Cécilia/3/9

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
(2p. 158-173).



CHAPITRE IX.

Victoire.


Cécile n’eut pas plutôt formé ce projet qu’elle se hâta de se rendre à la place de Saint-James. Elle trouva madame Delvile seule. Après les premiers compliments, tandis qu’elle s’occupait des moyens de faire agréer sa proposition, madame Delvile lui en fournit l’occasion en lui disant : Je suis fâchée d’apprendre que nous allons bien-tôt vous perdre ; J’espère pourtant que M. Harrel ne fera pas un long séjour à sa campagne. S’il en était autrement, je serais presque tentée de vous aller enlever. Réellement, votre départ de Londres dans cette circonstance, continua madame Delvile, est tout-à-fait fâcheux pour moi, surtout dans un temps où vos visites me seraient doublement agréables, M. Delvile étant allé passer les fêtes chez le duc de Derwent. Mon fils a de son côté un autre engagement ; et il y a si peu de monde actuellement en ville que je me soucie de voir, que je vivrai presque seule.

Si j’osais me flatter, s’écria Cécile, que vous daignâssiez me recevoir, je serais bien empressée d’échanger la partie de Violet-Bank pour un pareil avantage. Vous êtes bien bonne et bien aimable, lui répondit madame Delvile ; votre société me procurerait certainement les plus grands agréments. Ce n’est cependant pas que je craigne la solitude ; au contraire, le monde m’est presque toujours à charge : je ne trouve que très-peu de gens qui ayent le talent de réussir dans la société. Vivre seule, cependant, est triste ; et avec vous, du moins, dit-elle en prenant la main de Cécile, aucun obstacle ne s’oppose au penchant qui m’invite à former une amitié qui sera, j’espère, aussi durable que satisfaisante. Cécile témoigna, de la manière la plus expressive, combien elle était touchée de l’idée favorable que madame Delvile voulait bien avoir d’elle ; et celle-ci s’appercevant bientôt à son air, qu’elle avait peu de goût pour la partie de Violet-Bank, la questionna pour savoir s’il lui serait possible de s’en exempter. Elle lui répondit sur-le-champ très-affirmativement. Et seriez-vous réellement assez complaisante, s’écria madame Delvile un peu surprise, pour me donner le temps que vous destiniez à cette partie de plaisir ? De tout mon cœur, répondit-elle, si vous le souhaitez. Mais pourrez-vous aussi, car vous ne sauriez rester seule dans la maison de la place de Portman, vous arranger pour vivre absolument chez moi jusqu’au retour de Harrel ? Cécile n’hésita pas un instant à accepter cette proposition, qui était précisément telle qu’elle la désirait ; et madame Delvile, charmée de sa condescendance, s’engagea à lui faire préparer sur-le-champ un appartement.

Elle s’empressa ensuite de revenir chez M. Harrel, pour lui faire part de son nouvel arrangement. Elle attendit pour cela le dîner, et profita de ce moment où toute la famille était rassemblée. La surprise que causa cette résolution fut générale. Le chevalier parut ne savoir trop qu’inférer d’un pareil arrangement ; M. Arnott était en partie comblé de plaisir, et en partie tourmenté par ses soupçons. Madame Harrel n’était qu’étonnée, et n’éprouvait aucune autre sensation : son mari paraissait évidemment le plus affecté. Il fit tous ses efforts pour l’engager à abandonner ce projet, et à venir avec eux. Elle se contenta de lui répondre gravement qu’elle avait donné sa parole à madame Delvile d’être chez elle le lendemain matin.

Lorsqu’on vit qu’elle était très-décidée à les quitter, la surprise fit place à la mauvaise humeur. Le chevalier avait l’air d’un homme qui se croit joué ; M. Arnott était en proie à mille doutes ; madame Harrel paraissait toujours la moins affectée, tandis que son mari avait peine à cacher sa colère et son ressentiment.

Cécile, de son côté, était au comble de ses vœux. En quittant la maison d’un de ses tuteurs pour aller habiter celle de l’autre, elle savait que personne n’avait le droit de s’y opposer, et l’empressement flatteur avec lequel madame Delvile avait prévenu sa demande, sans s’informer de ses motifs, la tira d’une situation qui lui devenait extrêmement pénible. L’absence de M. Delvile contribua encore à augmenter son bonheur, et elle se réjouit de la perspective de trouver bientôt l’occasion d’expliquer à son fils ce qui avait pu lui paraître mystérieux dans sa conduite avec M. Belfield. S’il lui restait quelque chose à regretter, c’était uniquement l’impossibilité de recevoir les conseils de M. Monckton.

Le lendemain matin, Cécile prit congé de madame Harrel, qui témoigna faiblement son chagrin d’être privée de sa compagnie, et se rendit chez madame Delvile qui la reçut avec beaucoup de cordialité ; elle la conduisit à l’appartement qu’elle lui avait fait préparer, lui montra la bibliothèque, la priant d’en user comme de la sienne, et lui recommandant très-obligeamment de ne pas oublier qu’elle se trouvait dans une maison où tout était à ses ordres.

Le jeune Delvile ne parut qu’à l’heure au dîner. Cécile se rappelant la singularité de leur dernière entrevue, rougit beaucoup la première fois qu’elle rencontra ses regards ; mais son air naturel, sa conversation qui fut générale, et le soin qu’il eut de ne rien dire qui lui pût donner de l’inquiétude, firent qu’elle se remit bientôt de son trouble.

Les moments qu’elle passa avec madame Delvile lui firent bientôt connaître le bon sens et la pénétration de cette dame. Elle reconnut, il est vrai, qu’on avait peut-être eu raison de la soupçonner d’un peu de vanité ; mais elle s’apperçut en même temps qu’avec un si grand nombre d’excellentes qualités, tant de véritable dignité dans le caractère, et une conduite si noble, quels que fûssent les égards qu’elle paraissait exiger, ils étaient encore fort au dessous de ceux qu’on était porté à lui accorder.

Son penchant pour le jeune Delvile augmenta aussi de plus en plus ; et toutes les fois qu’il eut occasion de faire connaître sa façon de penser, elle en conçut une plus haute idée ; elle trouvait dans ses manières et dans ses inclinations un mêlange de douceur et de franchise, qui en faisant rechercher sa compagnie, rendait sa conversation intéressante et spirituelle.

Ce fut là que Cécile éprouva ce bonheur qu’elle avait si longtemps desiré ; sa vie n’était ni trop dissipée ni trop retirée ; la compagnie qu’elle voyait était composée de gens de distinction ou à talents, dont les visites n’étaient ni longues ni fréquentes. La situation qu’elle venait de quitter donnait un nouveau prix à celle où elle se trouvait ; elle n’était plus révoltée par l’extravagance ou l’étourderie, plus tourmentée par des attentions et des poursuites qui lui déplaisaient, ni mortifiée par l’ingratitude de l’amie qu’elle avait tâché d’obliger. Tout était simple et tranquille autour d’elle, quoique animé et intéressant.

Elle chercha l’occasion de détruire les conjectures du jeune Delvile sur ses apparentes liaisons avec Belfield ; mais Delvile ne lui faisant plus ni questions, ni plaisanteries, elle ne crut pas devoir chercher à avoir une explication qui pourrait ne pas le persuader. Dans une situation aussi heureuse, il ne lui restait plus que la seule inquiétude de savoir si M. Belfield avait enfin accueilli le chirurgien, mais la peur d’y rencontrer une seconde fois M. Delvile, et de lui donner de nouveaux soupçons, l’empêcha d’aller voir sa sœur. Cependant, sa bienfaisance naturelle, qu’aucune considération personnelle n’était capable de restreindre, lui faisant appréhender qu’ils ne fussent dans le besoin, elle prit le parti, puisqu’elle n’osait la voir, d’écrire à mademoiselle Belfield. La lettre fut courte mais polie ; elle la priait avec toute la délicatesse possible de lui donner des nouvelles de son frère, et de lui demander si elle consentait enfin à accepter quelques secours de sa part. Elle reçut la réponse suivante :

À Miss Beverley.

« Ah, madame, votre bonté me confond ! Nous n’avons besoin de rien encore ; mais je crains que ce ne soit pas pour long-temps. Quoique j’espère ne jamais devenir fière et impertinente j’aime mieux lutter contre l’adversité que de déplaire à mon malheureux frère, sur-tout dans ce moment-ci. Sa blessure, graces au ciel, a été pansée par le chirurgien, qui le soigne sans vouloir être payé, quoique mon frère soit prêt à se défaire de tout ce qu’il possède plutôt que de lui avoir cette obligation. J’avoue que je ne conçois pas pourquoi il redoute si fort qu’on lui rende service, puisque tant qu’il a cru être riche lui-même, il a toujours cherché à être utile aux autres. Il me semble que le chirurgien le trouve très-mal. Il a l’air triste en le quittant, et ne répond rien aux questions que nous lui faisons, ma mère et moi.

» Je suis honteuse de vous envoyer ce griffonnage : je n’ose prier mon frère de m’aider, parce qu’il serait fâché que j’eûsse fait mention de lui. Comme je n’ai jamais vu que l’orgueil produisît rien de bon ; je n’ai point songé à l’imiter ; et n’ayant pas son esprit, il est inutile que j’aye ses défauts : ainsi, quoique ma lettre soit mal écrite, vous, mademoiselle, qui avez tant de bonté et d’indulgence, vous me pardonnerez, fût-elle encore plus mal ; et quoique nous ne soyons pas dans le cas de profiter de vos offres gracieuses, c’est une grande consolation pour moi de penser qu’il y a une personne dans le monde qui, si nous nous trouvions destitués de tout, et si le cœur trop fier de mon pauvre frère venait à s’humaniser, regarderait notre misère en pitié, et empêcherait que nous n’en fussions accablés. Je suis, mademoiselle, avec le plus profond respect,

» Votre très-obligée et très-humble servante,
Henriette Belfield. »


Cécile, émue et attendrie de la naïveté et de la simplicité du style de cette lettre, résolut, dès qu’elle retournerait chez M. Harrel, de rendre visite à cette charmante et honnête fille. Rassurée sur sa situation actuelle, et espérant beaucoup des soins du chirurgien qui voyait son frère, elle se livra toute entière au bonheur pur et sans mêlange que lui offrait la société dont elle jouissait.

En général, ceux dont la félicité n’est point interrompue, s’apperçoivent à peine de sa durée. Il n’en est pas de même quand elle leur échappe ; le chagrin leur en montre alors tout le prix, et le malheur leur fait sentir tout ce qu’ils perdent.

Comblée sans cesse des attentions de ses nouveaux hôtes, elle voyait le temps s’enfuir avec trop de rapidité ; elle trouvait dans les talents de madame Delvile des sources intarissables de satisfaction ; et dans les sentiments et les dispositions de son fils, quelque chose de si conforme aux siens, qu’il proférait à peine un seul mot qui ne prouvât leur sympathie : tout dans leurs regards semblait annoncer une parfaite intelligence. Franche, enjouée, et libre de toute inquiétude, elle ne se levait que pour être heureuse, et ne se couchait que pour jouir d’un doux sommeil. Les contradictions qu’elle avait essuyées auparavant servaient non-seulement à augmenter le prix des jouissances actuelles, elles rappelaient encore à sa mémoire les événements de ses premières années ; et elle convenait que sa situation présente répondait mieux à ses goûts et à son caractère, qu’aucune de celles dans lesquelles elle se fût encore trouvée. Son bonheur présent s’évanouit à l’arrivée de M. Harrel. En vain se flatta-t-elle de l’espoir que madame Delvile lui proposerait de prolonger son séjour dans sa maison ; en apprenant son retour, cette dame témoigna à sa jeune amie le regret qu’elle sentait de la perdre, mais sans ajouter un mot pour prévenir cette séparation.

Cécile, déconcertée, se détermina à retourner le jour suivant à la place de Portman. Le reste du jour fut bien différent de ceux qui l’avaient précédé ; il s’écoula tristement : madame Delvile parut très-affectée ; son fils ne fit point mystère de son chagrin ; et, quoiqu’ils fûssent tous mécontents, aucun ne fit le moindre effort pour retarder cette séparation.

Le lendemain, pendant le déjeûner, madame Delvile remercia affectueusement miss Beverley du temps qu’elle lui avait donné, la priant d’adoucir par de fréquentes visites la privation qu’elle allait éprouver. Le jeune Delvile appuya fortement cette prière, et montra avec chaleur combien il était charmé que sa mère eût acquis une amie aussi aimable. Sans affectation, il joignit ses vœux aux siens pour que leur liaison devînt tous les jours plus intime. Tant de bienveillance et d’affection calma un peu le regret que Cécile sentait de les quitter.

Lorsque le carrosse de madame Harrel fut arrivé, madame Delvile prit congé d’elle avec l’attendrissement le plus marqué, et son fils lui donna la main pour l’y conduire. Je desirerais fort, lui dit-il alors d’un air confus, avant le départ de miss Beverley, m’excuser de l’erreur grossière que j’ai commise. Je ne sais s’il lui sera possible de me pardonner, et j’ai peine à concevoir par quelle fatalité ou quel aveuglement j’ai pu y persister si long-temps. Oh ! s’écria Cécile très-satisfaite de cette explication volontaire, si vous êtes véritablement convaincu de votre erreur, c’est tout ce que je peux desirer. J’avoue que les apparences étaient si fort contre moi, que j’ai peut-être eu tort de m’étonner que vous y ayez ajouté foi… Mon propre penchant pour M. Belfield plaidera j’espère en ma faveur ; c’est d’après lui, et non d’après aucun préjugé contre le chevalier Floyer que mon erreur a pris naissance : au contraire, je respecte à tel point votre goût et votre discernement, que votre décision une fois connue, j’aurais peine à ne pas y joindre mon approbation.

Tourmentée par ces continuelles méprises, et piquée de voir que, quoiqu’on variât si souvent sur l’objet de ses prétendues inclinations, l’idée d’un engagement positif avec l’un des deux était toujours la même, elle résolut, le plutôt qu’il lui serait possible, de charger M. Monckton de voir le chevalier Floyer, et de lui déclarer formellement de sa part qu’elle refusait ses propositions ; elle renonça à la résolution qu’elle avait prise de lui en parler elle-même, pour éviter tout rapport avec le baronnet et toute discussion avec M. Harrel.

Madame Harrel la reçut aussi froidement qu’elle s’en était séparée. Cette dame paroissoit alors avoir de l’inquiétude : Cécile tâcha d’en deviner la cause ; mais, loin de chercher du soulagement dans le sein de l’amitié, elle s’attacha à l’éviter, comme si elle eût redouté sa conversation, et que sa vue eût été un reproche. M. Harrel, au contraire, lui fit beaucoup plus de politesse qu’à son ordinaire, se montra empressé à aller au devant de ce qui lui faisait plaisir, et lui rendre sa maison plus agréable que jamais. Le chevalier Floyer parut vouloir être plus respectueux ; ils ne réussirent ni l’un ni l’autre à lui faire changer d’opinion sur leur compte. Le plaisir que M. Arnott eut de la revoir, fut sincère ; et il s’apperçut que Cécile, qui ne cherchait pas plus à éviter M. Harrel et le chevalier, que madame Harrel ne cherchait à l’éviter elle-même, ne s’entretenait volontiers qu’avec lui, et se donnait à peine le soin de cacher qu’il était le seul de toute la famille pour lequel elle eût quelque considération.


Fin du troisième livre.