Cécilia/10/3

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (7p. 74-80).



CHAPITRE III.

Sommation.


Le premier soin de Cécile, dès que le jour parut, fut d’envoyer au Bosquet, d’où on ne lui rapporta que de mauvaises nouvelles. M. Monckton était encore en vie, mais on n’espérait pas grand chose de l’état où il était : toujours dans le délire, il ne cessait de parler de miss Beverley et de son mariage avec Delvile. Cécile, qui savait bien qu’en cela il ne donnait aucune preuve de délire, se persuada que son état était moins dangereux qu’on ne l’imaginait. Elle apprit le lendemain que M. Monckton dans un accès de délire avait fort maltraité sa femme, et que celle-ci extrêmement saisie, était morte d’apoplexie. Elle écrivit cette nouvelle à Ostende, d’où elle reçut une lettre de Delvile, par laquelle il lui apprenait que la faiblesse et la maladie de sa mère ne lui avait pas permis d’aller plus loin ; que la mer l’avait fait souffrir au point qu’il avait craint qu’elle n’en perdît la vie.

Cécile passa une semaine entière dans la plus grande agitation, Monckton toujours très-mal, Delvile retenu à Ostende, et elle-même également tourmentée par le passé et par l’avenir. Elle était dans cette situation lorsqu’on l’avertit qu’un homme voulait lui parler pour des affaires importantes. Elle le reçut. Aussi-tôt l’idée de Delvile, qu’elle avait continuellement dans l’esprit, lui fit imaginer que ce pouvait être lui-même, et elle formait déjà une foule de conjectures sur les raisons qui avaient pu le porter à revenir si promptement, lorsqu’elle vit entrer un vieillard dont la figure et les manières étaient peu prévenantes.

Voulez-vous bien me permettre, Madame, de vous demander votre nom ? — Mon nom, Monsieur ? — Vous me ferez beaucoup de plaisir, Madame, si vous voulez bien me le dire. — Est-il possible que vous soyez venu ici sans le savoir ? Je ne le sais, Madame, que par la voix publique. — Le bruit public, Monsieur, est, je crois, rarement trompeur dans une affaire où il est si facile de s’assurer de la vérité. — Auriez-vous, Madame, des raisons qui vous empêchassent de m’en instruire ? — Non, Monsieur ; mais l’affaire que vous avez à me communiquer ne saurait être fort importante, puisque vous ignorez quelle est la personne à qui vous vous adressez ; il sera donc assez tôt pour nous voir, lorsque vous aurez pris ailleurs des informations à cet égard. — Elle voulut alors se retirer. Je vous prie, Madame, s’écria l’étranger, d’avoir un moment de patience ; il est nécessaire, avant que j’entre en matière, que j’apprène votre nom de vous-même. — Eh bien, Monsieur, repartit-elle, après avoir hésité un instant, j’ai peine à croire que vous soyez entré dans cette maison sans savoir qu’elle appartenait à Cécile Beverley. — Ce nom, Madame, est celui que vous portiez quand vous étiez encore fille. Quand j’étais encore fille ? s’écria-t-elle avec surprise. — N’êtes vous pas mariée, Madame ? — Mariée Monsieur ? répéta-t-elle en rougissant extrêmement. — C’est, Madame, le nom de votre mari que j’entends vous demander. — Et de quelle autorité, Monsieur, dit-elle aussi surprise qu’irritée, me faites-vous ces questions singulières ? — Je suis envoyé, Madame, par M. Eggleston, qui, en vertu du testament de votre oncle, est, après vous, le plus proche héritier de cette terre, au cas que vous vinssiez à mourir sans enfants, ou à changer de nom en vous mariant. Je me flatte, Madame, que vous conviendrez du droit qu’il a de prendre des informations à cet égard, et je vous préviens qu’il me l’a transféré par une procuration en bonne et due forme. L’embarras et la confusion de Cécile furent alors inexprimables ; elle ne savait ce qu’il convenait de faire, s’il fallait avouer, ou nier ; elle ne pouvait imaginer par qui ou comment son secret avait été divulgué, et elle n’avait jamais pensé au parti qu’elle aurait à prendre dans une circonstance pareille à celle où elle se trouvait.

M. Eggleston, Madame, continua-t-il, a été informé par des gens dignes de foi que vous étiez actuellement mariée ; il souhaiterait donc de savoir quelles sont vos intentions en continuant à vous faire appeler miss Beverley. Cette conduite le laisse dans l’incertitude ; et comme cette affaire est pour lui de la plus grande importance, il se flatte qu’une personne d’honneur comme vous, Madame, en agira franchement et sans supercherie.

Cette demande, Monsieur, lui répondit Cécile en hésitant, est si… si peu prévue que… la méthode, Madame à suivre en pareil cas, est de ne point s’éloigner du sujet : êtes-vous ou n’êtes-vous pas mariée ? Cécile, déconcertée, ne lui fit point de réponse : désavouer son mariage dans un moment où on la sommait formellement de déclarer ce qui en était, lui paraissait répréhensible, l’avouer dans la circonstance où elle se trouvait, c’était s’exposer à des suites les plus fâcheuses. L’éclaircissement que je vous demande, Madame, est important pour M. Eggleston qui a une grosse famille et très-peu de fortune, encore se trouve-t-elle fort en désordre.

Cécile, ayant alors recouvré une partie de sa présence d’esprit, lui répondit : M. Eggleston ne doit point craindre qu’on cherche à lui en imposer ; ceux avec lesquels il a ou pourra avoir à traiter dans cette affaire, sont d’honnêtes gens, incapables de le tromper. Je suis bien éloigné, Madame, de les soupçonner de mauvaise foi ; je suis simplement chargé par M. Eggleston de vous prier de lui faire connaître le droit que vous prétendez avoir d’éluder les dispositions de feu votre oncle, et par-là préjudicier manifestement à ses intérêts. Répondez-lui donc, Monsieur, que d’ici à huit jours on lui donnera tous les éclaircissements qu’il peut désirer, et c’est dans ce moment la seule réponse que je puisse lui faire.

Fort bien, Madame ; il attendra jusqu’alors, j’en suis bien sûr ; car il serait fâché de vous causer la moindre peine. Il est vrai que, dès qu’il a su que votre époux avait quitté le royaume sans avouer son mariage, il a cru qu’il était temps de prendre des mesures convenables.

Qu’il ne craigne pas, Monsieur, qu’on cherche à rien faire contre ses intérêts ; on lui rendra justice, même sans qu’il soit nécessaire d’en venir à des enquêtes juridiques, ou à des procédures. Il se retira alors avec toute l’honnêteté qu’on peut exiger des personnes de son état.