Cécilia/5/9

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Traduction par anonyme.
(3p. 109-120).




CHAPITRE IX.

Conscience d’un Joueur.


Ces réflexions occupaient Cécile, lorsqu’on vint lui parler de l’état du désespoir de M. Harrel ; elle accourut, et son amie l’informa du nouveau sujet qu’elle avait de s’affliger. M. Harrel lui avait déclaré qu’il ne pouvait se procurer l’argent nécessaire pour son voyage, sans risquer qu’on ne découvrît son dessein, et d’être arrêté par ses créanciers ; qu’en conséquence, il l’avait chargée, par le moyen de son frère ou de ses amies, de lui procurer trois mille livres, parce qu’une moindre somme ne suffirait pas pour vivre dans l’étranger, et qu’il ne connaissait aucune voie dont il pût se servir pour tirer par la suite de l’argent d’Angleterre. Lorsqu’elle avait hésité à faire ce qu’il desirait, il s’était mis en fureur, et l’avait accusée d’avoir occasionné ses malheurs par sa négligence et le peu d’ordre qui avait régné dans sa maison, et l’avait assurée que si elle ne trouvait pas cette somme, elle devait s’attendre au sort qu’elle méritait, qui était de mourir de faim dans une prison étrangère, jurant que telle serait leur fin à l’un et à l’autre.

Il serait impossible d’exprimer, l’horreur et l’indignation que ce récit inspira à Cécile. Elle vit clairement qu’on allait encore essayer de l’intimider ; elle sentit toute la prudence des conseils de M. Monckton, qui ne s’était point trompé dans ses prédictions. Cependant elle était mortifiée d’être obligée de souffrir que tout le poids de ces importunes sollicitations tombât sur M. Arnott, incapable d’y résister, et qui en serait vraisemblablement accablé. Lorsque madame Harrel fut en état de continuer sa narration, elle apprit avec surprise que tous ses efforts auprès de son frère avaient été vains. Il n’a pas voulu m’écouter, continua-t-elle, et c’est la première fois que cela lui arrive : ainsi me voilà privée de ma dernière ressource ; tout m’abandonne, jusqu’à mon frère ; et il n’y a plus personne au monde de qui je puisse attendre le moindre secours.

Ce serait avec empressement, avec satisfaction, que je chercherais à vous en procurer, s’écria Cécile, s’il ne s’agissait que de vous seule ; mais fournir de nouveaux aliments au feu qui vous consume…… Non, non, je suis sans pitié pour le jeu et les joueurs, et jamais aucune considération ne me fera changer de sentiment, ni ne pourra m’émouvoir en leur faveur.

Madame Harrel ne lui répondit d’abord que par des pleurs et des lamentations ; mais ensuite elle s’écria douloureusement : Oh ! miss Beverley, que vous êtes heureuse ! opulente, jouissant de richesses dont vous n’avez nul besoin…… Qu’une seule année de vos revenus nous serait utile ! Cette somme suffirait à nous tirer de notre misère, et rien ne nous obligerait plus à nous expatrier.

Cécile, frappée d’une insinuation qui avait si fort l’air d’un reproche, et piquée de voir que, quoiqu’elle eût déjà fait beaucoup, on ne croyait jamais qu’elle eût fait assez, tant qu’il lui resterait encore quelque chose à donner, eut peine à s’empêcher de lui demander ce qu’elle attendait encore d’elle après ce sacrifice, et s’il lui serait permis de conserver une partie de sa fortune. La profonde affliction de madame Harrel eut bientôt dissipé son ressentiment ; et croyant qu’il y aurait de l’injustice, dans sa triste situation, de la rendre responsable de ce qu’elle disait, elle lui répliqua avec honte, après un moment de réflexion : comme l’opulence est une affaire purement idéale et de comparaison, il n’est pas étonnant que vous me regardiez actuellement comme trop bien partagée du côté des richesses ; mais il n’y a qu’un moment que votre situation paraissait aussi digne d’être enviée que la mienne peut l’être à présent. Mon sort n’est point encore décidé, et le besoin que je pourrai avoir de ma fortune m’est encore inconnu ; cependant, soit que je la possède tranquillement ou avec inquiétude, soit qu’elle fasse ma félicité, ou me soit à charge, aussi long-temps qu’il me sera permis d’en disposer, je me rappelerai toujours avec plaisir les droits qu’une ancienne amitié donne à madame Harrel sur mes biens et sur moi-même. Permettez que j’ajoute que je ne me crois point tout-à-fait aussi indépendante que vous vous l’imaginez. Il est vrai que je n’ai aucun parent à qui je sois dans le cas de rendre compte de ma conduite ; mais la vénération que j’ai pour la mémoire des miens supplée à ce défaut d’autorité ; et je ne saurais, dans la disposition des biens qu’ils m’ont transmis, m’empêcher de réfléchir quelque fois à la manière dont ils auraient desiré qu’ils eussent été employés ; je n’oublie jamais que ceux qui ont été acquis par l’industrie et le travail, ne doivent point être dissipés par l’oisiveté et le luxe. Pardonnez, si j’ose vous parler aussi franchement ; vous me trouverez tout aussi sincère dans mon empressement à vous servir, que je l’ai été en vous parlant de votre situation.

Les pleurs furent encore la seule réponse de madame Harrel. Cécile, qui plaignait sa faiblesse, resta patiemment auprès d’elle en continuant ses attentions jusqu’au moment où l’on vint avertir que le dîner était servi. Madame Harrel ne put rien manger. Cécile, pour ne point éclairer les domestiques, se garda bien de suivre son exemple. M. Harrel mangea comme à son ordinaire, parla pendant tout le dîner, fut extrêmement poli avec Cécile ; rien dans ses manières ne put faire soupçonner le dérangement de ses affaires. Il pria ensuite sa femme de passer dans un autre appartement ; il s’informa du succès de ses tentatives auprès de son frère et de Cécile, et apprenant qu’elles avaient été inutiles, il sortit avec précipitation en disant : Si ceci me manque…… Sa manière de les quitter, et la menace que renfermaient ces paroles augmentèrent les terreurs de madame Harrel, et alarmèrent extrêmement Cécile. Elles restèrent ensemble jusqu’à l’heure du thé, et défendirent qu’on laissât entrer personne. M. Harrel revint alors, et au grand étonnement de Cécile, amena M. Marriot avec lui. Il présenta ce jeune homme aux deux dames, comme une personne dont il desirait fort de cultiver la connaissance et l’amitié. Madame Harrel le vit entrer avec un peu de surprise, après quoi elle n’y pensa plus. Il n’en fut pas de même de Cécile, dont l’esprit plus clairvoyant lui fit faire des réflexions plus sérieuses. Il n’y avait que quelques semaines que M. Harrel s’était opposé aux visites de M. Marriot ; et à présent il l’introduisait lui-même, et le recevait avec la distinction la plus flatteuse ; il revenait de la meilleure humeur possible, et bien différent de ce qu’il était en sortant. Un changement aussi subit dans sa conduite et dans ses manières lui fit penser qu’il fallait qu’il en fût arrivé un aussi singulier dans sa situation ; elle ne pouvait au reste imaginer de quelle nature il pouvait être. Les conseils et les avis que M. Monckton lui avait récemment donnés, lui firent naître les soupçons les plus funestes. Ces soupçons furent confirmés par la manière d’agir de M. Harrel ; il poussa la civilité pour M. Marriot jusqu’à l’excès ; il ordonna tout haut que si le chevalier Floyer venait, on lui dît qu’il n’y avait personne. Il fut beaucoup plus attentif avec Cécile qu’à l’ordinaire, et fit tout ce qu’il put pour procurer à ce jeune homme l’occasion de l’entretenir.

Indignée de la conduite de M. Harrel, et révoltée des poursuites de M. Marriot, Cécile résolut de faire tout ce qui dépendrait d’elle pour le détromper. Elle usa pour cet effet de la plus grande réserve ; et dès qu’on eut fini de prendre le thé, malgré les efforts qu’on fit pour la retenir, elle se retira dans son appartement, sans alléguer aucune excuse, se contentant de dire simplement qu’il lui était impossible de rester plus long-temps.

Madame Harrel vint bientôt lui dire que son mari ne partirait pas, et que s’il trouvait mille livres, il pourrait donner une bonne tournure à ses affaires. Cécile ne lui répondit rien ; elle pensa qu’il était question de quelque nouvelle ruse pour se procurer de l’argent, et elle prévit que M. Marriot était la victime qu’on avait choisie. Madame Harrel n’ayant donc rien obtenu de Cécile, la quitta d’un air extrêmement confus, en disant qu’elle allait envoyer chercher son frère, et éprouver s’il avait encore quelqu’affection pour elle.

Cécile ne parut que lorsqu’on vint l’avertir que le souper était servi. Elle trouva M. Marriot. Il n’y eut que lui d’étranger ; et M. Arnott ne parut point. Elle prit alors le parti de leur communiquer sa résolution d’aller habiter le lendemain la maison de M. Delvile. À cette nouvelle, madame Harrel témoigna tout haut sa surprise, et M. Harrel parut éperdu : tandis que le jeune Marriot le regardant d’un air de reproche et de ressentiment, prouva incontestablement à Cécile qu’il imaginait avoir acquis le droit d’être reçu, et de la voir toutes les fois qu’il le jugerait à propos ; et que le parti qu’elle prenait dérangeait toutes ses mesures.

Cécile pensant, après tout ce qui s’était passé, qu’il suffisait qu’elle annonçât son intention, se leva, et retourna dans son appartement.

Elle fut bientôt suivie par madame Harrel, qui lui dit : Ô miss Beverley, auriez-vous la cruauté de m’abandonner ? Je vous supplie, madame, répondit-elle, de nous épargner à l’une et à l’autre de plus longues explications : il y a déjà bien du temps que je renvoie mon départ, et il m’est impossible de le différer davantage.

Cette résolution jeta madame Harrel dans le plus grand accablement. Cécile, lassée des vains efforts qu’elle faisait pour la consoler, employa les plus fortes raisons pour lui faire sentir la nécessité indispensable qu’il y avait qu’elle s’éloignât, et l’extrême faiblesse qu’il y aurait à souhaiter de continuer à vivre comme elle avait fait jusqu’à présent, accumulant dette sur dette, et ajoutant infortune à infortune. Enfin, madame Harrel, plutôt contrainte que persuadée, déclara qu’elle consentirait point à partir, si elle ne craignait que son mari n’en usât mal avec elle ; qu’il s’était déjà comporté très-brutalement, prétendant qu’elle avait causé sa ruine, et la menaçant si, avant la nuit prochaine, elle ne lui procurait ces mille livres, qu’elle serait traitée comme ses dissipations et sa folie le méritaient. Croit-il donc, dit Cécile avec la plus grande indignation, que vos terreurs auront le pouvoir de me réduire à faire tout ce qu’il lui plaira ? Oh non, s’écria madame Harrel, non ; il n’espère qu’en mon frère. Il est certainement persuadé qu’il suffit que je le presse et le prie de quelque chose, pour qu’il m’accorde ce que je lui demanderai, comme il l’a toujours fait jusqu’à présent.

Cécile, qui savait bien qu’elle était elle-même la cause de la résistance de M. Arnott, sentit ses résolutions s’affaiblir ; elle supplia madame Harrel de se retirer, et de tâcher de passer tranquillement la nuit, lui promettant de réfléchir à ce qu’il serait possible de faire pour elle. Elle avait été sa première, et autrefois sa meilleure amie ; les conseils de Cécile la privaient maintenant de la ressource assurée qui lui restait dans son frère ; il lui paraissait qu’il y aurait de la cruauté à refuser de la secourir dans cette circonstance, quoiqu’il y eût de l’équité à ne donner aucun secours à son mari ; elle chercha donc à accorder sa raison avec sa pitié, et convint que, quoiqu’elle ne voulût plus rien donner à M. Harrel, tandis qu’il resterait à Londres, cela n’empêcherait pas que de temps en temps elle ne fournît à ses besoins, lorsqu’il serait une fois établi ailleurs, et qu’il y vivrait avec plus de sagesse et d’économie.