Cœur en détresse/6

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Victor-Havard (p. 179-197).

VI

L’hiver s’attardait, cette année-là, avec des bourrasques de neige sèche, que le vent soulevait hors des fonds ravinés, avec, aux arbres, des girandoles de cristal que le soleil des midis fondait et que la bise de quatre heures regelait.

Le paysage s’attristait d’infinie blancheur…

Mais le dix-sept février, le froid cessa brusquement ; une bruine peu à peu se mit à tourbillonner, comme une fumée grise, et s’éternisa, la journée durant. Le flanc sombre des coteaux reparaissant piqua de larges taches noires l’uniformité déjà souillée du glacial linceul qui allait s’effilant. Les eaux ruisselèrent dans les vallons, s’enflèrent en éphémères torrents, et partout les pierres et les murs suintèrent.

Or, cette fois-là, au bout de la ruelle du Wérixhet, dans la pauvre maison qui, seulette et grimaçante, sous son toit de chaume, dormait dans la brume, Annette Bage se tordait dans d’inexprimables souffrances, le temps étant venu de sa parturition. Pendant de longues heures, ses cris ébranlèrent le vieux logis chancelant ; et tous les efforts tentés par les commères voisines, unis à l’intervention d’un médecin tardivement requis, ne purent aboutir à une heureuse délivrance.

L’ombre du soir qui tôt descendit sur Mavesée, voila l’horreur de ce spectacle : deux cadavres encore convulsés dans la rigidité de la mort ; deux vieillards brisés par l’âge et les durs labeurs, agenouillés près de ces dépouilles douloureuses…

La nouvelle de cet événement se répandit dans Mavesée avec la coutumière rapidité que mettent les moindres bruits à être colportés dans un village. Là, en effet, les curiosités s’alimentent par nécessité, des plus minimes accidents dont est rompue la monotonie des jours. Le pacant est fort sensible au tragique des situations et surtout des trépas. Aussi, par un brusque revirement de l’opinion si généralement pleine de mépris, naguère auparavant, pour la pauvre fille abusée, voilà que tout Mavesée estima infiniment touchante et romanesque la mort de la jolie Annette, et toute naturelle sa passagère liaison avec le comte.

Le surlendemain, dans l’humble cimetière schisteux, où le fossoyeur piétine d’antiques ossements, on porta l’amie de Germaine et l’enfant de Jacques de Vesoule.

La mort auréole ses élus, et les êtres les moins notables prennent quelque beauté du nimbe dont elle revêt leurs images en notre souvenir. Et puis, ne se transfigurent-ils pas, les en-allés, de ce que notre mysticisme, inavoué volontiers, nous les montre s’élevant et planant au-dessus de notre triste existence ?

La douleur de Jacques, devant l’écroulement de son récent rêve de paternité et devant la catastrophe, dont la pitoyable horreur rejaillissait sur lui, fut sérieuse et sincère, mais sans violence, sans le navrement qu’il avait connu en perdant Germaine. Et, cette fois, sa pensée, loin de sombrer sous le poids du découragement, dans les ténèbres d’une partielle inconscience, s’éclaira de lueurs jusqu’alors inaperçues, tandis qu’elle s’arrêtait à vouloir pénétrer le mystère de ces mots terribles : vie et mort. Car il songea avec résignation (on eût dit que la révolte était morte, elle aussi, en lui) qu’à côté de ces secrets de la Beauté et de l’Amour, dont l’énigme si longtemps l’avait obsédé, d’autres encore planaient sur la multitude des humains et celui tout particulièrement de notre apparition et de notre évanouissement fatal. Et il eut, à certains instants, alors, comme l’impression que Dieu était nécessaire…

Il trouva singulièrement reposant d’admettre Dieu comme cause première de tout ce qui existe et de regarder, à la lumière de ce principe fondamental, le bien et le mal, la beauté et la laideur. Il finit par se complaire à cette métaphysique transcendante, et comprenait à quel sentiment avait obéi Marc-Aurèle, qui remerciait les divinités de l’avoir laissé indifférent à la vaine science de l’origine des choses.

Il avait jadis voulu prendre dans ses bras la froide statue de la Beauté ; de rares étreintes glacées, seules, lui avaient été accordées. Il avait voulu posséder tout l’Amour dans son cœur et dans ses sens ; et la rancœur des amours l’avait dégoûté. Il avait poursuivi la Vérité ; celle qu’il avait connue, lui avait paru sans force, vaine et comme morte.

Il lui semblait maintenant qu’il avait fait comme ceux qui vont au loin chercher des spectacles qu’ils rencontreraient dans leur voisinage, et qu’en des voies détournées il s’était égaré.

Et il conclut que les choses, les sciences comme les formes, ne sont que des symboles, et qu’une lumière intérieure doit rendre ceux-ci transparents et les animer.

Il eut, à cette époque, avec son secrétaire, des discussions dans lesquelles les anciennes aspirations mystiques de Gervel refleurissaient au contact du théisme naissant du comte. Mais l’apôtre de l’efficace charité eût voulu tirer de ce nouvel idéalisme une utilité sociale se traduisant en actes secourables pour les masses ; et la philosophie purement spéculative de Jacques ne le satisfaisait guère.

Le printemps revint accrocher les sourires du soleil aux tourelles du vieux château et mettre la joie des fleurs aux arbres et dans l’herbe des pelouses. Les oiseaux chantèrent dans les fourrés.

Depuis longtemps, Jacques de Vesoule ne s’était senti aussi libéré de soucis et de peines. Il éprouvait je ne sais quel apaisement inconnu lorsqu’éclata l’hymne à la beauté qui montait de la nature entière. Puis ce lui fut bientôt comme une volupté insoupçonnée qui le berça, une volupté inconsciente et allègre, pareille au renouveau plein de sève et de tendresses…

Le comte positivement se découvrit, à cette époque, comme une aptitude toute neuve d’aimer, mais d’aimer comme il ne l’avait point fait encore, à la fois sensuellement et délicatement ; et à ces instants de repliement sur lui-même, la solitude de sa vie l’étreignait et toute l’amertume des misères passées lui remontait à la gorge.

Oh ! aimer encore, aimer purement !… Vivre, oui, revivre, voguant dans le sillage d’une tendresse de femme, dans la douceur reposante d’une présence qui jamais ne lasse, dans le charme incomparable d’une longue intimité toute d’élégance, toute de beauté…

Mais il se reprochait d’oser caresser un tel rêve.

Et le rêve s’attardait autour de ses heures de contemplation, et le désir qui l’accompagnait, se faisait irrépressible.

Les premiers jours, Elle restait l’auréolée, irréelle et fantomatique, l’amante lointaine et inaccessible. Puis à force de hanter son esprit, l’image se précisa. Il crut la reconnaître avec la flamme de ses yeux bruns et le halo d’or de ses cheveux blonds. Il prononçait même un nom, tout bas, comme pour que son oreille ne l’entendît pas, comme son si cœur eût voulu dérober son secret à sa pensée.

Mais celle-ci déjà était impliquée dans le mystère. Du reste, la femme ici s’idéalisait infiniment, et vers Elle n’allaient que des aspirations spirituelles et pures de toute contingence charnelle. Jacques s’étonnait presque de n’être plus celui qui polluait cérébralement les vierges ! Il vit Suzanne Barty nimbée d’immarcescible candeur, et il songea au présage fortuit de ce prénom qui chantait le prestige de sa beauté sans tache : Suzanne ! glorieuse appellation, qui signifie : lys éclatant !…

… Vers la fin de ce mois d’avril, Xavier de Pitez revint au pays pour terminer certaines affaires urgentes qui réclamaient sa présence : achats d’enclaves d’où dépendait la plus value de certains domaines, maints échanges ou maintes ventes.

Il descendit à Mavesée, n’ayant pas gardé de pied-à-terre en ses propriétés.

Jacques fut ravi du regain de vie, que son cousin apporta au château.

Gervel, de son côté, fut au baron de Pitez, fort utile guide à travers champs et sage conseiller en affaires. Il ne négligea pas du reste, sa marotte, et Xavier eut à subir d’incommensurables homélies. Car le brave homme qu’était Gervel, était devenu radoteur, avait à présent des débordements de paroles, par réaction, peut-être, contre l’abstinence coutumière que forcément il pratiquait. Ses idées, à mesure qu’il s’y entêtait davantage, ne s’étaient point illuminées ; au contraire. Son système n’était plus qu’un fouillis inextricable dans lequel traînaient pêle-mêle toutes les défroques socialistes et altruistes, avec des déchets de préceptes évangéliques ; et les applications qu’il en rêvait étaient irréalisables, à moins qu’elles ne fussent mesquines ou même odieuses.

Xavier de Pitez menait lestement à leur fin ses affaires avec les notaires et les terriens des environs.

Les années avaient passé depuis que, ses parents morts, le jeune seigneur était parti pour Paris. Il s’acheminait, à l’heure qu’il était, vers la quarantaine.

Après bien des frivolités, bien des amours mondaines, dont la déception l’avait conduit tôt à un scepticisme au moins superficiel, il y avait beau temps déjà qu’il vivait en dilettante de la grande vie suffisamment boulevardier, clubman élégant et choyé, causeur documenté de beaucoup de menus faits qui défrayent les habituelles conversations, de ceux que les hommes se chuchotent à l’oreille avec de significatifs sourires, ou de ceux que les femmes écoutent en s’éventant dans l’alanguissement des five o’clock. Mais sous ce vernis, l’homme restait tel que l’avaient fait une mère qui avait été profondément romanesque, et les années de son adolescence, passées dans un des sites les plus rêveurs ; et sous cette apparente froideur, voulue et correcte, sommeillait un sentimentalisme obstiné.

D’ailleurs son âme ardente se trahissait dans le regard de ses grands yeux noirs d’une douceur enveloppante, qu’il tenait de la feue baronne de Pitez et qui s’allumaient dans une face restée fraîche et surtout paraissant l’être, grâce, en partie, aux fils argentés qui prématurément s’étaient mêlés à sa brune toison. Toute sa personne avait un air de robustesse, de confiance, de sérénité.

Avec son cousin, Jacques de Vesoule se reprit à sortir de sa retraite, pour arpenter les campagnes et les bois, et pour faire visite aux châtelains voisins, ou aux fermiers et pacants.

C’est ainsi que le comte fut amené, une après-midi, à sonner à la petite porte de l’enclos des Rixhes, Xavier ayant à traiter quelque menue affaire avec l’ex-colonel Barty, et ayant entraîné Jacques à l’accompagner dans sa démarche. Celui-ci n’avait ni consenti, ni refusé ; il avait acquiescé machinalement, désirant et redoutant à la fois de se retrouver en présence de Suzanne.

Il lui parut que le père Barty était fort changé ; une récente attaque de goutte le clouait sur son siège. La jeune fille reçut et reconduisit les visiteurs, faisant les honneurs du chalet en maîtresse de maison accomplie. Elle était, ce jour-là, dans toute la plénitude de sa beauté, et sa grâce était incomparable. Elle avait salué Jacques presque amicalement, tandis que son père exprimait, au comte, de courtois reproches au sujet du long temps qu’il l’avait laissé sans visite, sans nouvelles même.

… Lorsqu’ils quittèrent les Rixhes, chacun d’eux resta d’abord impliqué dans ses pensées.

Or, leurs pensées, à tous les deux, étaient convergentes.

Naturellement, ils parlèrent, pour commencer, de choses indifférentes, comme de commun accord. Mais bientôt, à un de ces détours brusques de la conversation, où les préoccupations se trahissent et où se montrent réellement les âmes que la banalité de nos devis si souvent dérobe aux investigations d’autrui, le nom des Barty fut prononcé, et, soudain, dans leur regard à tous deux une expression de curiosité passa.

— Connais-tu beaucoup Monsieur et Mademoiselle Barty ? demanda le baron.

— Je les connais bien, fit Jacques, et les estime infiniment.

Il raconta les circonstances de son entrée en relations avec les hôtes du chalet : l’après-midi d’orage, l’averse diluvienne, l’aimable invitation. Il garda le silence au sujet de sa folle tentative galante à l’égard de la jeune fille.

— Tu vois, termina-t-il, il s’agit d’une rencontre accidentelle, et, sans cette occasion…

— Écoute, interrompit de Pitez, je vais te faire une question qui, sans doute, te paraîtra saugrenue : que penses-tu de celui qui épousera cette ravissante jeune fille, cet idéal fait chair…

— Suzanne ?…

— J’ignorais qu’ainsi on la nommât…

— Ma foi ! je m’imagine qu’un homme pourrait être heureux par elle. Mais je ne l’ai vue que trois ou quatre fois en tout ; et, à moins d’une perspicacité…

— C’est juste ; je comprends ta circonspection… Elle est extraordinairement belle, Mademoiselle Suzanne, n’est-ce pas ?

— C’est une délicieuse créature !

… Leurs yeux, à tous les deux, braséaient. Xavier l’avait aperçue tant de fois dans son imagination, cette femme dans laquelle il voyait reproduite, enfin réalisée, l’idéale silhouette, qui avait passé dans ses rêves depuis les premiers bruissements de son adolescence. Il lui semblait que soudain, il venait de la rencontrer, que c’est elle qu’il aimerait, elle en qui se fixerait pour jamais son désir inquiet.

Jacques de Vesoule, lui, voulait affecter la plus parfaite indifférence ; mais il ressentait déjà au cœur, comme d’instinct, une jalousie aussi profonde qu’inavouable, en pensant que son cousin pourrait devenir amoureux de Suzanne.

— À propos, insinua-t-il comme pour faire dévier l’entretien, t’ai-je dit, mon cher Xavier, comment les gens de Mavesée expliquent ton séjour ici ? Naturellement, ils te marient…

— Et la future baronne de Pitez, c’est…

— Mademoiselle Julie de Ronesche…

— Ah ! fi ! cette dévote, qui a depuis longtemps coiffé Sainte Catherine, dont la vie se partage entre des jeûnes ascétiques et d’incoercibles migraines…

— Alors, tes visites, depuis huit jours…

— D’affaires, uniquement. Une pareille union, voilà qui me défriserait singulièrement. As-tu pu, un instant supposer ?…

— Moi, non !

— La femme que j’épouserais, vois-tu, Jacques, ne pourrait être que la femme que j’aimerais : oui, je voudrais l’aimer ; je la voudrais belle, radieuse et souveraine en sa beauté…

Il faillit ajouter : Je la veux telle qu’est Suzanne. Mais il esquiva la confidence par une formule banale :

— Qui sait ? Peut-être, un jour…

Gervel les rejoignit, juste à ce moment.