dans la partie du monde que vous habitez, qui voudrait jamais l’échanger contre le séjour le plus délicieux ?

Elle est divinement belle, rien de plus certain, ajouta le capitaine, feignant que cette exclamation lui échappait malgré lui.

Cécile, s’étant placée auprès de la maîtresse de la maison, commença tranquillement à déjeuner ; M. Morrice, le jeune jurisconsulte, se mit sans façon à ses côtés, tandis que M. Monckton, occupé ailleurs, plaçait le reste de ses convives de manière à pouvoir s’y placer ensuite lui-même. S’adressant alors à Cécile, il lui dit : Nous allons vous perdre, et vous paraissez fâchée de nous quitter ; cependant je crains qu’avant peu vous n’ayez oublié Bury, ses habitants et ses environs. Si vous le pensez, répondit Cécile, je crois que Bury, ses habitants et ses environs ne tarderont pas à m’oublier. Mais il paraît, dit M. Monckton, qu’on excuse aisément l’oubli de ses anciens amis, et qu’on regarde cette négligence comme une nécessité que différentes circonstances et une nouvelle position dans la société doivent faire pardonner. Quoique cette maxime ne soit pas encore ouvertement admise comme un précepte, elle est cependant si généralement confirmée par l’expérience, que ceux qui agissent différemment s’exposent à la critique du public, et à passer pour singuliers.

Il est donc heureux pour moi, répartit Cécile, que ma personne et mes actions soient assez peu connues de lui, pour ne pas arrêter son attention. — Vous vous proposez donc, Madame, dit M. Belfield, au mépris de ces maximes, de n’avoir d’autre guide de votre conduite que les lumières de votre raison ?

Telle est ordinairement, répliqua M. Monckton, l’intention de tous ceux qui débutent dans le monde. Tout individu raisonnant dans son cabinet, a toujours des sentiments épurés, et la plus grande confiance dans ses propres forces ; mais il n’est pas plutôt livré au tourbillon, que réfléchissant moins, et agissant davantage, il reconnaît la nécessité de se conformer aux usages reçus, et de suivre bonnement le chemin battu. Pardonnez-moi, s’écria M. Belfield ; pour peu qu’il ait de courage, il s’en gardera bien ; le chemin battu sera sûrement le dernier qu’un être raisonnable choisira.

On ne verra jamais que des gens ordinaires,
Dirigés & conduits par les règles vulgaires.

Maxime pernicieuse, très-pernicieuse, s’écria d’un air refrogné le vieillard qui était assis dans un des coins de la salle.

Cette espèce de mépris pour les principes reçus, dit M. Monckton, sans faire la moindre attention aux propos du vieillard, est non-seulement excusable, mais louable ; et vous avez, Belfield, un droit tout particulier à soutenir cette opinion. Cependant, eu égard au peu de gens qui vous ressemblent, on est rarement dans le cas de se prévaloir de cet exemple.

Et pourquoi rarement, ajouta Belfield ? Parce que vos règles générales, vos coutumes reçues, vos formes de convenance, sont autant d’arrangements absurdes pour retarder, non-seulement les progrès du génie, mais l’usage même du discernement. Si l’homme osait agir par lui-même ; si l’intérêt, les préjugés dont on l’a imbu, les préceptes éternels et les exemples n’offusquaient pas sa raison, et n’influaient pas sur sa conduite, qu’il serait excellent et admirable ! Combien, infini par ses facultés ! Combien semblable à Dieu par son esprit[1] !

Tout ce que vous dites là, répliqua M. Monckton, n’est que le résultat d’une imagination exaltée, à laquelle les impossibilités ne paraissent que des difficultés, et celles-ci des encouragements à tout entreprendre, tandis que l’expérience nous démontre absolument le contraire. Elle nous enseigne que l’opposition d’un individu à l’opinion générale, est toujours dangereuse dans la pratique, et que l’événement en est rarement heureux ; peut être même ne l’est-il jamais sans un concours singulier de circonstances favorables, secondées par beaucoup d’habileté.

Je voudrais, répliqua Belfield, que tous les hommes, philosophes ou idiots, agissent par eux-mêmes. Alors, chacun se montrerait tel qu’il est ; les tentatives plus fréquentes réussiraient, et la fureur d’imiter diminuerait ; et le génie sentirait sa supériorité, et la sottise sa nullité. Alors, et alors seulement, nous cesserions d’être excédés de cette uniformité éternelle dans les mœurs et dans l’extérieur, qui prévaut actuellement dans tous les états et dans toutes les conditions.

Le déjeûné étant fini, M. Harrel fit avancer sa chaise, et Cécile se leva pour prendre congé. Dans ce moment, M. Monckton eut quelque peine à cacher les craintes que lui causait son départ, et lui prenant affectueusement la main, il dit : J’imagine que vous refuserez à un ancien ami la liberté de vous faire sa cour à Londres, de peur que sa vue ne vous rappèle le souvenir des tristes moments que vous regretterez bientôt d’avoir perdus en province. Pourquoi me dites-vous cela, M. Monckton, s’écria Cécile ? je suis sûre que vous ne sauriez le penser. Ces profonds scrutateurs du cœur humain, dit Belfield, sont de pauvres champions de la confiance ou de l’amitié. Ils sont en guerre ouverte avec tout sentiment qui n’est pas absolument dépravé, et font à peine quartier aux plus pures intentions, dès qu’ils soupçonnent qu’on pourrait avoir la moindre tentation d’y déroger.

Il est facile en théorie, dit M. Monckton, de résister à la tentation ; mais, si vous réfléchissez au grand changement que Miss Beverley éprouvera à la vue du nouveau théâtre où elle va débuter, des nouvelles connaissances qu’elle sera obligée de faire, et des nouvelles liaisons qu’elle formera, vous ne serez plus étonné qu’un ami qui s’intéresse à elle ait quelqu’inquiétude sur son compte. Ne rencontrerait-on pas des frippons, des escrocs, des trompeurs, enfin des malheureux de toute espèce et sous toutes sortes de dénominations qui guettent la jeunesse lorsqu’elle est riche, pour en faire leur dupe ?

Partons, partons, s’écria M. Harrel : il est plus que temps que j’emmène ma belle pupille, puisque c’est là votre manière de lui peindre le lieu qu’elle va habiter.

Est-il possible, dit brusquement le capitaine en s’avançant vers Cécile, que cette demoiselle n’ait point encore essayé de Londres ? Ensuite, adoucissant sa voix et la fixant en souriant, d’un air languissant, il ajouta : se peut-il qu’une personne aussi divinement belle ait été confinée en province ? Ah ! quelle honte ! Comment pourrait-on avoir la cruauté de laisser rouiller dans une campagne un objet si charmant !

Cécile, pensant qu’un pareil compliment ne méritait d’autre réponse de sa part qu’une simple révérence, se tourna du côté de milady Marguerite, et lui dit : comptez-vous, madame, de venir à Londres cet hiver ? et en ce cas, oserais-je vous demander votre adresse, pour avoir l’honneur de vous rendre mes devoirs ? Je ne sais point encore ce que je ferai, répondit la vieille milady, avec sa mauvaise grace ordinaire.

Cécile serait sortie sur-le-champ, si M. Monckton ne l’avait arrêtée, pour lui réitérer combien il redoutait les conséquences de son voyage. Soyez en garde, s’écria-t-il, contre toutes les nouvelles connaissances ; ne jugez personne sur les apparences ; ne formez aucune liaison à la hâte ; prenez tout le temps nécessaire pour connaître ceux qui vous entourent, et souvenez-vous que vous ne sauriez apporter le moindre changement dans votre manière de vivre, sans courir risque de vous en trouver mal, plutôt que d’en tirer le moindre avantage. En conséquence, restez, autant qu’il se pourra, telle que vous êtes. Alors, plus vous verrez les autres femmes, plus vous serez contente de ne leur pas ressembler, et de ne pas être liée avec elles.

Quoi, M. Monckton ! s’écria Belfield, est-ce vous qui donnez de pareils avis ? Qu’est devenu votre système de conformité ? Il me semble que vous prétendiez que tout le monde devait se conduire de même, et ne s’écarter jamais de la route ordinaire.

Je parlais, répliqua M. Monckton, du monde en général, et point en particulier de cette demoiselle. Y a-t-il quelqu’un qui la connaisse, et qui ait le bonheur de la voir, qui ne désire ardemment qu’elle reste, autant que cela se pourra à tous égards, telle qu’elle est à présent ?

Je m’apperçois, du moins, répondit Cécile, que dans le cas où je serais exposée à la flatterie, vous voulez, en m’y accoutumant d’avance, prévenir les mauvais effets qu’elle pourrait produire.

Eh bien ! Miss Beverley, s’écria M. Harrel, après tout ce que vous venez d’entendre, ne redoutez-vous pas le voyage de Londres ? et M. Monckton est-il parvenu à vous en dégoûter ? Si je n’avais pas plus de chagrin de quitter mes amis, répliqua Cécile, que je n’ai de crainte en me hasardant d’aller à Londres, combien ce voyage ne me serait-il pas facile et agréable !

Bravo ! cria Belfield ; je suis enchanté de voir que les discours de M. Monckton ne vous ayent point intimidée, ni convaincue que vous étiez à plaindre d’avoir le malheur d’être en même temps jeune, belle et riche. Hélas, pauvre enfant ! dit douloureusement le vieillard qui était dans un coin, regardant fixement d’un air de pitié Cécile, qui témoigna quelque surprise, et fut la seule qui parut faire attention à lui.

Les civilités ordinaires que l’on a coutume de faire en pareille occasion se répétèrent, et le capitaine s’avança très-respectueusement pour présenter la main à Cécile ; mais tandis que son éloquence muette se manifestait par ses mines gracieuses et ses profondes révérences, M. Morrice, feignant de ne pas s’appercevoir de son intention, se glisse adroitement entre eux deux, et saisit lui-même, sans l’en prévenir, la main de Cécile, tâchant cependant de couvrir sa témérité par un air très-respectueux. Le capitaine haussa les épaules, et se retira. M. Monckton, indigné de l’impudence de Morrice, et résolu de l’en punir, s’avança, et lui dit : de quel droit prétendez-vous vous arroger le privilège que me donne ma qualité de maître de la maison ? Vous avez raison, répondit celui-ci ; j’avais oublié que vous étiez membre du parlement, et qu’en conséquence vous aviez le droit incontestable de vous montrer jaloux de vos privilèges. Après quoi, faisant une profonde révérence à Cécile, il abandonna sa main, tout aussi satisfait de la céder, qu’il l’avait été de la prendre.

M. Monckton, en la conduisant à sa voiture, lui demanda une seconde fois la permission de lui rendre ses devoirs à Londres. M. Harrel profita de cette occasion pour le prier de regarder sa maison comme la sienne ; et Cécile lui témoignant sa reconnaissance de l’intérêt qu’il daignait prendre à elle, ajouta : j’espère, Monsieur, que vous voudrez bien m’honorer de vos conseils et de vos avis relativement à ma conduite, toutes les fois que vous me ferez la grace de venir me voir. C’était là précisément ce qu’il souhaitait. Il la conjura à son tour de l’honorer de sa confiance ; et la saluant respectueusement, on se mit en voyage.







  1. Hamlet.