Cécilia/9/5

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (6p. 169-199).



CHAPITRE V.

Surprise.


Le printemps approchait, et le temps était infiniment plus beau qu’il ne l’est ordinairement à la fin de l’hiver, lorsqu’un matin Cécile se promenant avec madame Harrel et Henriette, apperçut un cavalier qui s’avançait au galop. En moins d’une minute il se trouva tout près d’elles ; il mit pied à terre, et donnant son cheval à tenir à son laquais, elles furent toutes extrêmement surprises en reconnaissant le jeune Delvile. Une entrevue aussi imprévue, après une si longue absence, causa une telle émotion à Cécile, qu’elle fut obligée de prendre le bras de madame Harrel, sans penser à ce qu’elle faisait, et comme ayant besoin de ce secours, tandis qu’Henriette, presque aussi affectée, mais ayant l’air plus satisfait, s’écria tout-à-coup, c’est M. Delvile ! et s’avança en courant pour le recevoir. Il les avait jointes, et d’un ton qui annonçait son trouble, et combien il était pressé, il les salua toutes trois très-respectueusement. Cécile, ayant repris ses sens, lui rendit son salut, sans rien dire, et continuant à s’appuyer sur le bras de madame Harrel, regagna sa maison au plus vite. La promesse solemnelle qu’elle avait faite à madame Delvile fut la première chose à laquelle elle songea, et sa surprise fit bientôt place à son mécontentement, de ce qu’il avait osé, sans l’en prévenir, la forcer à y manquer par une entrevue qu’il lui était impossible d’éviter.


Cette entrevue causa de l’émotion à Cécile. Pag 169. Volume 6
Cette entrevue causa de l’émotion à Cécile. Pag 169. Volume 6
Cette entrevue causa de l’émotion à Cécile.



Dans l’instant où elles arrivaient à la maison, on vint avertir qu’on avait servi. Delvile s’approcha alors de Cécile, et lui dit : puis-je avoir l’honneur de vous parler un moment, avant ou après votre dîné ? J’ai des affaires, monsieur, répondit-elle, quoique pouvant à peine parler, qui m’occuperont toute la journée. — J’espère que vous ne refuserez pas de m’écouter, s’écria-t-il vivement ; je ne saurais écrire ce que j’ai à vous dire… Il n’est point nécessaire, monsieur, que vous vous en donniez la peine, répondit-elle, en l’interrompant, puisque je ne sais si j’aurais le temps de lire votre lettre. Elle lui fit alors la révérence sans le regarder, et rentra. Delvile resta confondu, n’osant, quelque envie qu’il en eût, faire un seul pas pour la suivre. Mais lorsque madame Harrel, très-étonnée d’une conduite si peu ordinaire à Cécile, l’approcha, et lui dit des choses honnêtes, il tressaillit, lui souhaita le bon jour, fit une révérence, et remonta à cheval. Henriette ne cessa d’avoir les yeux sur lui, que lorsqu’on l’eût entièrement perdu de vue. Elles furent alors toutes deux joindre Cécile dans la salle à manger.

Si madame Harrel n’avait pas été de la partie, le dîné aurait été servi fort inutilement. Cécile, toujours extrêmement agitée, ne savait quelles conjectures former. Fâchée que Delvile l’eût ainsi surprise, mécontente d’elle-même pour l’avoir reçu avec tant de maussaderie, ne concevant point ce qui avait pu l’engager à violer leur engagement mutuel, elle était très-peu disposée à manger. Henriette, que la vue de Delvile avait à la fois charmée et troublée, que néanmoins la conduite de Cécile avait fort surprise et consternée, et que le mécontentement que cette conduite avait causé à Delvile avait extrêmement chagrinée et épouvantée, ne put jamais prendre le moindre aliment. Madame Harrel, qui n’avait partagé que leur surprise, conclut en elle-même que Cécile était quelquefois susceptible d’humeur, et que dans ces occasions, elle était tout aussi capricieuse que le reste des femmes. Au dessert, on remit un billet à Henriette, en lui disant qu’un laquais l’avait apporté, et attendait absolument une réponse.

Henriette, qui ignorait les usages de pure convention, quoique naturellement douce, obligeante et polie, l’ouvrit sur le champ ; et après l’avoir parcouru, elle parut agitée. Elle se leva tout de suite de table, sans penser même à faire la moindre excuse, et sortit pour y répondre. Cécile avait d’un coup-d’œil reconnu l’écriture de Delvile ; et dès que les domestiques se furent retirés, elle pria madame Harrel de permettre qu’elle la quittât, et s’en fut dans son appartement, où bientôt elle fut suivie par Henriette, dont l’air annonçait la satisfaction, et dont la voix exprimait le plaisir qu’elle ressentait. Ma chère et ma très-chère miss Beverley, s’écria-t-elle, j’ai quelque chose de bien singulier à vous dire ; vous ne devineriez jamais de quoi il s’agit… J’ai peine à le croire… M. Delvile m’a écrit… Réellement… Ce billet qu’on m’a remis vient de lui… Je l’ai serré soigneusement de peur d’accident ; mais je vais vîte le chercher, afin que vous puissiez vous-même le voir. Elle courut alors, et laissant Cécile très-inquiète pour elle, alarmée pour la tendre et trop susceptible Henriette, qui s’abandonnait légèrement à la moindre lueur d’espérance, et s’y livrait toute entière. Si je ne vous montrais pas ce billet, s’écria Henriette, qui revint très-promptement, vous ne croiriez jamais que cela fût possible ; car c’est pour me faire une demande telle… que j’en ai pensé perdre l’esprit. Cécile prit le billet, et y lut ce qui suit :


À mademoiselle Belfield.

« M. Delvile présente ses obéissances à mademoiselle Belfield, et la prie de lui permettre de l’entretenir pendant quelques minutes, à l’heure de l’après-midi, qui lui sera le plus convenable, et qu’elle voudra bien avoir la complaisance de lui indiquer ».


Imaginez, s’écria Henriette hors d’elle-même de joie, que c’est moi, moi qui suis la seule de la compagnie avec laquelle il désire si ardemment de s’entretenir ! Il est sûr que, lorsqu’il nous a quittées, je ne le soupçonnais guères ; mais je vous prie, miss Beverley, dites-moi seulement ce que vous pensez qu’il puisse avoir à me dire. En vérité, répliqua Cécile très-embarrassée, il m’est impossible de m’en former la moindre idée. Si vous ne le pouvez, il n’est donc pas étonnant que je ne le puisse pas non plus. Il m’a passé un milion de choses par la tête dans l’espace d’une minute. Ce ne saurait être à propos d’affaires, puisque personne au monde ne les entend moins que moi, et ce n’est point non plus au sujet de mon frère, parce qu’il aurait été le chercher à notre logement de Londres, et lui aurait parlé à lui-même. S’il avait été question de ma chère miss Beverley, il lui aurait vraisemblablement adressé son billet, et ce n’est sûrement point relativement à d’autres ; car je ne connais aucune de ses liaisons. Henriette continua avec la même vivacité à passer en revue tous les sujets qui pouvaient avoir donné lieu à ce billet, sans jamais faire mention de la seule chose pour laquelle elle desirait qu’il eût été écrit. Cécile l’écouta avec une vraie compassion, convaincue qu’elle s’abusait par les idées les plus fausses, et cependant ne sachant comment l’en dissuader, dans un temps où elle se trouvait elle-même dans la plus grande incertitude.

Cette conversation fut bientôt interrompue par l’arrivée d’un laquais, qui vint dire qu’un monsieur demandait mademoiselle Belfield. Ô ma chère, ma très-chère miss Beverley ! s’écria Henriette encore plus émue, que pourrai-je lui dire ? Conseillez-moi, je vous prie, conseillez-moi ; car je ne saurais absolument trouver un seul mot. — Cela m’est impossible, ma chère Henriette, à moins que je ne susse d’avance ce qu’il pourrait avoir à vous dire. — Oh ! je l’imagine, je l’imagine, s’écria-t-elle en rougissant ; je ne saurai que lui répondre. Je prévois que je me conduirai comme une idiote. Que je crains de me faire du tort dans son esprit ! Cécile craignant que Delvile ne la vît dans cette situation, fit ce qu’elle put pour la tranquilliser, quoiqu’elle fût elle-même tout aussi agitée ; mais elle le tenta vainement ; Henriette descendit en se formant les idées les plus flatteuses, et ayant peine à contenir sa joie.

Il s’en manquait de beaucoup que Cécile en eût de pareilles ; la crainte de nouveaux combats à soutenir s’empara de son esprit, si long-temps tourmenté, et qui avait à peine recouvré sa tranquillité.

Henriette ne tarda pas à revenir. Ce n’était plus la même personne qu’auparavant… La rougeur, l’espérance, la vivacité, tout avait disparu. Elle était pâle ; et s’efforçant de sourire en entrant dans la chambre, elle ne put y réussir, ses larmes coulèrent malgré elle. Cécile l’embrassa, et tâcha de la consoler ; elle comprit facilement que son attente avait été déçue, et elle évita d’augmenter son chagrin en lui en demandant la cause ; elle s’abstint même de contenter sa curiosité par des questions qui n’auraient servi qu’à la mortifier, et lui laissant tout le temps qu’elle voulut avant de s’expliquer, elle continua à la tenir entre ses bras sans rien dire, et la regardant avec le plus vif intérêt.

Henriette extrêmement sensible à sa bonté, quoiqu’elle n’en connût pas, à beaucoup près, tout le prix, fut long-temps sans pouvoir articuler une parole. Enfin elle lui dit que tout ce que M. Delvile avait desiré d’elle, était seulement qu’elle voulût bien annoncer à miss Beverley qu’il la priait de permettre qu’il eût l’honneur de s’acquitter d’une commission dont madame Delvile l’avait chargé pour elle. Madame Delvile ! s’écria Cécile fort émue à son tour ; juste ciel ! que de reproches j’ai donc à me faire ! Où est-il actuellement ?… Où puis-je l’envoyer chercher ?… Ne différez pas à me l’apprendre, ma chère Henriette !… Ô miss ! s’écria celle-ci, recommençant à pleurer, quelle folie à moi de vous avoir ouvert mon cœur ?… Il est venu vous rendre ses hommages !… J’en suis sûre !… Non, non, non, s’écria Cécile, je vous assure que non… Mais je dois… il faut que je le voie… Où est-il, ma chère ? — Dans la salle… attendant réponse… Cécile, qui, en toute autre occasion, aurait été fâchée qu’on eût tardé si long-temps à s’acquitter d’une commission de cette importance, n’éprouva alors que le plus vif intérêt pour Henriette, qu’elle embrassa tendrement, et la quittant sur le champ, elle se hâta de se rendre auprès de Delvile, avec des espérances presque aussi vives que celles qu’avait sa pauvre amie, et qu’un seul instant venait de détruire. Ah, disait-elle, s’il était possible qu’enfin madame Delvile se fût laissée toucher, avec quel plaisir ne renoncerais-je pas à toute réserve, à tout déguisement, et n’avouerais-je pas franchement le penchant que j’ai pour son fils !

Delvile ne la reçut point avec la vivacité qu’il avait eue en l’abordant ; il parut extrêmement troublé, et ne savait par où commencer. Elle attendit néanmoins en silence qu’il s’expliquât. Après avoir encore un peu hésité, il lui dit, avec une gravité mêlée de quelque ressentiment : j’ai pris la liberté, mademoiselle, après en avoir obtenu la permission de ma mère, de venir vous rendre mes respects ; mais je crains que, m’ayant été accordée si tard, l’avantage que j’espérais en retirer ne dépende plus de vous. Je ne pouvais pas deviner, monsieur, répondit-elle gracieusement, que vous vinssiez de sa part, sans quoi je n’aurais pas différé un instant à recevoir ses ordres. Je ne manquerais pas à vous remercier de l’honneur que vous lui faites, si vous aviez daigné témoigner moins d’éloignement pour celui qu’elle en a chargé. Je n’ai aucun droit de vous rien reprocher ; permettez cependant que j’ose vous demander si vous pouviez, mademoiselle, après une pareille séparation, après une renonciation aussi absolue à toutes prétentions sur votre personne ; si vous pouviez croire, dis-je, que lié de cette manière, et obligé par mes principes, j’eusse assez peu d’honneur pour oser me présenter devant vous, tandis que cette promesse et cet engagement subsisteraient encore dans toute leur force ?

Je vois, s’écria Cécile, dont les espérances augmentaient de moment en moment, que j’ai été trop prompte ; j’avoue que je n’aurais jamais pensé que madame Delvile eût autorisé une pareille visite ; mais comme la surprise que vous m’avez causée a été extrême, je crois qu’elle doit vous faire excuser mes doutes. Je reconnais miss Beverley à ce langage, s’écria Delvile un peu encouragé par ce qu’elle venait de dire ; elle est telle que j’espérais la retrouver… Mais n’est-elle pas changée ? Ne suis-je point trop vif ? et ce qu’on m’a dit au sujet de Belfield ne serait-il qu’une erreur, une fausseté ?

Si je ne craignais d’éterniser nos contestations, répondit Cécile en souriant un peu, et que nous ne finissions jamais de nous tourmenter, j’aurais sujet d’être fâchée que vous puissiez me faire une pareille question. — Si je l’avais jamais considérée comme une question, répliqua-t-il, je me serais bien gardé de vous la faire ; mais je n’ai pas un seul instant ajouté la moindre foi à ce rapport, jusqu’au moment où la manière dont vous m’avez accueilli m’a alarmé. Vous avez la condescendance de m’en apprendre la raison, et elle m’encourage à vous rendre compte des motifs que j’ai eus en hasardant cette visite. Cependant, loin de parler avec confiance, à peine me reste-t-il la moindre espérance !…

Permettez, monsieur, s’écria Cécile, qui commença de nouveau à éprouver les mêmes craintes, avant de vous expliquer davantage, que je puisse vous prévenir que dans le cas où le but que vous vous proposez n’aurait pas, ainsi que votre visite, l’agrément de madame Delvile, je voudrais fort ne point en être instruite, puisqu’il est très-sûr que je ne saurais m’y prêter. Je n’ai rien à vous communiquer qu’elle ne sache, répondit-il, et qu’elle ne m’ait permis de vous apprendre ; mon père même consent à cette démarche. Juste ciel ! s’écria Cécile ; cela est-il possible ? Elle joignit les mains en signe d’étonnement et de satisfaction. Est-il possible ! répéta Delvile d’un air ravi ; ah, miss Beverley !… une fois, ma Cécile !… souhaiteriez-vous, pourriez-vous desirer que cela fût ? Ah, je n’ose rien souhaiter ! répondit-elle, tandis que ses yeux annonçaient sa joie… Cependant, dites-moi, comment cela est arrivé… Je suis curieuse, ajouta-t-elle en souriant, quoique je n’y prène aucun intérêt. Quelles flatteuses espérances cette bonté ne me donnerait-elle pas, si mes projets étaient tout différents de ce qu’ils sont !… Mais vous ne pouvez… Non, cela serait déraisonnable… Il y aurait de la folie à se flatter de votre consentement… Il y en a même de ma part à le desirer… Mais comment un homme au désespoir serait-il prudent et circonspect ? Épargnez, épargnez-vous, s’écria l’ingénue Cécile, cette peine inutile. Ne craignez aucun vain scrupule de ma part. Vous ne savez pas encore de quoi il est question !… Toute généreuse que vous êtes, le sacrifice que j’ai à vous proposer… Expliquez-vous, lui dit-elle avec confiance, expliquez-vous, et comptez que vous l’obtiendrez. Je serai franche, et ne vous déguiserai rien ; je vous avouerai sincèrement, et sans la moindre réserve, qu’il n’est aucune proposition, aucun sacrifice, auquel je ne consente sur le champ, pourvu qu’il ait eu d’avance l’approbation de madame votre mère.

La reconnaissance de Delvile et ses remerciements d’une complaisance qu’elle n’avait pas encore témoignée à personne, et qu’elle n’avait pas même eue pour lui, le pénétra au point qu’il fut quelque temps sans pouvoir parler. C’était la première fois que la sincérité de Cécile ne fut point accompagnée de regrets, parce qu’elle ne se trouvait point en opposition avec son devoir. Comme il hésitait encore, elle lui présenta la main, en disant : que dois-je faire encore ? Faut-il vous offrir ce gage ? Il m’est plus cher que la vie ! s’écria-t-il, en le recevant avec transport ! mais hélas ! avec quel empressement vous le retirerez, quand les seules conditions auxquelles il m’est permis de le garder, sont que cette même main signe la renonciation à vos droits naturels et à votre héritage ! Cécile ne comprenant point ce qu’il voulait dire, se contenta de manifester sa surprise, et il continua.

Pourriez-vous en ma faveur vous résoudre à un pareil sacrifice ? Vous serait-il possible, pour obliger un homme auquel il est défendu de quitter son nom pour prendre le vôtre, de renoncer vous-même à la fortune de votre oncle, de consentir à accepter les avantages que la mienne me permet de vous faire, de renoncer entièrement et pour toujours à un revenu aussi considérable ?… et vous contentant seulement de dix mille livres que votre père vous a laissées, de me donner votre main ? comme si le doyen n’avait jamais existé, et que vous n’eussiez jamais hérité d’aucun autre bien.

Ce coup fut pour Cécile plus difficile à supporter que tous ceux dont elle avait jusqu’alors éprouvé les atteintes. La proposition de renoncer à l’héritage de son oncle, qui, quoique très-considérable, ne lui avait jusqu’à ce moment occasionné que des chagrins, n’avait rien de révoltant, et elle n’hésita pas un instant à y consentir ; mais en lui entendant parler de celui de son père, de cette fortune dont il ne restait plus le moindre vestige, elle fut saisie d’une subite horreur, devint pâle, trembla, et retira involontairement sa main.

Delvile, frappé de son effroi, en conclut que sa proposition lui avait déplu. Il attendit quelques minutes sa réponse avec autant d’inquiétude que d’impatience ; et voyant qu’elle continuait à garder le silence, il se leva, non moins agité qu’elle, et parcourut la salle à grands pas ; mais bientôt sa fierté venant à son secours : pardonnez-moi, mademoiselle, lui dit-il, une épreuve que nul mortel ne serait excusable d’oser tenter ; je me suis abandonné à un transport romanesque que votre raison condamne… J’éprouve la mortification que je mérite…

Vous ne savez donc pas, reprit Cécile d’une voix faible, qu’il m’est impossible de faire ce que vous exigez ? — Possible ou impossible, je présume que cela dépend de votre volonté. — Hélas ! non, cela ne dépend plus de moi… Ma fortune même a disparu. — Cela ne se peut, rien de moins vraisemblable, s’écria-t-il avec vivacité. — Oh, que n’en est-il autrement ! Votre père ne le sait que trop. — Mon père ! — Ne vous en a-t-il jamais parlé ? Ô fureur ! s’écria Delvile, quelle horrible confidence me faites-vous ? Et il s’éloigna encore, comme s’il craignait de l’entendre.

Cécile était trop révoltée pour l’obliger à écouter une explication qu’il paraissait ne pas desirer ; mais revenant sur le champ auprès d’elle, il lui dit : pour croire la chose, il fallait que votre bouche me l’assurât. — En aviez-vous donc déjà ouï parler ? Oh ! sans doute ; mais cela m’avait paru la calomnie la plus noire, et m’avait inspiré la plus vive indignation ; si tout autre que mon père l’avait débitée, il n’aurait pu se soustraire à mon ressentiment. — Hélas ! s’écria Cécile, le fait est certain, et je ne saurais le nier ; mais les circonstances dont on l’aura accompagné seront sans doute exagérées. Exagérées ! certainement, répartit-il ; on m’a assuré qu’on vous avait surprise cachée avec Belfield dans une chambre écartée : on m’a dit de plus que le bien de votre père était totalement dissipé, et que pendant votre minorité vous aviez fait des affaires avec des juifs. J’ai appris tout cela de mon père ; de tout autre je n’aurais pu écouter ce récit. Jusques-là, reprit-elle, il ne vous a rien dit qui ne fût très-vrai ; mais… Très-vrai, répéta Delvile en l’interrompant, et tout-à-fait hors de lui-même. Ô ! jamais donc la vérité n’a été si mal reçue. J’ai nié l’accusation, je n’en ai pas cru un seul mot. J’ai engagé mon honneur, et soutenu que toutes ces assertions étaient fausses. Généreux Delvile ! s’écria Cécile fondant en larmes, cette conduite est telle que je l’espérais de votre part. Je n’attendais pas moins de votre probité. Pourquoi miss Bererley pleure-t-elle ? dit-il, en se radoucissant et se rapprochant d’elle, et pourquoi a-t-elle cherché à m’alarmer ? Ces choses ont été présentées sous un faux jour ; daignez donc éclaircir un mystère dont l’obscurité me fait souffrir les plus rudes tourments.

Cécile alors lui raconta la manière dont elle avait eu recours au juif pour M. Harrel, et lui expliqua les raisons qui l’avaient forcée à se cacher chez madame Belfield pour que son père ne la vît pas. Delvile l’écouta avec la plus grande attention, tantôt admirant sa conduite, tantôt témoignant du ressentiment de la façon dont on en avait agi à son égard ; tantôt la plaignant des pertes qu’elle avait souffertes : mais, quoiqu’affecté différemment par les diverses parties de son récit, il en reçut pourtant la consolation qu’il desirait le plus, la conviction de son innocence.

Les louanges et les remerciements les plus sincères suivirent ces éclaircissements ; et pour satisfaire ensuite à sa prière, il lui apprit à son tour les diverses circonstances qui lui avaient fait obtenir la permission de lui rendre cette visite. Il avait d’abord pensé à voyager hors du royaume : mais la maladie de sa mère s’était opposée à ce dessein ; et n’étant point encore mieux aux approches de l’hiver, il avait remis son départ au printemps. Elle était résolue, si son état le lui permettait, d’aller passer quelque temps dans les provinces méridionales de la France, dont elle imaginait que le climat pourrait contribuer à la rétablir ; et alors il comptait l’y conduire. Mais pendant qu’il donnait ses soins à sa mère, le plan qu’il venait de lui proposer s’arrangeait dans sa tête ; il sentait qu’il serait plus heureux avec miss Beverley sans fortune, qu’avec le plus riche parti du royaume ; il connaissait sa modération, son peu de goût pour le faste et la dépense, et s’était flatté de l’amener à penser comme lui.

Lorsqu’il avait fait part de son projet à sa mère, elle avait admiré son désintéressement, et s’était affligée de la clause qui le lui rendait indispensable. Cependant l’estime qu’elle avait pour Cécile, le desir de voir son fils établi de son vivant, la crainte que le chagrin qu’il aurait de ne pouvoir s’unir à l’objet qu’il avait choisi, ne l’engageât à se vouer pour toujours au célibat ; toutes ces considérations, jointes au regret d’en avoir agi trop cruellement avec lui, concoururent à favoriser son dessein. Elle avait souvent protesté que si Cécile eût été sans aucune fortune, elle se serait moins opposée à cette alliance ; et que pour donner à son fis une femme d’un aussi grand mérite, elle n’aurait fait aucune attention à l’article de l’intérêt ; mais que celui de l’honneur de sa famille était invincible. Delvile la pria, dans cette occasion, de se rappeler ce qu’elle avait daigné lui dire à ce sujet. Elle, de son côté, toujours fidèle à ce qu’elle avait une fois avancé, assura qu’elle tiendrait sa promesse.

La tâche la plus difficile restait encore à faire ; il s’agissait de vaincre l’obstination de son père, par qui ou devant qui le nom de Cécile n’était jamais prononcé. M. Delvile imaginait que son honneur serait compromis, si son fils en manquait au point d’avoir besoin de nouveaux motifs pour renoncer à elle. Il garda donc en lui-même, pour s’en servir au besoin, les accusations qu’il croyait avoir droit de former à sa charge, comme une ressource dont il dédaignait de se prévaloir tant que la nécessité ne l’y forcerait pas. Mais, à cette nouvelle proposition de son fils, il ne put plus taire ce qu’il savait. Il traita Cécile de femme prodigue, qui négociait avec les juifs, assurant que depuis la mort de son oncle, elle n’avait cessé d’avoir des affaires avec eux. Il l’accusa des extravagances les plus révoltantes, et n’épargna pas même sa réputation ; il tira les conséquences les plus graves des visites qu’elle faisait depuis long-temps à Belfield, ainsi que de celle où il l’avait surprise lui-même, cachée avec ce jeune homme dans une chambre écartée, et il assura que la plus grande partie des sommes considérables qu’elle prenait constamment sur ses capitaux, était prodiguée sans aucun scrupule pour ce dangereux et méprisable jeune homme.

Delvile, sûr de l’innocence de celle qu’il aimait, ne craignit pas de soutenir que rien n’était plus faux, et demanda qui était l’auteur de ces calomnies. M. Delvile très-offensé, refusa de le nommer, mais consentit, d’un air triomphant, à l’épreuve qu’il se proposait, et lui promit fièrement qu’il cesserait de s’opposer à ce mariage, si les conditions qu’il comptait proposer à miss Beverley de renoncer à l’héritage de son oncle, et de représenter la fortune de son père ; étaient acceptées.

Que j’étais éloigné de croire, ajouta Delvile, que mon père fût si bien instruit de l’impossibilité où vous êtes de remplir cette dernière condition ! ses assertions étaient dénuées de preuves ; je les ai crues une suite de ses préjugés, et j’étais venu ici dans l’espérance de pouvoir le convaincre d’erreur. Ma mère aussi, qui vous a défendue avec chaleur, était persuadée qu’elles n’étaient fondées que sur de faux rapports, et que votre fortune était encore aussi entière que votre innocence. Qu’elle sera surprise en apprenant ce que j’ai à lui dire ! Qu’elle sera sensible aux pertes que Harrel vous a occasionnées ! Et quelle ne sera pas son affliction d’apprendre que votre excessive générosité ait donné lieu à des soupçons par lesquels on a osé noircir votre réputation !

J’ai été, reprit Cécile, trop facile et trop imprudente ; et cependant, dans toutes les occasions, je n’ai cru faire que ce que l’humanité et la pitié exigeaient de moi. J’ai pensé que ma fortune surpasserait toujours mes besoins, et j’ai regardé le manque d’argent comme un inconvénient auquel je ne risquais guères d’être exposée. Mon patrimoine me paraissait presque inutile puisque les revenus de mon oncle étaient par eux-mêmes assez considérables pour assurer ma félicité… Si j’avais prévu cet événement !… Auriez-vous donc alors prêté l’oreille à ma proposition romanesque ? — Ah ! Delvile, ne voyez-vous pas clairement qu’il m’aurait été impossible de balancer un instant à l’accepter ? — Eh bien, ô la plus généreuse des femmes, soyez encore à moi ! Par notre économie nous nous mettrons en état d’acquitter ce qui est dû sur vos terres ; et en vivant quelque temps dans le pays étranger, nous parviendrons à les liquider. Je continuerai à porter un nom que ma famille idolâtre, et ma gratitude pour tant de condescendance effacera de votre mémoire ce qu’elle vous aura fait perdre.

Cessez de me tenir ce langage, s’écria Cécile en se levant subitement : vos parents ne pourront jamais l’entendre, et je ne dois pas non plus l’écouter… Mes parents ! s’écria-t-il énergiquement, il n’est plus question d’eux ; mon père, en consentant que je vous fîsse une proposition à laquelle il savait qu’il vous était impossible d’accéder, m’a seulement donné la permission de vous insulter ; car, si, au lieu d’accusations graves et obscures, il m’avait instruit des motifs qui vous avaient portée à vous exposer aux pertes que vous avez souffertes, je vous aurais sincèrement épargné la peine et le chagrin que vous avez ressentis, lorsque j’en ai fait mention… Mais en donnant les mains à un projet impraticable, en se servant de mon ministère pour offenser une fille estimable, il m’a affranchi de son pouvoir par l’abus qu’il en a fait, et mon honneur doit m’être plus cher que l’obéissance à ses commandements. Cet honneur me lie à miss Beverley aussi inviolablement que mon penchant, et c’est à sa décision seule que je m’en remets pour la suite ; c’est à elle à ordonner de ma destinée. Eh bien ! cette décision, reprit Cécile, sera toujours subordonnée à celle de votre mère, à laquelle j’en appèle. Il est sûr que M. Delvile n’a pas agi aussi bien avec moi que j’aurais eu lieu de m’y attendre, et cette dernière condescendance affectée était une cruauté réfléchie. Quant à madame Delvile, elle mérite autant d’égards que de respects de ma part, et je n’écouterai rien qu’elle ne l’ait approuvé d’avance. Mais son approbation vous suffira-t-elle, et puis-je espérer, en l’obtenant, que vous ne me refuserez pas la vôtre ? — Quand je vous ai dit que je ne voulais rien écouter sans cette approbation, n’en devez-vous pas conclure qu’en l’obtenant vous n’aurez plus de refus à essuyer ? Il aurait desiré que son aveu eût été formel.

Cécile ne voulut pas en dire davantage, et ajouta assez gaiement qu’il n’était point encore autorisé par madame Delvile. Elle exigea qu’il partît tout de suite, et ne revînt que lorsque sa mère lui en aurait donné la permission. Quant à son père, elle le laissait suivre son penchant ; elle n’avait reçu de lui rien d’autre que fierté et incivilité, et déterminée à montrer publiquement son respect supérieur pour madame Delvile, à la décision et discrétion de laquelle elle était contente de se soumettre.

Ne voulez-vous pas, alors, de temps en temps, s’écria Delvile, nous permettre de nous concerter ?

Non, non, répondit-elle, ne le demandez pas, je ne vous ai jamais manqué de sincérité, jamais excepté pour des motifs ne pouvant être surmontés, réservée même pour un instant ; je vous ai dit que je mettrai tout entre les mains de madame Delvile, mais je ne veux pas risquer une deuxième fois ma paix intérieure par une action qui serait à son insu.

Delvile reconnaissant, la remercia de sa bonté, et promis de ne rien exiger de plus. Il lui obéi alors en prenant congé, désireux de mettre un terme à cette nouvelle incertitude, et suppliant seulement que ses bons vœux accompagnent son entreprise.

C’est ainsi que le repos dont Cécile commençait à jouir, fut troublé de nouveau ; le sentiment qu’elle avait crut éteint se réveilla avec l’espérance, et elle s’y livra plus que jamais.

Les soupçons qu’elle avait conçu contre M. Monckton lui revinrent à l’esprit ; mais ne pouvant s’assurer s’ils étaient fondés, et n’ayant aucun penchant à le croire, elle chercha à les dissiper. Combien elle déplora alors sa malheureuse liaison avec M. Harrel, dont la conduite à son égard, l’abus qu’il avait fait de sa générosité, avait des suite plus funestes qu’elle ne l’avait d’abord prévu dans un temps même où elle s’y exposait à regret !