Cécilia/9/6

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (6p. 200-212).



CHAPITRE VI.

Incertitude.


À peine Delvile était parti, que la pauvre Henriette, les yeux gros et rouges, ouvrit la porte de la salle, et demanda s’il lui était permis d’entrer. Cécile, qui aurait desiré d’être seule, ne voulut pourtant pas la renvoyer. Eh bien, mademoiselle, s’écria-t-elle en s’efforçant de sourire, n’ai-je pas deviné ? Quoi ! dit Cécile, ne voulant pas paraître comprendre ce qu’elle cherchait à lui faire entendre. — Ce qui devait arriver… Je suis sûre que vous comprenez ce que je veux dire. Cécile très-embarrassée, ne répondit rien ; elle était mortifiée des différentes circonstances qui l’avaient empêchée de s’ouvrir plus tôt à elle, et incertaine si, à cette époque, il y aurait plus de bonté que de cruauté à lui faire part de la négociation qui était sur le tapis. Si elle échouait, cette confidence devenait inutile ; si elle réussissait, il était toujours assez tôt d’apprendre à cette aimable fille un événement qui serait pour elle difficile à supporter.

Vous me trouverez trop franche et trop hardie, dit Henriette, d’oser vous faire une pareille question ; votre bonté a été poussée si loin, qu’elle a fort bien pu me mettre dans le cas de m’oublier ; et si cela m’est arrivé, je mérite que vous me renvoyiez à Londres. Non, ma chère Henriette, je ne saurais jamais vous trouver trop hardie. Je vous ai déjà dit tout ce que j’ai pu croire que vous entendriez avec plaisir et je ne vous ai caché que ce qui m’a paru devoir vous causer du chagrin. J’ai mérité, mademoiselle, reprit-elle avec vivacité qu’on m’en fît ; car je me suis conduite aussi sottement qu’un enfant. Je suis, je l’avoue, très-fâchée contre moi-même. À mon âge, j’aurais dû mieux savoir ce que je faisais… et être plus prudente. Vous devriez donc aussi être fâchée contre moi, ajouta Cécile qui cherchait à la tranquilliser, pour toute l’affection que je vous porte, puisque vous ne la devez qu’à votre franchise et à votre candeur.

Il est pourtant des moments où la franchise est déplacée ; à présent, mademoiselle, je viens uniquement ici pour vous prier de vouloir me dire quand cela aura lieu… Et ne croyez pas que ce soit pure curiosité de ma part, qui me porte à vous faire cette question. Non ; j’en ai réellement une forte raison — Qu’est-ce qui doit avoir lieu, ma chère Henriette ?… Votre imagination me paraît trop vive. Je vais, mademoiselle, vous dire la raison que j’ai. C’est que je me propose de retourner à la maison… fût-elle dix fois plus désagréable encore… précisément la veille, parce qu’après cela je ne me soucierais plus d’envisager ce monsieur… jamais, jamais !… Car je sais que quand les femmes sont une fois mariées, on ne doit plus rien leur confier. Ne craignez rien. Quelle que soit ma destinée, je ne serai jamais capable de trahir ma chère Henriette, ni de découvrir ses secrets à qui que ce soit. Puis-je, mademoiselle, vous faire encore une question ? — Certainement. — Pourquoi ceci n’a-t-il pas eu lieu plutôt ? — En vérité, s’écria Cécile très-déconcertée, je ne sais pas même qu’il doive actuellement avoir lieu. — Mais, ma chère demoiselle, qu’est-ce qui pourrait s’y opposer ? — Un million d’obstacles ; rien au monde n’est moins sûr. — Me voici tout aussi embarrassée que je l’aie jamais été ; j’ai ouï dire, il y a déjà bien du temps, et nous l’avons tous cru, que cela devait se faire ; et je n’y trouvais rien d’étonnant. Souvent j’ai pensé que rien n’était plus convenable. Ensuite nous avons appris qu’il n’était question de rien de pareil. Dès-lors j’ai été persuadée que ce n’était qu’une invention qui n’avait nulle réalité.

Je vois qu’il faut absolument ne vous rien déguiser, ma chère Henriette. Il y a déjà long-temps que je me trouve dans la situation du monde la plus étrange. Je ne sais pas moi-même à quoi je dois m’attendre : un jour a constamment détruit l’espoir de celui qui l’a précédé ; mon esprit agité, incertain, dans le plus grand désordre, a été et est encore peu susceptible de consolation et de repos. Ce que vous me dites, mademoiselle, me surprend extrêmement. Je vous ai cru tout-à-fait heureuse ; ce qu’il y a de sûr, c’est que vous méritez de l’être. J’imaginais que la félicité était votre récompense et votre partage. Que pourrait-il y avoir au monde, me disais-je en moi-même, qui empêchât une demoiselle aussi riche que miss Beverley, d’épouser sans le moindre obstacle un gentilhomme tout aussi opulent qu’elle ?

Cécile voyant qu’il n’était plus possible de lui rien cacher, pensa qu’elle devait une fois pour toutes lui ouvrir son cœur, et que cette preuve de confiance de sa part contribuerait peut-être à adoucir un peu son chagrin. Elle lui fit donc un aveu sincère de l’état de son ame, et de tout ce qui s’était passé. Henriette pleura amèrement à ce récit ; M. Delvile lui parut un monstre, et madame Delvile trop cruelle ; elle plaignit Cécile, et ne conçut pas qu’il pût y avoir quelqu’un au monde assez barbare pour causer la moindre peine au jeune Delvile. Elle la remercia de la confiance qu’elle lui témoignait ; Cécile profita de cette occasion, pour lui faire sentir combien il importait qu’elle s’efforçât de nouveau de recouvrer sa première indifférence. Henriette lui promit qu’elle y travaillerait, et dès-lors elle évita soigneusement de prononcer le nom de Delvile ; mais son accablement prouva clairement qu’elle avait été si touchée de sa méprise, que Cécile ne put s’empêcher d’en être étonnée. Malgré sa modestie, elle avait conçu les espérances les plus romanesques ; et quoiqu’elle se cachât à elle-même qu’elle en eût fondé aucune sur Delvile, elle ne laissait pas, sans le vouloir, de les conserver intérieurement. Cécile se fit une étude de la tranquilliser, et de lui inspirer du courage, l’incertitude dans laquelle elle se trouvait ne lui présentant pas pour le moment d’occupation plus intéressante.

M. Monckton, à qui rien de ce qui concerne Cécile ne pouvait être long-temps caché, fut bientôt informé de la visite de Delvile ; il se rendit promptement chez elle pour en apprendre le résultat. Quoiqu’elle n’eût plus en lui la même confiance qu’auparavant, elle n’avait pas la force d’éluder ses questions. Son mécontentement, en apprenant ce qui s’était passé fut bien différent de celui de la tendre Henriette ; et sa fureur, après une pareille épreuve, devint si forte, qu’il eut beaucoup de peine à l’empêcher d’éclater. Il n’épargna pas la famille Delvile dont il exagéra la fierté, et l’inconstance qu’elle témoignait à rejeter ou rechercher son alliance, suivant que cela lui convenait, et lui reprocha à elle-même sa patience. En prenant congé, il lui dit que, quelle que pût être sa résolution, il faisait les vœux les plus sincères pour sa félicité, et il se hâta de la quitter.

Cécile, affectée de sa vivacité, fut bien aise d’être délivrée de ses exhortations inutiles, et ne fut pas fâchée, dans son état d’incertitude, qu’il ne renouvelât pas sa visite. Elle ne vit, ni n’entendit parler de Delvile pendant une semaine entière, et n’augura rien de bon de cette espèce d’oubli. Elle reçut enfin par la poste la lettre suivante :


À Miss Beverley.
Le 2 avril 1780.

« Il faut que j’écrive sans apologie, car je n’oserais hasarder d’en faire ; sans préambule, ne sachant si vous me le permettriez, ni le titre que je vous donnerais.

» J’ai vécu dans l’agitation depuis que j’ai été forcé de vous quitter, et j’ignore encore quand cela finira.

» Le récit touchant de pertes que vous avez essuyées par votre générosité envers la famille Harrel, et les éclaircissements relativement aux calomnies auxquelles votre bonté pour celle de Belfield vous a exposée, ont été rendus avec toute la simplicité que j’ai crue propre à les exprimer. J’ai ensuite parlé de votre généreuse condescendance, en n’opposant d’autre objection à ce que je vous ai proposé, que l’impossibilité où vous vous trouviez d’en remplir les conditions ; et j’ai instruit ma mère du pouvoir que vous lui donniez. J’ai fini par lui apprendre mon nouveau projet, lui déclarant solemnellement que, quelle que fût sa décision, je me croyais lié par la noblesse de votre procédé, comme par l’engagement le plus sacré. Telle est ma façon de penser : elle est invariable, et il n’y a plus que vous seule qui puissiez m’empêcher d’aller le jurer à vos pieds.

» Je ne veux point vous parler de la réponse de mon père ; je souhaiterais pouvoir l’oublier : ses préjugés sont invincibles, et sa volonté immuable. Je ne sais qui est celui qui a pu lui inspirer un éloignement aussi déplacé ; je cherche vainement à le découvrir, il refuse de me l’apprendre ; son ressentiment et son injustice ont quelque chose pour moi de mystérieux et d’incompréhensible.

» Ma mère a été très-flattée de votre confiance. Elle n’a cessé de faire votre éloge ; elle prétend qu’on aurait peine à trouver une femme qui vous ressemblât, et qu’on ne rencontrerait jamais un pareil exemple de constance. Son fils aurait l’ame basse et intéressée, si après une preuve d’affection aussi rare, il consentait à vivre sans elle. Ô que la décision sortie d’une bouche si respectable m’a tout à la fois encouragé, ravi, et inspiré la plus vive reconnaissance !

» Le déplaisir de mon père à cette déclaration a été extrême. Ses accusations, toujours aussi peu vraisemblables qu’injurieuses, me sont devenues insupportables. Il niait que l’argent que vous avez emprunté eût été pour Harrel ; il n’a point voulu croire que vos visites chez madame Belfield fussent pour Henriette. La passion a non-seulement pris la place de l’équité, elle a encore offusqué sa raison ; et je suis promptement sorti de chez lui, afin de ne pas écouter des imputations qu’il me défendait de réfuter.

» Je n’ai cependant pas laissé votre cause sans défense ; ma mère l’a soutenue avec toute la vivacité que mérite votre innocence, et avec toute la confiance due à une vertu si semblable à la sienne ; mais après une longue et inutile contestation, ils se sont quittés fort irrités, en protestant de ne plus se trouver ensemble.

» Cette résolution m’a si fort affligé, qu’oubliant mon ressentiment contre mon père, j’ai mis tout en usage pour les réconcilier, et n’ai pu y réussir. Ma tendre mère en a été la victime : cette dispute lui a causé une crise plus alarmante que les précédentes.

» Le seul espoir de guérison qui lui reste est fondé sur le voyage qu’elle se propose d’entreprendre. Le docteur Lyster lui a conseillé de passer par Londres, et d’y consulter, avant son départ, quelques habiles médecins. Nous sommes actuellement en route pour nous y rendre.

» C’est sous le bon plaisir de ma mère que je vous apprends quelle est ma situation ; pardonnez, ma généreuse amie, si je n’ai pas attendu que j’eusse des choses moins équivoques à vous dire. Je n’ai pu engager mes parents à se voir, ni savoir de mon père quel est le vil calomniateur qui vous a noircie dans son esprit.

» Je n’ai malheureusement rien de plus à ajouter, et je ne saurais décider si des informations telles que celles-ci, ou une certitude absolue, seraient plus ou moins pénibles. Si ma mère supporte passablement bien la fatigue de la route, il me restera encore un effort à faire, dont le succès ou l’inutilité seront tout de suite communiqués à miss Beverley par son éternellement dévoué, quoique très-désespéré ».

Mortimer Delvile.


Cette lettre ne satisfit point Cécile : la colère implacable de M. Delvile la révoltait ; mais il était encore plus affligeant pour elle qu’il continuât à noircir sa réputation. Cependant les louanges de la mère, et la fermeté généreuse avec laquelle elle l’avait défendue, jointe à la confiance invariable que Delvile conservait en son innocence, adoucissaient en quelque sorte son chagrin. Ce qu’il disait du vil calomniateur lui rappela encore M. Monckton ; et tout son éloignement à le croire capable d’une pareille trahison, ne put parvenir à dissiper ses soupçons. Elle redoutait trop la vivacité de Delvile pour les lui confier ; elle résolut de garder pour elle seule des doutes qu’elle ne pouvait faire paraître sans péril.