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Cécilia/1/4

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière (1782)
Traduction par un homme de goût.
Devaux et Patris (1p. 51-67).



CHAPITRE IV.

Une Esquisse du bon ton.


Empressée de reprendre une conversation qui lui avait fait tant de plaisir, Cécile, oubliant la fatigue de son voyage et le peu qu’elle avait dormi, se leva avec le jour, et dès qu’elle fut habillée, elle se rendit, sans perdre de temps, à la salle à manger.

Elle n’avait pas eu plus d’impatience d’y entrer, qu’elle n’en eut bientôt d’en sortir ; car, quoique peu surprise d’y avoir précédé son amie, le désir d’y attendre son arrivée fut bientôt ralenti en trouvant que le feu était à peine allumé, et que la chambre, en désordre, n’était point encore échauffée. À dix heures, elle fit une nouvelle tentative : la salle était rangée, mais il n’y avait personne. Elle se retirait pour la seconde fois, lorsque M. Arnott, qui arrivait, l’engagea à rester. Il lui témoigna sa surprise de ce qu’elle s’était levée si matin, de manière à prouver le plaisir qu’il avait de la voir ; ensuite, reprenant la conversation de la veille, il parla assez vivement du bonheur des jours de son enfance, rappela les moindres circonstances des amusements qu’ils avaient partagés, et s’arrêta avec complaisance sur certains petits détails d’un ton à prouver combien ce récit lui était agréable. Ils ne cessèrent de s’en entretenir qu’à l’arrivée de Mad. Harrel ; et alors la conversation devint plus animée et plus générale.

Pendant le déjeûné, l’on annonça à Cécile la visite de Mademoiselle Larolles, qui s’approcha de l’air dont elle aurait abordé une ancienne amie ; elle lui prit la main, et l’assura qu’elle n’avait pu différer plus long-temps de se procurer l’honneur de la voir.

Cécile, étonnée de cet excès de politesse de la part d’une personne qu’elle connaissait à peine, reçut son compliment avec un peu de froideur ; mais, Mademoiselle Larolle, sans s’embarrasser de son air, continua de lui exprimer le désir ardent qu’elle avait depuis long-temps de la connaître, lui dit qu’elle espérait la voir fréquemment ; assurant que rien au monde ne lui ferait plus de plaisir, et la pria de permettre qu’elle lui recommandât sa marchande de modes. Je vous assure, continua-t-elle, qu’elle a tout Paris à sa disposition : vous y verrez les plus charmants bonnets, les plus magnifiques garnitures ; ses rubans sont toujours du meilleur goût. Rien au monde de si dangereux que sa boutique : je n’entre jamais chez elle que je ne sois sûre d’en sortir ruinée. Je vous y mènerai ce matin, si vous voulez.

Je vous remercie, dit Cécile ; si sa connaissance est si redoutable, je ferai mieux de n’y pas aller. Cela est impossible ; on ne saurait vivre sans elle. Il est vrai qu’elle est horriblement chère ; mais doit-on s’en étonner ? Elle fait de si jolies choses, qu’on ne peut trop les payer. Mad. Harrel ayant joint sa recommandation à la sienne, la partie fut arrangée ; et les dames, accompagnées de M. Arnott, se rendirent chez la marchande de modes.

Ce fut là où Mademoiselle Larolles recommença ses louanges et ses extases : elle examina avec un plaisir inexprimable les ajustements qu’on étala, demanda le nom des personnages auxquels ils étaient destinés, les entendit nommer avec envie, et soupira avec toute l’amertume de l’humiliation, de ce qu’elle n’était pas assez riche pour acheter presque tout ce qu’elle voyait.

Leurs emplètes finies, ils visitèrent encore plusieurs manufactures de ce genre, et Mademoiselle Larolles prodigua par-tout les mêmes éloges et les mêmes désirs de tout acquérir. Après l’avoir ramenée chez elle, Madame Harrel et son amie rentrèrent pour le dîner, celle-ci se félicitant de passer la soirée tête-à-tête avec elle. Mais non, dit Madame Harrel, cela ne se peut pas ; car j’attends du monde ce soir. — Encore du monde ce soir ? — Oui : ne vous épouvantez pas ; la compagnie sera peu nombreuse, tout au plus quinze à vingt personnes. Regardez-vous quinze à vingt personnes comme une compagnie peu nombreuse, répartit Cécile en souriant ? Il n’y a pas bien long-temps que vous et moi l’aurions trouvée tout autrement. Oh ! vous parlez du temps où je vivais en province, répartit Madame Harrel ; Quelle idée pouvais-je alors me former de la compagnie ou des sociétés ?

La compagnie était, comme la veille, composée de gens inconnus à Cécile, à l’exception de mademoiselle Leeson, qui se trouva placée à côté d’elle, et dont l’aspect froid l’obligea de nouveau à observer le silence. Elle fut cependant surprise qu’une demoiselle qui paraissait décidée à n’être amusée, et à n’amuser personne, eût quelque envie de se montrer deux fois de suite dans une assemblée où rien ne semblait l’intéresser. M. Arnott vint la dédommager du silence de sa voisine : il l’entretint encore des amusements de leur enfance, dont le souvenir lui était cher ; et quoiqu’elle essayât de changer de sujet, il y revint toujours avec une espèce d’obstination.

Lorsque la compagnie se fut retirée, M. Arnott étant resté seul avec les dames, Cécile, surprise de ne point voir M. Harrel, demanda de ses nouvelles, et observa qu’il n’avait point paru de toute la journée. Oh ! s’écria sa femme, vous en êtes étonnée ? cela arrive continuellement. Il dîne ordinairement au logis ; sans cela, je ne le verrais jamais. Réellement ? Et à quoi emploie-t-il son temps ? C’est ce que je ne saurais vous dire, car il ne me consulte jamais là-dessus ; cependant j’imagine qu’il l’emploie à peu près de même que ses pareils.

Ah ! Priscilla, s’écria Cécile, d’un ton sérieux, je ne m’attendais guère à vous trouver aussi changée, et que vous eussiez adopté en si peu de temps les maximes des femmes du bon ton. Des femmes du bon ton, répéta madame Harrel ! eh bien, ma chère, je suis l’usage établi parmi les personnes de mon état. On ne saurait, je pense, trouver rien à redire à mon genre de vie. Miss Beverley, dit tout bas M. Arnott, vous donnerez, j’espère, l’exemple aux autres, et vous ne le prendrez jamais d’eux. Un moment de silence suivit cette conversation, et bientôt ils se séparèrent.

Le lendemain matin, Cécile ne manqua pas d’employer son temps d’une manière plus utile que la veille ; et sans s’amuser à parcourir la maison pour chercher une compagne qu’elle était sûre de n’y pas trouver, elle se fit un plan d’occupation qui devait remplir ses moments de loisir, et la lecture dans laquelle elle se promettait de trouver de l’instruction et de l’amusement fut pour elle la ressource qui lui parut la plus assurée au milieu de l’ennui et des inutilités de la société.

On était encore à déjeûner, lorsqu’on reçut une nouvelle visite de mademoiselle Larolles. Je suis venue, s’écria-t-elle vivement, pour courir avec vous à l’auction[1] de mylord Belgrade ; tout l’univers y sera, et nous entrerons au moyen de nos billets. Vous ne sauriez vous figurer la foule qu’il y aura. Qu’est-ce qu’on y vendra ? demanda Cécile. Oh ! tout ce qu’on peut imaginer ; des maisons, des écuries, de la porcelaine, des dentelles, des chevaux, des bonnets, toutes sortes de choses. Et vous proposez-vous d’y faire quelque emplette ? — Mon Dieu ! non ; mais on est bien aise de voir tout cela. Cécile la pria de vouloir bien l’excuser, si elle se dispensait de l’accompagner. Non, je ne saurais y consentir, s’écria Mademoiselle Larolles, il faut que vous y veniez ; je vous assure qu’il y aura la plus terrible foule que vous ayez jamais vue de votre vie. Je suis certaine que nous y serons à moitié étouffées à force d’être pressées. Cette expectative, dit Cécile, est peu flatteuse, et ne saurait avoir beaucoup d’attrait pour une pauvre provinciale nouvellement débarquée : il faudrait, pour en sentir tout le prix, que j’eusse passé plus de temps dans la capitale. Oh ! venez, car ce sera sûrement l’auction la plus fameuse de cette saison. Je ne saurais imaginer, madame Harrel, le parti que prendra la malheureuse milady Belgrade ; j’apprends que les créanciers ont saisi tout ce qui restait. Ces gens-là sont, à mon gré, la plus cruelle engeance qu’il y ait au monde ; ils lui ont saisi jusqu’à ces belles boucles de souliers que nous lui connaissions. Pauvre femme ! je vous déclare que j’aurai le cœur déchiré en les voyant exposées en vente : sur ma parole rien de plus révoltant. Je n’en ai encore pas vu d’aussi bien travaillées. Mais, allons, il est tard. Si nous ne partons pas sur-le-champ, nous ne pourrons jamais entrer.

Cécile la pria de nouveau de l’excuser, et de la dispenser de l’accompagner, ajoutant qu’elle était décidée à rester au logis. Au logis, ma chère ! repartit madame Harrel ; cela ne se peut pas ; il y a plus d’un mois que nous avons promis à madame Mears, et elle m’a priée de vous engager à être de la partie. J’attends à tout instant qu’elle viène elle-même, ou qu’elle vous envoie un billet d’invitation. Il est bien malheureux pour moi, dit Cécile, que vous ayez dans ce moment un si grand nombre d’engagements ; je me flatte, du moins, que vous n’en aurez point pour demain. Pardonnez-moi : demain nous serons chez madame Elton. Encore demain ? Et combien cela durera-t-il ? Dieu, le sait ! Je vous montrerai ma liste.

Alors elle tira de sa poche un petit livre qui contenait les noms des différentes personnes auxquelles elle avait promis. Il y en avait au moins pour trois semaines. Je les efface, dit-elle, à mesure que ces promesses sont remplies, et j’y substitue les nouvelles ; cela nous mènera, je crois, jusqu’à l’anniversaire de la naissance du roi.

Cette liste ayant été examinée et commentée par mademoiselle Larolles, et parcourue avec étonnement par Cécile, on la remit à sa place, et les deux dames s’en furent à l’auction, permettant cependant pour cette fois à Cécile de ne pas les suivre.

Elle retourna à son appartement tout aussi peu satisfaite de la conduite de son amie que de sa position. L’éducation qu’elle avait reçue lui ayant inspiré de bonne heure le plus grand respect pour les préceptes salutaires de la religion et les règles fondamentales de la plus exacte probité, lui avait en même temps fait envisager une continuelle dissipation comme un acheminement au vice, et la prodigalité comme un avant-coureur de l’injustice. Accoutumé depuis long-temps à voir madame Harrel dans la solitude qu’elles avaient habitée ensemble, lorsque les livres faisaient leur principal amusement et leur société mutuelle leur plus grand bonheur, le changement qu’elle remarquait dans sa façon de penser et d’agir, la surprenait autant qu’il l’affligeait. Elle la voyait devenue insensible à l’amitié, indifférente pour son mari, et ne s’occupant jamais de soins domestiques ; la parure, la compagnie, les parties de plaisir et les spectacles paraissaient non-seulement prendre tout son temps, mais être encore l’objet de tous ses désirs. Cécile, dont le caractère noble et généreux ne respirait que la bienveillance et le goût sincère de toutes les vertus, fut cruellement mortifiée de cette métamorphose. Elle eut cependant assez de raison pour s’abstenir de lui en faire des reproches, convaincue que l’unique effet qu’ils puissent produire sur un cœur insensible, c’est de changer l’indifférence en aversion.

Dans le fond, celui de madame Harrel était honnête, quoique sa vie fût très-dissipée. Mariée fort jeune, elle avait passé tout d’un coup de la tranquillité d’une petite ville de province au tumulte de la capitale, et s’était trouvée maîtresse d’une des maisons les plus élégantes de la place de Portman, jouissant d’une fortune considérable, et femme d’un homme dont la conduite lui prouva bientôt le peu de cas qu’il faisait du bonheur domestique. Engagée dans un cercle continuel de sociétés et d’amusements, son esprit qui n’était pas des plus solides, se laissa bientôt éblouir par l’éclat de sa situation ; elle adopta facilement les maximes générales des gens du monde, et n’eut bientôt plus d’autre desir que de surpasser ses égales par sa parure et sa dépense.

Le doyen de ***, en choisissant M. Harrel pour l’un des tuteurs de sa nièce, avait simplement cherché à satisfaire le penchant qu’il supposait qu’elle aurait à vivre avec son amie : il le connaissait très-peu. Il l’avait ouï souvent nommer, et avait seulement des liaisons avec sa famille ; ce qui, sans chercher à en savoir davantage, lui parut suffisant pour présumer que ce tuteur conviendrait aussi bien qu’un autre à miss Beverley.

Il avait été plus circonspect dans le choix des deux autres. Le premier, M. Delvile, était un homme de très-grande naissance, et d’une probité reconnue ; le second, M. Briggs, avait passé sa vie dans le commerce, où il avait déjà amassé une fortune immense ; il n’avait pas de plus grand plaisir que celui de l’augmenter. Il se promettait, en conséquence, des sentiments nobles et généreux du premier, que sa nièce serait protégée, et à l’abri de toute imposition ; et vu l’expérience de M. Briggs en matière d’intérêt, et son habileté dans les affaires, il attendait de ses soins que sa fortune, tant qu’elle resterait entre ses mains, ne manquerait pas de prospérer. De cette manière, il se flattait d’avoir également pourvu à ses plaisirs, à sa sûreté, et à la conservation de son bien.

Lorsque Cécile descendit pour dîner, M. Harrel lui présenta le chevalier Robert Floyer comme son plus intime ami. C’était un homme d’environ trente ans, ni beau ni laid ; tout ce qui le distinguait, c’était une assurance à toute épreuve, des manières libres, un air fier, un ton dédaigneux et brusque ; il montrait tous les vices des hommes à la mode, sans en avoir les grâces ni la politesse.

Au moment où miss Beverley parut, elle devint l’objet de son attention. Il ne la fixait cependant point avec cette admiration qu’on doit à la beauté, ni même avec l’air de curiosité que s’attire ordinairement la nouveauté ; mais avec le regard d’un observateur exact, tel que celui d’un homme qui, sur le point de conclure un marché, considère et cherche à découvrir les défauts de la chose qu’il se propose d’acquérir.

Cécile, peu accoutumée à un tel examen, rougit, et chercha à éviter les yeux d’un homme dont les discours lui plurent encore moins que les regards ; il ne parla que de courses de chevaux, des pertes qu’il avait faites au jeu et des disputes qu’elles avaient occasionnées ; objets qui l’amusèrent d’autant moins, qu’ils lui étaient absolument nouveaux. D’ailleurs, il les entremêla d’épisodes qui avaient trait à quelques beautés célèbres du jour, à des bruits sourds de banqueroutes prochaines, et plaisanta sur des divorces récents ; choses qui furent encore plus désagréables pour elle, parce qu’elles lui étaient encore moins intelligibles. Fatiguée à la fin de ses anecdotes peu intéressantes, et révoltée des sujets qu’il choisissait pour le but de ses railleries, elle attendait avec impatience le moment où elle pourrait se retirer : mais madame Harrel, moins impatientée parce qu’elle s’amusait, n’était point d’humeur à quitter si-tôt la partie ; elle fut obligée de rester jusqu’au moment où il fallut partir pour remplir leur engagement avec madame Mears.

En se rendant au logis de cette dame, dans le vis-à-vis de madame Harrel, persuadée que son amie pensait comme elle sur le compte du chevalier Baronnet, elle témoigna hautement et sans préambule, combien elle désaprouvait tout ce qu’il avait dit. Madame Harrel, loin de répondre à son attente, lui répliqua froidement : je suis fâchée que vous ne le goûtiez pas ; car il vient presque tous les jours au logis.

Serait-il possible qu’il vous plût ? Extrêmement : il est très-amusant, fort aimable, et connaît le monde. Que vous le louez avec discernement ! s’écria Cécile ; il vous faudrait bien du temps pour imaginer une nouvelle louange propre à grossir son panégyrique.

Madame Harrel, satisfaite d’en avoir parlé si avantageusement, ne chercha point à entreprendre son apologie, et changea de conversation. Cécile quoiqu’affligée de ce que le mari de son amie avait si mal placé sa confiance, se flatta pourtant que l’indulgence de sa femme ne venait que de l’envie qu’elle avait d’excuser une intimité qu’elle n’osait désaprouver.



  1. Vente de meubles.