Cécilia/7/4

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (4p. 170-186).



CHAPITRE IV.

Proposition.


Delvile ne manqua pas de revenir le lendemain. Cécile, qui était avec madame Charlton et ses deux petites filles, le reçut d’un air très-embarrassé. Madame Charlton trouva bientôt un prétexte pour s’éloigner avec ses demoiselles. Se trouvant alors seule avec lui, elle s’écria tout-à-coup, et sans savoir ce qu’elle disait : Comment se porte madame Delvile, monsieur ? Est-elle encore à Bristol ? — À Bristol ? Non ; n’avez-vous pas su qu’elle était retournée au château de Delvile ? — Ah, cela est vrai… Je voulais dire au château de Delvile… Je me flatte que les eaux lui auront fait du bien. — Je ne sache pas qu’elle ait eu besoin de les prendre. — Cécile, honteuse de ces deux bévues, rougit, et ne hasarda plus de parler. Delvile qui paraissait occupé de quelque chose qu’il craignait de révéler, se leva, et après s’être promené quelque temps dans l’appartement, s’écria : Que tous les projets que je forme dans ce moment sont vains et inutiles ! Il s’approcha de Cécile, qui paraissait occupée à examiner un ouvrage ; et s’asseyant à côté d’elle, il lui dit : En nous quittant hier, j’ai osé dire qu’une seule nuit serait employée à délibérer… et que ce jour, ce jour même j’agirais… J’avais oublié que, si pour délibérer, je n’avais que moi seul à consulter, je n’étais plus aussi indépendant quand il était question d’agir ; et que lorsque mes doutes seraient dissipés, et que j’aurais une fois pris mon parti, il me resterait encore de nouveaux doutes, et d’autres partis à examiner, qui pourraient retarder mes démarches, peut-être même les rendre impraticables. Il s’arrêta ; mais Cécile, incapable de soupçonner à quoi ce préambule devait aboutir, continua à garder le silence.

C’est de vous, mademoiselle, continua-t-il, que tout le bonheur ou tout le malheur de ma vie dépend maintenant, vous avez l’un ou l’autre dans vos mains : quoique je compte sur vos bontés, et que je vous connaisse au-dessus de tout déguisement, ce que je viens vous proposer… vous demander… vous supplier… Le courage m’abandonne. À quoi s’attendre ! pensa Cécile, tremblante de ce qu’elle venait d’entendre ; va-t-il me prier de solliciter le consentement de madame Delvile, ou de lui ordonner de me quitter pour jamais ?

Miss Beverley, s’écria-t-il, serait-elle décidée à ne pas me parler ? veut-elle m’intimider par ce silence ? Ah ! si elle connaissait combien je la révère, elle m’honorerait de plus de confiance. — Quand comptez-vous, monsieur, lui demanda-t-elle, commencer votre voyage ? Jamais, s’écria-t-il vivement, à moins que vous ne me l’ordonniez : jamais !… Non, trop aimable miss, je ne puis plus vous quitter ! La fortune, la beauté, le mérite et la bonté sont des perfections auxquelles j’ai eu la force de m’arracher ; et quelque pénible que fût ce sacrifice, j’étais parvenu à le faire à mes parents ; mais actuellement que tant de douceur, qu’une pitié si inattendue, une compassion si vive pour mes souffrances viènent s’y joindre… Non, charmante Beverley, il est impossible que je vous abandonne ! Prenant alors sa main, il continua avec encore plus de sentiment : Oui, je vous offre ici mes vœux, je vous reconnais pour l’unique arbitre de ma destinée ; je vous donne mon cœur… Il vous appartient depuis si long-temps !… Ordonnez de ma conduite ; daignez devenir mon guide, mon ange tutélaire, daignerez-vous accepter un pareil emploi, et vous rendre à ma prière ? Oui, répondit Cécile, charmée intérieurement de voir que tel était le résultat de ses réflexions ; je suis prête à vous donner mes conseils, et je crois ne pouvoir vous en donner de meilleur que de partir dès demain pour le continent. Ah, quelle malice ! s’écria-t-il avec un rire forcé, je ne vous demande point encore de conseil ; il reste quelque chose à faire pour vous autoriser à m’en donner. L’esprit, la pénétration, quelque soit le degré éminent auquel vous les possédiez, ne suffisent point encore pour que vous puissiez vous acquitter de cet office ; il faut que vous soyez revêtue de pouvoirs plus amples ; il vous faut un droit incontestable et un titre avoué, non-seulement par le cœur et par la raison, mais qui ait encore l’approbation des lois et la sanction des cérémonies les plus augustes de la religion.

J’imagine donc, dit Cécile en rougissant, que ce que je puis faire de mieux, sera de m’abstenir absolument de vous donner aucun conseil, puisqu’il est si difficile d’acquérir les qualités nécessaires pour le faire.

Que ma présomption n’attire point votre colère, s’écria-t-il, ma chère miss Beverley : que tout ce que j’ai souffert m’obtiène le pardon de ma témérité ; permettez qu’après en avoir éprouvé tant d’amertume, je commence à goûter la douceur du changement avantageux que tout semble m’annoncer.

Cécile honteuse et inquiéte, ne prévoyant point ce qui devait suivre, et ne voulant s’expliquer qu’autant qu’elle serait un peu rassurée, se tut un moment, et voulut se retirer : mais Delvile l’arrêta ; et après une conversation aussi passionnée de sa part qu’embarrassée de celle de Cécile, il en arracha, pour ainsi dire, l’aveu de ses sentiments pour lui, qu’elle aurait vainement cherché à déguiser, après ce qu’il avait entendu la veille. La joie qu’il en témoigna fut aussi grande que l’empressement avec lequel il l’avait demandé : elle ne fut cependant pas de longue durée, un triste souvenir vint l’empoisonner ; et malgré la vivacité qu’il mit dans ses remerciements, Cécile ne tarda pas à s’appercevoir, à son air et au ton de sa voix, d’un changement qui la frappa. Elle se repentit d’un aveu qu’elle ne pouvait plus démentir, et attendit entre l’espoir et la crainte, de savoir à quoi il se déciderait.

Delvile qui pénétra la révolution qui venait de s’opérer chez elle, s’écria avec beaucoup d’émotion : Oh, que la félicité humaine est peu constante ! Que ces moments rares et précieux où elle est parfaite, s’écoulent rapidement ! Ah ! charmante miss, quelles expressions pourrais-je employer pour adoucir ce qui me reste à vous révéler, pour vous dire qu’après tant de bonté, de candeur et de générosité, j’ai encore à vous faire une prière, à vous demander une grâce, et qu’en refusant de me l’accorder, c’est me bannir pour toujours de votre présence !

Cécile, très-déconcertée, désira savoir de quoi il était question ; mais la crainte de lui déplaire l’empêcha pendant quelque temps de poursuivre. Enfin, après lui avoir réitéré plusieurs fois combien il craignait de l’offenser, il avoua que toute espérance d’union entr’eux n’était fondée que sur le consentement qu’il attendait d’elle à leur mariage prompt et secret. La surprise de Cécile à cette déclaration lui fit garder quelque temps le silence ; mais à peine eut-il commencé à entrer en explication, et à vouloir s’excuser, qu’elle lui dit avec indignation : J’aurais cru, monsieur, que mon caractère et ma conduite, indépendamment de ma fortune, m’auraient mise à l’abri d’une proposition à laquelle je n’aurais jamais dû m’attendre, et que je n’ai pu écouter sans m’avilir. Elle voulut après cela se retirer ; mais Delvile s’y opposant de nouveau, lui dit : Je n’ai que trop prévu combien vous en seriez alarmée, et c’est la crainte de vous offenser, qui a empoisonné la félicité dont je jouissais. Je n’osais espérer, quels que fussent vos sentiments à mon égard, que vous consentissiez jamais à un projet qui est cependant le résultat des plus sérieuses réflexions : mais quoiqu’il vous révolte, croyez que les motifs qui l’ont fait naître n’ont rien de condamnable. Quels que puissent être ces motifs relativement à vous, monsieur, dit Cécile, ils ne peuvent être que très-déshonorants pour moi ; il ne me convient point de les adopter. Vous me rendez bien peu de justice, s’écria-t-il avec chaleur ; un instant de réflexion suffirait pour vous convaincre que, si avant d’être unis, votre honneur est séparé du mien, à l’instant où nous le serions, il cesserait de l’être. Ah ! croyez que je renoncerais plutôt à vous, que de donner la moindre atteinte à cette délicatesse, à cette innocence dont la pureté est sans tache, et qui sont le charme le plus puissant qui m’attache à vous. Eh ! pourquoi donc, s’écria Cécile d’un ton de reproche, pourquoi me proposer un projet de cette nature ? Les circonstances les plus singulières et la nécessité la plus pressante, répondit-il, ont pu seules m’y faire penser. Hier matin même, je me serais encore cru incapable de le former ; mais les cas extraordinaires exigent des résolutions qui le soient aussi. Hélas ! la proposition qui vous révolte si fort est ma dernière ressource. C’est la seule barrière qui existe entre le désespoir et moi, le seul expédient qui me reste pour n’être pas séparé de vous pour toujours. Je suis forcé de vous l’avouer, je sais, à n’en pouvoir douter, que ma famille ne donnera jamais les mains à notre mariage… Ni moi non plus, monsieur, s’écria Cécile avec beaucoup de fermeté ; je n’entrerai point dans une famille contre son gré ; je ne consentirai jamais à une alliance qui pourrait m’exposer à des insultes. Rien ne se communique plus facilement que le mépris. L’exemple de vos parents pourrait influer sur vous-même : et qui oserait m’assurer que tous n’en seriez point capable à votre tour ? Ah ! croyez-en mon honneur, s’écria-t-il : si je vous parais emporté, si je conviens de l’impétuosité de mon caractère, j’ose assurer cependant que dans aucune affaire importante je ne suis capable de légèreté ou de caprice. — Quelle sûreté, monsieur, ai-je du contraire ? Ne venez-vous pas dans ce moment de m’avouer que pas plus loin qu’hier, vous abhorriez le projet que vous me proposez aujourd’hui ? Et ne pourriez-vous pas demain reprendre votre première façon de penser ! — Cruelle miss ! que cette conclusion est injuste ! Si je désapprouvais hier la démarche que je fais aujourd’hui ; je n’ai point changé de sentiment, mais bien de situation.

Ici la trop sensible Cécile détourna la tête, convaincue qu’il faisait allusion à la découverte de la veille… Vous-même, continua-t-il, vous avez pu juger de ma constance. N’avez-vous pas été témoin de ma fuite, dans un temps où rien ne s’opposait à mes poursuites ? Ne m’avez-vous pas vu vous éviter soigneusement, quand j’avais à chaque instant l’occasion de vous rencontrer ? Après des preuves aussi incontestables de ma manière de penser, y a-t-il de l’équité ou de la raison à me soupçonner d’irrésolution et d’instabilité ?

Quelle est donc, s’écria-t-elle, cette manière de penser qui vous amène à Bury ? Lorsque toutes les occasions de nous voir jamais semblaient nous être ôtées, après m’avoir assuré que vous alliez quitter le royaume, et m’avoir dit un éternel adieu… où était votre constance, lorsque vous avez entrepris cette course inutile ? Prenez garde, lui repartit-il en tirant une lettre de sa poche, prenez garde à ce que vous dites, et ne me forcez pas à vous montrer mon excuse. Ah ! répondit Cécile en rougissant, c’est sans doute un nouveau tour de milady Pemberton. — Non, sur mon honneur ; mon garant est bien plus sûr. Cécile très-alarmée, tendit la main pour prendre la lettre ; et regardant d’abord la signature, elle fut fort étonnée en voyant le nom de M. Biddulph. Elle jetta les yeux sur les premières lignes, et ayant apperçu son nom, elle lut ce qui suit :


« Vous savez sans doute que miss Beverley est de retour dans cette province ; tout le monder l’y a vue avec la plus grande surprise. Depuis l’instant où j’avais appris qu’elle résidait au château de Delvile, je l’avais regardée comme perdue ; mais en la revoyant au milieu de nous au moment où je m’y attendais le moins, j’ai eu la faiblesse de vouloir essayer de m’en faire aimer ; je me suis cependant bientôt apperçu que vous auriez dû m’épargner la mortification d’un second refus, et que quoiqu’elle eût quitté le château de Delvile, elle ne l’avait pas habité en vain. Elle rougit toutes les fois qu’elle entend prononcer votre nom ; elle pâlit dès qu’on parle de votre indisposition ; le chien que vous lui avez donné, et que j’ai d’abord reconnu, est son plus cher compagnon. Ô fortuné Delvile ! et vous abandonnez une conquête si flatteuse ! »


Cécile n’eut pas la force d’en lire davantage ; la lettre lui tomba des mains. Se voyant ainsi trahie par sa propre faute et par son émotion, elle sentit bien que tout le monde avait découvert son secret ; elle fut si pénétrée que ses forces l’abandonnèrent, et pleura amèrement. Juste ciel ! s’écria Delvile extrêmement touché, qu’est-ce qui peut vous affecter à ce point ? Les soupçons d’un rival jaloux pourraient-ils… Cessez de me parler, lui dit-elle en l’interrompant avec vivacité ; ne m’arrêtez plus… je veux être seule… Je vous prie, je vous supplie de me laisser. — Je vous obéirai en tout, s’écria-t-il avec accablement ; dites-moi seulement quand je pourrai revenir, et quand vous me permettrez de vous expliquer les motifs d’une conduite que vous désapprouvez tant. Jamais, jamais, repartit-elle, je suis déjà assez humiliée, sans chercher à entrer dans une famille qui ose me mépriser.

Vous mépriser ? Non, elle vous respecte ! Qui pourrait être assez injuste ! Cette fatale clause seule… Eh ! mon Dieu ! mon Dieu ! laissez-moi, je vous en prie. En vérité, je ne saurais vous entendre : tout ce que vous pourriez me dire ne servirait actuellement qu’à me tourmenter. Je pars, s’écria-t-il, dans le moment ; je ne voudrais même pas tirer avantage de votre émotion : mon intention n’est point de surprendre votre approbation ; je ne veux que vous expliquer mes vues. Quelles sont-elles en recherchant miss Beverley ? Serait-ce d’épouser une riche héritière ? Non, elle a vu que sous cet aspect j’étais capable de lui résister. Ce n’est pas non plus une beauté périssable, qu’un petit nombre d’années peut flétrir, et qui n’a qu’un temps. Non, non ! c’est une compagne pour la vie ; c’est un consolateur dans l’adversité ; c’est une intime amie que je recherche en miss Beverley ; son estime m’est aussi précieuse que son affection ; comment espérer qu’elle m’aimera dans ma vieillesse, si sa jeunesse et les années les plus brillantes de sa vie sont troublées par les doutes qu’elle aurait sur ma probité ? Tout doit être éclairci, et il ne doit rester aucun sujet d’inquiétude qui puisse troubler notre repos. Nous serons sincères maintenant, afin d’être tranquilles dans la suite, et que notre félicité ne soit point interrompue, le temps s’écoulera sans que nous nous en appercevions, et l’amour qui nous aura unis dans notre printemps, nous aidera à supporter les infirmités attachées à la vieillesse, sur laquelle notre complaisance et notre sympathie mutuelle répandront le calme et la paix. Et alors, ma divine Cécile… Oh, arrêtez ! dit-elle en l’interrompant, radoucie, malgré elle, par un plan si conforme à ses souhaits ; quel langage ! qu’il vous convient peu de le tenir, ou à moi de l’entendre ! Elle le pressa très-sérieusement de s’en aller ; et après avoir répété plusieurs fois ses adieux, promettant de lui obéir, et ne partant point, il lui dit enfin que, si elle consentait à recevoir une de ses lettres, il tâcherait de confier au papier ce qu’il avait à lui communiquer ; que son émotion lui ôtant la faculté de s’expliquer clairement, ne lui permettait pas de donner à ses raisons toute la force dont elles étaient susceptibles.

Il s’éleva alors une nouvelle difficulté, Cécile protestant qu’elle ne recevrait aucune lettre, et ne voulant plus rien entendre à ce sujet, et Delvile déclarant positivement, de son côté, qu’il ne se soumettrait à aucune décision qu’autant qu’il aurait été entendu ; enfin il l’emporta, et se retira.

Cécile, après son départ, sentit avec douleur tout le désagrément de sa situation. Ses principes et sa délicatesse ne lui permettaient pas d’accepter clandestinement la main de Delvile. Le déplaisir qu’elle avait témoigné de cette proposition était sincère : elle croyait même qu’il aurait été de son devoir de ne pas l’écouter ; et cependant la fierté de Delvile cédant à une passion assez forte pour l’engager à renoncer aux vues ambitieuses de sa famille, était une circonstance à laquelle elle n’était point insensible ; mais, quoiqu’elle en fût flattée, elle résolut cependant de ne jamais consentir à un mariage aussi humiliant, et de renoncer à Delvile, ou d’attendre le consentement de ses parents.