Cécilia/8/7

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (5p. 199-213).



CHAPITRE VII.

Message.


Le retour du chirurgien la tira bientôt de cette espèce de léthargie ; il avait amené avec lui un médecin pour consulter ensemble sur l’état de madame Delvile. Cécile attendit avec une impatience mêlée de crainte le résultat de cette consultation. Le médecin ne dit rien de positif, et ayant donné son ordonnance, il réitéra l’ordre du chirurgien, recommandant qu’on la laissât tranquille, et que, sous aucun prétexte, on ne souffrît qu’elle parlât. Cécile, quoique touchée de l’accident qui occasionnait cet ordre, fut cependant bien aise qu’il l’exemptât d’une conversation que ses chagrins lui auraient rendue pénible.

La digne madame Charlton apprit avec une véritable peine les événements de la matinée ; elle chargea ses petites-filles d’aider sa jeune amie à faire les honneurs de sa maison à madame Delvile, et ordonna qu’on préparât un autre appartement pour Cécile, à qui elle prodigua toutes les consolations que son zèle et son amitié purent lui suggérer. Cécile, toute affligée qu’elle était, pensait cependant trop noblement pour n’écouter que ses douleurs dans un temps où il était question d’agir pour soulager celle des autres. Tout son temps fut employé à soigner ses deux malades, partageant également son attention entr’elles.

Deux jours entiers se passèrent dans cette situation, durant lesquels elle fut constamment occupée auprès d’elles ; et ce qui, en tout autre temps, l’aurait extrêmement fatiguée, devint alors le seul soulagement qu’elle pût recevoir. Madame Delvile, visiblement affectée de sa tendresse vigilante, paraissait aussi attentive que Cécile à observer la défense qu’on lui avait faite de parler. Elle ne s’informa pas même de son fils, quoique ses regards qu’elle ne manquait jamais de fixer sur la porte toutes les fois qu’elle s’ouvrait, témoignassent l’espérance ou la crainte qu’elle avait que ce ne fût lui qui entrait. Cécile aurait voulu l’informer de ce qu’il était devenu ; mais elle redoutait de prononcer son nom.

L’arrivée du docteur Lyster lui fut fort agréable ; c’était sur lui qu’elle fondait toutes ses espérances pour la guérison de madame Delvile. Il la fit prier de descendre, pour s’informer s’il était attendu ; et apprenant que non, il la chargea de l’annoncer, craignant dans cette circonstance, que la plus petite émotion ne fût dangereuse. Elle remonta, et dit : votre médecin de confiance, madame, le docteur Lyster est arrivé, et je suis enchantée qu’il puisse vous donner ses soins. Le docteur Lyster ! s’écria-t-elle ; qui l’a envoyé chercher ? Je crois….. j’imagine….. que c’est M. Delvile qui y a été lui-même. Mon fils ?… Serait-il donc ici ? Non… Au moment où il vous a quittée, il est allé chez le docteur Lyster, et celui-ci est venu seul. Vous a-t-il écrit ? Non, en vérité !… il n’a pas écrit….. il ne vient point….. soyez satisfaite, il ne m’écrira plus ; il ne reviendra plus ici. Incomparable jeune homme ! s’écria-t-elle d’une voix à peine intelligible, que sa perte est cruelle !… Malheureux Mortimer !… Quelle destinée ! quelle récompense !

Elle soupira, et se tut ; mais cette conversation, la seule qu’elles eussent eue depuis sa maladie, l’agita au point que le docteur qui entra dans ce moment, la trouva faible, tremblante, et fut alarmé de son état. Cécile saisit cette occasion qu’elle attendait avec impatience, pour se retirer, et à la réquisition du docteur Lyster, elle envoya chercher le médecin et le chirurgien dont on s’était déjà servi. Après qu’ils eurent été quelque temps auprès de la malade, ils passèrent dans une autre chambre pour consulter. Quand ils eurent fini, le docteur Lyster, fut joindre Cécile, et l’assura que la vie de madame Delvile n’était point en danger, mais qu’il fallait encore huit jours de repos, pour qu’elle fût en état d’être transportée. Ayez soin, dit-il, je vous prie, que rien ne trouble sa tranquillité ; que personne ne l’approche, pas même son fils. Soit dit en passant, il m’attend à l’hôtellerie, j’ai encore quelque chose à dire à sa mère et je partirai.

Cécile apprit avec satisfaction l’inquiétude de Delvile pour sa mère, et sa constance à l’éviter elle-même. Lorsque le docteur descendit, il dit qu’il resterait jusqu’au lendemain ; et j’espère, ajouta-t-il, qu’avant quinze jours, elle sera en état de se rendre à Bristol. Cependant, ma bonne jeune demoiselle, en lui continuant vos soins, ne négligez pas votre santé ; je ne suis pas aussi content que je le voudrais de votre visage. J’avoue que ce compliment est bien d’un homme qui ne se pique guères d’être à la mode….. Mais dites-moi, je vous prie, qu’avez-vous fait pour être si pâle ? Rien, repartit-elle un peu confuse….. Mais, n’auriez-vous pas besoin de prendre du thé ? — Mais, oui ; je crois que je ferais bien : et pendant ce temps-là, que deviendra mon jeune ami ? Cécile comprit ce qu’il voulait dire ; elle rougit, et ne lui répondit point. Il m’attend à l’auberge, continua-t-il ; mais comme je n’ai point encore vu de jeune homme que je préférasse à une jeune demoiselle, si vous persistez à vouloir me donner du thé, il est certain que je lui manquerai de parole. Cécile en fit servir. Eh bien, songez, dit-il, que vous répondrez de ma faute, et que c’est vous qui m’empêchez de remplir ma promesse. Je lui dirai que vous m’avez pressé, et si cela n’est pas suffisant pour m’excuser, je le prierai d’essayer s’il aurait plus de force que moi, et s’il pourrait mieux vous résister. Mais, y aurait-il un grand inconvénient pour vous, si je l’envoyais chercher, et lui faisais dire de venir nous joindre ?… Je pense….. répondit-elle en hésitant, qu’il se pourrait fort bien qu’il ne le pût. Allons, allons, mon intention n’est point de vous engager à une fausse démarche ; excusez mon ignorance ; je me connais fort peu en étiquette, sur-tout celle des jeunes demoiselles. C’est une science trop compliquée, pour laquelle il faudrait plus de temps que nous autres gens occupés ne pouvons y en mettre. Cependant, quand j’aurai une fois renoncé à composer des ordonnances, j’en ferai une étude particulière, pourvu que vous consentiez à m’en donner les premiers éléments.

Cécile ne répondit point ; il lui était également impossible d’envoyer chercher Delvile, ou d’expliquer les raisons qui l’en empêchaient ; le thé n’était pas encore pris, lorsqu’on remit un billet au docteur. Tenez, voyez, s’écria-t-il après qu’il l’eut lu, combien il est agréable d’être jeune ! En vérité, monsieur Mortimer s’entend aussi bien en étiquette que vous, car son billet n’est que pour s’informer de la santé de sa mère.

Cécile connaissant bien les motifs louables et honnêtes qui retenaient Delvile, eut peine à s’empêcher de le justifier. Le docteur répondit sur le champ à son billet, et avant que de quitter Cécile, il voulut avoir un entretien particulier avec elle. Elle n’avait point encore soupçonné son intention, elle fut fort inquiète de savoir ce qu’il avait à lui faire savoir.

Madame Delvile, dit-il, quoique je l’aye empêchée de prononcer plus d’une vingtaine de mots, en a employé dix à m’apprendre que vous vous étiez conduite avec elle comme un ange. Cela ne m’étonne pas, lui ai-je répondu ; car sans cela, pourquoi en aurait-elle la figure ? Je l’ai donc assurée que rien n’était plus naturel ; et pour vous montrer que je le crois, je vais vous éprouver. La vérité est, que je me trouve chargé d’une petite commission, et je suis fort embarrassé comment m’y prendre. Cécile inquiète et alarmée, le pria de s’expliquer. Il quitta alors le ton badin avec lequel il avait entamé la conversation, et après un préambule honnête et sérieux, qui prouvait combien il craignait de lui faire de la peine, et l’idée avantageuse qu’il s’était formée de son mérite, il lui avoua qu’il n’ignorait point la position dans laquelle elle se trouvait à l’égard de la famille Delvile. Grand Dieu, s’écria-t-elle en rougissant, et qui… J’en ai été informé, répliqua-t-il, depuis le moment où je fus appelé au château de Delvile, lors de l’indisposition de monsieur Mortimer. Il ne put pas me dissimuler que le siège de sa maladie était au cœur ; et il ne me fut pas difficile d’en deviner la cause, lorsque je vis celle qui habitait alors la maison. Il s’apperçut que j’avais découvert son secret ; et en lui conseillant un voyage, il comprit d’abord mon intention. Sa sincérité, et la fermeté mâle qu’il témoignait en vous quittant, me firent croire que le péril n’existait plus ; mais la semaine dernière, ayant été appelé au château pour monsieur Delvile, qu’une violente attaque de goutte tourmentait, et que le trouble et l’agitation extraordinaire de son esprit pouvait rendre fâcheuse, je priai madame Delvile d’employer tout le crédit qu’elle avait sur lui pour le calmer. Malheureusement son émotion était encore plus forte que celle de son époux ; elle me déclara qu’elle était obligée de le quitter, et m’enjoignit de lui donner tous les moments dont il me serait possible de disposer. Je restai donc auprès de lui pendant l’absence de madame ; et dans le cours de nos entretiens, il m’a avoué le chagrin cruel qui le dévorait, causé par les nouvelles qu’il venait d’apprendre de son fils. Cécile aurait voulu lui demander comment elles lui étaient parvenues, et par qui ; elle n’en eut pas la force, et il continua.

J’étais encore auprès du père, lorsque monsieur Mortimer est arrivé en poste chez moi pour m’amener ici. On m’a envoyé chercher : il m’a informé très-exactement de tout ce qui s’était passé ; car il savait, à n’en pouvoir douter, que je n’ignorais pas la véritable cause d’où provenait tout le mal. Je lui ai dit l’embarras où je me trouvais, ne sachant comment je ferais pour quitter son père ; et il a été extrêmement inquiet lui-même lorsque je l’ai informé de sa situation. Nous sommes convenus qu’il serait inutile de vouloir lui cacher l’indisposition de madame Delvile, que son retard et mille autres accidents pouvaient lui faire connaître. Il m’a donc chargé de le prévenir à cet égard, afin qu’il consentît à mon voyage, et de le tranquilliser en même temps, en l’assurant que ce qu’il avait craint n’aurait point lieu, et que tout était absolument rompu. Il s’arrêta et fixa Cécile pour voir l’effet que ces derniers mots produiraient sur elle. Tout est fini, monsieur ; dit-elle avec fermeté ; mais vous ne m’avez point encore parlé de votre commission. Quelle est-elle, et qui vous en a chargé ? Je suis convaincu qu’elle devient inutile, répondit-il, puisque tout ce qu’on peut exiger du jeune homme, est qu’il obéisse ; et vous ne pouvez rien faire de plus que de renoncer à lui. — Cependant, si vous êtes chargé d’une commission, il me paraît qu’il conviendrait que vous vous en acquittassiez. — Puisque vous le voulez, la voici : monsieur Delvile ayant su que je venais ici, et informé des assurances que son fils m’avait données, s’est trouvé soulagé, mais point encore satisfait. Il a refusé de le voir, et la défense a été des plus sévères… Il m’a enjoint de vous dire — … C’est donc de sa part que vient cette commission ? s’écria Cécile déconcertée. Oui, dit-il ; car le fils, après sa première confidence, a eu la prudence et la discrétion de ne pas vous nommer une seule fois. Je suis charmée, répondit-elle, de ce que vous m’apprenez ; mais que vous a dit monsieur Delvile ! Il m’a recommandé de vous assurer qu’il fallait que vous ou lui renonçassiez à revoir son fils. Il était inutile, s’écria-t-elle en rougissant, de vous donner une pareille commission. Je ne compte point le revoir, et il ne le souhaite plus lui-même. Je ne veux pourtant pas lui répondre, ni lui rien promettre. Je n’ai pris d’engagements qu’avec madame Delvile ; quant à lui, quelles que soient ses volontés, je me croirai toujours parfaitement libre. Mais vous pouvez être persuadé, monsieur le docteur, que si son fils avec son nom avait encore hérité de son caractère, le desir qu’il aurait de nous séparer serait à peine égal au mien.

Je suis fâché, ma belle jeune demoiselle, reprit-il, de vous avoir causé le moindre chagrin ; je ne saurais pourtant qu’admirer votre courage, et je suis persuadé qu’il vous mettra en état d’oublier les petits désagréments que vous avez essuyés. Dans le fond, qu’auriez-vous à regretter ? J’avoue que Mortimer Delvile est un jeune homme qu’aucune femme ne dédaignerait ; mais toutes les femmes ne peuvent pas l’avoir, et vous êtes celle qui doit le moins regretter sa perte ; à peine existe-t-il un autre homme sur la terre, que vous ne puissiez prendre ou rejetter à votre choix.

Quelque peu consolant que ce discours fût pour Cécile, elle sentit que sa situation lui interdisait toute espèce de plainte ; et elle mit fin à cette conversation.

Je retourne un moment auprès de madame Delvile, et je sors. Je reviendrai demain matin pour savoir comment elle aura passé la nuit ; je laisserai quelques instructions, et partirai tout de suite avec monsieur Delvile : il compte pourtant revenir ici au bout de huit jours, afin de conduire sa mère à Bristol. En attendant je me flatte de parvenir à le réconcilier avec son père, dont les préjugés sont plus enracinés et plus invincibles que jamais. Il serait étrange, dit Cécile, que dans cette circonstance leur réconciliation fût si difficile. Cela est vrai ; mais il y a bien du temps qu’il n’est plus jeune ; il n’a jamais connu les passions tendres, il les regarde chez son fils comme dérogeant à l’honneur de ses aïeux. Il faut avouer aussi que, s’il n’existait pas un petit nombre d’hommes de cette espèce, il resterait à peine une seule famille dans le royaume, qui pût remonter jusqu’à son bisaïeul. Quant à moi, je ne suis point de ce caractère ; mais au reste, quoique celui de M. Delvile me paraisse étrange, je ne le trouve pas plus ridicule que celui de beaucoup d’autres. Par exemple, celui de votre oncle ne l’était-il pas pour le moins autant ? Il était aussi entiché de son nom, que si, comme M. Delvile, il en eût hérité en droite ligne des rois Saxons. Cécile sentit la force de ce raisonnement : mais voulant éviter toute discussion, elle ne répondit rien ; et le docteur après quelques excuses pour ses amis Delvile et pour lui-même, alla voir de nouveau la malade.