Cécilia/9/2

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (6p. 105-126).



CHAPITRE II.

Soupçon.


Cécile se trouva, après son départ, dans l’état le plus cruel. Le mépris avec lequel elle avait été traitée pendant toute cette conférence approchait assez de l’insulte, et les accusations par lesquelles elle s’était terminée ne l’irritèrent pas plus qu’elle ne la surprirent.

La commission dont le docteur Lyster avait été chargé de sa part, lui avait déjà donné lieu de soupçonner qu’on avait inspiré à M. Delvile un préjugé qui lui faisait encore plus de tort dans son esprit que ses liaisons avec son fils. Elle venait d’apprendre quel était ce préjugé, sans avoir pourtant découvert d’où il l’avait ; elle voyait qu’il était informé qu’elle avait emprunté de l’argent d’un juif, sans qu’on lui eût dit que c’était pour M. Harrel, et qu’il avait su les visites qu’elle faisait dans la rue de Portland, sans paraître instruit que Belfield eût une sœur. Deux accusations de cette nature, si sérieuses en elles-mêmes, et si préjudiciables à sa réputation, la saisirent d’horreur et de consternation, et servirent même, en quelque manière, à lui faire excuser sa conduite injurieuse.

Comment de pareils rapports, aussi faux et aussi calomnieux, s’étaient accrédités, et par quelles voies obscures on avait trouvé moyen de les faire parvenir jusqu’à M. Delvile ; c’est ce qu’il lui était impossible de deviner. Elle était sûre que ce ne pouvait être l’effet d’un pur hasard, puisque ces deux objets avaient quelque chose de vrai et de spécieux ; quoique les faits eussent été cruellement altérés, et qu’en les dénaturant on les eût aggravés. Ces réflexions la conduisirent insensiblement à considérer qu’il n’y avait que très-peu de gens qui eussent non-seulement quelqu’intérêt, mais même la faculté de publier de pareilles calomnies ; elle ne se rappelait pas d’avoir jamais parlé à personne de ses liaisons avec la famille Belfield ; car elle ne savait point qui étaient celles qui la fréquentaient, et aucun de ses amis ne la connaissait. Comment était-on donc parvenu à l’instruire qu’elle la visitait souvent ! comment avait-on inventé que c’était par égard pour le fils ! Elle était sûre que Henriette était trop honnête et trop vertueuse pour s’être rendue coupable de cette perfidie. Le jeune homme même avait toujours montré de la modestie, et s’était conduit de manière à ne faire naître aucun soupçon. La mère pourtant n’avait été ni si retenue, ni si raisonnable : elle n’avait pas craint d’insinuer que Cécile était amoureuse de son fils ; que celui-ci ne lui ayant point manifesté ses sentiments, il n’avait jamais essuyé de refus de sa part ; et rien jusqu’alors n’avait été capable de la faire changer de façon de penser. Elle ne douta donc plus que ce ne fût madame Belfield qui avait occasionné cette dernière injustice ; elle conclut de sa pétulance et de son empressement à publier ses idées chimériques, qu’elle n’avait pu s’empêcher de faire part à d’autres de ses conjectures, et que, par ce moyen, elles étaient enfin parvenues aux oreilles de M. Delvile. La probabilité qu’elle trouvait dans une pareille idée, en lui expliquant ce qui concernait les bruits qu’on avait répandus au sujet de Belfield, lui laissait pourtant une difficulté qu’il lui était impossible de résoudre ; c’était celle de la dette. M. Harrel, sa femme, M. Arnott, le juif, et M. Monckton, étaient les seuls qui avaient eu connaissance de cette affaire ; et quoiqu’il fût assez vraisemblable que, dans l’espace de plusieurs mois, un secret commun à cinq personnes eût pu transpirer, elles étaient cependant toutes intéressées à ne pas le révéler, non-seulement par rapport à Cécile, mais encore relativement à elles-mêmes ; et ce secret leur était d’une telle importance, qu’on devait raisonnablement croire qu’il serait tout aussi bien gardé que s’il n’avait été qu’entre les mains d’une seule. Quant à elle personnellement, elle n’en avait parlé qu’à M. Monckton, et l’avait caché même à Delvile, quoiqu’en consentant à l’épouser, il eût le droit incontestable d’être informé du véritable état de sa fortune ; mais sa précipitation, le trouble et l’incertitude dont à cette époque son esprit était agité, l’avaient empêchée d’y songer, et elle s’était depuis souvent reproché de ne l’avoir pas fait. Elle conçut alors un soupçon, dont la simple idée la fit frisonner. Grand dieu ! s’écria-t-elle, se pourrait-il que M. Monckton… Elle s’arrêta ;… elle repoussa cette pensée ;… elle la chassa de son esprit ;… elle ne douta pas un instant qu’elle ne fût fausse et injuste ;… elle fut fâchée de l’avoir eue. Non, s’écria-t-elle, il est mon ami, et l’est depuis tant d’années ! il m’est attaché dès mon enfance, m’a assistée constamment de ses conseils… Une pareille perfidie de sa part ne serait pas même vraisemblable. Ses incertitudes pourtant ne diminuaient point ; l’affaire étant sûrement divulguée, elle ne pouvait avoir été connue que par l’infidélité de quelqu’un de ceux auxquels elle avait été confiée ; et quelle que fût sa générosité à combattre les soupçons qui s’élevaient dans son esprit, il lui fut impossible de les étouffer entièrement ; l’étrange aversion que M. Monckton avait toujours témoignée contre la famille Delvile, son empressement à rompre toutes les liaisons qui l’y attachaient, lui revinrent dans l’esprit, ne cessèrent de la tourmenter ; et malgré ses efforts, elle ne put dissiper les idées défavorables qu’elles lui inspirèrent.

Lorsque M. Monckton rentra, il la trouva dans cette situation pénible, s’efforçant, par des conjectures, de deviner ce qui pouvait avoir donné lieu à ce qui venait de se passer. Il s’informa, avec sa familiarité ordinaire, du résultat de sa conférence avec ses deux tuteurs, et de la manière dont elle s’était arrangée avec eux. Elle satisfit, sans hésiter, à toutes ses questions. Il est vrai que, quoiqu’elle ne lui déguisât rien, elle eut, en lui répondant, l’air froid et réservé. Il s’en apperçut aisément, et après un moment de silence, il la pria de lui apprendre ce qui avait pu lui faire de la peine.

Cécile, désirant ardemment que des doutes qui lui étaient aussi injurieux fussent entièrement éclaircis, lui rendit un compte exact, simple et sans commentaire, de la scène qu’elle avait eue avec M. Delvile. Il est vrai que tout éclaircissement était absolument inutile à M. Monckton pour lui expliquer le changement qui s’était opéré dans ses manières. Je vois, s’écria-t-il avec beaucoup de vivacité, ce qu’il est très-naturel que vous soupçonniez ; je vais, en conséquence, de ce pas, chez M. Delvile, et j’exigerai qu’il me justifie. Cécile, qui se repentait déjà d’avoir avoué ce qui se passait en elle, l’assura qu’il était inutile qu’il fît cette démarche, et le pria de lui donner conseil sur la manière de découvrir l’auteur d’une telle calomnie. M. Monckton, d’un air embarrassé, déclara qu’il était aussi surpris que cette affaire fût connue, et montra la plus vive indignation qu’on eût osé noircir sa conduite, ajoutant qu’il était au désespoir qu’on pût avoir le moindre prétexte de le soupçonner de cette infamie. Il est vrai, dit-il d’un air ingénu, que je n’ai jamais aimé la famille Delvile ; elle est hautaine, jalouse et vindicative. J’aurais cru manquer aux devoirs de l’amitié, si je ne vous eusse dit ce que j’en pensais, lorsque je vous vis prête à vous allier à elle. Je vous parlai avec la chaleur que mon zèle pour votre bonheur m’inspirait. Mais, quoique j’aye cherché à vous dissuader de ce mariage, j’étais bien éloigné de vouloir que cette rupture se fît aux dépens de votre réputation… Me supposer un dessein aussi noir, aussi horrible, aussi diabolique, c’est me faire l’injustice la plus criante !

La bonne foi apparente de ce discours dissipa presque les soupçons de Cécile, qui aimait beaucoup mieux les voir détruits que confirmés ; elle commença à croire qu’un incident, tout aussi inexplicable que malheureux, était cause que ce secret, ainsi défiguré, était venu à la connaissance de M. Delvile, et que par ce moyen son bon cœur avait fait tort à sa réputation. Quoiqu’il lui restât encore des doutes qui diminuaient un peu la confiance qu’elle avait eue jusqu’alors en l’amitié de M. Monckton, elle crut qu’il serait injuste de le condamner sans preuves, puisqu’il lui était aussi difficile de s’en procurer que de trouver des raisons plausibles du motif qui avait pu l’engager à la calomnier avec autant de perfidie. Elle tâcha de suspendre son jugement jusqu’au moment où le temps dévoilerait ce mystère, et ne pensa, en attendant, qu’à terminer ses affaires, et à quitter Londres. Ils se rendirent ensemble, le lendemain matin, chez Briggs, où après de longs débats, ils restèrent enfin maîtres du champ de bataille. Il leur remit tous ses comptes ; et au bout de peu de jours, les soins actifs de M. Monckton parvinrent à tout arranger, et à retirer de ses mains tout ce qu’il avait à elle. Celui-ci s’emporta, et prédit à Cécile toutes sortes de malheurs : tout cela fut inutile ; ses manières le lui rendaient si insupportable, et elle avait tant de peine à entendre le langage qu’il employait dans les affaires, qu’elle s’estima heureuse d’être débarrassée de lui. Cependant, après avoir bien examiné ses comptes, ils se trouvèrent justes et en règle ; et il parut clairement qu’il n’avait d’autre vue, en désirant de continuer à gérer ses affaires, que celle de satisfaire son goût décidé pour l’argent, et que le plaisir de le manier, ne fût-ce même que pour le faire valoir pour un autre, avait pour lui un si puissant attrait, qu’il avait peine à y renoncer.

M. Monckton, quoiqu’un homme du monde livré à ses plaisirs, entendait pourtant parfaitement les affaires. Il dirigea Cécile dans l’arrangement des siennes. Par son avis elle continua à laisser l’héritage de son oncle, consistant en terres, à l’économe qui en avait eu soin pendant sa vie, et ce que son père lui avait laissé, qui était entièrement placé dans les fonds publics, se trouva réduit à rien par la vente qu’elle fut forcée d’en faire pour rembourser M. Monckton du capital et des intérêts qu’elle lui devait, et par le paiement qu’elle fit à son libraire des livres qu’il lui avait fournis.

Tandis qu’elle s’occupait de ces différents arrangements, qui l’obligèrent encore de remettre à huit jours son départ de Londres, elle passa presque tout son temps seule. Elle aurait voulu donner la meilleure partie de ses moments à Henriette ; mais les derniers reproches de M. Delvile l’avaient tout-à-fait découragée, et quoiqu’elle n’eût de liaison qu’avec elle, l’indiscrétion de madame Belfield lui faisait craindre que les visites qu’elle ferait à la sœur ne fussent attribuées au frère.

Ces reproches, quels que fussent ses efforts pour les oublier, demeuraient toujours fortement gravés dans sa mémoire ; le mépris avec lequel il les lui avait faits, paraissait avoir eu pour but de l’offenser ; comme s’il avait été enchanté de pouvoir, d’après la mauvaise conduite qu’il lui supposait, s’arroger le droit de triompher d’elle, après avoir refusé son consentement à son mariage. Elle en conclut aussi que Delvile ne manquerait pas d’être informé de ces calomnies ; mais jugeant de sa générosité par la sienne, elle fut convaincue qu’il n’y ajouterait aucune foi. Ce qu’elle avait appris de l’indisposition et de l’état dangereux de madame Delvile, augmentait sa tristesse. Elle avait toujours conservé pour cette dame le plus profond respect, et elle se regardait, en quelque sorte, comme la cause de ses souffrances.

Cette scène ne fut pas la seule qui renouvelât des souvenirs qu’elle cherchait à effacer. Son vigilant mentor, Albani, ne manqua pas de venir la sommer de sa parole ; et quoique M. Monckton l’exhortât très-sérieusement à ne point sortir avec lui, elle préféra de s’exposer à cette démarche, plutôt que d’essuyer ses reproches. Elle consentit à le suivre, ne prenant d’autre précaution que celle d’ordonner à son laquais de ne point la quitter. Cette attention fut plutôt pour contenter M. Monckton que pour le besoin qu’elle crut en avoir. Celui-ci ayant appris que le cerveau d’Albani avait autrefois été dérangé, craignait quelque extravagance de sa part, et que Cécile n’en eût du désagrément. Il la conduisit dans une vieille maison, au fond d’une allée, où, la faisant monter au troisième étage, ils trouvèrent une pauvre femme au lit, tandis que plusieurs petits enfants s’amusaient, et jouaient dans la même chambre. Vois, dit-il, à quoi l’humanité est sujette, et ce qu’elle peut endurer. Vois cette pauvre malheureuse, accablée de maux, et cependant obligée d’entendre tout ce bruit, incapable de se remuer, et dénuée de tout secours ; souffrant des douleurs aigües, et manquant des choses les plus nécessaires à la vie.

Cécile s’approcha du lit, et s’informa plus en détail de la situation de la malade ; mais en voyant que son mal lui permettait à peine de parler, elle fit venir la maîtresse de la maison, qui était une fruitière dont la boutique était au rez-de-chaussée, la pria de procurer une garde à la malade, d’emmener avec elle les enfants, et d’appeler un apothicaire, dont elle, promit de récompenser les soins. Elle lui donna aussi quelque argent pour acheter les choses dont la malade pourrait avoir besoin, et promit de revenir dans deux jours s’informer de son état.

Albani, qui l’écoutait en silence, mais avec beaucoup d’attention, joignit les mains d’un air ravissant ; et s’écria : la vertu existe encore,… et je l’ai trouvée ! Cécile, flattée d’une pareille louange, désirant de la mériter, lui dit d’un ton qui exprimait sa satisfaction : où irons-nous à présent, Monsieur ? Chez toi, répartit-il avec bonté ; je ne veux point abuser de ta pitié, ni la lasser, en te rendant trop familière la vue de pareils objets.

Cécile, quoique plus disposée dans ce moment à des actes de charité et de bienfaisance qu’aux affaires et aux amusements, se rappela que, quoique sa fortune fût considérable, elle pouvait pourtant s’épuiser, et ne voulut plus faire d’instances pour chercher des occasions de bienfaisance, persuadée qu’elles se présenteraient en grand nombre. Elle ne manqua pas de revenir au temps qu’elle avait promis pour revoir sa malade : Monsieur Albani s’empressa de l’accompagner. La pauvre femme, dont la maladie était une fièvre, causée par un rhumatisme, se trouvait déjà beaucoup mieux ; elle avait été visitée par un apothicaire qui lui avait administré quelques calmants ; elle était servie par une garde ; et les enfants n’étant plus dans sa chambre, elle avait pu dormir quelques heures, ce qui lui avait rendu une partie de ses forces.

Elle était en état de lever la tête, et de remercier sa bienfaitrice ; mais quelle ne fut pas la surprise de Cécile, lorsque cette femme, après l’avoir regardée, lui dit : ah, madame, ce n’est pas la première fois que j’ai l’honneur de vous voir ! Cécile, qui n’avait pas la moindre idée d’elle, la pria à son tour de lui dire quand et où elle l’avait vue — Lorsque vous alliez être mariée, madame, j’étais chargée du soin d’ouvrir les bancs de l’église de ***. Cécile fut saisie d’horreur, et sans s’en appercevoir, fit quelques pas en arrière ; tandis qu’Albani, d’un air de surprise, s’écria : mariée !… mais personne n’en sait rien ! — Ne me faites aucune question, s’écria-t-elle promptement ; c’est une méprise. — Pauvre innocente ! ajouta-t-il ; voilà donc la corde que tu ne peux souffrir qu’on touche ! Je mourrai plutôt que de permettre qu’un souffle de ma part y donne la moindre atteinte. Oh ! que ta douleur soit respectée, toi dont le cœur est toujours sensible à celle du malheureux et de l’indigent !

Cécile fit alors quelques questions générales, et apprit que cette pauvre femme, qui était veuve, avait été obligée de renoncer à sa place, par les fréquentes attaques de rhumatisme dont elle était affligée ; qu’elle avait reçu des secours assez considérables du curé et du vicaire de la paroisse de *** ; mais ses maladies continuelles, ainsi que sa nombreuse famille faisaient que, malgré ces charités, elle était toujours dans la misère. Cécile promit de penser à ce qu’elle pourrait faire en sa faveur. Albani, qui s’apperçut que l’ouvreuse de bancs avait rappelé de tristes souvenirs dans l’esprit de sa jeune pupile, parut alors sensible à une affliction qu’il avait d’abord blâmée, et marcha en silence à ses côtés jusques chez M. Monckton ; lorsqu’ils y furent arrivés, il lui dit avec bonté, en la quittant : la paix reste avec toi ! puisse le ciel adoucir tes peines !

M. Monckton, qui vit de l’altération sur sa physionomie, se déchaîna contre Albani et ses idées extravagantes. Vous détruisez votre bonheur et votre tranquillité, s’écria-t-il, en vous rendant spectatrice de ces scènes attendrissantes ; et vous épuiserez votre fortune en projets que vous ne pourrez jamais réaliser : l’air que vous respirez dans les demeures de ces malheureux est capable d’altérer votre santé : vous ne tarderez pas à être attaquée de quelqu’une de ces maladies auxquelles vous vous exposez imprudemment ; et tandis que ce que vous distribuerez en aumônes sera à peine suffisant pour remplir la moindre partie du bien que vous voudriez faire, vous serez volée et pillée par des fourbes, jusqu’à ce qu’il ne vous reste plus rien à donner. Vous devez un peu plus compter sur vos propres lumières, et ne pas vous laisser gouverner uniquement par Albani, dont la folie n’a jamais été parfaitement guérie, et dont les plans chimériques sont si étendus, que toutes les richesses de l’Inde suffiraient à peine à leur exécution.

Quoique Cécile ne goûtât pas absolument cette remontrance qui lui paraissait un peu outrée, elle ne put s’empêcher de reconnaître qu’elle n’était pas tout-à-fait dénuée de vérité, et promit d’être plus prudente par la suite, de se gouverner par elle-même.

Il ne lui restait pourtant aucune autre satisfaction ; et plus elle avançait dans le chemin qu’Albani lui avait indiqué, plus il avait d’attraits pour elle. Se rappelant alors la pauvre famille Hill, pour laquelle elle avait tant fait, elle voulut s’assurer de l’état de ses affaires.

La scène que cette visite lui présenta, était peu propre à confirmer la doctrine de M. Monckton ; car l’heureuse situation dans laquelle elle la trouva, la récompensa amplement de sa générosité, et ne servit qu’à l’encourager à de nouveaux actes de bienfaisance. Madame Hill pleura de joie en lui racontant ses succès ; et Cécile, enchantée d’avoir pu lui procurer un pareil bonheur, ne pensa plus aux précautions qu’on lui avait recommandées, et aux promesses qu’elle avait faites de borner ses libéralités. Elle paya à madame Robert ce qu’elle lui devait encore, ainsi que ce qu’il en avait coûté pour la pension des enfants qu’elle avait fait placer dans une école, déclarant qu’elle voulait que l’on continuât à les y tenir à ses frais, et elle remit de l’argent à la mère, pour qu’elle fît, de sa part, des présents à sa petite famille.

Il fut un peu difficile de remplir sa promesse envers l’ouvreuse de bancs, sa mauvaise santé et l’extrême jeunesse de ses enfants rendant tous les secours insuffisants. Ces considérations furent néanmoins incapables de refroidir la charité de Cécile ; ils servirent plutôt à la lui faire regarder comme encore plus digne de son attention. Elle apprit qu’elle avait autrefois été blanchisseuse, et qu’elle cousait assez bien. Elle résolut, en conséquence, de l’attirer en province, où elle espérait lui procurer de l’ouvrage ; et au pis aller, si elle n’y réussissait pas, elle serait à portée de lui donner des secours, de l’aider à élever ses enfants, et de les placer chez des artisans qui leur enseigneraient leurs professions. Cette femme elle-même fut enchantée de ce projet, fermement persuadée que l’air de la campagne rétablirait sa santé. Cécile lui conseilla d’attendre jusqu’à ce qu’elle fût assez bien pour pouvoir voyager, et lui donna l’argent nécessaire pour payer ce qu’elle devait, et ce dont elle aurait besoin pour son voyage.

Ces libéralités, ainsi que ce projet, étant parvenus aux oreilles d’Albani, parurent le rajeunir, et lui rendre son enjouement et sa première vivacité, tandis qu’ils produisirent un effet tout contraire sur M. Monckton. Lui voir prodiguer ainsi un argent qu’il s’était accoutumé à regarder depuis long-temps comme devant lui appartenir, voir ces sommes, qu’il avait destinées à ses plaisirs, distribuées inconsidérément à des malheureux, excita en lui une fureur qu’il eut peine à contenir, et une inquiétude qu’il s’efforça vainement de déguiser : il languissait, il mourait d’impatience, en attendant le moment où il aurait le droit de mettre fin à des procédés qui ne lui paraissaient qu’une vraie dissipation.

Tels furent les amusements qui égayèrent la solitude de Cécile ; et dès que ses affaires se trouvèrent assez avancées pour pouvoir finir par lettres, elle se prépara à son retour. Elle prévint milady Marguerite et M. Monckton de son intention, et ordonna à ses domestiques d’être prêts à partir le lendemain. M. Monckton ne s’y opposa point ; il se refusa la satisfaction de l’accompagner. Milady Marguerite, qui avait rempli ses vues, et qui souhaitait revenir à la campagne, prit le parti de la suivre.