Cécilia/4/2

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
(2p. 179-186).



CHAPITRE II.

Sympathie.


Cécile alla le lendemain passer la journée chez madame Delvile, et trouva aisément l’occasion de parler à son fils. Ne vous semblera-t-il pas bien étrange que j’ose prendre la liberté de vous consulter ? vous connaissez, je crois la triste situation de M. Belfield ?… Je la connais : elle est très-malheureuse ; je le plains de toute mon âme, et rien au monde ne me ferait plus grand plaisir que de trouver l’occasion de lui rendre service. On ne saurait trop le plaindre, répartit Cécile, et si l’on ne trouvait pas bientôt moyen de faire quelque chose pour lui, je crains qu’il ne soit tout-à-fait perdu. L’agitation de son esprit s’oppose aux effets de tous les remèdes ; tant qu’elle durera, sa santé ne se rétablira jamais. Ses sentiments, probablement toujours au-dessus de sa naissance, luttent contre tous les assauts de la maladie et de la pauvreté. Il mourra plutôt que de se soumettre à sa destinée, et de recourir à ses amis pour qu’ils le secourent, et emploient leur crédit en sa faveur. Sans vouloir excuser son opiniâtreté, je desirerais qu’il lui fût possible de la vaincre. Je crains réellement de penser à ce qui pourra lui arriver.

Il n’y a personne au monde, répondit le jeune Delvile ému, qui ne fût plus porté à envier, qu’à plaindre des maux qui occasionnent cette noble et généreuse pitié. Il ne veut accepter aucun secours pécuniaire, continua-t-elle ; son esprit est véritablement trop élevé pour recevoir la moindre consolation d’un soulagement de cette espèce. Je desirerais qu’on pût lui trouver une place, où ses talents, qui ont fait assez long-temps le bonheur des l’air le plus satisfait, que nous nous trouvions penser de même. Je me suis occupé ce matin à lui procurer un emploi où l’éducation qu’il a reçue lui servît, et où ses talents tournâssent à son honneur et à son profit.

Il remit alors à Cécile une lettre qu’il écrivait à un homme de condition, dont le fils devait bientôt partir pour commencer ses voyages, par laquelle il le lui recommandait, et le lui proposait pour gouverneur de ce jeune homme. Cette singulière conformité de sentiments leur fit le plus grand plaisir, et augmenta tout-à-coup l’estime qu’ils avaient déjà conçue l’un pour l’autre. Delvile la regardait avec admiration, et l’occasion qui la faisait naître, la rendait trop agréable à Cécile pour qu’elle lui fît la moindre peine. Elle ressentait une satisfaction intérieure, qui servait à l’embellir.

Elle n’eut, avant le retour de madame Delvile, qui rentra bientôt, que le temps de lui remettre sa lettre.

La conversation fut assez languissante pendant le reste de la soirée, et elle sortit bientôt, très-préoccupée, et desirant d’être seule pour se livrer aux nouvelles réflexions que la situation de son cœur faisait naître.

La première fois qu’elle avait vu le jeune Delvile, elle avait admiré, sans le vouloir, ses manières et sa façon de s’énoncer ; et toutes les fois qu’elle l’avait vu depuis, elle avait toujours remarqué en lui d’autres qualités qui le lui avaient rendu encore plus recommandable. Elle le voyait, le rencontrait avec plaisir, et ne s’en séparait jamais sans desirer de le revoir. Cependant, comme la passion chez elle était subordonnée à la raison, son affection ne triomphait point de ses principes. À peine vit-elle le danger, qu’elle en fut épouvantée, et résolut sur le champ de s’opposer aux progrès d’un goût trop décidé, que le temps ni l’intimité n’avaient point encore justifié. Elle eut un grand soin d’occuper tous ses moments, afin de laisser moins de carrière à son imagination ; et si elle s’était apperçue que son caractère fût différent de ce que son extérieur annonçait, sa droiture et la pureté de ses sentiments lui auraient donné assez de force pour le bannir entièrement de son esprit.

Telle était sa situation, lorsqu’elle entra chez madame Delvile pour éviter la partie de Violet-Bank. Ici elle sentit moins le besoin de surveiller son cœur ; les conversations fréquentes qu’elle eut avec cet aimable jeune homme, ne lui parurent propres qu’à occuper agréablement l’esprit ; elle admira la justesse de celui de Mortimer ; elle le trouva noble, généreux, franc, avide d’acquérir des connaissances ; doux et tranquille par caractère, quoique très-actif dans ce qu’il entreprenait. Lorsque de pareilles qualités se trouvent jointes à une haute naissance, à une figure avantageuse, celui qui en est doué devient nécessairement une compagnie dangereuse pour une jeune personne, naturellement portée, comme Cécile, à estimer tout ce qui lui paraît mériter de l’être. Son cœur ne fit aucune résistance ; car l’attaque fut trop circonspecte et trop bien ménagée pour la craindre : toujours également sensible au plaisir que sa société lui faisait éprouver, ce ne fut qu’à son retour chez M. Harrel, qu’elle s’apperçut qu’elle n’était plus aussi indifférente qu’elle l’avait été jusqu’alors. Cette demeure, qui n’avait jamais été trop de son goût, lui devint tout-à-fait insupportable ; cependant, portée à attribuer son inquiétude et son ennui à tout autre cause qu’à la véritable, elle imagina que la maison même était changée ; que ses hôtes et tous ceux qui la fréquentaient, étaient devenus plus insupportables qu’auparavant. Cette erreur dura peu ; le moment de la conviction approchait ; et lorsque Delvile lui présenta la lettre qu’il avait écrite en faveur de M. Belfield, elle se dissipa subitement.

Cette découverte du changement qui s’était fait dans son esprit, ouvrit à ses yeux une perspective toute nouvelle, et lui fit naître des espérances totalement différentes ; car, ni l’exercice de la bienfaisance la plus active, ni son application à se conduire de la manière la plus convenable, ne lui suffisaient pas encore, et n’achevaient point sa félicité : elle avait des vues qui la touchaient de plus près, et des peines qui menaçaient de s’emparer entièrement d’un cœur, dont l’unique soin jusqu’alors avait été de s’occuper du bonheur des autres.

La perte de cette liberté d’esprit ne l’inquiéta que médiocrement, puisque le choix de son cœur, tout involontaire qu’il était, se trouvait conforme à ses principes, et approuvé par sa raison. La situation de ce jeune homme était précisément telle qu’elle la desirerait : quoique d’une naissance au-dessus de la sienne, il ne l’était cependant pas assez pour qu’elle en fût humiliée ; sa famille était distinguée, et sa mère lui paraissait la première des femmes ; son caractère et sa façon de penser semblaient formés pour la rendre heureuse, et la fortune qu’elle possédait suffisait pour qu’elle fût indifférente sur celle de Delvile.

Enchantée de trouver ainsi l’inclination et la convenance réunies, elle commença à chérir un penchant qu’elle avait d’abord cherché à réprimer ; elle se livra sans peine à la douce espérance de se voir unie pour toujours à celui qui méritait si bien le don de son cœur et de sa fortune. À la vérité, rien ne l’avait encore assurée que l’affection de Delvile répondît à la sienne ; mais elle avait mille raisons de s’en croire aimée, et d’imaginer que l’erreur où il avait été sur ses prétendus engagements, soit avec M. Belfield, soit avec le chevalier Floyer, l’avait seule empêché de déclarer ses sentiments, qui reprendraient toute leur vivacité, dès que cette erreur serait dissipée. Son projet était donc d’attendre patiemment une explication qu’elle n’était pas fâchée de voir retardée, pour avoir plus de temps et un plus grand nombre d’occasions de bien examiner son caractère, et pour ne point s’exposer par la suite à se repentir de trop de précipitation.