César Cascabel/Deuxième partie/Chapitre XI

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Hetzel et Cie (p. 371-385).

XI

les monts ourals


La chaîne de l’Oural mérite d’attirer la visite des touristes autant, à tout le moins, que les Pyrénées et les Alpes. En tartare, le mot « oural » signifie « ceinture », et c’est bien une ceinture qui se développe depuis la mer Caspienne jusqu’à la mer Arctique, sur deux mille neuf cents kilomètres de longueur — une ceinture, ornée de pierre précieuses, enrichie de métaux fins, or, argent, platine —, une ceinture qui serre le vieux continent à la taille entre les limites de l’Asie et de l’Europe. Vaste système orographique, il verse ses eaux à travers les lits de l’Oural, de la Kara, de la Petchora, de la Kama et nombre de tributaires, alimentés par la fusion des neiges. Superbe barrière de granit et de quartz, elle dresse ses aiguilles et ses pics à une altitude moyenne de deux mille trois cents mètres au-dessus du niveau océanique.

« Voilà ce que l’on peut véritablement appeler des montagnes russes ! dit assez plaisamment M. Cascabel. Seulement, ça ne dégringole pas tout seul, comme à la porte Maillot ou à la fête de Neuilly ! »

En effet, cela ne devait pas « dégringoler tout seul » !

Et, en premier lieu, pendant la traversée de la chaîne, il serait difficile d’éviter ces bourgs, ces « zavodys », ces nombreux villages, dont la population doit son origine aux anciens ouvriers qui étaient occupés à l’exploitation des mines. Toutefois, en franchissant ces défilés grandioses, la troupe de M. Cascabel n’avait point à redouter les postes militaires, puisque ses papiers étaient en règle. Et même, si elle eût abordé les monts Oural dans leur partie médiane, elle n’aurait pas hésité à suivre la belle route d’Iekaterinbourg, l’une des plus fréquentées de la chaîne, afin de déboucher sur le gouvernement de ce nom. Mais, puisque l’itinéraire d’Ortik l’avait amenée plus au nord, mieux valait suivre la passe de la Petchora, et redescendre ensuite jusqu’à Perm.

C’est ce qui allait être fait dès le lendemain.

Lorsque le jour fut venu, on put constater combien la masse des assaillants avait été considérable. S’ils étaient parvenus à forcer l’intérieur de la Belle-Roulotte, pas un de ses hôtes n’eût survécu au carnage.

Une cinquantaine de loups étaient étendus sur le sol — de ces loups de grande taille, si redoutables aux voyageurs engagés à travers la steppe. Les autres avaient pris la fuite, détalant comme s’ils avaient eu le diable au corps — métaphore absolument justifiée cette fois. Quant aux deux bêtes flambées, on les retrouva à quelque cents pas de la clairière.

Et, maintenant, une question se posait : à l’entrée de ce défilé de la Petchora, la Belle-Roulotte était fort éloignée de ces zavodys, qui sont rares sur le versant oriental de l’Oural.

« Comment ferons-nous ?… demanda Jean. Notre attelage de rennes est en fuite…

— S’il n’était qu’en fuite, répondit M. Cascabel, il ne serait peut-être pas impossible de le retrouver ! Mais il est probable que nos rennes auront été dévorés !

— Pauvres bêtes ! dit Napoléone. Je les aimais comme j’aimais Vermout et Gladiator…

— Qui auraient péri sous la dent des loups, s’ils ne s’étaient pas noyés là-bas ! ajouta Sandre.

— Oui !… C’est bien ce qui leur serait arrivé !… dit M. Cascabel, en laissant échapper un gros soupir. Mais comment remplacer notre attelage ?…

— Je vais me rendre au plus prochain village, où je me procurerai des chevaux, en les payant un bon prix, répondit M. Serge. Si Ortik peut me servir de guide…

— Nous partirons quand vous voudrez, monsieur Serge, répondit Ortik.

— Évidemment, ajouta M. Cascabel, il n’y a pas autre chose à faire. »

Et c’est ce qui eût été fait dès le jour même, si, à l’étonnement général, on n’eût vu paraître deux rennes sur le bord de la clairière, vers huit heures du matin.

Ce fut Sandre qui les signala.

« Père !… Père !… s’écria-t-il. Les voilà !… Ils reviennent !…

— Vivants ?…

— En tout cas, ceux-là n’ont pas l’air d’avoir été dévorés, puisqu’ils marchent…

À moins, répliqua Clou, qu’il ne leur soit resté des jambes !…

— Ah ! les bonnes bêtes !… s’écria Napoléone. Il faut que je les embrasse ! »

Et, après avoir couru vers les deux rennes, elle leur passa les bras autour du cou, et les embrassa de bon cœur.

Mais deux rennes n’auraient pas été capables de traîner la Belle-Roulotte. Par bonheur, plusieurs autres se montrèrent à la lisière du bois. Une heure plus tard, il y en avait quatorze sur les vingt, qui étaient venus de l’archipel des Liakhov.

« Vivent les rennes ! » s’écria ce gamin de Sandre, sans que ce cri n’eût rien de monarchique, bien entendu.

Il ne manquait plus que six de ces animaux. C’étaient ceux que les loups avaient attaqué avant qu’ils n’eussent pu rompre leurs entraves, et dont on retrouva les restes aux abords de la clairière. Les quatorze autres avaient pris la fuite dès le début de l’attaque, et c’était l’instinct qui les avait ramenés au campement.

Si ces excellentes bêtes furent bien reçues, on l’imaginera sans peine. Avec elles, le véhicule pourrait reprendre sa marche à travers le défilé de l’Oural. Tout le monde pousserait aux roues, lorsque les pentes seraient trop raides, et M. Cascabel pourrait faire une entrée à grand effet sur la place de Perm.

Ce qui l’attristait, pourtant, c’est que la Belle-Roulotte avait quelque peu perdu de sa splendeur d’autrefois, avec ses flancs labourés par les dents des loups, ses panneaux égratignés par les ongles de ces farouches carnassiers. Avant cette agression, déteinte par les rafales, dédorée par les intempéries, usée par les fatigues d’un pareil voyage, elle était déjà presque méconnaissable. L’écusson des Cascabel s’était à demi effacé sous le fouet des chasse-neige. Quel coup de brosse et de pinceau il faudrait pour lui rendre son premier lustre ! En attendant, les plus vigoureux nettoyages de Cornélia et de Clou n’y pouvaient rien.

À dix heures, les rennes furent attelés, et l’on se remit en marche. Comme la passe montait sensiblement, les hommes suivirent à pied.

Le temps était beau, et la chaleur assez supportable en cette partie élevée de la chaîne. Mais que de fois il fallut venir en aide à l’attelage, dégager les roues enlisées jusqu’au moyeu au fond des ornières. À chaque tournant trop brusque du col, il y avait nécessité de soutenir la Belle-Roulotte, qui menaçait de donner de l’avant-train ou de l’arrière-train contre l’angle des roches.

Ces défilés de l’Oural ne sont point l’œuvre de l’homme. C’est la seule nature qui a frayé un passage aux eaux de la chaîne à travers ces sinueux écartements. Une petite rivière, affluent de la Sosva, descendait en coulant vers l’est. Parfois, son lit s’élargissait au point de ne plus laisser qu’un étroit sentier en zigzag. Ici, les talus s’élevaient presque à pic, découvrant la charpente rocheuse, très visible sous le rideau des mousses et des plantes lapidaires. Là, les flancs, s’allongeant en pentes douces, étaient hérissés d’arbres, pins et sapins, bouleaux et mélèzes, et autres essences des contrées
Une cinquantaine de loups étaient étendus sur le sol. (Page 372.)

septentrionales de l’Europe. Et, au lointain, perdues dans les nuages, se profilaient les crêtes neigeuses qui alimentaient les torrents de ce système orographique.

Pendant cette première journée, la petite troupe ne rencontra personne, tandis qu’elle suivait cette passe, évidemment peu fréquentée. Ortik et Kirschef paraissaient assez bien la connaître. À deux ou trois reprises, cependant, ils semblèrent hésiter, là où plusieurs ramifications divergeaient à travers le massif. Ils s’arrêtaient alors, ils s’entretenaient à voix basse — ce qui ne pouvait paraître suspect, puisque personne n’avait le plus léger motif de suspecter leur bonne foi.

Pourtant, Kayette ne cessait de les observer, sans qu’ils pussent s’en apercevoir. Ces conversations secrètes, certains coups d’œil qu’ils échangeaient excitaient de plus en plus sa méfiance. Eux, d’ailleurs, étaient loin de se douter que la jeune Indienne eût quelque motif de les tenir en suspicion.

Le soir venu, M. Serge choisit un lieu de halte sur le bord de la petite rivière. Le repas achevé, M. Cascabel, Kirschef et Clou-de-Girofle s’imposèrent la tâche de veiller à tour de rôle par mesure de prudence. Ils eurent quelque mérite à ne point s’endormir à leur poste, après les fatigues de cette journée et les insomnies de la nuit précédente.

Le lendemain, reprise de la marche en remontant le défilé, qui s’élevait et se rétrécissait à la fois. Mêmes difficultés que la veille, exigeant les mêmes efforts. Résultat : de deux à trois lieues seulement pendant vingt-quatre heures. Mais cela était prévu pour le passage de l’Oural et compris dans les retards de l’itinéraire.

Certes, M. Serge et son ami Jean eurent plus d’une fois la tentation de poursuivre quelque beau gibier à travers les gorges forestières qui s’ouvraient sur le col. Entre les fourrés, on voyait passer des élans, des daims, des lièvres par bandes. Cornélia n’aurait point fait fi de venaison fraîche. Mais, si le gibier abondait, les munitions, on le sait, avaient été totalement épuisées pendant l’attaque des loups, et elles ne pourraient être renouvelées qu’à la prochaine bourgade. Aussi, les fusils étaient-ils forcés de se taire, et Wagram, regardant son jeune maître, avait positivement l’air de lui dire :

« Ah çà !… on ne chasse donc plus ? »

Et cependant, une circonstance se présenta, où l’intervention des armes à feu eût été pleinement justifiée.

Il était trois heures après-midi, la Belle-Roulotte suivait une berge rocailleuse, lorsqu’un ours apparut de l’autre côté du cours d’eau. C’était un animal de grande taille, qui fut signalé par les aboiements très significatifs des deux chiens. Dressé sur son arrière-train, il balançait son énorme tête et secouait sa fourrure brune, en regardant cheminer la petite caravane.

Avait-il envie de l’attaquer, cet ours ? Était-ce un regard de curiosité ou un regard de convoitise qu’il jetait sur l’attelage et ses conducteurs ?…

Jean avait imposé silence à Wagram et à Marengo, jugeant inutile d’exciter cette redoutable bête, puisqu’on était désarmé. Pourquoi risquer de changer ses dispositions, pacifiques peut-être, en dispositions hostiles, alors qu’il lui eût été facile de passer d’une rive à l’autre de la rivière ?

Il arriva donc que l’on se regarda tranquillement, comme des voyageurs qui se croisent sur une route, tandis que M. Cascabel se bornait à dire :

« Quel dommage de ne pouvoir s’emparer de ce superbe Martin de l’Oural ! Quelle figure il ferait dans notre personnel ! »

Mais il eût été difficile d’offrir à cet ours un engagement dans la troupe. D’ailleurs, préférant sans doute l’existence forestière à l’existence foraine, il se leva, remua une dernière fois sa grosse tête, et disparut en trottinant.

Toutefois, comme un salut en vaut un autre, Sandre le gratifia d’un coup de chapeau, auquel Jean eût volontiers substitué un coup de fusil.

À six heures du soir, halte établie à peu près dans les mêmes conditions que la veille. Puis, le lendemain, départ dès cinq heures, et pénible journée de marche. Toujours beaucoup de fatigues, mais pas d’accidents.

Maintenant le plus rude était fait, puisque la Belle-Roulotte se trouvait au point culminant de la passe, au col même du défilé. Il ne restait plus qu’à descendre, en suivant les pentes occidentales qui se dirigent vers l’Europe.

Ce soir-là — 6 juillet —, l’attelage, très surmené, s’arrêta près de l’entrée d’une gorge tortueuse, qu’un bois épais flanquait sur la droite.

La chaleur avait été étouffante pendant cette journée. Vers l’est, de gros nuages, nettement coupés d’une longue barre à leur partie inférieure, tranchaient avec les vapeurs livides de l’horizon.

« Nous allons avoir de l’orage, dit Jean.

— C’est fâcheux, répondit Ortik, car les orages sont quelquefois terribles dans l’Oural.

— Eh bien, nous nous mettrons à l’abri ! répondit M. Cascabel. J’aime encore mieux l’orage que les loups !

— Kayette, demanda Napoléone à la jeune Indienne, est-ce que tu as peur du tonnerre ?

— Non, ma chérie, répondit Kayette.

— Tu as raison, petite Kayette, ajouta Jean. Il ne faut point avoir peur.

— Tiens ! s’écria Napoléone en haussant les épaules, quand on ne peut pas s’en empêcher !…

— Oh !… la poltronne ! répliqua Sandre. Mais, nigaude, le tonnerre, ce n’est qu’un gros jeu de boules !

— Oui !… des boules de feu, qui vous tombent sur la tête, des fois ! » répliqua la fillette, en fermant les yeux devant un vif éclair.

On se hâta d’organiser le campement, afin que chacun pût se mettre à couvert avant l’orage. Puis, après le souper, il fut décidé que les hommes veilleraient tour à tour, comme les nuits précédentes.

M. Serge allait se proposer, lorsque Ortik le prévint, en disant :

« Voulez-vous que nous commencions la veillée, Kirschef et moi ?…

— Comme vous voudrez, répondit M. Serge. À minuit, je viendrai avec Jean vous relever.

— C’est entendu, monsieur Serge », répondit Ortik.

Cette proposition, si naturelle pourtant, parut suspecte à Kayette,
et, sans trop s’en rendre compte, elle eut le pressentiment qu’elle cachait quelque machination.

En ce moment, l’orage commençait à se déchaîner avec une extrême violence. Les éclairs jetaient de grandes lueurs rapides à travers le dôme des arbres, et le tonnerre roulait dans l’espace, en se multipliant aux échos de la montagne.

Napoléone, pour mieux fermer les yeux et les oreilles, s’était déjà blottie dans sa couchette. Chacun se hâta de regagner son lit, et, vers neuf heures, tout le monde était endormi à l’intérieur de la Belle-Roulotte, en dépit des fracas de la foudre et du sifflement des rafales.

Kayette seule ne dormait pas. Elle ne s’était point déshabillée, et, bien que très fatiguée, n’aurait pu trouver un instant de sommeil. Une profonde inquiétude l’envahissait, lorsqu’elle songeait que la sécurité de ses compagnons était confiée à la garde des deux matelots russes. Aussi, une heure après, voulant se rendre compte de ce qu’ils faisaient, elle souleva le rideau de la petite fenêtre, au-dessus de sa couchette, et regarda à la lueur des éclairs.

Ortik et Kirschef, qui causaient, venaient d’interrompre leur conversation, et se dirigeaient vers l’entrée de la gorge, où un homme se montrait en ce moment.

Aussitôt Ortik fit signe à cet homme de ne pas s’avancer davantage par crainte des chiens. Si Wagram et Marengo n’avaient pas signalé son approche, c’est que, par cette étouffante température d’orage, ils avaient cherché un abri sous la Belle-Roulotte.

Après avoir rejoint cet homme, Ortik et Kirschef échangèrent quelques paroles avec lui, et, dans l’illumination d’un éclair, Kayette vit qu’ils le suivaient sous les arbres.

Quel était cet homme, pourquoi les deux matelots s’étaient-ils mis en rapport avec lui, c’est ce qu’il fallait à tout prix savoir.

Kayette se glissa hors de sa couchette, et si doucement qu’elle n’éveilla personne. En passant près de Jean, elle l’entendit prononcer son nom…

Jean l’avait-il vue ?…

Non ! Jean rêvait… et rêvait d’elle !

Dès qu’elle eut atteint la porte, Kayette l’ouvrit avec précaution et la referma sans bruit.

Dès qu’elle fut dehors :

« Allons », dit-elle.

Elle n’eut pas une hésitation, elle n’éprouva pas une crainte. Et, pourtant, c’était peut-être sa vie qu’elle risquait, si elle était découverte !

Kayette s’engagea à travers le bois, dont les dessous s’illuminaient comme d’un reflet d’incendie, lorsqu’un large éclair déchirait les nuages. En rampant le long des fourrés, au milieu des hautes herbes, elle arriva derrière le tronc d’un énorme mélèze. Un chuchotement de voix qu’elle entendit à la distance d’une vingtaine de pas, la fit s’arrêter.

Sept hommes étaient là. Ortik et Kirschef venaient de les rejoindre et ils étaient groupés sous les arbres.

Et voici ce que Kayette surprit de la conversation de ces hommes suspects, qui s’exprimaient en langue russe.

« Ma foi, dit Ortik, j’ai eu bien raison de prendre le défilé de la Petchora !… On est toujours sûr d’y rencontrer d’anciens camarades ! — N’est-ce pas, Rostof ? »

Rostof était l’homme qu’Ortik et Kirschef avaient aperçu sur la lisière du bois.

« Voilà deux jours, répondit Rostof, que nous suivons cette voiture, en ayant soin de ne point nous laisser voir ! Comme nous vous avions reconnus tous deux, Kirschef et toi, nous pensions qu’il y aurait un bon coup à faire.

— Un… et peut-être deux ! répondit Ortik.

— Mais d’où venez-vous ?… demanda Rostof.

— Du fond de l’Amérique, où nous étions enrôlés dans la bande de Karnof.

— Et ces gens que vous accompagnez, qui sont-ils ?…

— Des saltimbanques français, une famille Cascabel, qui revient en Europe !… On vous contera plus tard nos aventures de voyage !… Allons au plus pressé !

— Ortik, demanda un des compagnons de Rostof, y a-t-il de l’argent dans cette voiture ?

— Encore deux ou trois mille roubles.

— Et vous n’avez pas encore pris congé de ces braves gens ! fit observer ironiquement Rostof.

— Non, car il s’agit d’une affaire bien autrement importante qu’un méchant petit vol, et pour laquelle j’avais besoin de quelque renfort !

— Et cette affaire ?…

— Écoutez-moi, les amis, reprit Ortik. Si Kirschef et moi, nous avons pu traverser la Sibérie sans courir de risques, et arriver sur la frontière russe, c’est grâce à cette famille Cascabel. Mais, ce que nous avons fait dans ces conditions, un autre l’a fait aussi, espérant qu’on ne l’irait pas chercher au milieu d’une troupe de saltimbanques. C’est un Russe, qui n’a pas plus que nous le droit de rentrer en Russie, bien que ce soit pour d’autres motifs, un condamné politique de grande naissance et de grande fortune. Or, son secret, qui n’est connu que du sieur Cascabel et de sa femme, nous sommes parvenus à le découvrir…

— Et comment ?…

— Un soir, à Mouji, une conversation que nous avons entendue entre le Cascabel et le Russe !

— Et il s’appelle ?…

— Monsieur Serge pour tout le monde. En réalité, c’est le comte Narkine, et il y va de sa vie, s’il est reconnu sur le territoire moscovite.

— Attendez donc ! dit Rostof. Ce comte Narkine, n’est-ce pas le fils du prince Narkine, qui a été déporté en Sibérie, et dont l’évasion a fait tant de bruit, il y a quelques années ?…

— Précisément, répondit Ortik. Eh bien ! le comte Narkine a des millions, et je pense qu’il n’hésitera pas à nous en donner au moins un… sous la menace d’être dénoncé !

L’ours remua une dernière fois sa grosse tête. (Page 377.)

— Bien imaginé, Ortik ! Mais pourquoi as-tu besoin de nous pour exécuter ce plan ? demanda Rostof.

— Parce qu’il importe que Kirschef et moi n’ayons pas paru dans cette première affaire, dans le cas où elle échouerait, afin de nous rattraper sur la seconde. Pour qu’elle réussisse, pour que nous puissions nous emparer de l’argent et de la voiture des Cascabel, il faut que nous restions les deux naufragés russes, qui leur doivent leur
Sept hommes étaient là… (Page 380.)

salut et leur rapatriement. Et alors, après nous être débarrassés de cette famille, nous pourrons courir les villes et les campagnes sans que la police s’avise de venir nous chercher sous l’habit de saltimbanques !

— Ortik, veux-tu que nous attaquions cette nuit même, que nous nous emparions du comte Narkine, que nous lui fassions savoir à quelles conditions on ne dénoncera point son retour en Russie ?…

— Patience… patience ! répondit Ortik. Puisque le comte Narkine a l’intention de revenir à Perm, afin d’y revoir son père, mieux vaut le laisser arriver à Perm. Une fois là, il recevra un mot qui le priera — affaire très pressante — de se rendre à une entrevue, où vous aurez le plaisir de faire sa connaissance.

— Ainsi, rien à tenter maintenant ?…

— Rien, dit Ortik, mais faites en sorte de nous précéder, sans vous laisser voir, et de manière à être un peu avant nous au rendez-vous de Perm.

— C’est convenu ! » répondit Rostof.

Et ces malfaiteurs se séparèrent, n’ayant aucun soupçon que leur conversation eût été surprise par Kayette.

Ortik et Kirschef rentrèrent au campement, quelques instants après elle, persuadés que personne ne s’était aperçu de leur absence.

Maintenant Kayette connaissait le plan de ces misérables. En même temps, elle venait d’apprendre que M. Serge était le comte Narkine, dont la vie était menacée comme celle de ses compagnons ! L’incognito qui le couvrait allait être dévoilé, s’il ne consentait à livrer une partie de sa fortune !

Kayette, terrifiée de ce qu’elle venait d’entendre, fut quelques instants à se remettre. Résolue à déjouer les manœuvres d’Ortik, elle chercha comment elle pourrait y parvenir. Quelle nuit elle passa, en proie aux plus vives inquiétudes, se demandant si ce n’était point un mauvais rêve qu’elle avait fait !…

Non ! c’était bien une réalité.

Et elle n’en put douter, quand, le lendemain matin, Ortik dit à M. Cascabel :

« Vous savez que Kirschef et moi, nous avions l’intention de vous quitter de l’autre côté de l’Oural, afin de nous rendre à Riga. Mais nous avons réfléchi que mieux valait vous suivre jusqu’à Perm, où nous prierons le gouverneur de prendre des mesures pour notre rapatriement… Voulez-vous nous permettre de continuer le voyage avec vous ?…

— Avec plaisir, mes amis ! répondit M. Cascabel. Lorsqu’on vient ensemble de si loin, il faut ne se séparer que le plus tard possible, et encore est-ce toujours trop tôt ! »