Cœur en détresse/7
VII
Xavier retourna plusieurs fois aux Rixhes, durant la quinzaine qu’il passa encore en Belgique. Il revit Mademoiselle Barty, et la présence de celle-ci opérait comme un charme sur lui. L’esprit de Suzanne, d’ailleurs, apparaissait bientôt souple et distingué autant que sa personne physique ; il s’affirmait droit, largement ouvert et agréablement orné.
Le baron de Pitez s’aperçut que sa pensée était constamment prise par cette grande jeune fille, qui lui parlait simplement, amicalement, sans nulle feinte. Et pourtant cette obsession n’avait rien de tragique ou de romanesque : ni une exaltation, ni un tourment ; une douceur uniquement, une douceur jusqu’alors inéprouvée.
Lorsqu’il repartit pour Paris, qu’il devait bientôt de nouveau quitter pour quelque plage mondaine (juin déjà allait darder des feux moins cléments), rien ne s’était précisé entre eux deux, sinon l’impression d’une mutuelle sympathie. Mais chez Xavier, ce sentiment s’élevait déjà vers un autre plus particulier et se compliquait d’un commencement de passion.
Jacques, lui aussi, était retourné aux Rixhes. Il trouva même tant de prétextes pour s’y rendre, et l’ex-colonel qui détestait la solitude morose à laquelle le condamnait sa goutte, accueillit et encouragea si bien ses visites que, plusieurs fois par semaine, le comte passait une grande partie de ses après-dîner à la petite villa blanche.
Le jeune homme dissimulait trop mal son adoration inquiète de Suzanne pour que celle-ci en ignorât, et ne redoutât pas un peu une démarche qu’elle s’imaginait prochaine.
Étrange aventure ! Elle sentait, sans le savoir, qu’elle avait charmé Xavier et affolé Jacques ; et sa candeur s’apeurait un peu de sa perspicacité. Mais le piquant de cette situation ne lui déplaisait pas en ce qu’il donnait satisfaction à ce rien d’inévitable coquetterie qu’il y a, même dans l’âme la plus ingénue de femme.
Elle aimait la belle robustesse de Xavier, sa tenue et ses manières distinguées, et avait su discerner en lui une aptitude à aimer simplement et profondément. Mais elle avait un faible involontaire pour la langueur et la mélancolie éparses dans toute la personne de Jacques ; et l’âme tourmentée qu’elle lui soupçonnait, requérait sa curiosité par son mystère. Il lui semblait qu’elle serait capable de l’apaiser cette âme, de la fixer à jamais dans une retraite de paix et d’amour. Il y avait en elle comme un vieux fonds de chevalerie qui lui mettait en tête des rêves d’héroïsme et d’abnégation.
Des jours se passèrent, Jacques, en dehors des heures qui s’écoulaient aux Rixhes, comme en une oasis de répit, était sombre, taciturne, et Gervel même, qui rôdait autour de lui, ne parvenait point à desceller son mutisme.
Le comte se sentait je ne sais quelle impuissance à se racheter du désarroi moral auquel avaient abouti les efforts malheureux de sa jeunesse. Il désespérait de sa rédemption, et ne croyait plus en lui-même. Il n’avait jamais cru en lui, ni en rien ! Et, quand il se reportait par la pensée au temps déjà parcouru, il voyait toujours le même vide, béant comme un abîme, en son cœur que nulle foi n’avait illuminé.
Il n’avait pas atteint à la Beauté : scepticisme !
L’Amour l’avait déçu : scepticisme !
La Bonté ?… Il s’efforçait d’y croire ; mais comme sa foi était faible encore, et combien inefficace elle avait été jusqu’alors !
Un matin, il reçut une lettre de Xavier, qui allait le faire sortir de sa désespérance stérile et déterminer chez lui un essai d’action, fût-il éphémère ou tragique.
Dans cette missive, de Pitez confessait que son inclination marquée pour Suzanne Barty s’était, dans la séparation, muée en un amour sérieux et tenace. Il contait comment d’une correspondance échangée entre lui et le vieux colonel au sujet d’un mariage éventuel, il résultait que la jeune fille, tout en se déclarant flattée des hommages amoureux du baron, déclinait l’honneur de l’union qui lui était proposée, sous le prétexte de la grande disproportion de leurs états de fortune respectifs. Scrupule louable et d’une rare délicatesse ! Mais le jeune homme en était navré. Il annonçait sa prochaine arrivée à Mavesée, et formulait l’espoir qu’il parviendrait à décider la conclusion d’une alliance qui lui tenait si fortement au cœur…
Jacques relut jusqu’à trois fois cette lettre. Il n’en croyait pas ses yeux ; la nouvelle qu’elle contenait, le flagellait comme un vent violent. Il s’efforça pourtant d’être stoïque ; mais son cœur déborda d’amertume. Des sanglots lui montèrent à la gorge et, pendant plusieurs heures, il fut secoué par les heurts de sa pensée déchaînée.
L’épouvantable jalousie enfonça d’abord ses griffes dans son cœur, à l’idée que Suzanne serait à un autre que lui : jalousie démente et odieuse, prétentieuse et despotique ; sotte jalousie du mâle ! De quel droit l’eût-il réclamée ? Ou par quel monstrueux égoïsme l’aurait-il condamnée à rester vieille fille pour l’amour de lui ?…
Mais peu à peu les choses se précisèrent à ses yeux. Une grande mélancolie s’empara de lui. Il songea qu’il n’avait d’autre parti à prendre que celui du renoncement. Il sentait qu’il demeurait, malgré tout, presque obligé vis-à-vis de celle dont la beauté et la candeur avaient été comme un baume pour lui, de celle qui lui avait donné cet orgueil suprême, immensément consolant, de croire qu’il pouvait aimer encore, de celle, enfin, pour qui, seule, son cœur avait battu sincèrement d’un sentiment généreux et pur…
Pourtant, la jeune fille n’avait-elle pas dit son dernier mot ? Jacques la savait fière, et, sans doute, ne fût-ce qu’un moment, il eut presque une joie furtive à la pensée qu’elle s’obstinerait, peut-être, à refuser le titre et le rang de baronne…
Sotte et minime satisfaction, dut-il aussitôt se dire, qui procéderait de la souffrance de Xavier et d’une humiliation, consentie mais avouée et réelle, de Suzanne !…
Il en arriva à être douloureusement ému de la perplexité de cette situation, en entrevoyant l’énigmatique avenir de deux êtres qui lui étaient chers, et entre lesquels le caprice de la fortune dressait un obstacle d’une nature spéciale, un obstacle qui semblait ne devoir jamais disparaître, à moins d’un événement extraordinaire et imprévu…
Ah ! suppléer à l’intervention du Hasard ! Vaincre le Sort ! Mais comment ? Comment ?…
Ne serait-ce pas là, pourtant, un noble exploit de Bonté ?…
En feuilletant son Journal, il s’arrêta à ces lignes qui s’harmonisaient bien avec sa pensée : « Quelles que soient les bornes que la destinée met à notre possibilité d’action bienfaisante, quelque étroit que soit le cercle dans lequel elle nous enferme, quelque insatiable, enfin, que soit notre désir d’amour salutaire, nous n’en devons pas moins tendre à réaliser du bonheur auprès de quelques créatures »…
Des modes divers de mise en pratique de ce précepte se présentèrent à son esprit, qui ne le satisfirent pas complètement. Il fallait que Suzanne fût riche, qu’elle fût même en possession d’une fortune considérable.
Celle des comtes de Vesoule n’avait pas d’égale dans la région…
Il se représenta sa morne existence, l’aboutissement récent, si pitoyable, de ses derniers rêves, le vide de la Vie, qui semblait manquer sous ses pieds…
Il tourna encore quelques pages du livre de ses confidences à lui-même, et ces mots dansèrent étrangement devant ses yeux : « Ah ! ce calme de l’eau ! Ah ! ce calme… un peu de calme pour mon âme angoissée. »…
Dormir ! murmura-t-il, dormir toujours !…
Il regarda par la fenêtre, puis il ouvrit un battant, pour respirer mieux. Un malaise flottait dans la chaleur d’orage ambiante.
Il considéra longtemps les nénuphars jaunes, qui béaient, accablés et tristes, à fleur du lac silencieux.
Tout à coup, il alla, nerveux, vers son appartement et, plusieurs heures, il y resta enfermé.
… Gervel le trouva, le soir, exultant d’une joie fiévreuse, qui l’étonna.
Comme ils se quittaient, Jacques pria son vieux maître de venir le prendre de bon matin, le lendemain, pour une promenade à travers champs, disait-il.
— C’est convenu, fit Gervel.
Ils se serrèrent la main.
— Bonne nuit, dit le comte.
— Ah ! mon cher ami ! s’exclama-t-il encore.
Il s’enfuit. On eût dit que son cœur lui sautait dans la poitrine.
Le vieillard longtemps fut sans dormir, inquiet, pressentant que des choses graves allaient se passer.
… Quand l’aube reparut, Gervel courut à la croisée, avide des brises suaves qui erraient dans le matin joyeux, et dont sa poitrine se délecterait après l’horrible nuit hantée de cauchemars.
Son regard, s’attardant sur l’eau, remarqua que la barquette flottait à la dérive ; et il fut surpris qu’elle lui apparût toute jonchée de nénuphars, comme en un rêve. Puis, comme il la considérait longuement, il crut voir se dessiner, au fond, sous les fleurs, une forme humaine, inerte…
Il eut peur.
Il se crut le jouet de quelque hallucination. Mais bientôt, il revit plus clairement la nacelle, avec sa parure verte et jaune, et le mystérieux nocher, dormant…
Soudain, il étouffa un cri dans sa gorge haletante. — Ses yeux, maintenant que plus de choses pour lui se précisaient, apercevaient pendante du bord de l’esquif, une main fine, une main que parait un lourd anneau enchâssé d’un diamant noir, comme si c’eût été la main du comte, abandonnée dans le sommeil… ou figée dans la mort.
Il s’en fut, épouvanté à la chambre de Jacques. Le lit n’était pas défait. Il se jeta dans le petit salon voisin, et sur la table ronde du milieu, des plis cachetés sollicitèrent son attention.
Sur l’enveloppe de l’un d’eux, il lut son nom : pour Monsieur Gervel. Une sueur froide lui perlait aux tempes. L’écrit n’était que de quelques lignes :
« Fidèle ami, je meurs ! C’est l’unique moyen pour moi d’être bon ! Je vais me reposer…
« Tu sauras mon secret : Il faut que Suzanne Barty soit riche et qu’elle épouse mon cousin de Pitez, qui l’aime. Moi aussi, je l’aimais… et j’ai des millions… Je me supprime… et je la dote…
« Il paraît que le laudanum donne un sommeil si doux… et si long !… Je vais essayer… S’endormir, bercé sur l’eau par la brise, avec des fleurs pour se couvrir, au clair de lune.
« Tu m’enseveliras, Gervel, et tu feras tenir mon testament à celui qui représente la loi et mes volontés dernières à ceux qu’elles concernent. Je te confie ces pages suprêmes que tu trouveras avec celle-ci. Adieu ! »
Un tremblement convulsif agitait les membres du vieillard. Il considéra deux grandes enveloppes portant comme mentions, la première : Mon testament ; pour Monsieur le Juge de Paix ; la seconde : pour Monsieur Xavier de Pitez.
Mais il se ressaisit, enfin. Ce sommeil !… Peut-être, n’était-il pas trop tard ?…
Il se précipita. Il irrompit près de la pièce d’eau.
La nacelle s’était embarrassée dans les roseaux, non loin de l’un des débarcadères moussus et branlants, qui dataient bien d’un siècle. Le vieillard s’y coucha à plat ventre, et parvint à saisir une rame qui traînait. Il tira à lui fortement et amarra la légère embarcation.
Il eut un navrement immense, en sentant que la main du jeune homme était déjà de glace. Mais la Mort avait embelli sa victime et lui avait mis aux lèvres un sourire de paix…
Gervel pleura des larmes sincères et affectueuses. Il lui sembla qu’il venait de perdre un fils…
Quand, le lendemain, Xavier de Pitez entra, sur la pointe des pieds, dans le grand salon où le lit mortuaire s’étendait, couvert de fleurs au parfum lourd, déjà amer, il vit sous le drap blanc une forme qui gisait. Il souleva le voile et regarda la figure du défunt, reposée, mais terrifiante d’immobilité.
On respirait mal ; il sortit avec Gervel. Il pleurait, lui aussi.
Mais ce furent des sanglots qui secouèrent sa poitrine, quelques heures plus tard, quand il eut pris connaissance de la lettre de Jacques, et qu’il comprit son sacrifice.
Le testament fut ouvert devant les autorités compétentes et Xavier, qui était le seul parent du défunt.
Il était bref, ce testament, instituant le colonel Barty légataire universel, à charge d’assurer maints legs de peu d’importance, qu’il stipulait.
… Or, ce jour-là fut marqué par une singulière complication d’événements.
Le père de Suzanne mourut presque subitement, étouffé par la goutte qui lui était remontée au cœur.
La jeune fille refusa l’héritage ; et les instances du baron de Pitez n’aboutirent pas au mariage qu’il croyait désormais assuré.
Car Suzanne, au fond de son cœur, avait aimé Jacques de Vesoule !… Veuve, avant d’avoir été épouse, elle a quitté les Rixhes, et elle cache son désenchantement dans le silence, mystique et un peu parfumé, d’un couvent de Rédemptoristines.
Le château de Mavesée appartient à Xavier de Pitez.
Mais celui-ci, à qui est restée une incurable mélancolie, habite Paris, et Gervel devenu régisseur général des propriétés du baron, occupe seul, avec deux serviteurs, l’antique demeure des de Vesoule.
Il est fort vieux, à présent, le bon Gervel, et il pleure toujours son Jacques. Il se désole, en pensant à la mort inutilement et sottement tragique du comte.
Cet acte suprême de Bonté — pense-t-il fut théâtral et inefficace, et manqua totalement de simplicité. Mais il manqua surtout de foi. L’esprit, chez son héros, l’emportait sur le cœur. Ce fut une prouesse de raison.
Or, dans la poursuite du Bien, c’est la naïveté qui importe ; elle seule accomplit des œuvres. Il est profond, ce mot : « Cet homme fera quelque chose ; il croit à ce qu’il dit. »
Jacques, hélas ! fut toujours un sceptique ; il n’eut jamais la foi qui fait accomplir des prodiges.
Il était frappé de la splendeur des buts successifs vers lesquels il s’essorait ; car son intelligence était éclairée. Mais il douta toujours de lui et fut sans force dans l’action…
Il aperçut plusieurs d’entre les oasis, vers lesquelles tendent les âmes. Il fallait, pour y parvenir, gravir une montagne, ou traverser un torrent, ou accomplir quelque effort courageux et confiant ; il était alors vaincu par son inertie ; et, sans jamais atteindre l’objet de ses aspirations, s’attardant à l’entour, cœur en détresse, il gémissait d’impuissance…