Cécilia/10/2

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (7p. 44-73).



CHAPITRE II.

Entrevue.


Le laquais ne revint que fort tard ; et d’un air consterné, il dit qu’il ne lui avait pas été possible de rencontrer personne qui fût en état de recevoir son message, ni de lui donner une réponse ; que les gens du Bosquet étaient tous dans la plus grande consternation, parce qu’au moment de son arrivée, M. Monckton avait été rapporté mort chez lui.

Cécile poussa un cri d’horreur ; un sentiment secret, assez approchant du remords, s’empara de son esprit ; elle craignit d’avoir contribué à cette catastrophe, et toute innocente qu’elle était, elle n’eut pas plutôt appris sa mort, qu’oubliant qu’il l’avait offensée, elle s’accusa de trop de sévérité. Extrêmement troublée par cet horrible événement, elle pria madame Harrel et Henriette de permettre qu’elle les laissât souper seules ; et se retirant dans son appartement, elle résolut de communiquer toute cette affaire à Delvile par une lettre qu’elle adresserait à Margate. Elle sentit alors tout l’avantage qu’il y avait pour elle d’être sa femme, rien ne s’opposant plus à ce qu’elle lui fît part de toutes ses affaires, et qu’elle communiquât à l’homme qui possédait son cœur ses plus secrètes pensées.

Tandis qu’elle était occupée à exécuter un projet qui lui rendait sa tranquillité, on lui apporta une lettre de Delvile même. Elle l’ouvrit avec autant de joie que d’empressement. Il avait promis de ne pas tarder à lui écrire ; mais il lui paraissait impossible qu’il eût pu le faire si-tôt. Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour la lire ; elle ne contenait que ce peu de mots :


À Miss Beverley.
Ma Cécile,

Soyez seule, je vous en conjure ; écartez tout le monde, et recevez-moi dans un moment.


Elle fut extrêmement surprise à la vue de ce billet. Il n’était point signé, les caractères en étaient confus, l’écriture mal formée, et les mots à peine lisibles. Il désirait de la voir et de la voir seule ; elle ne pouvait hésiter à le satisfaire… Elle demanda si quelqu’un attendait sa réponse. Le laquais dit que le billet avait été remis par un inconnu qui n’avait point parlé, et avait disparu. Elle ne douta pas un instant que ce ne fût Delvile lui-même… Tout ce qu’elle imagina pouvoir faire de mieux pour répondre à ses intentions, fut d’aller l’attendre dans son cabinet de toilette, après avoir ordonné que si quelqu’un la demandait, on le conduisît tout de suite dans son appartement.

Cette entrevue l’inquiétait beaucoup ; mais, quoiqu’elle fût contraire à leurs conventions, elle ne pensait point à lui en faire le moindre reproche ; le désordre de son billet, la main peu assurée et tremblante avec laquelle il l’avait écrit, la singularité de sa demande dans une situation telle que la leur, tout lui prouvait qu’il ne venait point la trouver sans de fortes raisons, et tout lui donnait lieu de craindre qu’il ne lui apportât de fâcheuses nouvelles.

Elle n’eut pas le temps de pousser plus loin ses conjectures ; car au bout de quelques minutes, Delvile entrant brusquement, ferma la porte lui-même, dans l’impatience qu’il avait d’être seul avec elle.

À sa vue, les pressentiments sinistres de Cécile semblèrent se réaliser ; elle s’avança pour le recevoir ; il s’approcha d’un visage riant et empressé : mais cette gaieté ne fut pas de longue durée ; il ne put cacher sa pâleur, tous ses traits annonçaient l’horreur dont il était saisi ; son trouble était trop visible pour que Cécile ne s’en apperçût pas. Il lui parla cependant avec amitié, et d’un ton affectueux ; mais sa voix tremblante démentait ses paroles, et ne prouvait que trop que son âme était dans la plus grande agitation. Cécile, interdite et épouvantée, n’avait pas la force de lui faire la moindre question. Il lui parlait du bonheur qu’il avait de la revoir avant de quitter le royaume, la suppliait de lui écrire souvent, lui répétait les mêmes choses, entamait un sujet, et passait à un autre ; beaucoup de questions sur sa santé, son voyage, ses affaires, sa tranquillité d’esprit, sans écouter les réponses, ou avoir l’air de s’étonner qu’elle ne lui en fît aucune ; tout, en un mot, peignait le désordre de son âme.

La frayeur de Cécile augmentait à chaque instant. Persuadée qu’il devait être arrivé quelque chose de fort étrange et de bien triste, il lui était impossible de deviner ce que ce pouvait être ; elle n’avait ni la force ni le courage de le lui demander. Delvile, à la fin, s’étant un peu remis de son trouble, donna plus de suite à ses propos, et la regardant d’un air inquiet, lui dit : pourquoi ce silence, ma Cécile ? Je ne sais, répondit-elle en s’efforçant de parler ; mais je ne m’attendais point à vous voir : je vous écrivais dans ce moment, comptant que vous recevriez ma lettre à Margate, où j’allais l’adresser. Continuez donc à écrire : mais adressez votre lettre à Ostende : j’y serai avant l’arrivée de la poste, et je ne voudrais pas perdre une ligne, un mot de votre part, pour tout ce que l’univers pourrait m’offrir de plus précieux. Plus promptement que la poste, s’écria Cécile ! mais comment madame Delvile pourrait-elle… elle s’arrêta, ne sachant ce qu’elle devait lui demander. Elle est actuellement en route pour Margate, et j’espère y arriver avant elle, et l’y recevoir. Je veux seulement vous dire adieu, et partir.

Cécile ne lui répondit pas un mot, son étonnement et sa confusion augmentant de plus en plus. Vous êtes rêveuse, lui dit-il avec tendresse ; seriez-vous malheureuse, charmante Cécile ? Ô la plus charmante des femmes ! si j’avais contribué à vous rendre infortunée !… Cependant je dois… cela est inévitable. Ô Delvile, s’écria-t-elle, en s’armant de courage, pourquoi ne voulez-vous pas me parler franchement ? Vous n’êtes pas dans votre assiette ordinaire ; ne saurais-je point ce qui vous inquiète ? Ne me sera-t-il pas permis de vous exprimer la crainte que j’ai que quelque chose ne vous ait causé de la peine ? Vous êtes trop bonne, lui repartit-il, il y aurait de la barbarie à vous affliger. — Pourquoi non ? s’écria-t-elle avec plus de fermeté, ne dois-je pas me soumettre à la destinée imposée à tous les humains ? Dois-je me flatter que le cours ordinaire des choses changera en ma faveur, pour que je n’éprouve jamais rien que d’heureux ? Il n’est dans le fond rien arrivé de bien fâcheux : avez-vous là une plume et de l’encre ?… Elle lui en donna.

Vous dites que vous étiez occupée à m’écrire… Je vais commencer une lettre pour vous. Pour moi, s’écria-t-elle. Il ne répondit point ; mais prenant la plume, il écrivit quelques mots ; ensuite, jetant le papier sur la table, il dit : imbécile que je suis !… j’aurais pu, sans venir ici, faire la même chose. Puis-je lire ce que vous venez d’écrire ? demanda-t-elle ; et voyant qu’il ne s’y opposait pas, elle s’approcha, et vit ce qui suit : Je crains de vous alarmer par trop de précipitation… Je crains de vous tourmenter en vous tenant trop long-temps en suspens ;… mais les choses ne sont pas moins telles qu’elles devraient… Ne craignez rien, s’écria-t-elle en se tournant de son côté avec le plus tendre empressement ; dites-moi seulement ce que ce peut être… Ne suis-je pas votre épouse ? Obligée par les liens les plus sacrés à partager vos peines, si je suis assez malheureuse pour ne pouvoir les soulager…

Puisque vous daignez m’accorder un titre si précieux, et qui, si vous ne vous repentez point de me l’avoir donné, sera pour moi préférable à tous les autres, je ne vous cacherai point que les choses ne vont pas comme je le désirerais ; j’ai été trop prompt… Vous me blâmeriez ; je mérite de l’être… Chargé de veiller à votre repos, et de faire votre bonheur, aurais-je dû permettre que la colère, le ressentiment, la violence me fissent oublier ce que je devais à un pareil dépôt ! Mes remords ont déjà prévenu vos reproches ;… mais il ne se peut… Qu’est-ce donc, s’écria-t-elle avec chaleur, que vous avez pu faire ? Il n’est aucun événement qui puisse jamais me faire repentir de m’être donnée à vous. Généreuse Cécile ! s’écria-t-il, des paroles telles que celles que vous me faites entendre, si je n’éprouvais pas dans cet instant le chagrin le plus cuisant, seraient capables de me causer une satisfaction à laquelle nul mortel n’a pu encore atteindre. Mais ces paroles, lui dit-elle avec encore plus de vivacité, vous me les avez arrachées par la terreur que vous me faites éprouver. Prenez donc à la fois le bien et le mal, et souvenez-vous que, si tout ne va pas comme vous le désireriez, vous avez actuellement une fidèle amie à qui vous pouvez vous confier, et qui partagera également vos plaisirs et vos peines. Montrez seulement autant de courage que vous avez témoigné de bonté et de complaisance, repartit-il, et je ne craindrai plus de tout dire. Elle lui en réitéra les assurances : ils s’assirent tous deux, et il commença son récit.

Aussi-tôt que j’eus quitté votre appartement, je me rendis à l’endroit où j’avais ordonné qu’on me tînt une chaise prête, et je ne m’arrêtai que pour changer de chevaux jusqu’à mon arrivée au château de Delvile. Mon père fut surpris de me voir, et me reçut très-froidement. Ma situation m’obligeant de brusquer les choses, je lui dis qu’avant d’accompagner ma mère hors du royaume, je venais lui communiquer une affaire que je croyais que mon devoir et mon respect exigeaient que je fusse le premier à lui apprendre. Il m’interrompit alors d’un air sévère, et me déclara positivement que, si vous y étiez intéressée, il refusait d’en entendre parler. Je tâchai de le faire changer de sentiment, en lui mettant sous les yeux son injustice ; mais il se fâcha, et s’exhala en accusations nouvelles et des plus cruelles, assurant qu’il les tenait d’un témoin irrécusable. Je n’ai plus douté qu’il n’y eût dans tout cela quelque horrible imposture. Oui, sûrement, s’écria Cécile, qui ne connaissait que trop alors l’homme qui l’avait si indignement calomniée. Juste ciel ! comme j’ai été trompée ! et cela, par la personne en qui j’avais le plus de confiance !

Je lui dis, continua Delvile, qu’on l’avait indignement abusé, et je le conjurai de ne plus s’obstiner à me cacher le nom de celui qui était capable d’une pareille imposture. Mes prières ne servirent malheureusement qu’à augmenter sa colère : il me répondit qu’il était plus difficile qu’on ne pensait de lui en imposer ; que c’était moi à qui l’on avait droit de reprocher que je me laissais aisément duper ; tandis que lui n’avait fait qu’ajouter foi aux informations d’un des plus respectables gentilshommes de la province de Suffolk, qui vous connaissait depuis votre plus tendre enfance, et qui l’avait assuré, de la manière la plus formelle, qu’il avait fait tout ce qui avait dépendu de lui pour vous engager à changer de conduite, n’ayant épargné ni ses soins, ni sa bourse, pour vous tirer des mains des juifs, et qu’il lui en avait donné une preuve incontestable en lui montrant vos propres billets, par lesquels vous reconnaissiez lui devoir des sommes très-considérables.

Quelle horreur ! s’écria Cécile, je n’aurais jamais cru qu’il eût été possible de pousser la noirceur et la perfidie si loin ! À peine pouvais-je me contenir, reprit Delvile ; j’ai osé lui demander fièrement de me nommer son auteur, que je n’ai pas craint de traiter comme il le méritait ; il m’a répondu froidement qu’il était lié par son serment, qu’il avait promis de ne jamais le citer, et qu’il était d’ailleurs bien éloigné de vouloir payer l’intérêt qu’il lui avait témoigné prendre à l’honneur de sa maison, par un manque de parole aussi formel. Alors j’ai perdu tout-à-fait patience. Parler d’honneur, me suis-je écrié, après avoir prêté l’oreille à d’infâmes calomnies de cette espèce, c’est se moquer… Mais il est inutile de vous tourmenter plus long-temps ; il vous est facile d’imaginer ce qui s’est passé. Ah, ciel ! s’écria Cécile, vous vous êtes donc brouillé avec votre père ? Je l’avoue, répondit-il, et il ignore encore que je sois marié : il était trop en colère pour qu’il me fût possible de le lui apprendre ; je me suis seulement engagé par tout ce que j’avais de plus sacré, à ne prendre aucun repos que je ne vous eusse pleinement justifiée, en découvrant l’auteur de cette infâmie ; après quoi je l’ai quitté sans entrer en explication.

Oh ! retournez donc directement au château, s’écria Cécile ; songez qu’il est votre père ; vous êtes obligé de supporter ses faiblesses… Hélas ! si vous ne m’aviez jamais connue, vous ne vous seriez jamais attiré sa colère. Soyez persuadée, repartit-il, que j’en sens tout le poids : après que vous m’aurez entendu, si vous continuez à l’exiger, je retournerai immédiatement chez lui ; et si je n’y vais pas, je lui écrirai, et vous me dicterez vous-même ma lettre. Cécile le remercia, et le pria de continuer son récit.

En sortant du château, mon premier soin a été d’écrire à ma mère, pour la prier de partir le plutôt qu’il lui serait possible pour Margate, ne pouvant me rendre auprès d’elle au moment que je m’en étais flatté, et ne voulant pas que les affaires qui me retiendraient indispensablement, retardassent notre voyage, ou l’obligeassent de précipiter sa marche ; espérant d’ailleurs être rendu en même-temps qu’elle à Margate, supposé que je ne l’y devançasse pas. Et pourquoi ne pas retourner à Londres, comme vous le lui avez promis ? J’avais affaire ailleurs ; je suis venu ici. — Directement ? — Non ;… mais bientôt. — Où avez-vous été auparavant ? — Ma Cécile, voici le moment où vous aurez besoin de tout votre courage. J’ai laissé mon père sans entrer dans aucune explication avec lui ; mais ce n’a été qu’après que, dans sa fureur, et voulant prouver l’authenticité de ses informations, il a involontairement nommé celui de qui il les tenait. — Eh bien ? — Cet homme, le plus fourbe de tous les humains, n’était autre que votre prétendu ancien ami, M. Monckton ! — Je m’en doutais, dit Cécile, dont le sang se glaçait de crainte et de terreur. — Je me suis rendu en diligence au Bosquet avec des chevaux de louage. J’y suis arrivé sur la fin du jour ; il m’a fait entrer dans sa bibliothèque ; je lui ai dit le sujet qui m’amenait… Vous pâlissez, ma chère amie, vous vous trouvez mal. — Cécile trop affectée pour pouvoir répondre, appuya sa tête sur la table. Delvile se préparait à appeler du secours ; mais elle posa sa main sur son bras, pour l’en empêcher. Il s’arrêta donc, et fit tout ce qu’il put pour la ranimer.

Après quelques moments, elle leva de nouveau la tête, et dit d’une voix faible : je suis fâchée de vous avoir interrompu ; la fin de cette affaire m’est déjà connue… M. Monckton est mort. — Non pas mort, s’écria-t-il. Il est vrai qu’il est dangereusement blessé ; mais, grâces au ciel, il vit encore. — Il vit encore ? s’écria Cécile, reprenant sa force et ses esprits. Oh ! en ce cas, tout peut changer en bien… S’il n’est pas mort, il pourra en revenir. Il le peut, et j’espère que cela arrivera. — À présent, s’écria-t-elle, racontez-moi tout ce qui s’est passé ; je puis tout entendre. Il n’y a que la mort d’un homme tué par son semblable, dont je ne puisse soutenir l’idée.

Je n’aurais jamais cru que les choses allassent si loin. J’ai les duels en horreur ; ce sont des actes de violence que rien ne saurait justifier à mes yeux ; c’est une invention barbare et cruelle. J’ai agi d’une manière totalement opposée à mes principes : mais furieux, et n’écoutant que le ressentiment que m’inspiraient les infâmes calomnies, la raison n’a plus eu de pouvoir sur moi. Je lui ai reproché sa perfidie : il s’en est défendu, et a cherché à se justifier : je lui ai dit que je l’avais appris de mon père… Il a voulu détourner la conversation, en s’emportant contre lui ; j’ai exigé qu’il se dédît, et vous justifiât de ses fausses accusations. Il m’a demandé quel droit j’avais d’exiger une pareille rétractation. Je lui ai répondu avec fierté ; celui d’un époux. Son air ne m’a, dans ce moment, que trop fait connaître les motifs de sa trahison… Il est amoureux de vous : il avait vraisemblablement projeté de vous empêcher de vous marier jusqu’à ce que la mort l’eût débarrassé de sa femme ; et alors il se flattait que ses artifices lui assureraient votre main. Se voyant sur le point de vous perdre, il n’a pas craint de noircir votre réputation, plutôt que de souffrir que vous lui échappassiez. Aussi-tôt qu’il a appris mon mariage, il a paru encore plus furieux que moi, et enfin… Pourquoi vous entretenir plus long-temps des effets de notre frénésie ? Nous sommes sortis ensemble : mes pistolets de voyage se trouvant déjà chargés, je lui en laissai le choix ; le défi venant de ma part, il a lâché le premier son coup, et m’a manqué. Je lui ai demandé encore une fois s’il consentait à vous justifier, il m’a crié que je n’avais qu’à tirer, qu’il ne voulait accepter aucune condition… Je l’ai fait… et malheureusement j’ai visé plus juste que lui. Nous n’avions point de seconds, mais je n’ai pas tardé à trouver des gens pour le secourir ; je les ai aidés à le rapporter chez lui. On a d’abord cru qu’il était mort, et ses domestiques m’avaient arrêté : ayant cependant ensuite donné quelques signes de vie, et mon ami M. Biddulph, que j’avais fait avertir, étant venu sur ces entrefaites, on m’a laissé la liberté. C’est ainsi que s’est passé ce funeste combat, dont je venais vous rendre compte, espérant qu’il vous effrayerait un peu moins en l’apprenant de moi, que si vous en étiez informée par tout autre. Cependant les remords que j’ai éprouvés depuis que j’ai vu tomber cet infortuné, et l’idée que j’étais son meurtrier, le chagrin, la douleur, ou plutôt le repentir que j’avais en vous apportant une nouvelle aussi funeste, dont je prévoyais que vous seriez révoltée… vous à qui je ne voudrais jamais donner que des sujets de joie et de consolation… tout cela m’a si fort troublé, que je savais réellement moins que personne comment je devais m’y prendre pour vous préparer à un tel récit. Il s’arrêta. Cécile ne put rien lui dire. Elle voyait clairement que son erreur ne venait que de sa générosité et de son empressement à prendre sa défense, et que la confiance qu’il avait en elle et dans son innocence, n’avait pas cédé un seul instant aux efforts qu’on avait tentés pour l’obscurcir ; elle en était vraiement reconnaissante. Mais sa dispute avec son père… l’état dangereux de sa mère… son éloignement qui devenait indispensable… sa propre situation… son mariage clandestin… et plus que tout, M. Monckton, dont la mort était à craindre, étaient des circonstances si tristes, et dont les suites pouvaient être si funestes, qu’elle ne savait par où commencer… quelles consolations lui offrir… ou de quelle façon s’y prendre pour calmer l’agitation de son esprit. Delvile ayant vainement attendu sa réponse, lui dit alors, du ton le plus triste : s’il est possible que vous preniez encore assez d’intérêt à ma destinée pour vous embarrasser de ce que je deviendrai, daignez m’aider de vos conseils, ou plutôt me donner vos instructions : je suis à peine en état de penser pour moi-même ; et si vous vouliez en prendre le soin, ce serait une consolation qui me donnerait la force de tout entreprendre.

Cécile, sortant tout-à-coup de sa rêverie, répéta : M’embarrasser de ce que vous deviendrez ? Ô Delvile ! ne me mettez pas au désespoir, en vous exprimant ainsi. Pardonnez, s’écria-t-il ; je ne prétends point vous faire un reproche ; je ne veux que vous faire sentir que vous ne me devez presque rien. Vous m’avez exhorté à retourner chez mon père, le desirez-vous encore ? Je crois que cela est nécessaire, dit-elle, trop troublée pour savoir ce qu’elle disait, et craignant de le blesser en lui faisant encore attendre une réponse : J’irai donc, repartit-il, sans hésiter. Il est vrai que j’ai actuellement beaucoup de choses à lui dire ; et quoiqu’il soit très-irrité, vous ne devez pas craindre que je ne souffre patiemment ses reproches. Après cela, que faudra-t-il que je fasse ? — Que vous fassiez ? répéta-t-elle ; en vérité je l’ignore. — Me rendrai-je immédiatement à Margate ? ou reviendrai-je auparavant ici ? Comme il vous plaira, dit-elle en soupirant profondément. — Je ne veux rien faire que par vos conseils ; les suivre est le seul plaisir que j’ai au monde. Quel parti faut-il donc que je prène ?… Vous ne refusez point de me l’indiquer ? — Non certainement ; rien ne saurait m’en empêcher. Parlez-moi donc, ma chère amie, et dites-moi… Mais pourquoi ce silence ? Auriez-vous de la répugnance à m’aider de vos conseils ? — Non, en vérité, dit-elle en portant la main au front, je vous parlerai dans un moment.

Ô ma Cécile ! s’écria-t-il, en la regardant d’un air abbatu ; rappellez vos esprits ! vous ne faites nulle attention à ce que vous dites ; vous me répondez comme si vous ne preniez aucun intérêt à ce qui me concerne. — Pardonnez-moi ; j’en prends beaucoup, dit-elle en soupirant profondément. — Ne soupirez pas si amèrement, s’écria-t-il, si vous avez la moindre pitié !… Je ne saurais soutenir votre affliction. — J’en suis bien fâchée, repartit-elle en soupirant de nouveau, et sans s’appercevoir qu’elle lui parlait. Juste ciel ! s’écria-t-il en se levant, cessez de m’effrayer ; parlez-moi plus intelligiblement. M’entendez-vous, Cécile ? pourquoi refusez-vous de me répondre ? Elle trembla, pâlit, et posant ses deux mains sur son cœur : oh, oui ! dit-elle ; mais je suis oppressée… je me sens-là une pesanteur… je ne saurais respirer. Cher objet de mes vœux, s’écria-t-il en se précipitant à ses pieds, ne m’accablez point par ces terreurs !… rappelez vos sens ! dites-moi du moins que vous me connaissez !… dites-moi que je n’ai point occasionné votre désespoir !… Ô vous qui possédez toute ma tendresse ! ma chère, mon adorable Cécile ! tirez-moi de cette affreuse situation !… Il m’est impossible de la soutenir plus long-tems !

Ces exclamations passionnées lui rendant toute sa sensibilité, elle ne retint plus ses larmes, et son cœur en reçut le soulagement dont il avait besoin. Jamais Delvile n’avait été plus flatté des marques de son affliction, qu’il le fut en voyant couler ses précieuses larmes. La tendresse et les consolations de Delvile ne servaient qu’à les augmenter. Cécile rappelant enfin toute sa fermeté, se reprocha le peu de courage qu’elle avait témoigné ; elle l’assura qu’il pouvait compter qu’elle aurait plus de force d’esprit, et le pria de penser, et de mettre ordre à ses affaires.

Delvile lui-même avait peine à recouvrer sa présence d’esprit : l’état affreux où il avait vu Cécile pendant quelques instants, avait fait sur lui plus d’impression que la scène tragique à laquelle il avait eu part : Cécile qui se trouva plutôt que lui en état de réfléchir et de délibérer, lui dit : ah ! Delvile, je réclame votre indulgence. Le saisissement me rendait incapable de vous donner aucun conseil. Au nom de Dieu, ne vous pressez point trop de faire usage de vos forces, s’écria-t-il ; il nous reste encore assez de temps. Comment du temps ? répondit-elle ; quelle heure peut-il être ? Dix heures, s’écria-t-il en regardant sa montre. Il faut que vous me chassiez, ma chère Cécile ; ou la calomnie, quoique le malheureux Monckton se trouve forcé de se taire, pourrait encore répandre son venin. Il faut que je vous chasse, reprit-elle ; je sens bien qu’il faut que vous partiez. Mais apprenez-moi auparavant vos projets, et la route que vous vous proposez de suivre. C’est vous-même, répondit-il, qui en déciderez ; vous me direz si je dois retourner au château de Delvile, ou aller directement à Margate pour hâter le voyage de ma mère, avant que la nouvelle de ce fatal combat parviène jusqu’à elle. Partez pour Margate, s’écria-t-elle vivement, ne différez pas un instant : vous pourrez écrire d’Ostende à votre père. Mais restez, je vous prie, hors du royaume jusqu’à ce que nous sachions quelles seront les suites de ce malheureux combat. Les suites seraient un procès qui, suivant toute apparence, tournerait contre moi. J’ai été l’agresseur. Tous ses domestiques déposeraient qu’il ne m’a point cherché, et que c’est moi qui ai été le trouver… Ô ma Cécile ! l’imprudence que j’ai commise est si contraire à mes principes, et quoique vous gardiez le silence, je sais qu’elle est si opposée aux vôtres, que jamais, malgré ses crimes, je ne me pardonnerais sa mort.

Il vivra, s’écria Cécile, cherchant à déguiser sa terreur ; ne craignez rien, il vivra. À l’égard de sa blessure et de ses souffrances, c’est une juste punition de sa perfidie. Allez donc à Margate. Ne vous occupez plus que de Mme Delvile, et faites en sorte qu’elle ignore toujours ce qui s’est passé. Je ferai tout ce que vous m’ordonnerez : mais si ce que je redoute venait à arriver, si la santé de ma mère ne se rétablissait pas, que mon père demeurât inflexible, que M. Monckton mourût, et que l’Angleterre ne me fût plus un pays qu’il me convînt d’habiter, voudriez-vous en ce cas consentir à me suivre ? Pourrais-je !… Ne dépends-je pas de vous ? N’avez-vous pas le droit de commander ? Parlez ; vous n’avez qu’à dire un mot. Voulez-vous que je vous suive à l’instant ?

Delvile, touché de sa condescendance, eut peine à trouver des termes pour lui exprimer sa reconnaissance. Non, ma Cécile, s’écria-t-il, je ne suis point assez injuste pour abuser de vos bontés : nous attendrons du moins que la nécessité nous force à embrasser ce parti. Emmener ma femme dans une circonstance où j’ignore encore si ma vie n’est point en danger !… La faire sortir d’un royaume d’où je suis obligé de fuir ! La forcer à s’exiler au premier instant que je déclarerais mon mariage ? Non, à moins que je ne sois destiné à être éternellement étranger à ma patrie, il est impossible que j’acquiesce à votre proposition. Croyez qu’il n’y aura jamais que ce malheur qui me fasse consentir à ce que vous suiviez un meurtrier.

Ils réfléchirent ensuite à ce qu’il leur conviendrait de faire, et après s’être mutuellement consultés, ils conclurent que, dans le désordre actuel de leurs affaires, il convenait de ne point déclarer leur mariage, pas même à M. Delvile, pour qui la nouvelle du duel et du danger de M. Monckton serait déjà un si rude coup, qu’il y aurait de la cruauté à en ajouter un qui le mettrait au désespoir.

Delvile résolut d’écrire dès qu’il serait rendu à Ostende, aux différentes personnes qui en étaient instruites, pour les engager à lui garder le secret. Cécile promit de l’instruire, par chaque courier, de l’état de M. Monckton, et le conjura de ne pas s’arrêter plus long-tems, afin de prévenir les nouvelles désagréables qui pourraient parvenir à sa mère. Il obéit, et prit congé d’elle de la manière la plus tendre, en la conjurant de ne point se laisser abattre par le chagrin, et d’avoir le plus grand soin de sa santé. Puisse la paix habiter avec vous, ma chère et tendre amie, ma chère et consolante Cécile ! Puisse-t-elle vous faire oublier ce cruel moment que je vous ai fait passer.

La terreur qu’elle avait éprouvée, les craintes que lui inspirait l’avenir, faisaient une telle impression sur son esprit, qu’incapable de penser elle ne savait ce qu’elle faisait. Henriette entra ; l’air et la situation de Cécile la surprirent ; les questions qu’elle lui fit, rendirent à cette dernière l’usage de ses facultés : mais épouvantée elle-même de son égarement, et persuadée qu’elle ne fermerait pas l’œil de toute la nuit, elle accepta les offres obligeantes que cette aimable fille lui fit de la passer dans son appartement. Cécile ne lui apprit cependant point ce qui était arrivé : elle ne savait que trop que ce récit ne servirait qu’à l’affliger inutilement. Ce fut une grande satisfaction pour Henriette dans son affliction, de pouvoir adoucir les peines de sa chère miss Beverley. Elle ne la quitta plus ni jour ni nuit.