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César Cascabel/Deuxième partie/Chapitre X

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Hetzel et Cie (p. 353-371).

X

du fleuve obi aux monts ourals


L’Obi, puissant fleuve, alimenté par les eaux de l’Oural à l’ouest, et d’abondants tributaires à l’est, se déroule sur une longueur de quatre mille cinq cents kilomètres, et son bassin ne comprend pas moins de trois cent trente millions d’hectares.

Géographiquement, l’Obi aurait pu servir de limites naturelles entre l’Asie et l’Europe, si les monts Oural ne se fussent élevés un peu à l’orient de son cours. À partir du soixantième degré de latitude, le fleuve et la montagne se développent presque parallèlement. Et, tandis que l’Obi va se jeter dans le vaste golfe de ce nom, l’Oural plonge ses dernières ramifications aux profondeurs de la mer de Kara.

M. Serge et ses compagnons, arrêtés près de sa rive droite, observaient le cours du fleuve, d’où émergent de nombreux îlots, largement ombragés de saules. Au pied des berges, les plantes aquatiques balançaient leurs lames acérées, empanachées de fleurs fraîches. En amont et en aval, quantité d’embarcations parcouraient ces eaux limpides et fraîches, purifiées par leur passage à travers le filtre des montagnes qui leur ont donné naissance.

Le service de la batellerie étant régulièrement organisé, la Belle-Roulotte put aisément atteindre sur sa rive gauche la bourgade de Mouji.

Cette bourgade, à vrai dire, n’est qu’un village, et ne présentait aucun danger pour la sécurité du comte Narkine, puisqu’elle ne servait pas de poste militaire. Cependant, il convenait de se mettre en règle, puisqu’on était à la veille d’atteindre la base de l’Oural, et que l’administration russe exige l’exhibition des papiers de tout voyageur venant du dehors. Aussi M. Cascabel résolut-il de faire régulariser les siens par le maire de Mouji. Cela fait, M. Serge, étant compris dans le personnel de sa troupe, parviendrait à franchir la frontière de l’empire moscovite, sans éveiller les soupçons de la police.

Pourquoi fallait-il qu’un déplorable hasard eut compromis ce plan d’une exécution si facile ? Pourquoi Ortik et Kirschef étaient-ils là, décidés à le faire échouer ? Pourquoi allaient-ils diriger la Belle-Roulotte par les plus dangereuses passes de l’Oural, où ils ne tarderaient pas à se retrouver avec des bandes de malfaiteurs, leurs anciens complices ?

Mais M. Cascabel, ne pouvant ni prévoir ce dénouement ni rien faire pour l’empêcher, ne cessait de s’applaudir d’avoir mené à bonne fin sa téméraire entreprise. Maintenant qu’ils avaient franchi tout l’Ouest-Amérique, toute l’Asie septentrionale, il n’était plus qu’à une centaine de lieues des frontières de l’Europe ! Sa femme, ses enfants, en parfaite santé, ne ressentaient rien des fatigues de ce long itinéraire. Si M. Cascabel avait vu son énergie faiblir, lors de la catastrophe du détroit de Behring et pendant la dérive sur la mer Glaciale, du moins avait-il su échapper à ces imbéciles des îles Liakhoff, qui avaient mis la Belle-Roulotte à même de continuer son voyage dans les régions du continent.

« Décidément, Dieu fait d’ordinaire bien ce qu’il fait ! » répétait-il volontiers.

M. Serge et ses compagnons avaient résolu de séjourner vingt-quatre heures à ce village de Mouji, où les habitants leur firent un excellent accueil.

Cependant M. Cascabel reçut la visite du gorodintschy, — le maire de l’endroit. Ce personnage, quelque peu méfiant à l’égard des étrangers, regarda comme un devoir d’interroger le chef de la famille. Celui-ci n’hésita pas à lui présenter ses papiers, où M. Serge était porté comme l’un des artistes de la troupe foraine.

De voir l’un de ses compatriotes au milieu de saltimbanques français, cela ne laissa pas de surprendre l’honorable fonctionnaire, à qui il n’avait pu échapper que M. Serge était d’origine moscovite. Il en fit l’observation.

Mais M. Cascabel lui fit alors remarquer que, s’il y avait un Russe parmi eux, il avait aussi un Américain en la personne de Clou-de-Girofle, et une Indienne en la personne de Kayette. Il ne s’inquiétait que du talent des artistes, jamais de leur nationalité. Il ajouta que ces artistes seraient trop heureux si « monsieur le maire — jamais César Cascabel n’aurait pu prononcer le mot gorodintschy —, si monsieur le maire voulait leur permettre de travailler en sa présence ! »

Voilà qui fit un extrême plaisir audit maire, lequel accepta la proposition de M. Cascabel et lui promit de viser ses papiers après la représentation.

Quant à Ortik et Kirschef, ayant été désignés comme deux naufragés russes en cours de rapatriement, il n’y eut aucune difficulté à leur égard.

Il s’ensuit donc que, le soir même, toute la troupe se rendit à la demeure du gorodintschy.

C’était une assez vaste maison, peinte d’un beau ton jaune, en souvenir d’Alexandre Ier, qui affectionnait cette couleur. Aux murs du salon était suspendue une image de la Vierge, accompagnée des portraits de quelques saints moscovites, ayant fort bon air dans leur cadre d’étoffe argentée. Des bancs et escabeaux servaient de siège au maire, à sa femme et à ses trois filles. Une demi-douzaine de notables avaient été invités à partager les plaisirs de cette soirée, tandis que les simples contribuables de Mouji, pressés autour de la maison, se contentaient de regarder par les fenêtres.

La famille Cascabel fut reçue avec beaucoup d’égards. Elle commença ses exercices, et on ne s’aperçut pas trop qu’ils eussent été négligés depuis quelques semaines. Les dislocations du jeune Sandre furent très appréciées, et aussi la grâce de Napoléone, qui, n’ayant point une corde raide à sa disposition, se contenta d’exécuter un pas de circonstance. Dans le jeu des bouteilles, des assiettes, des anneaux et des boules, Jean émerveilla toute l’assistance. Après quoi, M. Cascabel, dans son travail de force, se montra digne mari de Cornélia, qui obtint un véritable succès en portant deux notables à bras tendu.

Quant à M. Serge, il s’acquitta très adroitement de quelques tours de cartes et d’escamotage que son habile professeur lui avait appris, — non sans raison, on le voit. Aucun doute dès lors ne pouvait naître dans l’esprit du maire sur la réalité de l’engagement de ce Russe dans la troupe foraine.

Des confitures, des gâteaux aux raisins de Corinthe, du thé excellent, furent ensuite servis à la ronde. Puis, la soirée ayant pris fin, le gorodintschy visa sans hésitation les papiers que lui présenta M. Cascabel. La Belle-Roulotte était maintenant en règle vis-à-vis des autorités moscovites.

Il faut noter aussi que ce maire, qui jouissait d’une certaine aisance, crut devoir offrir à M. Cascabel une vingtaine de roubles pour le prix de sa représentation.

M. Cascabel eut d’abord l’idée de refuser cette rémunération ; mais, de la part d’un directeur de troupe ambulante, cela aurait peut-être eu lieu de surprendre.

« Vingt roubles, c’est vingt roubles, après tout ! » se dit-il.

Et, non sans s’être confondu en remerciements, il empocha sa recette.

La journée du lendemain fut consacrée au repos. Il y avait quelques acquisitions à faire, farine, riz, beurre et boissons diverses, que Cornélia put se procurer à des prix modérés. Quant à l’approvisionnement de conserves, il ne fallait pas songer à le renouveler dans ce village ; mais le gibier ne devait pas manquer entre le cours de l’Obi et la frontière d’Europe.

Avant midi, ces emplettes étaient terminées. L’heure venue, on dîna assez joyeusement, bien que Jean et Kayette eussent le cœur serré. Ne voyaient-ils pas s’approcher le moment de la séparation ?…

En effet, que ferait M. Serge, quand il aurait revu le prince Narkine, son père ? Ne pouvant rester en Russie, repartirait-il pour l’Amérique, ou resterait-il en Europe ? On le comprend, cela ne laissait pas de préoccuper M. Cascabel. Il aurait voulu savoir à quoi s’en tenir à ce sujet. Aussi, ce jour-là, après le dîner, prit-il le parti de demander à M. Serge s’il lui conviendrait de « venir faire un tour » aux environs du village. M. Serge, voyant que M. Cascabel désirait lui parler en secret, s’empressa d’accepter.

Quant aux deux matelots, ils prirent congé de la famille, non sans avoir annoncé leur intention d’achever cette journée dans une des tavernes de Mouji.

M. Serge et M. Cascabel quittèrent donc la Belle-Roulotte, firent quelques centaines de pas, et vinrent s’asseoir à la lisière d’un petit bois en dehors du village.

« Monsieur Serge, dit alors M. Cascabel, si je vous ai prié de m’accompagner, c’est que je voulais me trouver seul avec vous… Je désire vous parler de votre situation…

— De ma situation, mon ami ?

— Oui, monsieur Serge, ou plutôt de ce à quoi elle vous obligera lorsque vous serez en Russie !…

— En Russie ?…

— Je ne me trompe point, n’est-il pas vrai, en disant que nous aurons franchi l’Oural dans une dizaine de jours, et que, huit jours plus tard, nous serons arrivés à Perm ?

— Cela me paraît probable, si aucun obstacle ne nous arrête, répondit M. Serge.

— Des obstacles !… Il n’y aura pas d’obstacles !… reprit M. Cascabel. Vous passerez la frontière sans l’ombre d’une difficulté ! Nos papiers sont en règle, vous faites partie de ma troupe, et personne ne pourrait imaginer que l’un de mes artistes est le comte Narkine !…

« Il y va de votre vie… » (Page 360.)

— En effet, mon ami, puisque Mme Cascabel et vous étiez seuls à connaître ce secret et qu’il a été gardé…

— Autant que si, ma femme et moi, nous l’avions emporté dans la tombe ! répondit M. Cascabel avec beaucoup de dignité. Et maintenant, monsieur Serge, serais-je indiscret en vous demandant ce que vous comptez faire, lorsque la Belle-Roulotte aura fait halte à Perm…

« Alerte ! » s’écria Jean (Page 364.)

— Je me hâterai d’aller au château de Walska pour revoir mon père ! répondit M. Serge. Ce sera une grande joie pour lui, une joie bien inattendue, car voilà treize mois que je n’ai reçu de ses nouvelles, treize mois que je n’ai pu lui écrire, et que doit-il en penser ?…

— Avez-vous l’intention de prolonger votre séjour au château du prince Narkine ?

— Cela dépendra de circonstances que je ne saurais prévoir. Si ma présence est soupçonnée, peut-être serais-je forcé de quitter mon père !… Et pourtant… à son âge…

— Monsieur Serge, répondit M. Cascabel, je n’ai point de conseils à vous donner… Mieux que personne vous savez comment vous devez agir… Mais je vous ferai observer que vous serez exposé à des dangers très sérieux, si vous restez en Russie !… Que vous soyez découvert, et il y va de votre vie…

— Je le sais, mon ami, comme je sais aussi que vous serez très menacés, vous et les vôtres, si la police apprenait que vous avez facilité ma rentrée sur le territoire moscovite !

— Oh !… nous !… Ça ne compte pas !…

— Si, mon cher Cascabel, et jamais je n’oublierai ce que votre famille a accompli pour moi…

— Bien !… bien !… monsieur Serge !… Nous ne sommes pas venus ici pour échanger de belles phrases ! Voyons ! Il faut s’entendre sur la résolution que vous comptez prendre à Perm…

— Rien de plus simple, répondit M. Serge. Puisque j’appartiens à votre troupe, je resterai avec vous de manière à ne point provoquer les soupçons.

— Mais le prince Narkine ?…

— Le château de Walska n’est qu’à six verstes de la ville, et, chaque soir, après la représentation, il me sera facile de m’y rendre sans être vu. Nos domestiques se feraient tuer plutôt que de trahir ou de compromettre leur maître. Je pourrai donc passer quelques heures près de mon père, et revenir à Perm avant le jour.

— À merveille, monsieur Serge, et tant que nous serons à Perm, les choses marcheront toutes seules, je l’espère ! Mais, lorsque la foire sera terminée, lorsque la Belle-Roulotte repartira pour Nijni, puis pour la France… »

Évidemment, c’était le point délicat. A quoi se déciderait le comte Narkine, lorsque la famille Cascabel aurait quitté Perm’ ?… Se cacherait-il au château de Walska ?… Resterait-il en Russie, au risque d’être découvert ?… La question de M. Cascabel était précise.

« Mon ami, lui répondit M. Serge, je me suis souvent demandé : Que ferai-je ?… Je n’en sais rien, c’est tout ce que je puis vous dire ! Ma conduite sera dictée par les circonstances…

— Voyons, reprit M. Cascabel, à supposer que vous soyez contraint de quitter le château de Walska, à supposer que vous ne puissiez demeurer en Russie, où votre liberté, votre existence même seraient menacées… je vous demanderai, monsieur Serge, si vous songeriez à retourner en Amérique…

— Je n’ai formé aucun projet à cet égard, répondit le comte Narkine.

— Eh bien, monsieur Serge — pardonnez-moi si j’insiste —, pourquoi ne viendriez-vous pas en France avec nous ?… En continuant de figurer dans ma troupe, vous pourriez sans danger atteindre la frontière russe occidentale !… Est-ce que ce ne serait pas le parti le plus sûr ?… Et puis, nous vous garderions quelque temps encore… et avec vous, notre chère petite Kayette… Oh ! non pour vous l’enlever !… Elle est… elle restera votre fille adoptive, et cela vaut un peu mieux que d’être la sœur de Jean, de Sandre et de Napoléone, les enfants d’un saltimbanque !

— Mon ami, répondit M. Serge, ne parlons pas de ce que nous réserve l’avenir. Qui sait s’il ne nous donnera pas satisfaction à tous ?… Occupons-nous du présent, c’est l’essentiel… Ce que je puis vous affirmer — mais n’en parlez à personne encore —, c’est que, s’il me fallait quitter la Russie, je serais très heureux de me retirer en France, en attendant que quelque évènement politique vînt modifier ma situation… Et, puisque vous retournez dans votre pays…

— Bravo !… Nous y retournerons ensemble ! » répliqua M. Cascabel.

Il avait pris la main de M. Serge, il la pressait, il la serrait, comme s’il eût voulu la river à la sienne.

Il rentrèrent ensemble au campement, où les deux matelots ne revinrent que le lendemain.

L’attelage partit dès les premières heures du jour, et se dirigea à peu près vers l’ouest.

Pendant les journées qui suivirent, la chaleur fut extrêmement forte. On sentait déjà les premières ondulations de la chaîne de l’Oural, et, sur ce sol montant, les rennes éprouvaient de grandes fatigues, car la température les accablait. Peut-être eût-il mieux valu les remplacer par des chevaux ; mais M. Cascabel, on le sait, était féru de cette idée de faire une triomphale entrée à Perm, avec une voiture à vingt rennes.

Le 28 juin, après un parcours de soixante-dix lieues depuis le cours de l’Obi, la Belle-Roulotte atteignit la petite bourgade de Verniky. Là, exhibition obligatoire des papiers — formalité qui ne donna lieu à aucune observation. Puis, la voiture reprit sa direction vers la chaîne de l’Oural, qui dressait à l’horizon les sommets du Telpœs et du Nintchour, élevés à seize cents mètres. On n’allait pas très vite, et pourtant il n’y avait plus de temps à perdre, si la petite troupe voulait arriver à Perm au moment où la foire serait dans tout son éclat.

Du reste, en prévision des représentations qu’il comptait y donner, M. Cascabel exigeait maintenant que chacun « répétât » ses exercices. Il y avait à garder intacte la réputation des acrobates, gymnastes, équilibristes et clowns français en général, et de la famille Cascabel en particulier. Aussi obligeait-il ses artistes à s’entraîner pendant les haltes du soir. Il n’était pas jusqu’à M. Serge qui ne travaillât à se perfectionner dans les tours de cartes et d’escamotage, pour lesquels il montrait de réelles dispositions.

« Quel forain vous auriez fait ! » ne cessait de lui répéter son professeur.

Le 3 juillet, la Belle-Roulotte vint camper au centre d’une clairière, encadrée de bouleaux, de pins, de mélèzes, que dominaient les cimes alpestres de l’Oural.

C’était le lendemain que les voyageurs, guidés par Ortik et Kirschef, commenceraient à s’engager à travers l’une des passes de la chaîne, et ils prévoyaient, sinon de sérieuses fatigues, du moins de rudes étapes, tant que le plus haut point du col ne serait pas atteint.

Comme cette partie de la frontière, ordinairement fréquentée par les contrebandiers ou les déserteurs, n’était pas très sûre, il y aurait lieu de se tenir sur la défensive, et quelques mesures durent être prises à ce propos.

Pendant la soirée, la conversation porta sur les difficultés que pouvait présenter la traversée de l’Oural. Ortik assura que la passe indiquée par lui — dite passe de la Petchora — était une des plus praticables de la chaîne. Il la connaissait pour l’avoir déjà franchie, lorsque Kirschef et lui s’étaient rendus d’Arkhangelsk à la mer Arctique pour y rejoindre le Vremia.

Tandis que M. Serge et Ortik s’entretenaient de ces choses, Cornélia, Napoléone et Kayette s’occupaient du souper. Un bon quartier de daim rôtissait devant un feu allumé sous les arbres, à l’entrée de la clairière, et une tarte au riz se nuançait de teintes dorées sur une plaque en contact avec des charbons ardents.

« J’espère que, ce soir, on ne se plaindra pas du menu ! dit l’excellente ménagère.

— À moins que le rôti et le gâteau ne brûlent ! fit, bien entendu, observer Clou-de-Girofle.

— Et pourquoi brûleraient-ils, monsieur Clou, riposta Cornélia, si vous avez soin de tourner la broche de l’un et de remuer la plaque de l’autre ! »

Et, dûment averti, Clou s’installa au poste de confiance qui lui était assigné. Tandis que Wagram et Marengo rôdaient autour du foyer, John Bull se pourléchait en attendant sa part de cet excellent souper.

Le moment venu, on se mit à table, et il n’y eut que des éloges à faire de ce repas. Cornélia et son aide les reçurent avec une vive satisfaction.

À l’heure de se coucher, comme la température était encore élevée, M. Serge, César Cascabel et des deux fils, Clou et les deux matelots voulurent se contenter du lit que la clairière leur offrait à l’abri des arbres. Dans ces conditions, d’ailleurs, la surveillance serait plus facile.

Il n’y eut donc que Cornélia, Kayette et Napoléone, qui regagnèrent leurs couchettes à l’intérieur de la Belle-Roulotte.

Avec le crépuscule de juillet, dont la durée se prolonge indéfiniment sous ce soixante-sixième parallèle, il était plus de onze heures, lorsque la nuit fut à peu près close — une nuit sans lune, semée d’étoiles noyées dans les vapeurs des hautes zones.

Étendus sur l’herbe, et enveloppés chacun d’une couverture, M. Serge et ses compagnons sentaient déjà leurs paupières appesanties par le premier sommeil, lorsque les deux chiens commencèrent à donner divers signes d’agitation. Ils dressaient le museau, ils faisaient entendre de sourds grognements qui marquaient une extrême inquiétude.

Jean se redressa le premier et jeta un regard autour de la clairière.

Le foyer se mourait, et une profonde obscurité régnait sous l’épais massif des arbres. Jean regarda plus attentivement, et crut voir des points mobiles, qui brillaient comme des braises. Wagram et Marengo aboyaient avec violence.

« Alerte ! s’écria Jean, en se relevant d’un bond, alerte ! »

En un instant, les dormeurs furent sur pied.

« Qu’y a-t-il ?… demanda M. Cascabel.

— Vois… là… père ! répondit Jean, en montrant les points lumineux, maintenant immobilisés dans l’ombre du taillis.

— Et qu’est-ce donc ?…

— Des yeux de loups !

— Oui !… des loups !… répondit Ortik.

— Et même toute une bande ! ajouta M. Serge.

— Diable ! » fit M. Cascabel.

Diable ! était sans doute insuffisant pour exprimer la gravité de la situation. Peut-être les loups étaient-ils là par centaines, réunis autour de la clairière, et ces carnassiers deviennent extrêmement redoutables lorsqu’ils sont en grand nombre.

En ce moment, Cornélia, Kayette et Napoléone apparurent à la porte de la Belle-Roulotte.

« Eh bien, père ?… demanda la fillette.

— Ce n’est rien, répondit M. Cascabel. De simples loups, qui se promènent à la belle étoile !… Restez dans vos chambres, et passez-nous  nos armes pour les tenir en respect ! »

Un instant après, fusils et revolvers étaient entre les mains de M. Serge et de ses compagnons.

« Rappelez les chiens ! » dit-il.

Wagram et Marengo, qui rôdaient sur la lisière du bois, revinrent à la voix de Jean, en proie à une fureur qu’il n’eût pas été facile de contenir.

Une décharge générale fut faite alors dans la direction des points lumineux, et d’effroyables hurlements indiquèrent que la plupart des coups avaient porté.

Mais il fallait que le nombre des loups fût considérable, car le cercle se resserra, et une cinquantaine de ces animaux envahirent la clairière.

« À la Roulotte !… À la Roulotte !… cria M. Serge. Nous allons être assaillis !… C’est là seulement que nous pourrons nous défendre.

— Et les rennes ?… dit Jean.

— Nous ne pouvons rien pour les sauver ? »

Il était trop tard, en effet. Déjà quelques-unes des bêtes de l’attelage avaient été égorgées, tandis que les autres, après avoir brisé leurs entraves, s’étaient enfuies à travers les profondeurs des bois.

Sur l’ordre de M. Serge, tous rentrèrent dans la voiture avec les deux chiens, et la porte de l’avant-train fut refermée.

Il était temps ! Au milieu des lueurs du crépuscule, on put voir les loups bondir autour de la Belle-Roulotte et sauter jusqu’à la hauteur de ses fenêtres.

« Que deviendrons-nous sans attelage ?… ne put s’empêcher de dire Cornélia.

— Commençons par nous débarrasser de cette bande ! répondit M. Serge.

— Nous en viendrons à bout, que diable ! s’écria M. Cascabel.

Rien n’arrêtait la rage de ces fauves. (Page 367.)

— Oui, à moins qu’ils ne soient trop nombreux ! répliqua Ortik.

— Et si les munitions ne viennent pas à nous manquer ! ajouta Kirschef.

— En attendant, feu ! » cria M. Serge.

Et alors, par les fenêtres entrouvertes, les fusils et les revolvers commencèrent l’œuvre de destruction. À la lueur des détonations, qui éclataient sur les deux flancs et l’arrière de la voiture, on
Les loups épouvantés fuyaient… (Page 370.)

apercevait déjà une vingtaine de loups, frappés mortellement ou grièvement blessés, qui jonchaient le sol.

Mais rien n’arrêtait la rage de ces fauves, et il ne semblait pas que leur nombre fût diminué. Plusieurs centaines remplissaient maintenant la clairière, agitée de silhouettes mouvantes.

Il y en avait qui se glissaient sous la voiture et essayaient d’en briser les panneaux avec leurs griffes. D’autres, après avoir sauté sur la banquette de l’avant-train, menaçaient de défoncer la porte, qu’il fallut barricader solidement. Quelques-uns même couraient sur la galerie supérieure, se penchaient jusqu’aux fenêtres, les frappaient à coups de pattes, ne disparaissaient que lorsqu’une balle les rejetait à terre.

Napoléone, très effrayée, poussait des cris. La « peur du loup », si intense chez les enfants, n’était alors que trop justifiée. Kayette, qui n’avait rien perdu de son sang-froid, essayait en vain de calmer la petite fille. Il faut dire aussi que Mme Cascabel n’était pas rassurée sur l’issue de la lutte.

En effet, si cela se prolongeait, la situation deviendrait de plus en plus périlleuse. Comment la Belle-Roulotte pourrait-elle résister à l’assaut de ces innombrables loups ?… Et, si elle était renversée, n’était-ce pas l’égorgement inévitable de tous ceux qui y avaient cherché refuge ?

Or, l’affaire durait depuis une demi-heure environ, lorsque Kirschef s’écria :

« Les munitions vont manquer ! »

Une vingtaine de cartouches, voilà tout ce qui restait pour le fonctionnement des fusils et des revolvers.

« Ne tirons plus qu’à coup sûr ! » dit M. Cascabel.

À coup sûr ?… Mais tous les coups ne portaient-ils pas au milieu de cette masse d’assaillants ? Seulement, les loups étaient plus nombreux que les balles ; ils se renouvelaient sans cesse, tandis que les armes à feu allaient être réduites à se taire !… Que devenir ?… Attendre le jour ?… Et si le jour ne mettait pas la bande en fuite ?…

C’est alors que M. Cascabel brandissant son revolver qui allait devenir inutile, s’écria :

« J’ai une idée !

— Une idée ?… répondit M. Serge.

— Oui !… et une bonne !… Il s’agit tout simplement de prendre un ou deux de ces coquins-là !

— Et comment ?… demanda Cornélia.

— Nous allons entrouvrir la porte avec précaution, et nous saisirons les deux premiers qui chercheront à s’introduire dans le compartiment…

— Y pensez-vous, Cascabel ?

— Que risquons-nous, monsieur Serge ? Quelques morsures ?… Peuh ! j’aime mieux être mordu qu’étranglé !

— Soit !… Faisons, mais faisons vite ! » répondit M. Serge, sans trop savoir où M. Cascabel voulait en venir.

Celui-ci, suivi d’Ortik, de Clou et de Kirschef, vint se placer dans le premier compartiment, tandis que Jean et Sandre retenaient les deux chiens au fond du dernier, où les femmes avaient eu ordre de se tenir.

Les meubles qui barraient la porte furent enlevés, et M. Cascabel l’entrouvrit de manière à pouvoir la refermer rapidement.

En ce moment, une douzaine de loups, accrochés à la banquette, cramponnés aux deux marchepieds, s’acharnaient contre l’avant de la voiture.

Dès que la porte eut été quelque peu entrebâillée, un des loups se précipita à l’intérieur et elle fut aussitôt refermée par Kirschef. M. Cascabel, aidé d’Ortik, se jeta sur l’animal et parvint à lui envelopper la tête d’un morceau de toile dont il s’était muni et qui fortement attaché à son cou.

La porte se rouvrit de nouveau… Un second loup s’introduisit et subit le même traitement que le premier. Ce n’était pas sans peine que Clou, Ortik et Kirschef maintenaient ces bêtes vigoureuses et rageantes.

« Surtout, ne les tuez pas, recommandait M. Cascabel, et tenez-les bien ! »

Ne pas les tuer ?… Et qu’en voulait-il donc faire ?… Les engager dans sa troupe pour la foire de Perm ?…

Ce qu’il en voulait faire, ce qu’il en fit, ses compagnons ne tardèrent pas à le savoir.

En effet, une flamme venait d’éclairer le compartiment, qui retentit de hurlements et de cris de douleur. Puis, la porte ayant été réouverte, fut refermée, après que les deux loups eurent été poussés dehors.

Quel effet produisit leur apparition au milieu de la bande ! On en put d’autant mieux juger, que la clairière s’emplissait de lueurs mouvantes.

Les deux loups avaient été arrosés de pétrole, auquel M. Cascabel avait mis le feu, et c’est dans cet état qu’ils se débattaient au milieu des assaillants.

Eh bien ! elle était fameuse, l’idée de M. Cascabel, comme toutes celles qu’enfantait le cerveau de cet homme prodigieux. Les loups, épouvantés, détalaient devant les deux bêtes en flamme. Et quels rugissements ils poussaient — bien autrement effroyables que ceux qui avaient été entendus depuis le début de l’attaque ! En vain, les deux pétrolés, aveuglés par leur capuchon de toile, cherchaient-ils à éteindre leur fourrure flambante ! En vain se roulaient-ils à terre et bondissaient-ils au milieu des autres fauves, ils brûlaient toujours !

Finalement, la bande entière, prise de panique, dégagea les abords de la Belle-Roulotte, évacua la clairière, et disparut à travers les profondeurs du bois.

Les hurlements ne tardèrent pas à décroître, et le silence se fit autour du campement.

Par prudence, M. Serge recommanda d’attendre les premières lueurs du jour, avant d’aller opérer une reconnaissance aux environs de la Belle-Roulotte. Mais ses compagnons et lui n’avaient plus à craindre une nouvelle agression. L’ennemi s’était dispersé… Il fuyait à toutes jambes !

« Ah !… César !… s’écria Cornélia, en se jetant dans les bras de son mari.

— Ah ! mon ami !… dit M. Serge.

— Ah ! père !… s’écrièrent les enfants.

— Ah ! monsieur patron !… gémit Clou.

— Eh bien !… quoi ?… Qu’est-ce qui vous prend ?… répondit tranquillement M. Cascabel. Si on n’était pas plus malin que des bêtes, ce ne serait pas la peine d’être homme ! »