Cécilia/8/5

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (5p. 137-161).



CHAPITRE V.

Chaumière.


La mal-adresse du postillon retarda son arrivée ; sa voiture fut renversée en entrant dans l’avenue de la maison ; un homme qui vint à son secours, ayant engagé son pied sous une des roues, fut assez blessé pour ne pouvoir presque plus marcher ; Cécile le fit mettre dans sa voiture, et fit le reste du chemin à pied.

Cécile le fit mettre dans sa voiture et fit le reste du chemin à pied. page 137. volume 5
Cécile le fit mettre dans sa voiture et fit le reste du chemin à pied. page 137. volume 5
Cécile le fit mettre dans sa voiture et fit le reste du chemin à pied.

À son arrivée, madame Harrel entendant la voix de Cécile, se hâta de venir s’informer de ce qui pouvait l’avoir engagée à se mettre si tard en route. Elle fut suivie par M. Arnott, dont l’étonnement était accompagné de mille autres sensations qu’il serait difficile d’exprimer. Après leur avoir témoigné tout le plaisir qu’elle avait de les revoir, on la pria d’aller se reposer, remettant à s’entretenir plus au long le lendemain. Elle ne se fit pas presser pour se rendre à leurs sollicitations ; heureuse de s’éviter l’embarras de répondre à toutes leurs questions, et enchantée de n’avoir pas la peine de soutenir une plus longue conversation.

Elle passa la nuit dans les plus grandes inquiétudes, continuellement occupée de la manière dont Delvile aurait pris sa fuite ; il lui tardait de savoir s’il obéirait ou résisterait à sa mère. Elle était, au reste, bien décidée à refuser de le voir, ou du moins de ne rien faire dans la suite qui pût lui attirer le moindre reproche.

Madame Harrel vint la voir le lendemain de bonne heure. Elle desirait beaucoup de savoir pourquoi, après avoir constamment refusé toutes ses invitations, elle était arrivée au moment où on ne l’attendait plus. Elle était cependant encore plus empressée de lui parler de ce qui la concernait elle-même, et de la vie ennuyeuse qu’elle menait, séquestrée à la campagne, et réduite à la société de son frère. Cécile évita de répondre à ses questions ; et madame Harrel charmée d’avoir occasion de répéter ses lamentations, eut bientôt oublié ce qui regardait son amie.

Il n’en fut pas de même de M. Arnott. Lorsque Cécile descendis pour déjeuner, elle s’apperçut avec chagrin qu’il n’avait pas mieux dormi qu’elle : une visite aussi subite, aussi inattendue de la part d’une personne à laquelle, malgré le peu d’encouragement qu’il en avait reçu, il n’avait jamais pu penser avec indifférence, était pour lui un sujet de conjectures et de surprise, qui avait ranimé toutes ses espérances et toutes ses craintes. Il n’osa cependant pas renouveler les questions que sa sœur avait perdues de vue. Quelle que pût être la cause de la visite de Cécile, il se trouvait encore trop heureux de jouir de sa présence. Il ne tarda pas à s’appercevoir de sa tristesse ; ce qui ne manqua pas de redoubler la sienne. Madame Harrel lui trouva aussi l’air malade ; mais elle attribua son indisposition à la fatigue du voyage et à l’accident qui lui était arrivé.

Pendant le déjeûné, Cécile envoya chercher son postillon, pour s’informer de l’état de l’homme qui l’avait secourue avec tant de bonne volonté et de malheur. Il répondit que c’était un laboureur travaillant à la journée, et qui demeurait dans le voisinage. Cécile, pour lors, proposa d’aller, en se promenant, jusqu’à la demeure de ce pauvre homme, pour le dédommager de ce qu’il avait souffert. Tout le monde y consentit. Cette habitation était une chaumière située au milieu d’une prairie ; ils y entrèrent sans cérémonie, et trouvèrent une femme assez proprement mise pour son état, qui travaillait. Cécile lui demanda des nouvelles de son mari, elle lui répondit qu’il était allé à la journée. Je suis charmée de ce que vous me dites, repartit-elle ; il faut donc que son accident d’hier au soir n’ait eu aucune suite ? Ce n’est pas lui, madame, répondit cette femme, à qui cet accident est arrivé, c’est Jean… Le voilà dans le jardin, où il travaille. Ils y furent tous, et le virent assis à terre, occupé à arracher les mauvaises herbes. Au moment où ils s’approchèrent, il se leva, et sans prononcer un seul mot, il s’éloigna, en se traînant avec beaucoup de peine. Je suis fâchée, mon ami, lui dit Cécile, que vous vous soyez blessé. A-t-on eu soin de panser votre pied ? Il ne répondait rien, et continuait à s’éloigner en détournant la tête ; mais Cécile, frappée d’un regard qu’il avait dirigé sur elle, fit le tour pour le voir une seconde fois, et reconnut Belfield. Juste ciel ! s’écria-t-elle. Mais voyant qu’il continuait à se retirer, elle pensa qu’il serait peut-être fâché qu’elle le fît connaître, et le laissant aller tranquillement, elle retourna joindre sa compagnie, et fut la première à reprendre le chemin de la chaumière.

Aussi-tôt que l’émotion causée par sa surprise fut un peu dissipée, elle demanda depuis quand Jean habitait cette chaumière, et ce qu’il y faisait. La femme lui répondit qu’il n’y avait que huit jours qu’il demeurait avec eux, et qu’il travaillait à la journée avec son mari. Cécile, voyant que leur présence le gênait, et l’empêchait de continuer son ouvrage, voulant d’ailleurs lui sauver le désagrément d’être reconnu par M. Arnott ou par madame Harrel, proposa de s’en retourner. Elle était mortifiée de voir un jeune homme de son mérite, et avec ses talents, employé à de pareils travaux ; elle desirait de lui être utile, et s’occupait déjà des moyens d’y parvenir, quand tout-à-coup, en s’éloignant de la chaumière, on entendit, à quelque distance, une voix qui disait : Madame, miss Beverley ! et s’étant retournée, elle vit, avec la plus grande surprise, Belfield qui s’efforçait de la suivre. Elle s’arrêta sur-le-champ ; il s’avançait le chapeau à la main, sans paraître chercher à se cacher.

Frappée d’un changement de conduite aussi subit, elle fut à sa rencontre, suivie de ses deux compagnons : mais lorsqu’ils furent près l’un de l’autre, elle résista au desir qu’elle avait de parler, pour lui laisser la liberté de se découvrir, ou de rester inconnu. Il la salua en affectant un air d’aisance et de gaieté ; mais la rougeur de son visage témoignait assez combien il était confus ; et d’une voix qu’il tâchait vainement de rendre assurée, il s’écria : Est-il possible que miss Beverley daigne faire attention à un misérable journalier tel que moi ? La vue d’un pareil objet ne devrait lui causer que du mépris. Je m’estime heureuse, lui répondit Cécile, de vous trouver tant de courage ; j’avoue cependant que je souffre en vous voyant dans cette étrange situation. Mon courage, s’écria-t-il d’un air d’assurance, n’a jamais été plus ferme que dans cet instant. Quelqu’étrange que ma situation paraisse, elle est telle que je la desire ; j’ai enfin trouvé le véritable secret de me rendre heureux, ce secret que j’avais si long-temps cherché en vain ; qui m’avait toujours échappé jusqu’au moment où, désespérant de le trouver, j’ai renoncé au genre humain, pour n’être plus la dupe des illusions.

Cet enthousiasme romanesque surprit Cécile, quoique familiarisée avec son caractère, et frappa extrêmement madame Harrel et M. Arnott. Son extérieur et ce qu’ils savaient de lui ne les avait nullement préparés à des sentiments de cette nature, et à un pareil langage. Ce grand secret de savoir se rendre heureux, ne consisterait-il donc, dit Cécile, qu’à se séquestrer du monde entier ? Non, mademoiselle, répondit-il, il se trouve dans le travail et l’indépendance.

Cécile aurait desiré quelques éclaircissements sur ses affaires ; mais craignant qu’il n’eût quelque peine à la satisfaire en présence de madame Harrel, et de M. Arnott, et fâchée de le tenir plus long-temps debout, elle lui dit qu’elle avait assez abusé de sa patience pour le moment, et qu’avant de quitter ses amis, elle ferait en sorte de le revoir. M. Arnott se mêlant alors de la conversation, assura miss Beverley qu’elle était la maîtresse chez lui, et que tous ceux auxquels elle permettrait d’y venir seraient bien reçus. Cécile le remercia, et pria sur-le-champ Belfield de venir la voir dans l’après-midi. Non, mademoiselle, non, s’écria-t-il ; les visites et la société ne sont plus faites pour moi ; je ne me départirai pas si-tôt du plan que j’ai eu tant de peine à former : toute la tranquillité des jours qui me restent, dépend de mon exactitude à m’y conformer. La méchanceté des hommes m’a dégoûté du monde, et ma résolution d’y renoncer sera aussi constante que sa perversité. — Je ne dois donc pas vous demander ?… Demandez, mademoiselle, interrompit-il vivement, tout ce qu’il vous plaira : il n’est rien sur quoi je ne sois prêt à répondre… Que pourrais-je cacher ? J’avoue qu’au premier moment où je vous ai vue, j’ai tremblé involontairement : une honte déplacée m’a saisie, je me suis cru dégradé, j’ai cherché à vous éviter : mais un peu de réflexion m’a rendu mon courage. Et où serait, me suis-je dit, le déshonneur d’employer à ma subsistance la force dont j’ai été doué ? Et pourquoi rougirais-je de suivre un genre de vie que la nature avait prescrit à l’homme, avant qu’il fût dégénéré ? Si vous persistez, reprit Cécile, à refuser de nous venir voir, voulez-vous du moins permettre que nous retournions avec vous quelque part où vous puissiez vous asseoir ? De tout mon cœur, repartit-il ; j’irai par-tout où vous pourrez vous-même vous reposer. Ils retournèrent alors tous ensemble à la chaumière, qui se trouva vide, la maîtresse étant allée travailler aux environs.

Voulez-vous bien, monsieur, dit Cécile, me permettre de vous demander si mylord Vannelt a connaissance de votre retraite, et si votre résolution ne l’a pas surpris et affecté ? Mylord Vannelt, s’écria-t-il avec hauteur, n’a aucun droit d’être surpris de mes actions ; j’aurais quitté sa maison, eût-elle été la seule dans l’univers. Je suis sincèrement fâchée de ce que vous m’apprenez, reprit Cécile ; je me flattais qu’il aurait mieux connu votre mérite, et qu’il aurait su captiver votre estime. Les mauvais traitements, répondit-il, sont presqu’aussi durs à raconter qu’à souffrir. Les plaintes ont toujours quelque chose de désagréable, et ne vont pas à de certains caractères. Ceux qui commettent l’offense peuvent être détestés d’un petit nombre d’honnêtes gens ; mais ceux qui la reçoivent deviènent presque toujours l’objet du mépris des hommes. Convaincu de cette vérité, j’ai dédaigné d’avoir recours à la plainte. Je n’ai pas besoin d’autre juge que moi-même ; et en m’affranchissant des vils liens de l’intérêt et de la servitude, j’ai quitté sa maison avec une indignation muette ; j’ai épargné de vaines remontrances à un homme avec lequel je ne voulais plus rien avoir de commun. Ne vous restait-il pas d’autre choix, repartit Cécile, que celui de vivre avec mylord Vannelt, ou de renoncer au monde entier ? — J’ai tout mûrement examiné avant de me décider ; et ce choix m’a paru d’autant plus raisonnable, que je suis sûr de ne m’en jamais repentir : j’avais des amis qui se seraient fait un plaisir de me présenter à quelqu’autre seigneur ; mais j’étais révolté contre un pareil genre de vie, et je ne voulais pas errer, courir d’un grand à l’autre, dévorant de nouveaux affronts, et me livrer, en dépit du bon sens, à des espérances mal fondées. Non, après avoir quitté mylord Vannelt, j’ai renoncé pour toujours aux prétendus protecteurs. J’avais déjà suivi plusieurs vocations, dans lesquelles j’avais été malheureux ou imprudent. J’avais essayé de la jurisprudence ; mais son étude était ennuyeuse et dégoûtante. Quant au militaire, l’oisiveté qui y est attachée m’avait révolté, et j’en étais plus fatigué que je ne l’aurais été du plus violent exercice. J’avais eu recours, après cela, à la plus grande dissipation ; la dépense qu’elle m’occasionnait était ruineuse, et les reproches que je m’en faisais détruisaient les plaisirs qu’elle m’offrait. J’avais même… oui, il est peu de choses que je n’aye éprouvées… j’ai encore… Car pourquoi cacher à présent ?… Il s’arrêta, rougit, et reprit ensuite d’un ton plus animé : le commerce avait aussi fait partie de mes épreuves ; et cet état était véritablement celui auquel ma naissance m’appelait… Mon éducation m’avait mal préparé pour cette profession, et je m’étais conduit d’une manière absolument opposée à la première règle du négociant, en dissipant au lieu d’amasser. Quel parti me restait-il donc à prendre ? Recommencer à parcourir le même cercle : je n’en avais pas la volonté, et j’étais hors d’état d’entreprendre rien de nouveau : je n’avais plus d’argent ; il m’était impossible de me voir plus long-temps à charge à mes parents et à mes amis. Je languis pendant une quinzaine de jours dans cette incertitude, au bout desquels un accident assez ordinaire m’engagea heureusement à me décider. Je me promenais un matin dans Hyde-Parc, formant dans ma tête mille projets pour l’avenir, sans pouvoir me fixer à aucun, quand tout-à-coup je rencontrai un gentilhomme à cheval, qui m’avait comblé de politesses pendant mon séjour chez mylord Vannelf. Je détournai la tête pour qu’il ne me vît pas ; mais à peine s’était-il éloigné de quelques pas, que, soit par accident, ou pour ne s’être pas bien tenu, il fit une chûte. Je volai à son secours. Il s’était extrêmement meurtri, sans s’être grièvement blessé ; je l’aidai à se relever, et il s’appuya sur mon bras. Dans l’empressement que j’avais de savoir comment il se trouvait, je le nommai ; il me reconnut et parut surpris de mon ajustement qui était, il est vrai, bien différent de celui dans lequel il m’avait vu lorsque j’étais chez mylord Vannelt : ce qui n’empêcha cependant pas qu’il ne me parlât poliment ; mais ayant apperçu des gens de sa connaissance, qui avaient galopé pour le joindre, il se dégagea promptement de mes mains ; et s’empressant de leur raconter ce qui venait de lui arriver, il affecta de regarder d’un autre côté. Se joignant ensuite à cette nouvelle compagnie, il s’éloigna sans faire la moindre attention à moi. Je fus presque tenté de lui donner la peine de revenir sur ses pas ; mais un peu de réflexion suffit pour me faire sentir qu’un homme de cette espèce était peu digne de ma colère.

Cet événement mit fin à toutes mes incertitudes, et me confirma dans le dégoût que j’avais conçu pour le monde : je vis clairement qu’il n’était fait que pour les riches et les grands ; pauvre et humble, qu’avais-je à en espérer ? Je résolus donc d’y renoncer pour toujours, et de ne plus craindre ses revers, en cessant de prétendre à ses faveurs.

J’écrivis à mylord Vannelt pour le prier d’envoyer mes malles chez ma mère, à qui je fis savoir que je me portais bien, et que je ne tarderais pas à lui donner de mes nouvelles : après quoi, je dis adieu à Londres pour long-temps. Remettant alors au hasard la direction de mes pas, je parcourus la campagne sans m’embarrasser où ils me conduiraient. Ma première pensée fut d’abord de chercher une retraite, et d’assurer ma tranquillité, en renonçant entièrement à la société. Ma manière lente de voyager me laissa tout le temps dont j’avais besoin pour réfléchir, et me fit bientôt reconnaître l’erreur qui m’égarait. La solitude, m’écriai-je, me mettra, il est vrai, à l’abri du crime ; mais comment échapperai-je aux regrets, au chagrin, à l’ennui ? Ils se feront sentir plus fortement que jamais, quand le travail ne remplira plus mes moments, quand l’espérance n’offrira plus rien à mon imagination.

Convaincu par l’exemple de Cowley et les leçons du premier de nos moralistes [le docteur Johnson], combien il est absurde de chercher la solitude, je résolus de ne point me confiner dans une cellule ; mais comme j’ai toujours évité cette imitation servile qui nous fait penser et agir comme les autres, je donnai à ma retraite le caractère d’originalité qui vous frappe. Je me réfugiai dans cette chaumière ; j’y suis éloigné de toute société ; j’évite le plus grand inconvénient de la solitude, qui est l’ennui. Je suis constamment occupé ; l’exercice qui est utile à ma santé, élève mon courage au-dessus de l’adversité. Je suis à l’abri de toute tentation ; à peine ai-je la faculté de mal faire. Je n’ai devant moi aucun objet d’ambition, et n’ai pas même le loisir de me plaindre : j’ai trouvé, je le répète, le vrai secret d’être heureux, qui ne consiste que dans le travail et l’indépendance.

Il s’arrêta. Cécile qui l’avait écouté avec un mêlange de compassion et d’admiration, mais sans être toujours du même avis que lui, était trop frappée de la singularité de sa conduite pour pouvoir lui répondre. La curiosité qu’elle avait eue de l’entendre ne provenait que du désir de le secourir ; elle avait espéré de découvrir par son récit les moyens de l’obliger ; elle fut trompée dans son attente ; il assurait être parfaitement content de sa situation ; et quoique la raison et les apparences le démentîssent, elle ne pouvait honnêtement le contredire.

J’aurais tort, lui dit-elle, de vous témoigner du chagrin des malheurs qui vous ont conduit à la félicité dont vous prétendez jouir, encore plus de vous faire des remontrances sur le parti que vous avez embrassé, puisque vous l’avez pris par choix ; pardonnez cependant, si je ne puis m’empêcher d’espérer vous voir quelque jour plus heureux. — Non, jamais, jamais ! Je suis excédé du genre humain : ce n’est point par théorie, mais après une longue pratique. Votre sœur, monsieur, est-elle prévenue du changement que votre situation et vos sentiments ont éprouvé ? — La pauvre fille ! non. Elle et sa malheureuse mère n’ont que trop long-temps souffert de mon inconstance et de mes malheurs. Actuellement même, elles sacrifieraient encore tout ce qu’elles possèdent pour me mettre en état de recommencer les épreuves dont j’ai si souvent été la dupe ; mais c’est assez abuser de leur affection : je ne veux plus qu’elles soient les esclaves de mes fantaisies, ni les dupes de mes espérances. Je leur ai mandé que j’étais heureux ; je ne leur ai point encore dit où et comment. Je crains leur affliction, lorsqu’elles se verront trompées dans leur attente ; c’est pourquoi je veux leur cacher pendant quelque temps ma situation, qu’elles croiraient désagréable.

Ne l’est-elle point en effet ? dit Cécile ; le travail et la peine sont-ils donc si doux ? et pouvez-vous sérieusement tirer votre félicité de ce que les autres regardent comme un malheur ? Ils ne sont point agréables, répondit-il, par eux-mêmes, mais par leurs effets. En travaillant, j’oublie tout, mes projets pour l’avenir, mes chagrins passés. Je m’occupe jusqu’au moment où j’ai besoin de repos ; et ce repos que la nature exige, ne me conduit point à de vaines méditations, mais à un sommeil salutaire et profond. Je me réveille le lendemain pour reprendre les mêmes fonction, qui ne me laissent point le temps de réfléchir ; je travaille de nouveau tant que mes forces me le permettent, et la nuit ramène pour moi la même insensibilité. Ah ! s’écria Cécile, si c’est là ce que vous nommez une vie heureuse, pourquoi les pauvres se plaignent-ils continuellement de leurs peines et de leur misère ? Ils n’ont jamais connu d’autre vie que celle qu’ils mènent ; par conséquent ils ne conçoivent point combien leur sort est heureux. S’ils avaient vécu dans le monde, qu’ils se fussent bercés de vaines espérances ; s’ils avaient été recherchés par les grands, qu’on leur eût prodigué les louanges, et que quand ils se seraient trouvés dans la peine, on ne leur eût rien offert de plus ;… s’ils avaient vu un cercle nombreux n’attendre que d’eux seuls et de leurs talents tout le plaisir que donnent ces sortes d’assemblées, et les oublier aussitôt qu’on les aurait perdus de vue ;… s’ils eussent éprouvé les injustices que le monde fait souffrir à ceux qui en dépendent : avec quel empressement ils s’éloigneraient d’une race perverse et insensible ! Combien ils respecteraient ce travail qui les dérobe à l’ingratitude qu’ils détestent !

Seriez-vous assez satisfait de votre situation actuelle, s’écria Cécile, pour penser qu’elle puisse compenser les maux que vous avez soufferts ? — Satisfait ! répéta-t-il avec énergie, oh, plus que satisfait ! Je suis glorieux de ma situation présente ; je me fais un plaisir de montrer au public, et sur-tout à moi-même, que je puis défier ceux qui m’ont méprisé ; et que je serais bien fâché de recevoir le moindre service de ceux qui m’ont traité indignement.

Pardonnez, reprit Cécile, si j’ose vous demander encore pourquoi, en quittant mylord Vannelt, vous avez cru qu’il ne restait plus personne dont vous pussiez éprouver l’amitié. — Parce que j’étais encore moins dégouté de mylord Vannelt que de ma situation : quoique je fusse mécontent de sa conduite à mon égard, il m’a paru qu’il était trop généralement estimé pour oser me flatter d’être mieux traité chez un autre. Je crois bien que son intention n’a jamais été de m’offenser ; mais ce qui m’a le plus piqué, c’est qu’il ait pu me croire capable de recevoir des affronts sans y être sensible. Ces torts qui, quoique trop peu sérieux pour en témoigner du ressentiment, le sont cependant assez pour qu’on les supporte impatiemment ; il n’est point de terme qui puisse en donner une juste idée ; il faut les sentir pour les bien comprendre.

Mais, repartit Cécile, quoique les gens capables de sentir soient rares, il s’en trouve cependant : pourquoi donc vous ôter à vous-même la possibilité d’en rencontrer ? Faut-il que je parcoure tout le royaume, s’écria-t-il, que je publie ma misère ; que j’apprène à l’univers, que quoique dans le besoin, j’exige des égards aussi bien que des secours, et que, quoique pauvre, je n’accepterai des dons qu’autant qu’ils me seront offerts de bonne grace, et qu’on ne cherchera point à m’humilier ? Qui est-ce qui voudrait se prêter à de pareils sentiments, ou écouter le récit des mortifications que j’ai essuyées, à moins que ce ne fût pour dire que je les ai méritées ? Pourquoi le public s’embarrasserait-il de ma façon de penser et de mes singularités ? Je le connais trop pour croire que mes malheurs pussent l’attendrir ; je n’ai pas besoin de nouvelles leçons pour savoir qu’il y a plus de sagesse et de courage à supporter l’infortune, qu’à s’en plaindre.

Malheureux comme vous l’avez été, reprit Cécile, je ne saurais m’étonner de votre mauvaise humeur ; mais l’équité exige que l’on conviène, qu’en général, la dureté envers les malheureux, n’est pas le défaut de ce siècle. Au contraire, à peine leur misère est-elle connue, que tout le monde s’empresse à la soulager. Et comment la soulage-t-on ? s’écria-t-il ; en donnant quelqu’argent ? l’homme qui n’a besoin que d’un petit secours pécuniaire, peut, il est vrai, l’obtenir ; mais celui qui demande des égards et de la protection, dont le courage abattu exigerait d’être ranimé et consolé encore plus que sa fortune n’a besoin de secours, comment son âme agitée et luttant contre le malheur, supportera-t-elle les hauteurs des protecteurs et l’insolence de ceux qui s’attendent à des complaisances de sa part ? Oui, sans doute, le public veut bien soulager l’homme mourant de faim ; mais l’infortuné qui refuse de ramper pour obtenir sa subsistance, périra dans la misère, sans pitié ni soulagement.

Cécile connut alors que la blessure faite à sa sensibilité était trop profonde pour n’être pas incurable. Elle ne voulut donc pas l’arrêter plus longtemps, et après avoir fait les vœux les plus sincères en sa faveur, sans oser lui offrir ses services, elle se leva et prit congé de lui. — Belfield se hâta, lorsqu’ils furent partis, de retourner au jardin, où ils virent qu’il s’était remis à arracher les herbes avec tout l’empressement d’un homme occupé de l’ouvrage pour lequel il aurait le plus d’inclination. Cécile oublia une partie de ses peines et de son chagrin, en pensant aux malheurs de cet infortuné et singulier jeune homme. Elle aurait bien souhaité trouver le moyen de le tirer d’un genre de vie aussi dur et aussi obscur ; mais que proposer à un être aussi susceptible sur l’honneur, et d’une délicatesse aussi scrupuleuse, sans risquer de l’offenser, plutôt que de l’obliger ? Son récit l’avait convaincue combien il avait besoin de secours ; mais elle avait senti en même temps la peine qu’il y aurait à le faire consentir à en recevoir. Elle n’était pas non plus sans crainte que l’empressement qu’elle montrerait à lui rendre service, sa jeunesse, ses manières et ses attentions ne mîssent Belfield lui-même dans le cas de mal interprêter ses motifs, et ne produisîssent sur lui un effet semblable à celui qu’ils avaient précédemment produit sur l’esprit de sa mère. C’est pourquoi, après avoir pesé mûrement toutes ces circonstances, le moment présent ne lui parut point propre à exercer sa générosité, et elle résolut d’en attendre un plus convenable. Elle savait où le retrouver, et cette idée la consola un peu de l’état où elle le voyait.