Cécilia/1/6

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière (1782)
Traduction par un homme de goût.
Devaux et Patris (1p. 87-97).



CHAPITRE VI.

Un Déjeûné.


Le lendemain matin à déjeûné, un domestique vint dire à miss Beverley qu’un étranger desirait avoir l’honneur de la voir. Elle pria qu’on lui permît de le faire entrer, et Madame Harrel demanda, en riant, si elle sortirait pour les laisser en liberté ; tandis que M. Arnott, encore plus sérieux qu’à l’ordinaire, avait les yeux fixés sur la porte pour voir la personne qui allait paraître. L’homme qui se présenta leur était absolument inconnu. Mais l’émotion de Cécile fut bien moindre que sa surprise, lorsqu’elle reconnut M. Morrice. Il s’avança de l’air du monde le plus respectueux pour toute la compagnie en général ; et s’approchant humblement de Cécile, il s’informa avec le plus vif intérêt comment elle s’était trouvée après le voyage qu’elle venait de faire, et lui témoigna combien il serait charmé d’apprendre que les nouvelles qu’elle avait reçues de ses amis de province fussent telles qu’elle pouvait le desirer.

Madame Harrel supposant naturellement par sa visite et sa conduite, qu’il était quelque chose de plus qu’une connaissance ordinaire, lui offrit poliment un siége, et à déjeûner ; il accepta l’un et l’autre sans se faire presser. M. Arnott, qui éprouvait déjà toute l’agitation d’une passion naissante, le regardait d’un air inquiet, et attendait son départ avec impatience. Cécile commença à croire que M. Monckton l’avait chargé de quelque commission pour elle ; car il ne lui était point entré dans l’esprit, qu’ayant passé simplement et par hasard une heure ou deux dans un même appartement qu’elle, cela pût l’autoriser à lui faire une visite, et à se donner avec elle un air de familiarité. M. Morrice avait cependant la plus heureuse facilité pour ajuster ses prétentions à ses inclinations ; et elle reconnut bientôt que le motif qu’elle avait soupçonné n’existait pas, et qu’il n’avait pas cru en avoir besoin. Pour le mettre sur le sujet dont elle attendait qu’il se prévaudrait pour s’excuser, elle lui demanda depuis quand il avait quitté la province de Suffolck. Ah ! seulement depuis hier après dîné, repliqua-t-il ; sans quoi je n’aurais certainement pas tardé si long-temps à vous rendre mes hommages.

Cécile qui s’était tourmentée à chercher le sujet qui avait pu l’engager à venir chez elle, le regarda alors sérieusement, et d’un air de surprise qui aurait déconcerté tout autre homme moins hardi que M. Morrice ; mais il avait un fonds inépuisable de prétentions dont il connaissait cependant le peu de valeur, et une constance admirable à les soutenir. Rien ne le rebutait quand il appercevait le moindre espoir de réussir ; les refus, les affronts même ne faisaient que glisser sur son esprit souple et rampant. Il se pouvait que dans tout cela il y eût quelque chose à gagner pour lui, et il connaissait trop bien qu’il était impossible qu’il pût jamais y avoir rien à perdre.

J’ai eu la satisfaction, continua-t-il, de laisser tous nos amis en bonne santé, à l’exception de la pauvre milady Marguerite qui a eu une nouvelle attaque de son asthme, pour laquelle elle n’a point voulu qu’on appelât de médecin. M. Monckton a cependant fait tout son possible pour qu’elle y consentît. Je crois que la vieille dame sait fort bien à quoi s’en tenir à cet égard. En finissant ces mots, il regarda Cécile d’un air malin : mais s’étant apperçu qu’une pareille finesse lui déplaisait, il changea tout-à-coup de ton, et ajouta : « Rien de si étonnant que la manière dont ils vivent ensemble ; à voir leur union, on n’imaginerait jamais la grande disproportion d’âge qui se trouve entre eux. Pauvre vieille milady ! sa mort sera une terrible perte pour M. Monckton ».

Une terrible perte ! répéta Madame Harrel. Je la connais pour la femme la plus hautaine, la plus acariâtre qui existe. Lorsque je demeurais à Bury, je ne pouvais jamais l’envisager sans frayeur. J’avoue, Madame, répliqua Morrice, que l’extérieur n’est pas en sa faveur : j’avais moi-même, à la première vue, beaucoup d’aversion pour elle ; mais sa maison est amusante, très-amusante ; j’aime de temps en temps à y passer quelques jours. Mademoiselle Bennet est aussi une personne fort agréable, et… Mademoiselle Bennet agréable ! s’écria Madame Harrel ; c’est, selon moi, la plus abominable créature que j’aie jamais connue, une vieille fille maussade et envieuse. Mais oui, Madame, comme vous dites fort bien, répondit Morrice. Elle n’est pas bien jeune ; et quant à son humeur, j’avoue que je la connais fort peu ; et il est assez vraisemblable que M. Monckton contribue souvent à l’aigrir, car il est quelque-fois assez dur. M. Monckton, (s’écria Cécile très-piquée de l’entendre censurer par un homme auquel il lui paraissait qu’il faisait beaucoup d’honneur en lui permettant de l’approcher) toutes les fois que j’ai été invitée chez lui, n’a mérité de ma part que des louanges et de la reconnaissance. Oh ! répondit avec feu M. Morrice, je ne connais pas au monde un plus digne homme. Il a tant d’esprit, tant de politesse ! Je ne vois rien d’aussi charmant que mon ami Monckton.

Cécile s’appercevant que les sentiments de M. Morrice étaient toujours ceux des personnes avec lesquelles il se trouvait, prit le parti de ne plus faire attention à ce qu’il dirait, et se flatta qu’en gardant le silence, elle l’obligerait enfin à déclarer l’objet de sa visite, au cas qu’elle en eût un ; ou si, comme elle commençait alors à le soupçonner, elle n’en avait aucun, de l’impatienter assez pour qu’il prît le parti de la retraite. Ce plan, tout prudent qu’il était dans le cas où elle aurait eu affaire avec quelqu’un qui pensât comme elle, n’eut aucun succès avec M. Morrice, qui joignait à une provision considérable de complaisance qui le portait à obliger constamment les autres, une portion égale d’insensibilité qui l’endurcissait contre les affronts. S’appercevant donc que Cécile, à qui il avait destiné sa visite, paraissait déjà plus que satisfaite de sa longueur, il s’abstint prudemment de l’ennuyer plus long-temps ; mais remarquant que la maîtresse du logis était plus accessible, il porta sur-le-champ toute son attention de son côté, et lui adressa la parole avec le même empressement que si elle avait été la seule qu’il fût venu voir, et avec tout autant de familiarité que s’il l’avait connue toute sa vie.

Avec Madame Harrel, une pareille conduite était assez judicieuse ; elle fut flattée de son attention, amusée de ses saillies, et passablement contente de son esprit. En conséquence, leur conversation fut également satisfaisante pour tous deux ; et ils n’en étaient point encore lassés, quand ils furent interrompus par M. Harrel, qui entra dans la chambre pour demander s’ils avaient vu ou entendu parler du chevalier Robert Floyer. Non, répondit Madame Harrel, nous n’en avons eu aucune nouvelle. Je voudrais qu’il fût pendu, répliqua-t-il ; il y a plus d’une heure qu’il me fait attendre. Il m’a fait promettre de ne partir qu’avec lui, et à présent il ne viendra peut-être pas de toute la matinée. Monsieur, dit Morrice, se levant tout-à-coup, indiquez-moi, je vous prie, sa demeure. — À la place de Cavendish, répondit M. Harrel, en le fixant d’un air étonné. Morrice sortit sans rien répliquer. — Dites-moi, je vous prie, qui est cet officieux personnage, s’écria M. Harrel ; et pourquoi paraît-il si empressé ? — D’honneur, je ne le connais pas, répondit Madame Harrel ; c’est une connaissance de miss Beverley, qu’il est venu voir. — Je pourrais, ajouta Cécile, en dire à-peu-près de même ; je ne l’ai vu qu’une seule fois en ma vie, et j’ignore son nom. Elle leur apprit alors comment elle l’avait rencontré chez M. Monckton ; et elle avait à peine fini sa narration, qu’il parut de nouveau tout essoufflé.

Le chevalier Robert Floyer, Monsieur, dit-il à M. Harrel, sera ici dans deux minutes. Je me flatte, Monsieur, repartit M. Harrel, que vous ne vous êtes pas donné la peine d’aller jusques chez lui.

Monsieur, loin de me donner de la peine, ce n’a été pour moi qu’un vrai plaisir. Monsieur, vous êtes trop poli, dit M. Harrel ; je suis fâché que pour m’obliger, vous ayez tant fait de chemin.

Miss Beverley, dit M. Harrel en se tournant tout-à-coup de son côté, vous ne me dites point ce que vous pensez de mon ami. — De quel ami, monsieur ? Mais, du chevalier Robert Floyer ; j’ai remarqué qu’il ne vous avait pas quittée un seul moment pendant tout le temps qu’il a resté chez madame Mears. Il n’y a pas cependant demeuré assez pour qu’il m’ait été possible d’en concevoir une opinion favorable et avantageuse. — Peut-être, s’écria Morrice, l’avez-vous assez vu pour en concevoir une défavorable.

Cécile ne put s’empêcher de rire en lui entendant prononcer par hazard une pareille vérité. M. Harrel, au contraire, parut peu satisfait, & dit : je suis sûr que vous ne sauriez lui trouver de défauts. C’est un des hommes les plus à la mode que je connaisse. En ce cas, les défauts que je pourrais lui trouver, répondit Cécile, ne serviraient qu’à prouver un fait qui ne me paraît déjà que trop évident ; c’est que je suis encore très-novice dans l’art d’admirer.

M. Arnott, ranimé par ces derniers mots, se glissa derrière sa chaise, & lui dit : j’étais sûr que vous ne pouviez l’aimer. Il suffisait pour cela, de connaître votre façon de penser ; je le présumais même à l’air de votre visage.

Peu de temps après, le chevalier entra. Vous êtes réellement bien singulier, s’écria M. Harrel, de m’avoir fait attendre si long-temps. Il m’a été impossible de venir un moment plutôt ; je n’espérais même jamais de pouvoir me rendre ici ; car mon cheval est si rétif, que j’ai eu toutes les peines du monde à le faire avancer. Ils partirent.

Le soir, les dames allèrent à une assemblée, où M. Arnott les accompagna comme à l’ordinaire. Les autres hommes qui avaient dîné avec elles, se trouvèrent engagés ailleurs.