Cécilia/5/10

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Traduction par anonyme.
(3p. 121-136).



CHAPITRE X.

Persécution.


Le lendemain matin, madame Harrel vint pour savoir le résultat de ses réflexions. Cécile, avec cette prévenance gracieuse, qui accompagnait tous ses bien-faits, l’assura que les mille livres qu’elle desirait lui seraient accordées, pourvu qu’elle consentît à chercher une retraite paisible, et à les recevoir à différentes époques et en petites parties, de cinquante ou cent livres à la fois, qui lui seraient soigneusement remises, et, qui n’étant délivrées qu’à elle, lui assureraient un meilleur traitement de la part de M. Harrel, et seraient un motif de plus pour qu’il lui rendît sa première affection.

Madame Harrel courut promptement, et très-satisfaite, communiquer cette proposition à son mari ; mais elle revint bientôt, l’air abattu, lui dire que M. Harrel avait protesté qu’il lui était impossible de partir avant d’avoir touché cette somme. Pour cet effet, dit-elle, j’irai moi-même, après déjeûner, chez mon frère ; car je m’apperçois bien, qu’inhumain comme il l’est devenu à mon égard, il ne viendra pas me chercher, et si je ne réussis pas auprès de lui, je ne crois pas que je reviène jamais. Cécile, piquée et trompée dans son attente, lui répondit : J’en suis fâchée pour M. Arnott ; quant à moi, j’ai fait tout ce que je pouvais. Madame Harrel la quitta, et Cécile alla se préparer pour son départ. Elle envoya d’avance ses livres, ses malles, et tout ce qui lui appartenait.

M. Harrel apprenant que Cécile se disposait à sortir de chez lui, fut accablé ; s’étant un peu remis, il lui dit avec amertume : Eh bien ! miss, puis-je vous supplier de rester encore ici jusqu’à ce soir ? non, monsieur, répondit-elle froidement. Je vais partir à l’instant. Et ne voulez-vous pas, dit-il avec encore plus d’aigreur, vous procurer auparavant le plaisir de voir les sergents s’emparer de ma maison, et votre amie Priscille me suivre en prison ? Bon dieu, monsieur ! s’écria Cécile, pouvez-vous me faire une pareille question ? Est-ce là le traitement que j’ai mérité ? Oh non ! s’écria-t-il avec vivacité ; si je pensais ainsi… Se levant ensuite, et se frappant le front, il se mit à marcher avec beaucoup d’agitation. Madame Harrel se leva aussi, et se retira en pleurant amèrement.

Voulez-vous du moins consentir, dit Cécile après qu’elle fut partie, à laisser Priscille avec moi, jusqu’à ce que vos affaires soient arrangées ? Lorsque j’irai habiter ma propre maison, elle m’y suivra ; et en attendant, je suis sûre que celle de M. Arnott lui sera toujours ouverte. Non, non, répondit-il ; elle est indigne d’une pareille indulgence ; elle n’a nulle raison de se plaindre ; elle a été tout aussi négligente, aussi prodigue et aussi mauvaise ménagère que moi ; elle ne s’est embarrassée ni de son mari, ni de ses affaires ; et actuellement elle ne s’afflige que de la perte de cette opulence, qu’elle-même a tant accélérée. Toutes les récriminations, repartit Cécile, sont inutiles. Combien d’autres reproches madame Harrel ne pourrait-elle pas vous faire à son tour ! Mais ne nous appesantissons pas davantage sur ce triste sujet ; le parti le plus prudent et le plus convenable serait actuellement de chercher par la douceur à vous consoler l’un et l’autre. Consolation et douceur, s’écria-t-il brusquement, ne sont plus de saison. J’ai donné ordre qu’une chaise de poste se trouvât ce soir devant ma porte ; et si vous consentez à rester jusqu’alors, je vous laisserai libre, sans rien exiger de plus. Puissé-je être damné, plutôt que de vivre assez long-temps pour voir la scène que votre départ ne saurait manquer d’occasionner ! Mon départ, s’écria Cécile toute tremblante. Bon dieu ! et comment mon départ pourrait-il avoir des suites aussi funestes ? ne me le demandez pas, repartit-il fièrement ; exiger de moi des réponses ou des raisons à présent ! La crise approche ; et arrive ce qui pourra, tout vous sera bientôt dévoilé. En attendant, ce que je vous ai dit est sûr et immuable. Il faut ou précipiter ma fin, ou me fournir les moyens de l’éviter : tout comme vous jugerez à propos. Votre décision m’est assez indifférente ; rappelez-vous cependant l’unique grâce que j’exige de vous, c’est que vous différiez votre départ : tout ce qui me reste d’ailleurs à espérer doit me venir de M. Arnott. En finissant ces derniers mots, il sortit de l’appartement.

Cécile reprit alors toute sa faiblesse. En vain appela-t-elle à son secours les conseils, les prédictions, les préceptes de M. Monckton ; en vain se ressouvint-elle des artifices qu’elle avait déjà vu employer ; ni les avertissements de son guide ni sa propre expérience, ne furent capables de dissiper la terreur que des menaces aussi redoutables lui inspiraient ; et quoiqu’elle prît plusieurs fois le parti de fuir, à tout événement, et de se dérober à une tyrannie qu’il avait si peu de droit de s’arroger, le souvenir seul de ces terribles paroles : « Puissé-je être damné plutôt que de vivre assez long-temps, » lui ôtait tout le courage qui lui restait. Quoiqu’elle fût préparée de longue main à cet assaut, lorsque le moment arriva, il lui fut impossible de le soutenir. Pendant qu’elle était dans cette perplexité, elle reçut une lettre de M. Arnott, qui apprenait que pour suivre ses conseils, il avait quitté Londres, jusqu’à ce que le sort de M. Harrel fût décidé.

Au plus fort de ses craintes, pour elle-même et pour ses intérêts, Cécile ne put s’empêcher d’apprendre avec plaisir que M. Arnott se fût du moins dérobé à la fureur de l’orage qui la menaçait, quoique certaine qu’il n’en serait que plus terrible pour elle, et qu’elle redoutât la vue de madame Harrel, après qu’elle aurait été instruite de sa fuite. Son attente ne fut que trop promptement remplie : peu de temps après madame Harrel entra à pas précipités, et d’un air égaré, en s’écriant : mon frère s’en est allé ! Il m’a quittée pour toujours ! Oh ! sauvez-moi, miss Beverley ; sauvez-moi des affronts et des menaces ! Elle versa tant de larmes, qu’il ne lui fut plus possible de prononcer un seul mot. Cécile, tourmentée à l’excès de ces persécutions, lui demanda tristement ce qu’elle pouvait faire pour elle. Envoyez, s’écria-t-elle, chez mon frère, et priez-le de ne pas m’abandonner. Envoyez chez lui, et conjurez-le de m’avancer ces mille livres… La chaise est déjà ordonnée… M Harrel est décidé à partir : il dit que, sans cet argent, nous mourrons de faim dans un pays étranger… Oh ! envoyez chez mon barbare frère ; il a défendu qu’on lui fît rien parvenir de ce qui viendrait de toute autre part que de la vôtre.

Cécile, quoique très-touchée et presque attendrie, refusa cependant de faire aucune démarche auprès de M. Arnott, et crut qu’elle devait avouer que c’était elle qui lui avait conseillé de s’éloigner. Avez-vous pu être assez cruelle, s’écria madame Harrel avec encore plus de violence, pour m’enlever le seul ami qui me restait, pour me priver de l’affection et des attentions d’un frère, précisément au moment où je suis forcée à quitter le royaume avec un mari prêt à m’ôter la vie, et qui assure ne pouvoir plus souffrir ma vue ; et cela uniquement parce que je ne saurais lui procurer l’argent dont il a besoin ? Ô miss Beverley, aurais-je jamais dû m’attendre à un pareil procédé de votre part !

Cécile allait se justifier, lorsqu’un domestique vint avertir madame Harrel que son mari voulait sur le champ, lui parler. Celle-ci, plus effrayée, reprocha à Cécile sa dureté, l’absence de son frère, les mauvais traitements dont elle allait être la victime, la toucha par ses larmes, et elle lui promit d’envoyer chercher son frère, et de faire tout ce qu’elle voudrait ; mais lorsqu’elle se disposait à écrire, l’idée qu’il y aurait de la trahison à l’arracher à une retraite, qu’elle lui avait elle-même conseillée, à l’exposer volontairement à des supplications, desquelles, s’il y prêtait l’oreille, il pourrait s’ensuivre sa ruine totale, elle ne put se résoudre à le rappeler. Quoi ! vous pourriez, miss Beverley, avoir la cruauté de vous rétracter ? Non, ma pauvre Priscille, répondit Cécile : je ne saurais vous manquer aussi cruellement ; mais personne que moi ne sera victime de ma pitié… Je ne veux point envoyer chercher M. Arnott… Ce sera moi qui vous donnerai cet argent. Puisse-t-il servir à l’usage pour lequel je le donne, vous rendre l’affection de votre mari, et votre première tranquillité !

Celle-ci, prenant à peine le temps de la remercier, courut porter cette nouvelle à M. Harrel, qui dit simplement qu’il en était bien aise, et courut lui-même chercher le juif qui devait prêter cet argent. Tout fut bientôt arrangé : Cécile n’eut pas le temps de se rétracter ; et ils n’eurent pas assez de délicatesse pour s’embarrasser si elle s’en repentait ou non : elle s’obligea donc encore de rembourser, dix jours après sa majorité, le principal et les intérêts de cette nouvelle somme.

La douce satisfaction attachée aux bienfaits ne fut point la récompense de cette générosité, et ne répara point chez Cécile la brêche qu’elle venait de faire à sa fortune ; le chagrin et l’inquiétude, et le regret et le ressentiment accompagnèrent ce présent, et s’emparèrent de son esprit ; elle était persuadée que M. Monckton, ignorant les persécutions auxquelles elle avait été exposée, la blâmerait ; qu’il n’aurait aucune indulgence pour les menaces qu’on avait employées, ou pour les sollicitations auxquelles elle n’avait pu résister.

L’inquiétude de Cécile augmentait par la réflexion ; car, lorsque les droits des créanciers de M. Harrel, ainsi que les torts qu’ils avaient soufferts, vinrent se présenter à son esprit, elle se demanda à elle-même, à quel titre ou de quel droit elle l’avait si libéralement mis en état, en éludant leurs prétentions, de se soustraire à la peine que la loi prononçait contre lui. Étonnée par cette réflexion, elle se reprocha sévèrement une complaisance dont elle n’avait pas assez prévu les conséquences, et pensa, avec le plus vif chagrin, que, tandis qu’elle se flattait de n’avoir cédé qu’à la pitié et à l’humanité, on l’accuserait peut-être de s’être rendue complice de la fraude et de l’injustice.

À dîner, M. Harrel fut très-poli et de fort bonne humeur. Il remercia vivement Cécile du service qu’elle lui avait rendu, et ajouta gaiement : tous les péchés que vous pourriez commettre pendant une année, ne sauraient manquer de vous être pardonnés, en considération de la bonne œuvre que vous venez de faire. Il la pria ensuite de vouloir bien ne pas les quitter, jusqu’au moment de leur départ. Cécile passa ce temps avec madame Harrel en l’exhortant à montrer du courage, et sur-tout à avoir plus d’économie lorsqu’elle serait chez l’étranger.

Après le thé, M. Harrel, toujours de très-bonne humeur, sortit, priant Cécile de rester avec sa femme jusqu’à son retour, et promit de ne pas tarder à revenir.

Il ne parut pas le reste de la journée : à onze heures, Cécile voulait se rendre chez madame Delvile, et demandait une voiture, lorsque M. Harrel entra, et leur proposa, d’un air troublé, d’aller au Vaux-Hall. Au Vaux-Hall ! répéta madame Harrel, tandis que Cécile pétrifiée, observa sur son visage des signes de désespoir, dont elle fut extrêmement alarmée. Avez-vous donc renoncé au projet de quitter le royaume, dit madame Harrel ? non, non. D’où pourrions-nous partir aussi commodément que du Vaux-Hall ? Jouissons tandis que nous vivons ! J’ai ordonné que la chaise de poste m’y attendît ; allons. Auparavant, dit Cécile, permettez-moi de prendre congé de madame et de vous. Ne viendrez-vous pas avec moi, s’écria Mme. Harrel ? Comment puis-je aller seule au Vaux-Hall, répondit-elle ; mais si j’y allais, comment reviendrais-je ? Elle reviendra avec vous, répartit M. Harrel, pour peu que cela vous fasse plaisir : vous reviendrez ensemble. Mme. Harrel enchantée, s’écria : Ô monsieur Harrel, est-il bien vrai que vous consentiez à me laisser en Angleterre ? Oui, répondit-il, d’un ton de reproche, pourvû que vous vous acquittiez mieux des devoirs d’amie, que vous ne vous êtes acquittée de ceux d’épouse, et que miss Beverley consente à se charger de vous. Qu’est-ce que tout cela signifie, s’écria Cécile ? Serait-il possible que vous parlâssiez sérieusement ? Comptez-vous réellement partir, et permettez-vous que madame Harrel reste ? — Je partirai, et elle restera.

Madame Harrel était si satisfaite, que la joie lui permettait à peine de respirer. Cécile, de son côté, ne pouvait revenir de son étonnement ; M. Harrel, pendant ce temps, se promenait en silence dans l’appartement, sans faire attention ni à l’une ni à l’autre de ces dames. Mais comment, dit enfin Cécile, serait-il possible que j’allâsse avec vous ? madame Delvile doit déjà être surprise que je tarde si long-temps ; et si je lui manque encore ce soir, elle ne voudra peut-être plus me recevoir. Oh ! ne faites aucune difficulté, s’écria madame Harrel extrêmement émue ; si M. Harrel veut me laisser en Angleterre, vous ne serez sûrement pas assez cruelle pour vous y opposer. Mais pourquoi, répartit Cécile, penser à aller au Vaux-Hall ? Je ne sache point au monde d’endroit moins convenable que celui-là pour une aussi triste séparation. Allons ; qu’attendons-nous, dit M. Harrel ? Si nous partons pas sur le champ, peut-être nous en empêchera-t-on.

Cécile voulut encore les quitter ; madame Harrel au désespoir de son refus, la conjura de la manière la plus pressante, de ne pas l’abandonner et de la sauver de l’exil et de la misère. Allons, s’écria M. Harrel avec emportement, je ne veux pas attendre une seule minute de plus. Laissez-la donc avec moi, dit Cécile ; je m’acquitterai de ma promesse : celle de M. Arnott, j’ose en répondre, est sacrée aussi ; elle ira en ce moment chez lui ; et dans la suite, elle viendra habiter avec moi… Laissez-la seulement en Angleterre, et comptez sur nos soins. Non, non, répliqua-t-il, je dois en prendre soin moi-même… Je ne l’emmènerai point ; le seul présent que je puisse lui laisser, est une leçon dont j’espère qu’elle se souviendra toute sa vie. Pour vous, vous pouvez fort bien vous dispenser de nous accompagner. Quoi ! s’écria madame Harrel, me laisser au Vaux-Hall, et m’y laisser seule ? Qu’importe ? lui répondit-il en fureur ; ne souhaitez-vous pas que je vous laisse ? avez-vous la moindre affection pour moi ou pour qui que ce soit au monde ? vous êtes-vous jamais occupée que de vous-même ? cessez donc ces vaines clameurs, et venez à l’instant, sans délai, je l’exige. Déclarant alors avec serment qu’il ne se laisserait pas retenir plus long-temps, il s’approcha très-irrité pour saisir madame Harrel, qui poussa un cri. Cécile épouvantée, s’adressant à lui : Si vous devez, dit-elle, vous quitter cette nuit, ne vous séparez pas d’une manière aussi cruelle !… Levez-vous, madame Harrel, et cédez… Raccommodez-vous avec elle, traitez-la avec douceur, M. Harrel… Je consens à l’accompagner… Nous irons tous ensemble. Et pourquoi, s’écria M. Harrel un peu moins durement, quoique très-ému, pourquoi viendriez-vous ?… Vous n’avez nul besoin de leçon. À quoi bon vous exposer ? Vous feriez beaucoup mieux de nous fuir ; et lorsque je serai parti, ma femme pourra vous retrouver.

Madame Harrel ne voulut point absolument que Cécile se séparât d’elle ; on garda un profond silence pendant le chemin. Madame Harrel pleurait, son mari ne disait rien, et Cécile était remplie de soupçons inquiétants et agitée de crainte et d’impatience.