Cécilia/2/4

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière (1782)
Traduction par un homme de goût.
Devaux et Patris (1p. 199-225).



CHAPITRE IV.

Un Combat.


On s’occupait le lendemain en déjeûnant, des amusements du bal, des masques singuliers qui y avaient paru, et de divers événements qui s’y étaient passés, lorsqu’un inconnu demanda à parler à Cécile. Elle pria madame Harrel de permettre qu’on le fit entrer, et ne fut pas peu étonnée en voyant ce même vieillard, dont les exclamations singulières l’avaient si fort frappée chez M. Monckton et à la répétition de l’opéra. Il l’aborda d’un air sévère et brusque, en s’écriant : Vous êtes riche ; les richesses vous auraient-elles endurci le cœur ? Je me flatte que non, répondit-elle un peu surprise ; tandis que madame Harrel, persuadée que son intention était de les voler, courut précipitamment au cordon de la sonnette, qu’elle ne cessa de tirer qu’après que deux ou trois domestiques furent accourus. Alors, moins épouvantée, elle leur fit signe de demeurer, et resta elle-même tranquille, pour voir ce qui allait se passer.

Le vieillard, sans faire la moindre attention à la maîtresse de la maison, continua de s’adresser à Cécile. Apprenez donc, ajouta-t-il, le véritable usage des richesses ; usage digne d’éloges, et tel que non-seulement en plein jour il resplendira du plus grand éclat, mais même encore dans les ténèbres de la nuit la plus obscure, et qu’il vous procurera, au moment du repos, les pensées les plus douces, et un sommeil qui ne sera jamais troublé. Dites-moi, connaissez-vous cette façon de disposer de ce que la providence a remis en vos mains ? Peut-être, répondit-elle, pas aussi bien que je le désirerais ; ce qu’il y a de sûr, c’est que je suis très-portée à m’en instruire. Commencez donc dès à présent, tandis que la jeunesse et l’innocence vous laissent encore la force nécessaire pour ne pas succomber aux influences de l’opulence et du crédit, et la volonté de profiter des leçons qu’on vous donne. Hier vous avez pu voir par vous-même l’extravagance du luxe, et de la sottise ; aujourd’hui faites des réflexions plus sérieuses ; considérez attentivement ce que sont les plaisirs de ce monde, et apprenez à vous attendrir sur les misères qui accompagnent l’infirmité et l’indigence. Il lui remit un papier qui contenait la relation touchante de l’état déplorable auquel une famille pauvre se trouvait réduite par des maladies et d’autres infortunes.

Cécile, dont le cœur sensible et droit était toujours prêt à compatir aux maux de ses semblables, après l’avoir parcouru, sortit sa bourse, et lui offrant trois guinées, lui dit : c’est à vous, monsieur, à me diriger dans ce que je dois donner, supposé que ceci ne suffise pas. As-tu encore autant de charité ? s’écria-t-il tout ému ; et quoique la fortune t’ait assez peu ménagée en t’exposant aux dangers de l’opulence, n’est-elle point encore parvenue à arracher de ton ame sa générosité naturelle ? Je te rends une partie de tes bienfaits. Ceci, dit-il en retenant une guinée, est le double de ce que j’espérais ; je ne veux point être cause que tes libéralités trop abondantes, en t’épuisant, avancent le moment fatal de la dûreté et de la dépravation. Il voulait se retirer ; mais Cécile le suivit et lui dit : Non, prenez tout. Qui pourrait assister le nécessiteux, si je refusais de le faire ? Riche sans parents, opulente sans besoins, sur qui ont-ils de plus justes droits que sur moi ? Ce que tu dis est aussi vrai, s’écria-t-il en prenant les deux autres guinées, que sage et bien pensé. Ainsi, donne tandis que tu as la volonté de donner ; et pendant les jours de ton innocence et de ta bénéficence, tâche de te rendre le ciel et les pauvres propices. Ensuite il disparut.

Comment, ma chère, s’écria madame Harrel, qui avait peine à en croire ses yeux, quel motif a pu vous engager à donner tant d’argent à cet homme ? Ne voyez-vous pas qu’il est fou ? Je vous assure qu’il aurait été tout aussi content, ne lui eussiez-vous donné que douze sols.

Je ne sais ce qu’il est, répliqua Cécile : si ses manières paraissent un peu singulières, ses sentiments sont nobles et dignes d’estime ; et si l’humanité le porte à solliciter des contributions généreuses en faveur des indigents, il est certain qu’il ne saurait jamais s’adresser à personne qui soit plus disposé que moi à y répondre.

M. Harrel entra dans ce moment, et sa femme s’empressa de lui apprendre ce qui venait de se passer. Cela est scandaleux ! s’écria-t-il ; il vaudrait tout autant avoir à faire à un voleur ! je vous prie, madame, de défendre à vos gens de le laisser entrer. Trois guinées ! Je n’ai jamais ouï parler d’une pareille impudence ! D’honneur, miss Beverley, vous ne sauriez assez vous tenir sur vos gardes à l’avenir ; sans quoi vous vous trouverez insensiblement ruinée, sans savoir par qui ni comment. Si bien donc, répliqua Cécile en souriant, que nous voilà tous deux à même de donner et de recevoir des avis salutaires ! aujourd’hui vous me recommandez l’économie ; hier j’eus toutes les peines du monde à m’abstenir d’en agir de même avec vous. Oh ! reprit-il, c’était un cas tout-à-fait différent ; les dépenses auxquelles un homme du monde ne saurait se refuser en certaines occasions, n’ont rien de commun avec un pareil excès. Sans doute, dit-elle, ces dépenses ne se ressemblent point ; cependant je ne saurais convenir que l’argent dépensé en inutilités, soit mieux employé que celui qu’on destine au soulagement de ses semblables. M. Harrel ne répliqua pas un mot ; et Cécile, après avoir moralisé en elle-même sur la manière opposée de considérer les objets de dépense et d’économie de la part du prodigue et de l’homme charitable, ne tarda pas à regagner son appartement, bien décidée à ne départir en rien du plan qu’elle avait adopté, et se flattant, à l’aide de son nouveau et très-singulier docteur, d’étendre ses bienfaits, et de ne point laisser refroidir sa charité, à laquelle les recherches de celui-ci fourniraient sans cesse de nouveaux objets.

La renommée ne manqua pas de publier les libéralités de la bienfaisante héritière ; et ceux qui souhaitaient en être convaincus, cherchèrent à s’assurer de la vérité. Elle eut bientôt un petit nombre de pensionnaires ; et craignant toujours que ses dons ne fussent pas assez considérables, elle ne tarda pas à s’appercevoir que la rente que ses tuteurs lui avaient assignée, était à peine proportionnée à ce que sa générosité et son humanité lui faisaient dépenser. Cependant lorsque sa ferveur eut un peu perdu de sa nouveauté, le plaisir et l’ardeur avec lesquels elle avait commencé à exécuter son dessein, se ralentirent. Pour un cœur formé pour l’amitié et la société, les charmes de la solitude ne sont pas de longue durée, et quoiqu’elle eût été ennuyée du bruit de la confusion, suites inévitables des assemblées nombreuses et constamment répétées, elle commençait à se lasser d’être toujours seule, et souhaitait vivement de rencontrer une société qui lui convînt, et avec laquelle elle pût se lier. Elle était étonnée en réfléchissant aux difficultés qu’il y aurait à s’en faire une de ce genre. La succession non-interrompue d’amusements, les différents cercles, la quantité d’invitations, s’opposaient tellement à toute espèce de liaisons particulières et à tout ce qu’on appèle commerce d’amitié, que de quelque côté qu’elle se tournât, toute autre intimité que celle qui avait pour but le plaisir, ou pouvait en procurer, lui parut chimérique et impraticable. Elle reconnut alors l’erreur dans laquelle son idée de réforme l’avait plongée ; et voyant qu’un renoncement total à toute espèce de compagnie produisait un dégoût aussi contraire à la vertu active que la dissipation même, elle résolut de se relâcher un peu de sa sévérité ; et en mêlant quelques amusements à la solitude où elle vivait, d’approcher de cet heureux milieu qui, semblable à la pierre philosophale, en attirant continuellement nos desirs, se dérobe à toutes nos recherches. En conséquence, elle témoigna à madame Harrel, qu’elle serait charmée de l’accompagner au premier opéra nouveau.

Le samedi suivant, elle alla donc avec cette dame et madame Mears, au théâtre de Hay-Market ; et M. Arnott, à son grand contentement, les accompagna.

Ils arrivèrent tard ; l’opéra était commencé, et la foule était si considérable, même dans les corridors, qu’elles eurent peine à passer. Mademoiselle Larolles vint sur-le-champ les joindre ; et courant à Cécile, elle lui prit la main en lui disant : mon dieu, vous ne sauriez vous imaginer combien je suis enchantée de vous voir ! Dites-moi, je vous prie, ma chère amie, où vous êtes-vous cachée depuis plus de vingt siècles ? Vous êtes trop heureuse d’être ici aujourd’hui : c’est le meilleur opéra qu’on nous ait donné de toute la saison : il y a tant de monde, qu’il est impossible de se tourner. Il nous faudra une demi-heure avant de pouvoir nous placer. Le café est tout plein ; venez seulement et regardez ; cela n’est-il pas enchanteur ? À ces mots madame Harrel qui n’aimait l’opéra que comme un lieu d’assemblée, où beaucoup de gens de sa connaissance se rendaient, et où l’on allait parce que ce spectacle était à la mode et fournissait l’occasion de voir et d’être vue, prit, sans hésiter, le chemin du café. Là, Cécile vit plutôt l’apparence d’une brillante assemblée d’hommes et de femmes réunis à dessein, que des gens isolés se rencontrant par hasard, et que la nécessité seule obligeait à se trouver ensemble pour attendre le moment d’être placés.

La première personne qui les aborda fut le capitaine Aresby, qui de l’air langoureux qui lui était ordinaire, sourit à Cécile, et lui dit à l’oreille : que vous êtes charmante ! Vous avez aujourd’hui une figure céleste.

Vous n’avez donc pas voulu nous faire l’honneur d’essayer du bal du Panthéon ? Il est vrai que j’ai su que vous en aviez eu un magnifique chez M. Harrel ; j’ai été désespéré de ne pouvoir y assister ; j’ai fait l’impossible ; malheureusement cela n’a pas dépendu de moi. Nous aurions été très-heureux, répondit madame Harrel, de vous y voir : vous auriez, je ne crains pas de le dire, été satisfait de quelques-uns des masques dont les habits étaient aussi superbes que galants. C’est ce qui m’est revenu de par-tout, reprit-il, et j’ai été au désespoir de n’avoir pu me procurer l’honneur de m’y glisser. Mais j’ai été accablé d’affaires toute la journée. Rien ne pouvait être plus mortifiant pour moi.

Cécile, ennuyée d’attendre, et souhaitant d’entendre l’opéra, demanda s’il ne serait pas temps de faire une nouvelle tentative pour gagner le parquet. Je crois, dit le capitaine, souriant en les voyant passer et sans leur offrir de les conduire, que vous aurez de la peine à pénétrer, et que vous trouverez des embarras pétrifiants ; quant à moi, j’avoue franchement qu’il n’est point dans mes principes d’affronter la cohue, et que je redoute la foule. Les dames cependant, accompagnées par M. Arnott, en firent l’essai, et s’assurèrent bientôt qu’on avait exagéré les obstacles. Il est vrai qu’elles ne purent pas être les unes auprès des autres ; mais, quoique séparées, elles furent néanmoins assez bien placées. Cécile vit avec regret que le premier acte était presque fini ; elle en eut encore davantage, lorsqu’elle s’apperçut qu’elle courait grand risque de ne pas entendre le reste de la pièce. La place que le hasard lui avait procurée, se trouvait voisine d’une banquette occupée par une compagnie de jeunes demoiselles qui, étant entièrement à leur conversation, n’écoutèrent pas une seule note : leurs bons mots et leurs propres saillies les divertissaient au point que leurs ris et leur babil ne permettaient point à ceux qui étaient aux environs d’entendre mieux qu’elles. Cécile voulut vainement essayer de borner son attention aux seuls acteurs : toutes ses tentatives furent inutiles, et n’aboutirent qu’à redoubler son impatience et son mécontentement.

À la fin elle prit le parti de se tourner d’un autre côté, pour tâcher de se procurer un amusement tout différent ; et comme le but qu’elle s’était proposé, en se rendant à l’opéra, était absolument manqué, elle voulut essayer, en prêtant l’oreille aux propos de ses belles voisines, de s’assurer si celles qui l’empêchaient d’entendre pouvaient l’en dédommager. Elle écouta donc attentivement la conversation : d’abord elle eut assez de peine à comprendre ce dont il était question, l’empressement général qu’elles avaient de parler, et leur antipathie insurmontable pour écouter, faisaient que chacune d’elles paraissait n’avoir d’autre intention que de satisfaire son inclination en se débarrassant d’un flux de paroles, sans jamais donner le temps de répondre, et même sans s’embarrasser si elles étaient entendues.

Lorsque Cécile commença à comprendre un peu mieux leurs discours, elle regretta encore plus les paroles de l’opéra. Il n’était question que de falbalas, de plaintes contre leurs coëffeurs, d’histoires de prétendues conquêtes dont leur vanité était flattée, et d’invitations dont l’importance était fort exagérée.

À la fin de l’acte, les hommes s’étant portés en avant pour voir le ballet plus à leur aise, madame Harrel profita de l’occasion pour lui faire place à côté d’elle ; et par ce moyen, elle put espérer d’entendre paisiblement le reste de l’opéra, la compagnie qui se trouvait devant elle étant entièrement composée de jeunes gens qui s’étaient abstenus de parler pendant la durée même du ballet, de crainte que leurs regards n’eussent été détournés un seul instant du théatre.

Cependant, à son grand étonnement, à peine le second acte eut commencé, que leur attention se rallentit. Ils ne s’occupèrent bientôt plus des acteurs, et se mirent à parler entre eux, à s’entretenir de choses plaisantes ; et quoique leur conversation à demi-voix ne fût pas assez bruyante pour distraire l’assemblée en général, elle formait une espèce de bourdonnement qui ôtait à leurs voisins tout le plaisir de la représentation : on aurait eu peine à décider s’ils s’appercevaient eux-mêmes des effets de leur gaieté ; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils s’en embarrassaient fort peu.

La ressource à laquelle Cécile avait eu recours pendant le premier acte, en cherchant à s’amuser de la conversation qui la privait du plaisir de l’entendre, lui était même alors ravie ; car ces messieurs, tout aussi impolis que l’avaient été les jeunes demoiselles, et ne faisant pas plus d’attention qu’elles aux personnes qu’ils incommodaient, étaient beaucoup plus prudents dans le choix de celles qu’ils instruisaient : leur langage obscur et équivoque, et les termes dont ils se servaient, étaient absolument inintelligibles pour Cécile. Il est vrai que les sujets qu’ils traitaient exigeaient cette discrétion : il ne s’agissait que de calculs plaisants, relatifs à l’âge et à la durée du veuvage des riches douairières, ainsi que des facultés et des espérances futures des jeunes demoiselles à marier. Ce qui la piqua encore plus que leur babil, fut de voir qu’au moment où l’acte finit, et où elle se souciait fort peu qu’ils parlassent ou se tussent, l’un d’eux s’écria : c’en est assez, silence ! le ballet est commencé ; et tout d’un coup ils se turent, et furent on ne peut pas plus attentifs.

Elle fut cependant plus heureuse au troisième acte. Ces jeunes gens changèrent de place, et furent remplacés par d’autres qui ne venaient point à l’opéra pour s’entendre eux-mêmes, mais pour entendre les acteurs. Aussi-tôt qu’il lui fut possible d’écouter, la voix de Pacchirotti lui ôta toute envie de prêter l’oreille à d’autres accents.

Pendant le dernier ballet, le chevalier Floyer l’ayant apperçue, descendit promptement, et vint tout de suite se placer à ses côtés. M. Monckton, qui l’avait aussi reconnue et l’observait depuis quelque temps s’approcha d’elle à son tour. Il avait remarqué, avec beaucoup de satisfaction, qu’elle avait été entièrement occupée de la représentation ; néanmoins l’air familier avec lequel le chevalier la regardait, le troublait et l’embarrassait. Il désirait d’éclaircir ses doutes, en découvrant quelles pouvaient être ses vues ; et l’ayant à cet effet tiré à l’écart avant que le ballet fût tout-à-fait fini : eh bien ! lui dit-il, avouez qu’il n’y a pas ici une femme aussi belle que la pupille d’Harrel. Je l’avoue, répondit-il froidement, elle est belle ; mais je n’aime point du tout sa manière d’être. Et pourquoi ? Qu’est-ce qui lui manque ? Elle est fière, extrêmement fière ! cette espèce de femme ne pourra jamais me plaire. Si on lui dit une honnêteté, bien loin d’y répondre, on croirait qu’elle en est offensée. Vous avez donc essayé ! Cela serait-il possible ? car en général vous êtes peu dans l’usage de dire des honnêtetés aux femmes. Mais, oui, ne vous rappelez-vous pas que je lui dis une fois quelque chose d’approchant au sujet de Juliette, à la répétition ? n’y étiez-vous pas présent ? comment donc, ce fut-là tout ? et imaginiez-vous qu’un simple compliment eût fait votre affaire avec elle ? Au diable les compliments ! Qui est-ce qui pense de nos jours à en faire ? Il y a long-temps que la mode en est passée. Vous verrez qu’elle ne pense pas de même quoique sa vanité, comme vous le dites très-bien, soit insupportable : moi, qui la connais depuis long-temps, je puis vous assurer que l’intimité la plus étroite ne la diminue en rien. Cela peut être ; il serait pourtant très-agréable de se procurer une fortune de 3000 livres sterling de rente ; un pareil revenu fait qu’on souffre assez facilement quelques inconvénients. Êtes-vous bien sûr que sa fortune soit aussi considérable ? Vous savez que l’on est toujours porté à exagérer. Oh ! j’en suis parfaitement bien informé ; malgré cela, il pourrait encore arriver que j’y renoncerais : je vois trop que, pour l’obtenir, il me faudrait perdre diablement de temps, et me donner furieusement de peine.

Monckton était trop intéressé et trop homme du monde pour se piquer de cette délicatesse qui nous fait desirer que l’objet de notre tendresse obtiène l’admiration générale ; il s’étendit sur les obstacles que le baronnet venait de faire naître ; et non content de les grossir, il insinua adroitement qu’il en avait découvert d’autres qu’il crut encore plus propres que les premiers à l’intimider ; ces subtilités cependant furent superflues pour l’impénétrable chevalier, doué de cette dure insensibilité qui, en suivant obstinément la route qu’elle s’est prescrite, s’embarrasse peu de tout ce qu’on peut dire, et oppose la plus grande indifférence à tout ce que les autres peuvent penser.

Tandis que les dames s’efforçaient de gagner le café, et n’avançaient que très-lentement, à cause de la foule ; précisément, au moment où elles étaient près d’entrer dans le corridor, Cécile apperçut M. Belfield, qui s’étant tout de suite avancé, lui présentait la main pour l’aider à sortir du parquet, lorsque le chevalier Floyer, sans le voir, ou sans faire attention à lui, poussa ceux qui le précédaient, et cria : miss Beverley, permettez que j’aye l’honneur de vous conduire. Cécile, à laquelle ce personnage devenait tous les jours plus désagréable, reçut avec froideur son offre, tandis qu’elle accepta volontiers la main que M. Belfield venait de lui présenter. Le fier baronnet, extrêmement piqué, continua à percer la foule ; et s’avançant vers M. Belfield, en lui faisant signe de s’arrêter pour le laisser passer, il lui dit : rangez-vous, monsieur. — Rangez-vous vous-même, monsieur, s’écria Belfield, l’arrêtant d’une main, tandis qu’il tenait Cécile de l’autre. — Et qui êtes-vous, monsieur ? lui demanda le chevalier d’un air de mépris. — C’est de quoi, monsieur, je vous rendrai compte toutes les fois qu’il vous plaira, repartit Belfield sur le même ton. — Que diable voulez-vous faire entendre par-là, monsieur ? rien de bien difficile à comprendre, repliqua Belfield, en tâchant de faire avancer Cécile, qui, très-alarmée, reculait de frayeur. Alors le chevalier, étouffant de colère se tourna vers elle, et lui dit, comme par manière de reproche : souffrirez-vous, miss Beverley, qu’un impertinent faquin ait l’honneur de vous donner la main ?

Belfield indigné lui demanda, à son tour, ce qu’il entendoit par les termes d’impertinent faquin. Le chevalier les répéta avec encore plus d’insolence que la première fois. Cécile, extrêmement choquée, les pria sérieusement l’un et l’autre de se contenir ; ce qui n’empêcha pas que Belfield, à cette nouvelle insulte, ne laissât aller sa main, et ne portât la sienne à la garde de son épée, tandis que le chevalier se prévalant de sa disposition, (il se trouvait élevé d’une marche au dessus de son antagoniste) le poussa fièrement, et descendit dans le corridor. Belfield outré tira sur le champ son épée, et le chevalier se préparait à suivre son exemple, quand Cécile, dans le plus grand effroi, s’écria : juste ciel ! personne ne viendra-t-il les séparer ? Alors un jeune homme se faisant jour à travers la foule, leur dit en élevant la voix : quelle honte ! quelle honte ! messieurs ! est-ce ici le lieu de commettre de pareilles violences ? Belfield tâcha de se remettre un peu, et quoique la colère l’empêchât presque d’être entendu, il lui repartit : je vous remercie, de l’avis, monsieur, je m’étais oublié ; je demande excuse à toute la compagnie. Ensuite s’approchant du chevalier Floyer, il lui remit une carte, sur laquelle était son nom et sa demeure, en lui disant : Quant à vous, monsieur, je serai toujours enchanté d’apprendre l’espèce d’excuse dont il conviendra de faire usage à votre premier moment de loisir. Et il se retira le plus vîte qu’il lui fut possible. Le chevalier répondant à haute voix qu’il ne tarderait pas à lui faire connaître la personne avec laquelle il avait été si impertinent, voulut le suivre. Cécile, toujours effrayée et hors d’elle-même, s’écria : Oh, arrêtez-le ? Bon dieu ! personne ne veut-il l’arrêter ?

La promptitude avec laquelle cette scène s’était passée, l’avait tout-à-fait étourdie ; persuadée que le refus de la main du baronnet pouvait être la cause de son ressentiment, elle s’accusait d’être l’auteur de cette querelle. Cette crainte, plus forte que tout autre sentiment, lui avait arraché cette exclamation avant qu’elle eût le temps de réfléchir à ce qu’elle disait. À peine lui eut-elle échappé, que le jeune homme qui avait déjà interposé ses bons offices, accourut de nouveau ; et saisissant le bras du chevalier, lui remontra vivement la violence de sa conduite. Quelques personnes qui étaient présentes, s’étant jointes à lui pour le retenir, il parvint à le persuader, et le fit presque repentir de son procédé. Ensuite s’empressant de joindre Cécile, il lui dit : ne soyez plus alarmée, madame, tout est fini ; l’un et l’autre de ces messieurs sont sains et saufs. Cécile lui fit la révérence d’un air confus ; et prenant le bras de madame Harrel, elle la pressa de rentrer avec elle au parquet, afin de se dérober à la foule qui s’était rassemblée dans cet endroit, et qui avait les yeux fixés sur elle.

La curiosité devenant générale, sa retraite ne servit qu’à l’augmenter. Plusieurs femmes et la plus grande partie des hommes retournèrent sous divers prétextes au parquet, uniquement pour la considérer. Et quelques moments après, le bruit se répandit que la jeune dame, qui avait été le sujet de la querelle, se mourait d’amour pour le chevalier Floyer.

M. Monckton, qui était resté auprès d’elle pendant toute cette affaire, fut atterré de l’émotion qu’elle avait témoignée. M. Arnott, qui ne l’avait pas non plus quittée un seul instant, se serait volontiers exposé au même risque que le chevalier, pour lui inspirer un aussi vif intérêt. Ils étaient cependant l’un et l’autre trop dupes de leurs craintes et de leur jalousie, pour s’appercevoir que ce qu’ils imputaient à un goût décidé, n’était que le seul effet de son humanité, et de la persuasion où elle était d’avoir innocemment donné lieu à cette dispute.

Le jeune étranger qui avait fait l’office de médiateur auprès des deux antagonistes, vint au bout de quelques moments avec un verre d’eau fraîche qu’il avait été chercher au café ; il la pria de le boire, et de se tranquilliser.

Quoique Cécile refusât de profiter de sa politesse, d’un air plus fâché que reconnaissant, elle s’apperçut, en levant les yeux pour le remercier, que cet officieux jeune homme était d’une figure agréable, s’énonçait d’une manière peu commune. Je doute, lui dit-il, si les efforts que j’ai faits pour vous être de quelque secours ont su vous plaire, mais du moins verrez-vous d’un œil plus favorable celui dont je suis le précurseur. Cécile regardant alors autour d’elle, vit qu’il était suivi du chevalier Floyer. Piquée de la manière dont on venait de l’annoncer, et de ce qu’il osait encore se montrer, elle se tourna promptement du côté de M. Arnott, et le pria de s’informer si le carrosse était arrivé. Le chevalier la regardant d’un air avantageux, tel que celui d’un homme dont la vanité vient d’être flattée, lui dit d’un ton beaucoup plus honnête que celui dont il lui avait parlé jusqu’alors : Auriez-vous eu peur ? Tout le monde, je crois, a eu peur, répondit Cécile d’un air de dignité, qu’elle affecta pour mortifier son amour-propre. J’avoue que je n’en conçois pas la raison, ajouta-t-il ; le drôle ignorait à qui il parlait. Voilà tout.

Quelqu’un ayant alors emmené le chevalier, M. Monckton qui desirait ardemment de connaître les vrais sentiments de Cécile, lui dit d’un air d’intérêt : À présent toute cette affaire n’est plus que ridicule : sûrement ils ne seront pas assez imprudents pour qu’une bagatelle de cette espèce ait des suites plus sérieuses. Je crois, ajouta l’étranger, que celui qui a le bonheur de vous causer de l’inquiétude, sent trop le prix de sa vie pour l’exposer encore.

Ne pourriez-vous pas, M. Monckton, continua Cécile trop alarmée pour s’occuper de cette réflexion, parler à M. Belfield ? Vous le connaissez, je le sais. Il serait possible que vous le joignissiez. — Je ferai avec plaisir tout ce que vous souhaitez : cependant, si le chevalier Floyer… Oh ! quant au chevalier, je suis sûre que M. Harrel se chargera de ce soin ; je tâcherai de le voir ce soir même, et je le prierai de faire usage de tout le pouvoir qu’il a sur lui.

M. Arnott vint alors avertir que le carrosse l’attendait. Cécile, impatiente de partir, ne perdit pas un instant pour l’aller joindre ; et tandis que M. Monckton l’y conduisait, elle le pria sérieusement de s’employer pour prévenir, s’il était possible, les suites funestes que cette querelle paraissait devoir entraîner.