Cécilia/7/5

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (4p. 187-202).



CHAPITRE V.

Lettre.


Madame Charlton ne sut pas plutôt que Delvile s’était retiré, qu’elle rejoignit Cécile, impatiente d’apprendre ce qui s’était passé. Le récit qu’elle lui en fit l’irrita autant qu’elle la surprit. Elle ne concevait pas que l’héritière d’une fortune aussi considérable, douée de tant de beauté, issue d’une famille respectable, élevée de manière à faire honneur à celle dans laquelle elle entrerait, pût être rejetée par les gens auxquels son opulence serait extrêmement avantageuse, et qu’on lui proposât de s’y introduire clandestinement. Cette insulte lui paraissait digne de tout son ressentiment : elle approuva donc la résolution de sa jeune amie, et l’exhorta à persister à n’écouter aucune des sollicitations qui lui viendraient d’autre part que de celle de monsieur ou madame Delvile.

Environ deux heures après que Mortimer fut parti, on reçut une de ses lettres. Cécile l’ouvrit en tremblant et lut ce qui suit :


À Miss Beverley.
20 Septembre 1779.

« Quelles craintes, quels soupçons pouvaient engager mademoiselle Beverley à me défendre de lui écrire ? Un caractère aussi franc que le mien, aurait-il dû lui inspirer de la défiance ? Me connaîtrait-elle assez peu pour me croire capable de ruse ou de duplicité ? Peut-elle même m’en soupçonner la volonté. Non, trop chère miss, quoiqu’il puisse m’arriver de vous offenser involontairement par ma vivacité, croyez que jamais je ne chercherai à vous abuser par des raisonnements captieux : mon ambition, comme je vous l’ai déjà dit, est de vous convaincre, et non de vous en imposer ; mes raisonnements seront aussi simples que mes aveux seront sincères.

» Comment oserai-je encore renouveler une proposition que vous avez rejetée presqu’avant de l’avoir entendue ? Souffrez cependant que je vous assure qu’elle ne procède ni d’un manque d’égards pour vos scrupules, ni de l’oubli de mes devoirs. Je ne vous l’ai faite qu’avec la répugnance que m’inspirait la crainte que vous n’en fussiez révoltée… Mais hélas ! je vous ai déjà dit ce qu’il faut que je vous répète avec douleur ; il ne me reste d’autre choix, d’autre parti que celui d’un mariage secret, ou de renoncer à vous pour toujours.

» Vous serez étonnée d’une pareille déclaration, vous aurez raison de l’être. Je prévois déjà que vous êtes prête à me prescrire ce dernier parti, et l’ordre en est déjà sur vos lèvres…

» Dans le moment cruel et désespérant où je m’arrachai d’auprès de vous au château de Delvile, je vous fis part des raisons de ma fuite, et je résolus de ne plus vous voir. Je ne vous parlai point alors de ma famille ; les difficultés que je me faisais à moi-même, et qui me détournaient d’aspirer à votre main, me firent croire qu’il était inutile de vous entretenir des obstacles qu’y apporteraient mes parents : de mon côté, il n’en existe plus… les leurs ont encore toute leur force.

» Mon père, sorti d’une maison dont l’opulence a décliné, mais qui n’en a pas moins conservé la fierté, se considère comme le dépositaire de son honneur, auquel le nom de ses ancêtres est inséparablement attaché. Ma mère, issue de la même famille, élevée dans les mêmes principes, a donné une nouvelle force à cette opinion, en l’adoptant elle-même.

» Vous ne serez donc pas surprise, mademoiselle, que leur fils unique, le seul héritier de leur fortune, et le seul objet de leurs espérances, ait de bonne heure été imbu des mêmes préjugés. La première leçon qu’on m’a donnée, a été le respect pour la famille dont je descendais, et pour le nom que j’avais reçu en naissant, dont on m’a toujours dit que je devais me regarder comme le dernier soutien : on n’a cessé de m’exhorter à m’occuper des moyens d’en augmenter la dignité et le lustre.

» Cette ambition encouragée par mes parents, cette orgueilleuse idée de mon importance avait acquis avec le temps une force que miss Beverley était seule capable de détruire. Combien n’ai-je donc pas été alarmé, lorsque j’ai connu tout le pouvoir de ses charmes, et que j’ai admiré ses perfections ! Tout ce que la vanité pouvait exiger ; tout ce que l’ambition pouvait prétendre, tout ce que la vertu ou la plus scrupuleuse délicatesse pouvait demander, se trouvait réuni en elle ; et tandis que mon cœur était enchaîné par sa beauté, ma raison se glorifiait de ses fers… Mais, renoncer à mon nom, abandonner pour jamais une famille dont toutes les espérances étaient fondées sur moi… Il me semblait que l’honneur me le défendait, mon courage et mon devoir étaient révoltés d’un pareil sacrifice. Abjurer un droit né avec moi, me semblait une espèce de désertion, un abandon du poste qui m’était confié ; je m’abstins donc de solliciter, de désirer même d’acquérir votre affection, et je résolus fermement de vous fuir comme un objet funeste à mon repos, puisque je ne pouvais sans honte aspirer à votre main.

» Telle était la conduite que je venais de me prescrire, lorsque je reçus la lettre de Biddulph ; je devais quitter l’Angleterre trois jours après ; mon père avait enfin consenti à mon départ ; ma mère, qui avait pénétré les raisons qui me faisaient entreprendre ce voyage, ne s’y était jamais opposée. Mais quelle fut la révolution subite qu’opéra la lecture de cette lettre ! Mon courage m’abandonna. Je crus néanmoins qu’il se trompait ; j’attribuai ses soupçons à sa jalousie. Je savais, il est vrai, que Fidèle manquait… mais qu’il fût votre favori !… Était-il possible de quitter l’Angleterre dans cet état d’incertitude ? d’être tourmenté dans des climats éloignés par des doutes que je ne pourrais plus éclaircir ? Non, je partis en diligence pour la province de Suffolk, et ne m’arrêtai que chez madame Charlton.

» Quelle scène m’y attendait ! J’y vis la souveraine de mon cœur, l’objet au pouvoir duquel j’ai vainement cherché à me soustraire, caresser un animal qu’elle savait m’appartenir, s’affliger et se plaindre à lui de la mauvaise santé de son maître, et lui recommander la fidélité… Ah ! pardonnez si je cherche à rappeler cet heureux moment : sans lui, aurais-je jamais connu combien de noblesse et de douceur se trouvent réunies chez miss Beverley ? Avant cette époque, j’étais bien convaincu que ses vertus et ses charmes ne pourraient que donner un nouveau lustre au plus haut rang, et j’aurais méprisé tous les obstacles ; j’aurais recherché son alliance avec l’ardeur et le courage qu’inspirent l’amour et l’ambition, sans cette clause fatale… Ne soyez point irritée de ma franchise ; qu’elle serve à vous convaincre de la sincérité du changement qu’a produit en moi la connaissance de vos sentiments à mon égard ; vous seule maintenant pouvez faire mon bonheur. Réputation, honneur, opulence, ambition, ne seront rien pour moi ; nul espoir de félicité domestique sans vous. En vous perdant, quelle qu’en pût être la cause, mon malheur serait complet, et rien ne pourrait m’en consoler.

» Quant à ce qui me regarde personnellement, le sort en est jeté ; l’orgueil de famille cède, chez moi, au desir du bonheur : ce nom que j’ai si vainement chéri, ne peut plus être opposé au sacrifice que sa conservation exigerait. J’y renonce ; le mal est, au reste, plus imaginaire que réel ; et quoique ce soit une blessure cruelle pour la vanité, ce n’en est point une pour l’honneur.

» Je viens de vous ouvrir mon cœur, de vous faire l’aveu de ma fausse gloire, de vous exposer avec vérité les causes de mon incertitude passée, et les motifs qui me décident à présent. J’ignore comment je dois me conduire ; je crains de vous faire le détail des difficultés que j’aurai encore à surmonter. À peine ai-je le courage de vous parler de la prière qu’il me reste à vous faire.

» Ma famille, confondant l’ambition avec l’honneur, pensait depuis long-temps à contracter pour moi une alliance considérable ; et malgré la répugnance invincible que j’ai témoignée jusqu’à présent, ses vues n’ont pourtant point changé ; je crains donc de faire à cet égard une tentative qui, j’en suis certain, ne réussirait pas.

» Dans une situation aussi désespérée, quel parti prendre ? Faut-il solliciter, quoique certain d’un refus, et braver ensuite l’autorité paternelle ? ou, ce qui serait une tâche bien plus pénible, dois-je renoncer à mes plus chères espérances, au bonheur de ma vie ? Ah ! ma chère miss, faites cesser ce combat ! ma félicité, ma paix, ma tranquillité sont entre vos mains ; le moment de notre union les assurera pour toujours.

» Il pourra vous paraître étrange que j’entreprène ainsi de braver les parents que je n’ai pas le courage de consulter ; mais la connaissance que j’ai de leur caractère et de leurs sentiments ne me laisse que cette ressource.

» Ils chérissent miss Beverley ; et quoique rien ne pût jamais les engager à renoncer à leur nom, lorsqu’ils la verront une fois dans leur maison, dont elle fera l’ornement, ses vertus, ses talents, sa fortune, leur feront bientôt oublier les projets dont ils sont actuellement uniquement occupés. L’idée qu’ils ont de l’honneur n’est point au-dessous de celle qu’ils se sont formée d’une naissance distinguée ; ils sentiront tout le prix de votre complaisance ; et si dans le premier moment de leur surprise, ils étaient irrités contre leur fils, ils auraient soin que celle qui aurait autant fait pour lui n’eût point à se plaindre d’eux.

» Quant aux articles du contrat, le secret de notre union ne saurait leur nuire ; je déposerai entre les mains de la personne que vous jugerez à propos de choisir une obligation par laquelle je m’engagerai à disposer de votre fortune et de la miène, de la manière dont nos amis mutuels le décideront.

» Le temps que ce secret durerait serait désagréable, mais court ; et même, si vous le desiriez, en sortant de l’église, je me rendrais au château de Delvile : mes parents viendraient vous prier eux-mêmes de les honorer de votre présence, et d’habiter leur maison jusqu’à ce que notre résidence fût fixée ailleurs.

» Oh charmante Cécile, qu’un songe aussi flatteur soit réalisé ! Ne détruisez pas un projet si enchanteur ! il n’est point de bonheur parfait sur la terre ; et n’allez pas, par un excès de délicatesse, vous priver de la satisfaction que vous éprouverez vous-même, en épargnant par votre consentement des chagrins amers et de cruels regrets au plus reconnaissant de tous les hommes, au plus humble, au plus soumis de vos serviteurs,

Mortimer Delvile. »


Cécile lut et relut cette lettre, mais avec tant de trouble, qu’elle fut peu en état d’en bien peser toutes les expressions. Chaque phrase lui inspirait des idées différentes, et la faisait changer de sentiment : la chaleur des supplications de Delvile la touchait et la disposait à se prêter à ses desirs ; la fierté de sa famille, dont il convenait, l’irritait ; et la peinture qu’il lui faisait de son affliction, la désespérait. Décidée enfin à ne point se laisser fléchir, la conclusion de la lettre ébranlait sa résolution. Elle ne pouvait se dissimuler que, pour satisfaire à une étiquette de vanité, elle risquait de se rendre malheureuse pour la vie : cependant leur mariage n’avait rien de contraire à la morale. Delvile possédait son cœur ; il y avait long-temps qu’elle était assurée du sien : elle s’était acquis, dès les premiers jours de leur connaissance, l’affection de sa mère ; et l’utilité essentielle dont un revenu tel que le sien pourrait être à la famille, se ferait bientôt sentir assez puissamment pour qu’on cessât de regretter de l’y voir unie. Cependant, se disait-elle, comment oserais-je envisager madame Delvile, après ce mariage clandestin ? Comment soutenir ses regards sévères, quand elle imaginera que j’ai engagé son fils à lui désobéir ? son fils, la seule consolation et l’unique soutien de son existence, dont les vertus font toute sa félicité, et dont la piété filiale est la seule gloire !… Et certainement elle a bien raison de se glorifier d’un tel fils. Il a su, dans les situations les plus critiques, montrer autant de courage que de noblesse : il a préféré sa famille et les notions qu’elle a de l’honneur, à sa tranquillité et à sa santé ; il a rempli avec fermeté, avec exactitude tous ses devoirs. Peut-être même dans le cas présent, il ne se croit engagé que parce qu’il sait que je ne suis plus libre ; et sa sensibilité généreuse pour ma faiblesse peut l’avoir déterminé à me faire cette proposition.

Une idée aussi mortifiante changeait la résolution de Cécile, et la portait à l’éloigner pour toujours. Cet état d’incertitude ne lui laissait pas la faculté d’écrire. Ne sachant ce qu’elle devait souhaiter, il lui était impossible de rien décider. Elle repoussait tout ce qui pouvait avoir la moindre apparence de finesse ; sa répugnance pour tout ce qui sentait l’artifice, ne lui permettait pas d’y avoir recours. La candeur et la franchise de Delvile méritaient d’être payées de retour ; et ç’aurait été le tromper que de paraître décidée lorsqu’elle avait encore des doutes.

Madame Charlton, après avoir lu la lettre, prit de nouveau le parti de Delvile ; la bonne foi avec laquelle il exposait les difficultés qui l’embarrassaient, lui prouvait son honnêteté ; et la manière dont il rendait compte de sa conduite précédente, l’assurait de l’innocence de ses intentions pour la suite. Gardez-vous bien, ma chère fille, s’écria-t-elle, de faire votre malheur en lui refusant votre main : ses principes et son affection sont également dignes de tout votre attachement. Je ne vois pas cependant qu’il y ait aucune nécessité de vous exposer au désagrément d’un mariage clandestin : il n’est point de famille qui ne fût honorée de votre alliance ; celles qui n’auront pas le discernement de connaître tout ce que vous valez sont peu dignes que vous cherchiez à leur plaire, et encore moins de vous posséder. Que M. Delvile s’adresse donc hardiment à ses parents ; et s’ils lui refusent leur consentement, leurs préjugés même seront leur châtiment. Vous auriez fait ce que vous deviez ; et comme ils n’auront agi que par caprice, personne ne les approuvera : vous pourrez alors avouer hautement votre choix. Cécile adopta volontiers ce conseil, quoique la lettre de Delvile ne lui permît guères de se flatter qu’il voulût s’y conformer.


Fin du quatrième Volume.