Cécilia/2/3

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière (1782)
Traduction par un homme de goût.
Devaux et Patris (1p. 190-198).



CHAPITRE III.

Un Bal.


Le premier échec que reçut cette tranquillité, fut le projet d’un bal que M. Harrel se proposait de donner, et les changements que l’on crut devoir faire à la plus grande partie des appartements destinés à cette fête. Cécile même, quoique voyant avec chagrin que ces préparatifs ne pouvaient manquer d’occasionner de nouvelles dettes, ne fut pas celle qui y prit le moins de part ; et la nouveauté du spectacle qu’elle allait voir pour la première fois, ne laissa pas que de lui faire une impression agréable.

Vers le soir, Madame Harrel la fit appeler pour la consulter sur une nouvelle idée qui était venue à son mari. Il avait imaginé de placer dans le sallon un certain nombre de lampions colorés, qui formeraient diverses figures emblématiques. Tandis qu’ils raisonnaient tous ensemble sur ce sujet, l’un des domestiques qui avait parlé plusieurs fois à l’oreille de M. Harrel, et s’était ensuite retiré, dit d’un ton assez haut pour que Cécile l’entendît : En vérité, monsieur, je ne saurais parvenir à le renvoyer. — C’est un insolent maraud, répondit M. Harrel. Cependant, s’il faut absolument lui parler, à la bonne heure, et il sortit de la chambre.

Madame Harrel continuait à exercer son imagination sur ce nouveau projet, et en consultait M. Arnott et Cécile, persuadée qu’ils ne pouvaient qu’approuver son goût et son invention, lorsqu’elle fut interrompue par les accents d’une voix fort élevée, qui se faisait entendre au bas de l’escalier, répétant fréquemment : « Non, monsieur, je ne peux plus attendre. J’ai été si souvent obligé de donner des délais, qu’il m’est impossible d’en accorder davantage. »

Madame Harrel étonnée d’un pareil propos, s’arrêta tout court. Ils se turent, et l’imitèrent. Ils entendirent alors, que M. Harrel répondit très-doucement : « Encore un peu de patience, mon cher M. Rawlins ; je dois toucher demain ou après demain une grosse somme, et vous pouvez compter que vous serez payé. Non, monsieur, s’écria M. Rawlins, vous m’avez si souvent dit la même chose, que c’est tout comme si vous ne me disiez rien. Il y a long-temps que cet argent m’est dû ; et je dois moi-même une somme qu’il faut payer, et pour laquelle on ne veut pas attendre plus long-temps. Certainement, M. Rawlins, répliqua M. Harrel d’un ton plus radouci ; comptez que vous l’aurez. Je vous prie seulement de vouloir bien attendre encore un jour ou deux tout au plus, et alors vous pouvez être assuré que vous serez satisfait. Vous n’en serez pas plus mal pour m’avoir obligé. Je n’employerai jamais d’autre que vous. Je serai, avant qu’il soit peu, dans le cas de vous occuper. Monsieur, repartit Rawlins, élevant encore plus la voix, il faut que mes ouvriers aient leur argent : par conséquent, je ne saurais me dispenser de vous faire assigner ; je n’y vois pas d’autre remède. »

Avez-vous jamais entendu pareille impertinence ? s’écria madame Harrel. Il faudrait que M. Harrel eût perdu la tête s’il se servait jamais d’un ouvrier de cette espèce. M. Harrel parut alors, et dit de l’air du monde le plus dégagé : il y a là-bas un maraud de maçon, plus impudent qu’aucun de ceux avec lesquels j’aie jamais eu à faire. Il vient, au moment où je m’y attends le moins, me présenter un compte de 400 livres sterling, et il ne veut pas sortir qu’il n’ait son argent. Mon cher beau-frère, ajouta-t-il en s’adressant à M. Arnott, voulez-vous bien prendre la peine de lui parler ? car il m’est impossible de me contenir plus long-temps. Vous voudriez sans-doute que je lui donnâsse un mandement de cette somme sur mon homme d’affaire ? Vous m’obligeriez beaucoup, répondit M. Harrel, et je vais sur le champ vous en faire mon billet. De cette manière, nous serons tout d’un coup débarrassés de ce drôle, et il ne travaillera certainement plus pour moi. Je veux faire construire l’été prochain un nouveau bâtiment à Violet-Banck, ne fût-ce que pour lui faire voir quelle bonne pratique il a perdue par sa faute. Oui, mon cher frère s’écria madame Harrel, débarrassez-nous une bonne fois de cet homme, et qu’il n’en soit plus question.

Les deux beaux-frères passèrent donc dans une autre chambre ; et madame Harrel, après avoir exalté la grande bonté de son frère, qu’elle aimait beaucoup, et assuré que l’impertinence du maçon l’avait saisie, revint pour s’occuper de la décoration projettée.

Cécile, toujours plus surprise de l’indifférence que son amie témoignait sur l’état des affaires de son mari, crut qu’il était de son devoir de lui en parler. Ainsi, après un silence assez marqué pour que madame Harrel lui en demandât la raison, elle lui dit : me pardonnerez-vous, ma chère amie, si je vous avoue que je suis très-surprise que vous pensiez encore à ces préparatifs ? — Bon dieu, ma chère ! Et pourquoi ? Parce que dans ce moment-ci toutes nouvelles dépenses doivent être supprimées jusqu’à ce que M. Harrel ait touché l’argent dont il vient de parler. — Bon ! la dépense d’une pareille bagatelle est un si petit objet pour la fortune de M. Harrel, qu’à peine s’en appercevra-t-il. D’ailleurs, il doit recevoir si promptement de l’argent, que c’est comme s’il l’avait déjà.

Cécile, craignant de se montrer trop officieuse, commença à faire l’éloge de la générosité et de la complaisance de M. Arnott ; et elle en prit occasion, tout en continuant à le louer, d’insinuer qu’il n’y avait que les gens équitables et économes qui fussent réellement généreux et bienfaisants. Elle ne s’était pas pourvue, pour le bal, d’un habit de masque, parce qu’ayant demandé conseil à ce sujet à madame Harrel, celle-ci lui avait dit que les dames chez lesquelles la fête se donnait, n’étaient point ordinairement masquées, et qu’elle-même en ferait les honneurs avec une robe de ville. M. Harrel et M. Arnott devaient y être aussi dans leur parure ordinaire.

Le bal commença à huit heures du soir, et avant neuf la salle était si pleine de masques, que Cécile fut fâchée de n’avoir pas imité les autres ; car se trouvant presque la seule femme de l’assemblée qui fût sans masque, elle n’en était que plus remarquable. Cependant la nouveauté du spectacle, jointe à la bonne humeur qui éclatait de tous côtés, eut bientôt diminué son embarras ; et après s’être un peu accoutumée à la manière brusque et familière dont les différents masques l’abordaient, et la hardiesse avec laquelle ils la fixaient, ou lui adressaient la parole, la première confusion de sa situation se dissipa, et sa curiosité à regarder les autres, fit qu’elle cessa d’observer si elle l’était elle-même, et elle s’amusa infiniment. La variété des déguisements, le mélange des costumes, les figures qui se succédaient continuellement, et cette confusion de groupes grotesques fixèrent constamment son attention : tandis que les efforts pour paraître avoir de l’esprit, l’oubli total des convenances, les disparates des propos, étaient des sujets continuels de surprise et de plaisanteries. Il n’y avait pas jusqu’à ces phrases si rebutantes : « Me connaissez-vous ? Qui êtes-vous ? Je sais qui vous êtes, beau masque, » ainsi que la manière fine et adroite d’indiquer avec le doigt, le signe expressif de tête, et ce cri aigu et perçant, quoique très-fastidieux pour ceux qui fréquentent ces sortes d’assemblées, qui ne fussent pour elle, à qui tout cela était nouveau, une source d’amusement et de réflexions.


La variété des déguisemens fixa constamment son attention.
La variété des déguisemens fixa constamment son attention.
La variété des déguisemens fixa constamment son attention.


Vers neuf heures, tous les masques se dispersèrent dans les différents appartements. Des dominos qui ne représentaient rien, et des habits de fantaisie qui ne signifiaient pas davantage, formaient, comme cela est ordinaire en pareilles occasions, la plus grande partie de la compagnie : quant au reste, les hommes étaient déguisés en espagnols, en turcs, en ramonneurs, en soldats du guet, en sorciers et en vieilles décrépites : les femmes l’étaient en bergères, en vendeuses d’oranges, en Circassiennes, en Bohémiènes, en vendangeuses, en sultanes, etc. etc.