Cécilia/10/9

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (7p. 184-228).



CHAPITRE IX.

Conclusion.


Le docteur Lyster et Delvile les rencontrèrent à l’entrée de la maison ; et craignant que la tranquilité de Cécile n’eût été troublée, ils se pressèrent tous deux de monter. Quant à Delvile, il n’avança pas plus loin que la porte de la chambre, où il régnait le plus profond silence. Les prières d’Albani avaient imprimé une sorte de terreur dans l’âme de tous les assistants ; le docteur revint bientôt lui dire que la malade était toujours dans le même état. Et ne lui a-t-il point fait de mal ? s’écria Delvile. — Non, aucun. — Je pense donc, dit-il, s’avançant quoiqu’en tremblant, qu’il m’est permis de la voir encore une fois. — Non, non, M. Mortimer, s’écria le docteur ; pourquoi vous exposer sans nécessité vous-même ?… Quant à moi, repondit-il, l’émotion est passée ; dites-moi cependant, y aurait-il quelque apparence que cela pût lui nuire ? — Je ne le crois pas ; je ne pense pas, dans ce moment, qu’elle vous apperçoive. —

Eh bien donc… je me repentirais peut-être dans la suite de n’avoir pas encore une fois jeté un coup-d’œil… Il s’arrêta : le docteur tâcha encore de le dissuader ; mais après avoir un peu hésité, il l’assura qu’il était préparé à tout ce qu’il y avait de plus fâcheux ; il entra dans la chambre. Mais lorsqu’il revit Cécile… sans connaissance, privée de la parole, sans mouvement, ses traits défigurés, ses joues décolorées et ses yeux éteints, cette vue le fit frémir ; il s’appuya sur le docteur, et eut peine à retenir ses gémissements.

Le docteur aurait voulu le faire sortir ; mais s’étant un peu remis de son premier effroi, il s’approcha de nouveau pour la revoir encore, et levant les yeux au ciel, il s’écria : ô Dieu miséricordieux ! prenez-la, et qu’elle meure, qu’elle ne languisse plus, que je la perde plutôt pour toujours !… il me serait moins cruel de la voir morte que dans cette horrible situation ! S’avançant ensuite vers la ruelle du lit, et la contemplant avec encore plus d’attention : je ne prie plus actuellement pour ta conservation, quoique je t’aye traitée avec tant de barbarie, je ne suis pas assez cruel pour désirer que tes maux soient prolongés ! Non, que ton rétablissement soit prompt, ou ton passage de ce monde à l’éternité aussi paisible que ta vie a été innocente… Il s’arrêta, s’éloigna d’elle ; mais il ne put s’arracher de sa chambre : il revint sur ses pas, la fixa de nouveau, resta penché sur son lit dans la plus cruelle angoisse, baisa ses mains brûlantes, son visage pâle et froid ; et reprenant la parole, quoiqu’accablé de douleur, il articula d’une voix faible : tout est-il fini ? ne reste-t-il plus la moindre lueur de raison ? ne connais-tu plus ton malheureux Delvile ? Non, plus du tout ! la main de la mort s’est appesantie sur elle, elle n’existe plus !… Ô modèle de perfection, adorée, perdue pour toujours, expirante, chère Cécile !… Mais je ne murmure point : la paix et les anges sont prêts à te recevoir : séparée de toi-même, il y aurait de l’impiété à se plaindre que tu le fusses de moi… Cependant la tombe va renfermer tout ce qui pouvait me rendre la vie supportable, tout ce qui me présentait une lueur de félicité. Il ne me restera plus aucun espoir ; et toutes les consolations me seront ravies.

Le docteur s’étant aussi approché, crut appercevoir quelque changement, et l’obligea absolument de se retirer ; après quoi, revenant auprès de la malade, il vit que ses yeux étaient fermés, et qu’elle s’était endormie. Ce sommeil lui parut de très-bon augure : il s’assit auprès de son lit, et résolut de ne la pas quitter avant la fin de la crise qu’il avait prévue. Il donna les ordres les plus positifs pour qu’on évitât de faire le moindre bruit dans toute la maison et sur-tout dans la chambre. Son sommeil fut long et profond ; et lorsqu’elle s’éveilla, il parut évidemment qu’elle avait recouvré sa raison. Elle leva tout-à-coup la tête de dessus l’oreiller, regarda autour d’elle, et s’écria : où suis-je donc ? Graces au ciel ! s’écria Henriette, et elle était prête à s’élancer vers le lit ; mais le docteur, d’un coup-d’œil irrité et sévère, la força de reprendre sa place. Il parla alors à Cécile, lui demanda comment elle se sentait, et la trouva aussi sensée qu’à l’ordinaire. Henriette ne doutant plus alors qu’elle ne se rétablît parfaitement, pleurait de joie ; et Marie courut sur le champ trouver Delvile, empressée d’être la première à lui apprendre que sa maîtresse avait recouvré l’usage de sa raison.

Delvile transporté de joie, retourna dans la chambre ; il s’arrêta cependant à quelque distance du lit, attendant que le docteur lui permît d’en approcher. Cécile était tranquille : la mémoire paraissait lui être revenue, aussi bien que son bon sens ; elle était cependant faible, épuisée, et gardait le silence. Le docteur l’exhorta à continuer de se taire, et ne permit à personne, pas même à Delvile, de l’approcher. Peu de temps après, elle lui adressa encore la parole d’un air calme. Ce ne fut que dans ce moment qu’elle le reconnut, et qu’elle parut étonnée de le voir auprès d’elle. Elle lui dit qu’il lui serait impossible de rendre compte de ce qui lui était arrivé, qu’elle ne pouvait imaginer où elle se trouvait, ni par quel hasard elle y était venue. Le docteur la pria, pour le moment, de ne point s’en inquiéter, et promit que, lorsqu’elle aurait recouvré une partie de ses forces, il lui rendrait compte de tout ce qu’elle voudrait savoir.

C’en fut assez pour l’engager à rester tranquille pendant quelque temps. Mais, après une courte pause, elle dit au docteur : n’ai-je point ici d’autres amis que vous ? Oui, oui, vous y en avez plusieurs, répondit le docteur ; c’est moi qui les retiens, et les empêche de déranger votre repos. Elle parut très-satisfaite de cette réponse, et ajouta : il ne faut pas, docteur, les retenir plus long-temps ; car je crois que leur présence ne peut que me faire beaucoup de bien. Ah, miss Beverley ! s’écria Henriette, qui ne put se contraindre plus long-temps, voudriez-vous me distinguer des autres, en me permettant de vous approcher et de vous parler ? Qui est-ce ? dit Cécile d’un air de satisfaction ; quoique d’une voix très faible ; serait-ce ma chère Henriette ? Oh, quel délice ! s’écria celle-ci en baisant avec vivacité ses joues et son front, délice dont je n’espérais plus de pouvoir jamais jouir. Allons, allons, dit le docteur, en voilà assez ; n’ai-je pas bien fait d’éloigner ces gens-là ? Je crois qu’oui, dit Cécile en souriant à demi. Trop complaisante Henriette, tâchez de modérer votre vivacité. Je le ferai, je le ferai sûrement, Madame… ma chère, chère miss Beverley, vous pouvez y compter… À présent que vous m’avez reconnue, et que j’entends encore votre douce voix, je ferai tout ce que vous m’ordonnerez ; vous me rendez heureuse pour tout le reste de ma vie. Ah ! aimable Henriette, s’écria Cécile en lui tendant la main, réprimez, cachez-moi cette sensibilité, ou notre docteur nous aura bientôt séparées. Mais dites-moi, docteur, n’y aurait-il plus personne ici que vous pussiez me permettre de voir ? Delvile qui avait écouté avec l’agitation la plus vive tout ce qui s’était dit, voulut s’avancer ; mais le docteur, redoutant les effets que produirait cette apparition subite, se leva sur le champ ; et le saisissant par le bras d’un air d’autorité qu’il accompagna d’un regard sévère, il le conduisit hors de la chambre, lui représentant fortement le danger qu’il y aurait de lui causer une trop forte émotion, et lui défendant de se présenter devant elle jusqu’à ce qu’elle fût plus en état de soutenir sa présence ; il l’assura en même temps qu’il pouvait se flatter de sa parfaite guérison.

Delvile, transporté de joie, ne put lui répondre, et le serra dans ses bras à plusieurs reprises : il s’éloigna, pour rendre au ciel des actions de graces de cette faveur ; et se hâtant ensuite de revenir, il embrassa de nouveau le docteur, en versant un torrent de larmes ; il était incapable d’exprimer tout ce qu’il sentait. Le digne docteur Lyster, qui prenait une part bien sincère à son bonheur, l’exhorta encore à la modération ; Delvile devenant plus traitable, et oubliant son désespoir, obéit sans murmure à tous les ordres qu’il lui donna. Le docteur revint ensuite auprès de Cécile, et, pour la tirer d’inquiétude, ne se fit plus aucun scrupule de lui parler de Delvile, lui apprit qu’il était informé de son mariage, et qu’il n’avait pas permis qu’ils se vissent jusqu’à ce qu’ils fussent l’un et l’autre plus en état de supporter cette entrevue. Cécile l’approuva ; mais les autres médecins, qui avaient été appelés pour être témoins de l’heureuse révolution qui venait de s’opérer, étant venus, leurs ordres furent encore plus positifs, et ils décidèrent qu’il fallait empêcher que rien ne l’agitât. Elle se soumit sans murmure ; et Delvile, dont le contentement était inexprimable, se borna à rester à la porte, obéissant aveuglément à toutes les conditions qu’on lui imposa.

Elle continuait visiblement à se trouver mieux ; elle témoigna bientôt une grande impatience de savoir tout ce qui s’était passé, comment elle s’était trouvée si mal, et logée dans une maison qui lui était absolument inconnue ; ce qui obligea le docteur à se faire instruire lui-même de toutes ces particularités, afin de pouvoir à son tour les lui communiquer avec un sang-froid qu’il ne pouvait se promettre de Delvile. Celui-ci s’estimant très-heureux qu’on lui épargnât la tâche pénible d’une pareille relation, lui apprit tout ce qu’il savait, le priant de faire part à son tour des motifs de sa conduite singulière, qu’il craignait qu’elle ne voulût pas lui pardonner, ainsi que des événements arrivés après leur séparation.

Il venait, lui dit-il, en Angleterre, sans rien savoir de ce qui s’était passé pendant son absence, se proposant uniquement de voir son père, et de lui déclarer son mariage, avant de donner ses ordres à son avocat pour les articles qu’il se proposait de stipuler en faveur de Cécile, et pour les préparatifs qui devaient précéder l’aveu de son mariage. Il voulait aussi s’assurer par lui-même du véritable état de M. Monckton ; et, après avoir eu une entrevue avec Cécile, retourner joindre sa mère, et rester à Nice jusqu’au moment où il aurait pu reconnaître publiquement sa femme.

Il lui communiquait ce projet par la lettre qu’il lui avait écrite, et qu’il s’était proposé de remettre lui-même à la poste à Londres. À peine était-il descendu de sa voiture, qu’il avait rencontré dans la rue Ralph, laquais de Cécile. L’ayant arrêté, il lui demanda s’il avait quitté sa maîtresse. Non, lui répondit celui-ci ; je l’ai seulement accompagnée à Londres. Votre maîtresse ! s’écria Delvile étonné, serait-elle en ville ? — Oui, Monsieur, elle est chez madame Belfield. — Chez madame Belfield ?… Sa fille est-elle de retour à Londres ? — Non, Monsieur, nous l’avons laissée dans la province.

Il se préparait à lui faire un plus long détail de leurs affaires ; mais trop ému pour pouvoir l’entendre, Delvile l’avait brusquement quitté, et était allé directement chez madame Belfield.

Le plaisir qu’il avait ressenti en apprenant que Cécile était si près de lui, était troublé par l’inquiétude que lui causait un voyage dont il ne pouvait concevoir le motif. Elle ne lui en avait jamais fait mention dans ses lettres… et il ne l’apprenait que par accident… Il était dix heures du soir… et à cette heure elle se trouvait chez Belfield… quoique sa sœur fût absente… quoique la mère lui déplût infiniment. Dans ce moment, tout ce qu’il avait autrefois ouï dire, lui revint dans l’esprit ; il soupçonna qu’il avait été abusé, et que son père avait eu raison. Ce soupçon fut un coup de poignard pour lui ; en vain il avait cherché à l’éloigner de son esprit ; en vain l’amour et la raison s’accordaient à défendre l’innocence de Cécile. Il était entré chez Belfield dans la plus violente agitation, espérant cependant encore que l’explication qu’il y venait chercher serait satisfaisante.

La porte était ouverte… une chaise attendait… madame Belfield était en sentinelle dans le corridor : les apparences étaient alarmantes et bien propres à augmenter ses soupçons. Il avait demandé son fils d’une voix presqu’éteinte… elle lui avait répondu qu’il était en affaires avec une dame et qu’il ne voulait point être interrompu. Cette fatale réponse, dans un moment où il se trouvait en proie aux plus violents soupçons, fut décisive : il s’était avancé, avait ouvert la porte… et les voyant ensemble seuls, sans que personne de la maison fût avec eux, il avait eu peine à contenir sa fureur. Oh ! mon cher docteur, continua-t-il, oserais-je me flatter que la réunion de toutes ces circonstances puisse excuser auprès de cette femme chérie le mouvement de jalousie qui s’empara de moi ? Jamais je ne me le pardonnerai ; mais elle qui est la douceur même, qui a toujours été si bonne, si compatissante, peut-être pourra-t-elle me faire grace, et penser que mes souffrances ont presque expié ma faute. Il continua ensuite la narration.

Après avoir ordonné à son postillon de la conduire à la place de Saint-James, il était rentré dans la maison, et avait prié Belfield de sortir avec lui. Celui-ci y avait consenti ; et ils étaient sortis ensemble, mais sans se parler, jusqu’à ce qu’ils eurent gagné un café, ils demandèrent une chambre. Pendant tout le chemin ; persuadé intérieurement de l’innocence de Cécile, il se reprochait la situation dans laquelle il l’avait laissée : cependant, s’étant oublié au point de manifester ses soupçons, il avait cru que son honneur exigeait que sa justification ne fût pas moins publique.

Lorsqu’ils furent seuls : Belfield, avait-il dit, pour que mes questions ne vous paraissent pas impertinentes, et pour prévenir les reproches que vous pourriez me faire, je ne vous nierai point ce que je présume que cette dame vous a dit elle-même, c’est que personne n’a autant de droit que moi de s’intéresser à tout ce qui la regarde. Je crois donc pouvoir vous prier de me donner une explication précise du sujet de la conversation secrète que vous avez eue avec elle.

Monsieur, lui répondit Belfield avec autant de courage que de candeur, je ne suis pas ordinairement trop disposé à répondre aux questions qui me sont faites aussi cavalièrement ; mais, comme dans cette affaire ce n’est point moi qu’elles concernent le plus, je me crois obligé en conscience de parler pour celle qui est absente. Je vous assure donc solemnellement que je n’ai eu d’autre connaissance des liens qui vous unissent à miss Beverley, que parce que j’en ai ouï dire dans le public ; et lorsque vous m’avez trouvé seul avec elle, ce tête-à-tête avait été aussi peu prémédité que désiré, l’honneur qu’elle nous a fait de venir chez nous était uniquement pour informer ma mère que ma sœur était chez madame Harrel ; et elle n’a pensé à moi dans cette visite, que pour me consulter sur un voyage qu’elle se proposait de faire dans les provinces méridionales de France. À présent, Monsieur, après vous avoir donné cette satisfaction amicale, vous me trouverez toujours fort à votre service, si vous croyez devoir en exiger d’un autre genre.

Delvile lui avait tout de suite présenté la main. Ce que vous affirmez sur votre honneur, lui dit-il, me suffit, et n’a nul besoin d’être confirmé par d’autre témoignage. Votre courage et votre probité me sont également connus, et je n’ai point intention de les éprouver. Après cela, ils s’étaient séparés, ses doutes se trouvant alors dissipés, et son honneur satisfait. Il s’était hâté de se rendre à la place de St.-James, pour tâcher d’obtenir son pardon de Cécile, et pour apprendre les raisons de son voyage imprévu à Londres ; mais lorsqu’il y était arrivé, et qu’il avait su que son père, qu’il avait cru au château de Delvile, y était, et que Cécile n’avait pas même pensé à le demander… Oh ! n’exigez pas, continua-t-il, que je rappèle à ma mémoire l’horreur de ce moment… Je ne savais où je devais la chercher à Londres. Je ne pouvais imaginer ce qui l’aurait engagée à contrarier les ordres que j’avais donnés au postillon. Je m’imaginais qu’elle cherchait à m’éviter ; et dans la fureur de me voir ainsi trompé, je supposai que Belfield était complice de sa fuite. Je le cherchai donc de nouveau chez lui, et au café où je l’avais laissé. Ce fut en vain ; par-tout où j’allai j’apprenais qu’il ne faisait que de sortir ; car ayant su que je le demandais, il ne se donna aucun repos, et parcourut tous les lieux où il crut que je pourrais être, mais sans me rencontrer. Il est heureux que cela ne soit pas arrivé ; la répétition des mêmes questions dans un temps où peu de chose suffisait pour m’irriter, l’aurait nécessairement révolté ; notre colère mutuelle aurait pu avoir les suites les plus funestes.

Il est inutile de m’arrêter plus long-temps au détail des différentes scènes qui se sont passées depuis ; mes recherches pénibles, mes courses inutiles, les tourments de l’incertitude, l’excès de mon désespoir !… Belfield lui-même, lorsque je le rencontrai le lendemain, fut si affecté de ma douleur, qu’il supporta patiemment tous mes torts et mon injustice à son égard. Sensible, noble jeune homme ! non jamais je ne perdrai le souvenir de sa généreuse patience. Cher docteur, ajoutait-il, allez trouver ma Cécile, instruisez-la de tout ce que vous venez d’entendre, essayez (personne n’en est plus capable que vous) de l’appaiser par le récit de mes souffrances, que vous aurez cependant soin de ne pas exagérer, de peur qu’elle n’en soit trop affectée. Après cela si elle pouvait consentir à me voir, si elle daignait me tendre sa charmante main, en signe de paix et de pardon… Ô mon cher docteur, vous qui en conservant sa vie, avez sauvé la mienne, procurez-moi ce moment délicieux, et tous les maux que j’ai soufferts seront oubliés.

Il faut, Monsieur, répondit M. Lyster, que vous soyez plus calme, avant que je tente cet essai. Tout ce pathétique, ces belles protestations ne sont bonnes à employer qu’avec des gens en parfaite santé, et dont les nerfs sont moins délicats : cela ne convient nullement à un malade. Il alla cependant trouver Cécile, et lui répéta ce qu’il venait d’entendre, supprimant tout ce qu’il crut capable de l’affecter trop vivement, et assaisonnant son récit de réflexions à sa manière. La malade éprouva le plus grand soulagement, en voyant ainsi dissiper ses inquiétudes. Sa douleur et ses craintes n’avaient jamais été mêlées du moindre ressentiment ; tout ce qu’elle désirait était de réconcilier Delvile avec lui-même. Le docteur l’obligea, pendant quelque temps, de se contenter de son récit ; mais lorsqu’elle fut un peu mieux, son impatience devint plus forte, et il craignit que la contradiction ne lui fût aussi nuisible que le trop de complaisance. Il permit donc à Delvile de se présenter : celui-ci s’avança lentement et en tremblant, craignant de l’effrayer, redoutant son courroux, déchiré de remords de l’insulte qu’il lui avait faite, et souffrant cruellement de la voir aussi malade et aussi changée qu’elle l’était. À l’instant où elle le vit, elle fit un mouvement pour se pencher en avant, et lui témoigner le plaisir qu’elle avait de le voir, s’écriant, quoique d’une voix faible : ah, mon cher Delvile ! serait-ce bien vous ? mais ne pouvant soutenir l’effort qu’elle venait de faire, elle retomba pâle, tremblante, sur les coussins qui la soutenaient.

Le docteur voulait alors interposer son autorité, et exiger que la conversation fût renvoyée à un autre temps ; mais Delvile ne pouvant plus se contenir, s’élança à la ruelle du lit, et se mettant à genoux : ô vous, s’écria-t-il, modèle de perfection, que j’ai osé offenser ! vous que mon cœur a choisie ! seul objet de mes affections ! vous vivez donc, et j’entends encore les doux accents de votre voix !… C’est donc vous que je revois !… Est-ce bien là ma Cécile ! si pâle, si abattue… Ô patience angélique ! avez-vous pu dans vos souffrances prononcer le nom de Delvile, du coupable, mais infortuné Delvile votre tyran, votre assassin, et ne pas le maudire ? Cécile, extrêmement affectée, était hors d’état d’articuler un seul mot ; elle lui présenta la main ; elle le regarda avec douceur, et donna un libre cours à ses larmes qui coulaient en abondance.

Divine créature, s’écria Delvile, en baisant le gage qu’elle lui avait donné de son pardon, pouvez-vous m’accorder une seconde fois une main que j’avais si peu méritée ? Supporterez-vous encore la vue de l’auteur de vos souffrances, du malheureux qui a pu douter un instant de la pureté d’un cœur si noble et si généreux ? Ah ! Delvile, s’écria-t-elle en se ranimant un peu, ne pensez plus à ce qui s’est passé. Vous voir… vous appartenir… est un bien qui ne pouvait s’acheter trop cher. Je ne mérite pas ces bontés, s’écria-t-il en se levant. Je ne sais comment les reconnaître. Trop sensible Delvile, reprit Cécile tendrement affectée, que votre cœur déjà trop oppressé ne soit point tourmenté de nouveau par ces tristes souvenirs ; le mien est soulagé… Soulagé, que dis-je ! il a tout oublié, excepté l’affection qu’il vous porte. Ô paroles ravissantes et enchanteresses ! ajouta Delvile hors de lui-même. Ô charmante compagne, amie, consolatrice et délice de mes jours !

Allons, Monsieur, venez avec moi, s’écria le docteur, qui s’apperçut que Cécile était extrêmement émue. Il est temps de terminer cette scène : je ne répondrais pas des suites ; si elle durait plus long-temps ; et le prenant par le bras, il l’assura que Cécile se trouverait mal s’il restait auprès d’elle.

Après son départ, elle fut un peu plus tranquille. Henriette, qui avait pleuré amèrement dans un coin de la chambre, pendant tout le temps qu’avait duré cette scène, s’approcha d’elle, et s’efforçant de sourire, lui dit, quoique d’une voix encore très-faible, ah ! miss Beverley, vous allez donc enfin devenir heureuse, mais non pas aussi heureuse que vous le méritez ! Et dût-il m’en coûter la vie pour que vous le fussiez encore plus, ce serait avec joie que je ferais ce sacrifice. Cécile, qui ne comprit que trop bien ce qu’elle voulait dire, l’embrassa tendrement ; mais le docteur ne voulut point permettre qu’elle s’entretînt plus long-temps avec elle.

La seconde entrevue avec Delvile fut moins orageuse, et au bout de quelques jours il ne voulut plus la quitter. Sa vue était trop agréable à Cécile pour qu’on pût l’en priver, ou qu’on eût rien à en redouter. Le bon docteur la voyant en si bon train, et tout annonçant sa prompte guérison, se préparait à quitter Londres ; mais aussi empressé à être utile comme homme du monde que comme médecin, il se rendit d’abord, à la prière de Delvile, chez son père pour lui apprendre sa situation, lui demander ses instructions sur la manière dont il se conduirait, et tâcher de réconcilier toute cette famille.

M. Delvile, que sa fierté rendait peu traitable, et dont le cœur n’était guères susceptible d’une joie bien marquée, fut cependant sensible au rétablissement de Cécile : sa vanité et son mécontentement n’avaient pu tenir contre ses remords. L’état dans lequel il l’avait vue, ne sortait plus de sa mémoire ; le désespoir de son fils l’avait frappé de crainte et de terreur. Tourmenté lui-même par le repentir et les regrets, le consentement qu’il avait refusé à la tendresse et aux prières, il l’accorda enfin volontairement pour rendre la paix et la tranquillité à sa conscience. Il envoya sur-le-champ chercher son fils, qu’il embrassa en pleurant ; et ce ne fut qu’après lui avoir pardonné, qu’il se sentit véritablement soulagé.

Cette condescendance lui était trop peu ordinaire pour durer long-temps ; il ne savait comment recevoir Cécile ; les remords un peu appaisés, sa pitié pour elle diminuait en proportion, et lorsqu’on le sollicita pour la voir il renouvela les accusations de M. Monckton. Cécile, qui en fut informée, résolut d’écrire à ce faux ami, dont la maladie longue et douloureuse, jointe au renversement total de ses espérances, lui faisait croire qu’il consentirait peut-être à réparer le mal qu’il lui avait fait. Voici la lettre qu’elle lui adressa :


À Monsieur Monckton.

« Je ne vous écris point, Monsieur, pour vous faire des reproches ; les malheurs qui ont été la suite des mauvais services que vous m’avez rendus, et dont vous entendrez peut-être un jour parler, les rendraient superflus. Je vous écris uniquement pour vous prier de vous borner au tort que vous m’avez déjà fait. Si, avant mon mariage, vous avez cherché à me décrier par les impressions défavorables que vous avez données sur mon compte à la famille Delvile, je me flatte qu’actuellement que j’y suis entrée, vous aurez trop d’honneur et d’équité pour refuser de m’en justifier pleinement, et de faire reconnaître mon innocence. Le souvenir de mon ancienne amitié pour vous ne me permet pas de finir sans vous assurer des vœux sincères que je fais en votre faveur ; et l’espérance que j’ai que vous ne refuserez pas de vous rétracter, m’engage à vous offrir le pardon dont vous croirez peut-être avoir besoin de la part de Cécile Delvile. »

M. Monckton, combattu long-temps entre sa fureur impuissante et ses remords involontaires, fit enfin la réponse suivante :


À Madame Mortimer Delvile.

« Ceux qui ont jamais pu vous croire coupable ont dû désirer de vous trouver telle. Je n’ai jamais eu que votre bonheur en vue, et le désir de vous empêcher de contracter une alliance qui me paraissait fort peu proportionnée à votre mérite. Je suis fâché, mais peu surpris, d’apprendre que vous ayez eu des peines : vous ne deviez guères vous attendre à autre chose d’un pareil mariage. Si le témoignage que je serai toujours prêt de rendre de la pureté de vos mœurs, pouvait les adoucir, je déclare bien solemnellement que je suis très-persuadé qu’elles n’ont jamais reçu la moindre atteinte. »

Delvile envoya par le docteur Lyster cette lettre à son père, dont la fureur, en voyant la perfidie de M. Monckton, fut encore moindre que celle qu’il ressentit du mépris avec lequel il parlait de sa famille. Sa conférence avec le docteur fut longue et pénible, mais décisive. Cet homme pénétrant et affectionné, connaissant son faible, sut s’en prévaloir, et lui fit si bien sentir le tort que la situation présente de Cécile faisait à sa famille, qu’avant qu’il s’en allât, il fut chargé de l’inviter à venir habiter sa maison.

À son retour il trouva Delvile dans la chambre de la malade, où l’un et l’autre attendaient impatiemment le résultat de sa négociation. Le docteur s’empressa de faire connaître à Cécile les ordres dont il était chargé, lui témoignant que M. Delvile la priait de venir demeurer chez lui ; mais le fils, sensible à tout ce qui pouvait blesser la délicatesse de Cécile, fut mécontent de ce que son père n’était pas venu l’inviter lui-même, et s’écria très-mortifié : est-ce là toute la grace qu’il nous fait ? Patience, patience, Monsieur, répondit le docteur. Quand quelqu’un se trouve déchu de ses plus chères espérances, croyez-vous qu’il soit dans le cas de témoigner beaucoup de reconnaissance et de remercier celui qui les a fait échouer ? Laissez, je vous prie, ce bon seigneur se satisfaire dans les petites choses, puisque vous lui avez si bien ôté le pouvoir de le faire dans les grandes. Loin de susciter de nouveaux obstacles, s’écria Cécile, faisons tout ce qui dépendra de nous pour nous réconcilier avec lui ; ne refusons aucune des conditions qu’il voudra nous imposer. Nous n’avons déjà que trop éprouvé les malheurs auxquels la désobéissance expose ; et pensant comme nous le faisons sur les devoirs des enfants et l’autorité des pères, comment pourrions-nous jamais nous flatter d’être heureux tant que nous ne serions pas réconciliés avec lui ?

Vous avez raison, ma Cécile, répondit Delvile ; ce que vous dites est aussi généreux, aussi juste que vrai ; et si vous consentez avec tant de douceur à vous soumettre, j’en suis trop reconnaissant pour vouloir m’y opposer. Vous avez déjà assez souffert de ma vivacité ; je ferai tous mes efforts pour la réprimer à l’avenir, par le souvenir des maux qui en ont été la suite.

Toute cette malheureuse affaire, dit le docteur, a été occasionnée par la vanité et des préjugés bien ridicules. Votre oncle le doyen a donné lieu à tout cela par son testament singulier ; comme si un ordre de sa part pouvait arrêter le cours de la nature, et comme si son nom eût pu perpétuer une famille dont la branche mâle était déjà éteinte. Votre père, M. Mortimer, continua-t-il, a montré la même partialité, en préférant la sotte satisfaction d’entendre prononcer un nom qui le flattait, au bonheur solide de voir son fils épouser une femme riche et pleine de mérite. Cependant n’oubliez jamais que, si la vanité et la prévention ont causé vos malheurs, le bien et le mal sont si parfaitement balancés dans ce monde, que c’est l’une et l’autre aussi qui les ont terminés : car tout ce que j’ai pu dire à M. Delvile, tous mes raisonnements, toutes mes prières,… et j’ai employé, auprès de lui tout ce qui m’a paru le plus propre à produire quelqu’effet sur son esprit… a été parfaitement inutile, jusqu’au moment où je me suis avisé de lui représenter la honte qui rejaillirait sur lui d’avoir sa belle-fille logée aussi mesquinement, et dans une maison telle que celle-ci. Vous avez tous, selon moi, agi directement contre vos propres intérêts ; mais il y a tout lieu de croire que vous avez éprouvé assez de disgraces pour vous apprendre à vous contenter du nécessaire, et à ne point regretter le superflu que vous avez perdu. Delvile parvint à engager cet excellent homme à rester encore quelques jours de plus à Londres, pour aider à faire transporter Cécile, encore faible, à la place de Saint James.

Henriette, que l’équipage et les gens de M. Arnott avaient attendue jusqu’alors, se laissa persuader, quoiqu’avec assez de peine, de retourner chez ce gentilhomme. Cécile aurait bien désiré qu’elle restât auprès d’elle, mais sa situation actuelle la mit dans la dure nécessité de s’en séparer.

M. Delvile reçut Cécile avec une politesse froide et affectée : cependant, comme elle venait d’être reconnue publiquement pour la femme de son fils, il lui avait fait préparer le plus bel appartement de la maison ; il avait recommandé très-expressément à ses domestiques d’avoir pour elle toutes les attentions et tout le respect possibles ; et milady Honora Pemberton, qui se trouvait par hasard à Londres, offrit par curiosité ce que M. Delvile accepta par ostentation, de se trouver chez lui pour recevoir sa nouvelle mariée.

Dès que Cécile fut un peu remise de l’étonnement et de la confusion que lui avaient occasionnés les premiers compliments, et de la fatigue qu’elle avait essuyée en changeant de demeure, Mortimer attentif à tout ce qui pouvait l’incommoder, aurait voulu qu’elle passât tout de suite dans son appartement ; mais elle crut devoir faire un effort, espérant qu’il serait agréable à M. Delvile, qu’elle restât encore quelque temps avec la compagnie.

Mes bons amis, dit le docteur Lyster, je me suis convaincu dans le cours d’une longue pratique, qu’il était impossible de se mettre bien au fait des maladies du corps humain, sans étudier un peu l’esprit qui l’anime ; et d’après tout ce que j’ai pu jusqu’à présent en conclure, soit par mes observations, par mes réflexions, ou par comparaisons, il me paraît dans ce moment que M. Mortimer Delvile a su se procurer la meilleure des femmes, et que vous, Monsieur, vous avez dans Madame une belle-fille aussi parfaite qu’aucun mari ou aucun beau-père des trois royaumes puissent jamais en désirer. Cécile sourit ; Mortimer témoigna son approbation par un coup-d’œil ; M. Delvile fit un léger signe de tête, et milady Pemberton s’écria en plaisantant : docteur, quand vous dites la meilleure et la plus parfaite, vous devriez toujours excepter celles qui sont présentes. Sur ma parole, repartit le docteur, et en vous demandant excuse, je vous dirai qu’il arrive quelquefois que n’étant point sur ses gardes, on se laisse emporter à son trop de vivacité, et alors la vérité nous échappe avant de bien savoir où et devant qui l’on se trouve. Oh ! s’écria-t-elle, la plaisante manière de s’excuser ; en vérité, docteur, vous vous feriez détester. J’espérais que l’air de Londres vous aurait un peu changé ; mais je vois que vos visites fréquentes au château de Delvile vous ont si fort gâté, qu’on aurait peine à vous souffrir ailleurs. Tous ceux, milady, dit M. Delvile d’un air piqué, qui sont reçus dans mon château pourraient l’être par-tout ; et ceux qui voudraient les avoir chez eux, ne seraient pas toujours sûrs qu’ils consentissent à accepter leurs invitations. Oh ! oui, Monsieur, vous avez raison, s’écria-t-elle étourdiment ; il serait assez difficile que, se plaisant dans votre château, ils se déplussent quelque part. Ne pensez-vous pas de même, docteur ? Mais, milady, quand on a l’honneur de vous voir, répondit-il gaiement, on pense trop à la personne, pour s’embarrasser du lieu où l’on se trouve.

Allons, je commence à mieux espérer de vous, s’écria-t-elle ; je vois que, pour un médecin, vous vous entendez assez bien à tourner un compliment : vous avez pourtant encore un grand défaut ; vous riez en débitant des choses polies, et l’on soupçonnerait que, loin de parler sérieusement, vous ne faites que plaisanter. Mais, en vérité, milady, quand un homme, pendant cinquante ans de sa vie, s’est piqué, tant en paroles qu’en actions, de la plus grande sincérité, c’est trop en exiger que de vouloir qu’il change tout d’un coup sa manière d’agir, et qu’il voye les choses d’un œil différent. Cependant donnez-moi seulement un peu de temps et d’encouragement ; et avec un mentor tel que vous, il y aura bien du malheur, si après un certain nombre de leçons, je ne suis pas en état de sourire à propos, et de prononcer quelques mots qui ne signifient rien, de dire des choses qui seront à vingt lieues de ma pensée ; et enfin, à force de flagorneries, si je ne me rends pas, malgré mes rides, l’homme le plus charmant des trois royaumes. Après cela il laissa bavarder milady tant qu’elle voulut.

Convenez, dit-elle à l’oreille de Cécile, que ce nouveau père que vous avez choisi, est insupportable ! Comment avez-vous pu renoncer à une aussi belle fortune que la vôtre, pour entrer dans cette triste famille ? Je vous conseillerais de faire casser votre mariage. Il ne faudrait pour cela que déclarer par serment, que vous avez été enlevée par force ; et comme vous êtes une héritière, et que tous les Delvile sont connus pour des gens violents, on aurait peu de peine à vous croire. Alors, je serais assez d’avis que vous épousassiez mon petit mylord Derford. Vous voudriez donc, répartit Cécile, que je ne me procurasse ma liberté que pour y renoncer aussi-tôt ? — Certainement, vous ne sauriez rien faire sans être mariée ; une jeune personne sans mari est cent fois plus gênée qu’une femme ; sa conduite est sujette à la critique de tout le monde, au lieu qu’une femme n’a personne à contenter que son mari. Et cela, répondit Cécile en souriant, vous paraît peu de chose ? — Oui, sur-tout lorsqu’on épouse quelqu’un dont on ne se soucie guères. — S’il en est ainsi, vous avez raison de me recommander mylord Derford. — Oh, pour cela oui, ce sera le plus charmant mari du monde ; rien ne vous gênera ; il ne tiendra qu’à vous de l’accoutumer à la plus grande soumission. Il pourrait essayer de se plaindre de vous à vos parents ; mais il n’aurait jamais le courage de vous faire le moindre reproche en face. Pour Mortimer, il n’en est certainement pas de même : vous ne parviendrez jamais à le gouverner. Ceux qui pourraient prétendre à votre main, dit Cécile, seraient vraiment enchantés, s’ils connaissaient vos principes. Mais je vous en garderai le secret.

Pourquoi donc, reprit-elle ? Je les affiche, et j’entends qu’on me prenne telle que je suis ; en tout cas j’ai bien d’autres choses qui en dédommageront, et tout n’est que compensation dans ce sot monde.

Bonne et sage jeune dame ! dit le docteur Lyster, le premier et le plus désirable de tous les biens, est sans contredit celui que vous possédez, la modération ; elle couronne toutes vos vertus, et avec elle vous êtes sûre de trouver partout le bonheur. Il la pria ensuite de ménager ses forces, et d’aller se reposer dans son appartement. Elle suivit le conseil du docteur, et son absence mit fin à la conversation. Ils se séparèrent tous : le digne docteur Lyster, après avoir été comblé de témoignages de reconnaissance de toute espèce, partit pour retourner chez lui.

Cécile, toujours faible et encore fort épuisée, ne sortit guères de son appartement pendant quelque temps ; mais les attentions et la société de Mortimer adoucirent sa retraite ; et dès que sa santé lui permit de se mettre en chemin, ils se hâtèrent d’aller rejoindre madame Delvile.

Auprès de cette excellente mère, Cécile recouvra bientôt sa première sérénité. Les soins et la présence de deux personnes qui lui étaient les plus chères effacèrent peu-à-peu de son esprit l’impression que ses souffrances y avaient laissée. La famille Eggleston prit possession de l’héritage du doyen. Delvile, à la prière de Cécile, s’abstint de lui témoigner aucun ressentiment de sa conduite, et chargea un procureur d’arranger cette affaire.

Au bout de quelque temps la santé de Madame Delvile se trouvant passablement rétablie, ils furent rappelés en Angleterre par la mort de mylord Delvile, qui légua à son neveu Mortimer sa maison de Londres, et le reste de ses biens qui n’étaient point annexés à son titre, qui passait de droit à son frère. La sœur de madame Delvile, femme de beaucoup de mérite, et qui s’était intimement liée avec Cécile, mourut aussi peu de temps après. Elle avait été si enchantée de son caractère et du sacrifice qu’elle avait fait pour épouser Delvile, qu’elle légua à elle seule la fortune qu’elle avait destinée à son neveu depuis son enfance. Cécile, surprise et pénétrée de reconnaissance, voulut s’opposer à cette disposition ; mais sa belle-mère, actuellement milady Delvile, à laquelle elle devenait tous les jours plus chère, voulut absolument que les choses subsistassent de cette manière ; et Mortimer ravi que quelqu’un de sa famille restituât à son épouse une partie de la fortune et de l’indépendance dont son affection désintéressée pour lui l’avait dépouillée, ne voulut jamais permettre que cette clause souffrît la moindre altération.

Cécile eut dans cette occasion si flatteuse pour elle, une nouvelle preuve de la mauvaise foi de M. Monckton, qui lui avait toujours représenté toute la famille Delvile aussi indigente qu’avide de richesses. Elle se trouva de nouveau en état d’exercer sa bienfaisance naturelle, à laquelle elle mit cependant des bornes. Elle s’était corrigée de sa trop grande prodigalité, et avait appris, par l’expérience, que la charité pouvait quelquefois être poussée trop loin.

Albani, qu’elle ne tarda pas à faire venir, fut extrêmement surpris de la revoir, et apprit avec la plus grande joie qu’elle avait recouvré sa première aisance. Elle lui rendit l’emploi de distributeur de ses aumônes, désormais plus modérées, et eut la satisfaction d’adoucir l’humeur triste et sévère de cet homme singulier et malheureux. Ses pauvres pensionnaires ne furent point oubliées ; elle soulagea des besoins auxquels son départ précipité l’avait empêchée de pourvoir, renouvela et continua les gratifications qu’elle leur avait précédemment accordées. Elle se rappela tous ceux qui avaient des droits à ses bontés ; elle n’admit avec une sage circonspection dans ce nombre que les malheureux qui étaient fondés à y prétendre. Cependant ni Albani, ni ces pauvres gens n’éprouvèrent autant de satisfaction que Mortimer, qui vit avec un nouvel étonnement les vertus de son épouse, à qui il ne cessait de témoigner combien il s’estimait heureux de la posséder.

La tendre et sensible Henriette, à son retour chez ses nouveaux amis, s’abandonna toute entière à sa douleur ; elle vit avec une extrême douleur, que M. Arnott était aussi malheureux qu’elle ; la sympathie les rendit bientôt également chers l’un à l’autre. Madame Harrel prenait trop peu d’intérêt à leur chagrin pour ne pas les laisser presque toujours seuls ; ennuyée de leur tristesse, et dégoûtée de la solitude, elle profita de la première occasion qui se présenta pour changer sa situation, en épousant un riche particulier du voisinage ; et oubliant bientôt tout ce qui lui était arrivé, elle recommença avec autant de légèreté qu’auparavant une nouvelle carrière, formant de nouvelles espérances et de nouvelles liaisons, ayant de nouveaux équipages, de nouvelles parties, et des besoins toujours renaissants.

Après ce mariage, Henriette fut obligée de revenir chez sa mère, privée de toutes les douceurs qui lui étaient devenues des besoins. Elle ne fut cependant pas plus sensible à cette séparation que M. Arnott. Sa maison, en l’absence de cette jeune personne, lui parut si triste et si déserte, qu’il la suivit à Londres, d’où il ne revint qu’après qu’elle fut devenue sa femme, et qu’il put la ramener avec lui. La reconnaissance d’un cœur tel que celui de cette aimable fille sut se concilier l’amour et les égards de son digne mari, et parvint avec le temps à lui faire entièrement oublier sa première passion.

L’imprudent, l’inconstant Belfield, quoique rempli d’honneur et de probité, mais dont le caractère changeant le portait continuellement à de nouvelles entreprises, passait rapidement d’une occupation à une autre, du grand monde à la retraite ; aigri contre le public, et mécontent de lui-même, il se laissa enfin persuader par les conseils et l’amitié constante de Delvile, qui employa le crédit de ses amis à lui procurer une place au service. L’ayant obtenue, et le régiment auquel il était attaché ayant été envoyé au-delà des mers, pour une expédition importante, ses espérances commencèrent à renaître, et son ambition lui présenta pour la suite une perspective plus agréable, et par conséquent plus heureuse.

Monckton, dupe de ses propres artifices et de sa fausseté, continua à traîner sa triste existence, incertain si les douleurs que lui causaient sa blessure et sa retraite forcée, étaient plus cuisantes que celles que son mauvais succès et le renversement de ses desseins lui faisaient éprouver. Trompé par sa présomption, qui lui avait fait croire que ses talents surmonteraient toutes les difficultés, il s’était entièrement livré à une passion où l’intérêt se joignait à son penchant. Animé par des motifs aussi flatteurs, rien n’avait pu l’arrêter dans sa course ; et quoiqu’en la commençant, l’idée de la moindre chose qui eût pu nuire à son honneur ou à sa réputation l’eût fait retourner en arrière, long-temps avant qu’il l’eût terminée, le parjure et la trahison lui étaient devenus si familiers qu’il ne les considérait plus comme des obstacles. Sa présomption ne lui permettait plus de douter du succès ; la cupidité avait effacé tout sentiment de justice et de probité, et il s’était endurci contre les reproches de sa conscience.

Mais la triste catastrophe, et la fin imprévue qu’eurent ses ruses et ses perfidies, ne lui firent que trop sentir, en dépit de lui-même, la vérité qu’il s’était efforcé de se dissimuler, que lorsqu’on agit de mauvaise foi, les contre-temps qu’on essuie, loin d’exciter la pitié, n’attirent aux coupables que le mépris ; et qu’en général, on se réjouit de leur disgrace.

L’esprit juste et sensé de Cécile, sa candeur, ses vertus et sa prudence, lui firent trouver dans l’affection tendre et soutenue de milady Delvile, et dans la passion toujours renaissante de Mortimer, toute la félicité dont une belle ame put être susceptible, sans néanmoins se flatter qu’elle sera toujours parfaite. Cécile ne pouvait se dissimuler qu’il y aurait des moments où la famille de son mari regretterait la perte de sa fortune, où elle-même murmurerait de s’en voir privée. Mais envisageant l’univers d’un œil philosophe, et observant que parmi le petit nombre de ceux qui y jouissent d’un peu de bonheur, il n’y en a aucun chez qui il ne soit mêlé de quelque amertume ; elle réprima de vains murmures, et contente de sa destinée, elle supporta avec une vertueuse résignation les maux inséparables de la vie.



Fin du septième et dernier Volume.