C. E. Casgrain : mémoires de famille/2

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II


Séjour à Québec. — Résidence à la Rivière-Ouelle. — Mort de M. P. Casgrain.


Peu de temps après notre retour à Québec, dans une visite que nous fîmes à Mgr Plessis, cet Évêque enjoignit à mon mari de faire partie de la Congrégation de la Sainte-Vierge, en lui disant : « Charles, je t’ai marié, il faut qu’en retour que tu te joignes à la congrégation et fasses en sorte d’y faire entrer quelques autres de tes amis. Les villes prospèrent là où cette société fleurit. » Votre père y entra, et fut toujours un fervent congréganiste. Il récitait l’office de la Sainte-Vierge tous les dimanches matin ; et quand les aînés de nos enfants étaient en vacances, il psalmodiait l’office avec eux.

Au mois de mai 1825, nous quittâmes le logement que nous avions occupé jusque là. Cette maison, comme je l’ai dit, était située sur la rue des Carrières, faisant face au jardin du gouverneur. Nous prîmes possession de la maison de la rue Buade, dont votre père avait acquis la propriété, et qu’il avait fait réparer. Nous y demeurâmes tout le temps que nous avons séjourné à Québec. Charles et Philippe naquirent dans cette maison : le premier, le 3 août 1825 ; et le second, le 30 décembre 1826. Par une heureuse coïncidence, mon père se trouva à Québec lors de la naissance de Charles et en fut le parrain avec Mme Panet. À cette époque, il descendit à la Rivière-Ouelle avec votre père, qui lui fit faire connaissance de la famille Casgrain. Votre grand-père Casgrain étant malade cessa de tenir maison et vint passer l’hiver avec nous.

Au commencement du mois de décembre, mon mari partit de Québec avec M. Vital Têtu, dans le dessein de se rendre à Montréal ; mais arrivé à Yamachiche, ayant bu un verre de lait il se sentit glacé ; cependant il continua son voyage jusqu’à la Rivière-du-Loup chez Mme Vve Gagnon, aïeule de M. Ernest Gagnon, si bien connu aujourd’hui à Québec. Là il fut pris de la fièvre qui le tint jusqu’à la fin de janvier. Votre père conserva une vive reconnaissance envers cette excellente famille pour les soins et les attentions dont il fut l’objet pendant tout le cours de sa maladie, et je me plais aujourd’hui à vous rappeler le souvenir de cette dame et de ses deux enfants, Édouard et Henriette, avec lesquels je fis connaissance, dans le temps.

Sur ces entrefaites, ignorant comme moi la maladie de votre père, M. et Mme Panet m’engagèrent à les accompagner au lever du premier de l’an que le gouverneur lord Dalhousie tenait au château Saint-Louis. J’y fis la rencontre de plusieurs de nos amis qui s’informèrent de la santé de M. Casgrain. Je leur trouvai un air mystérieux, j’en fis la remarque à M. et Mme Panet, qui me dirent que l’on rapportait qu’il était malade à la Rivière-du-Loup. Vous concevez l’inquiétude que me fit éprouver cette nouvelle. Peu après je reçus une lettre de lui, en date du 6 janvier, où il raconte lui-même la cause de sa maladie :

« Il faut te dire, écrivait-il, que j’ai été parfaitement bien jusqu’à Yamachiche, où j’avais pris un verre de lait. Je m’aperçus que ce lait m’avait trop rafraîchi quoique je l’eusse bu avec beaucoup de plaisir. Arrivé à la Rivière-du-Loup, je me sentis plus mal… »

Et pour me donner le change sur la gravité de sa maladie, il égayait sa lettre par le badinage qui suit :

« Vraiment votre visite du premier de l’an à la comtesse m’a fort surpris. Je voudrais bien savoir ce que M. Panet prétend faire ? venir te débaucher pendant mon absence, c’est chose jolie, pour un congréganiste. Ah ! qu’il prenne garde ; à mon retour je veux le faire bannir de ce corps d’honnêtes gens. C’est un profane ; je ferai valoir contre lui la règle qui dit qu’un congréganiste ne doit pas fréquenter les assemblées mondaines, et surtout y mener les femmes des autres. Mais badinage à part, vous avez tous bien fait, et je suis tout réjoui que vous ayiez payé les devoirs que vous devez à la comtesse. Sais-tu ce que j’ai pensé quand tu m’as écrit cela ? j’ai pensé que c’était l’ouvrage de papa qui vous a mis dans le droit chemin. Une autre raison qui me porte à le croire, c’est que je sais combien il aime à vous voir bien mises, et surtout quand c’est à ses dépens ; car comment douter, connaissant sa générosité, qu’il ne se soit signalé dans une occasion aussi favorable. J’ai actuellement l’esprit et le cœur si soulagé depuis la réception de ta lettre, que je ne suis plus rêveur et pensif, comme tu dois supposer que je l’étais auparavant. Promets-moi, de ton côté, d’être tranquille et raisonnable. Croirais-tu que me doutant bien qu’on t’avait imprudemment informée de mon indisposition, que je pensais que tu te serais mise en chemin avec ton enfant. Si bien que, sans en parler à qui que ce soit, je croyais que tu devais être dans chaque voiture étrangère que je voyais arriver. Le bruit même des clochettes me portait je ne sais quel effroi dans le cœur, en pensant te voir arriver dans une saison aussi rigoureuse ; et en même temps j’éprouvais un sentiment contraire, en m’imaginant la satisfaction que j’aurais de te voir. Mais tout est pour le mieux, et je te sais gré d’avoir abandonné ce projet… »

Il se trompait néanmoins, car sur l’avis secret de ma tante Allison, j’allai le rejoindre avec mon petit Charles qui n’avait alors que cinq mois. Je trouvai votre père très-mal. Quinze jours s’étant écoulés, et voyant que les médecins ne pouvaient rien pour son rétablissement, il fit un vœu, et entre autres promesses, il s’engagea à faire avec moi un pèlerinage à la bonne Sainte-Anne-du-Nord. Le lendemain il fut en état de sortir, et le jour suivant nous partîmes pour Québec où il arriva heureusement. Il continua alors d’aller de mieux en mieux.

Une pauvre tasse de lait fut la cause de tout ce remue-ménage ; et si quelque malin lecteur vient à jeter les yeux sur ces pages (destinées à mes enfants seulement), sans doute il va s’empresser de dire qu’un verre d’eau-de-vie eût été préférable dans cette occasion pour M. Casgrain.

Dans l’été de 1826, nous allâmes à Toronto passer quelques jours avec mon père. Celui-ci était si avantageusement connu et si universellement estimé, que toutes les personnes marquantes de la ville, par égard pour lui, vinrent nous rendre visite ; aussi en fut-il très-flatté. Comme nous allions aux États-Unis, votre grand-père nous accompagna jusqu’à Niagara, et il nous dit adieu à Buffalo. Je me doutais peu que c’était pour la dernière fois que je l’embrassais. Après un court séjour à Saratoga, nous revînmes à Québec en septembre.

À la fin de cette année, votre père, que les exigences de sa profession fatiguaient beaucoup, et qui sentait d’ailleurs le besoin d’une vie plus tranquille, chercha à découvrir si je consentirais à laisser la ville pour aller demeurer à la campagne ; et dès qu’il eût l’assurance que ce changement me serait agréable, il se rendit à la Rivière-Ouelle, où il fit l’acquisition de l’ancien manoir de M. Perrault. Ce déplacement ne fut pas d’abord du goût de mon beau-père. Il avait, disait-il, fait beaucoup de dépenses pour aider son fils à embrasser une profession libérale et à s’établir à la ville. Il lui semblait que c’était peine perdue ; toutefois, nous passâmes outre, et nous n’avons pas eu sujet de regretter cette démarche.

Votre grand-père lui-même en fut satisfait dans la suite.

Au mois de mai 1827, nous laissâmes donc Québec pour venir prendre possession de cette demeure que nous avons habitée depuis. Alors votre père songea à tirer le meilleur parti possible de sa ferme. Peu à peu il l’agrandit et s’attacha à la cultiver avec intelligence, sans toutefois donner dans des améliorations trop coûteuses, qui eussent absorbé les revenus. Aussi avait-il le soin de se rendre compte de tout et de tenir avec soin, note des travaux qu’il faisait entreprendre, comme l’attestent les cahiers que j’ai encore en ma possession, où à côté des dépenses il indiquait les récoltes qui pouvaient les justifier. Non content d’avoir assigné la veille aux serviteurs et aux journaliers l’ouvrage qu’ils avaient à faire, il se levait à bonne heure, et après avoir donné à Dieu ses prémices, il voyait par lui-même si chacun commençait sa journée à l’heure précise.

Dans la belle saison, il parcourait ses champs à cheval ; et qui de vous n’a pas vu ou entendu parler de Pompée, ce beau cheval de selle, qu’il réservait pour son usage ou celui de ses amis ? M. l’abbé Bourret le connaissait bien.

Entre autre culture, celle de la patate fut particulièrement l’objet de ses soins. Ce légume était bien peu cultivé dans nos environs. Les pauvres surtout, auxquels il est aujourd’hui d’un si grand secours, n’en appréciaient point la valeur. À l’exemple de quelques agronomes, il en renouvela par la semence la graine, ce qui empêche la patate de dégénérer. Aussi tels furent ses succès qu’il put tous les ans se procurer le bois de chauffage et celui de clôture qu’exigeait cette grande ferme, en échangeant seulement une partie de cette récolte contre ce matériel. Aussi contribua-t-il à généraliser cette culture.

Mais bien qu’ainsi retiré au fond de la campagne, et tout occupé de l’exploitation de ses terres, il n’oubliait pas ses amis et n’en était pas oublié non plus. Il avait hérité de l’urbanité toute française de son père, et il eut voulu voir à sa table un ou deux convives tous les jours. Une de ses qualités sociales que je me suis plu à reconnaître, était l’hospitalité. Pauvre ou riche était également accueilli sous son toit ; et de même que sa mère pouvait dire de son mari, que jamais il n’avait été sourd à la voix du malheureux, je puis moi-même, mes chers enfants, attester à mon tour que jamais pauvre ne frappa à notre porte sans être accueilli. Votre père pouvait dire comme le saint homme Job : « La compassion a cru avec moi dès mon enfance, et elle est sortie avec moi du sein de ma mère. Je n’ai point fait attendre en vain la veuve, je n’ai point mangé seul mon pain ; mais j’en ai fait part à l’orphelin. L’étranger n’est point demeuré dehors, ma porte a toujours été ouverte au voyageur. »

J’aurai occasion, dans le cours de ce récit, de prouver avec quelle vérité on pouvait lui appliquer ces paroles.

Dans le cours de cette année (1827), M. Panet fit un voyage en Europe, et sur nos pressantes invitations Mme Panet vînt passer avec nous une partie du temps que dura l’absence de son mari, et c’est pendant son séjour à la Rivière-Ouelle, que naquit sa fille Rosalie, dont je fus la marraine, et qui en 1845 devint ma belle-sœur, par son mariage avec mon frère Charles. La mort l’a enlevée après dix mois d’union (20 mars 1846).

Dans le mois d’avril 1828 mourut notre beau-frère M. François Letellier de Saint-Just. Il avait su se concilier toute l’estime et l’affection de la famille Casgrain, et il la méritait bien. Je ne ferai que reproduire ici les lignes qu’une plume canadienne lui a consacrées : « S’il fallait décerner à sa mémoire l’éloge qu’il mérite comme notaire et comme légiste, je dirais que sa haute intelligence éclairée par des études consciencieuses lui valut bien des fois l’honneur d’être consulté par des hommes éminents. Des lettres attestent encore que de ce nombre était le célèbre avocat, Rémi Vallières de Saint-Réal. Ce mérite intellectuel de M. Letellier était rehaussé par un caractère probe, austère et qu’on aurait dit moulé sur l’antique. »

Dans le mois de mai de la même année mourut presque subitement à Saint-Michel notre autre beau-frère, M. Charles-Butler Maguire, médecin, ancien chirurgien de marine, que j’ai peu connu. Il avait épousé, en 1819, Mlle Justine Casgrain, aujourd’hui Mme P. Beaubien.

Le 24 août suivant naquit à Québec ma fille aînée, Marie-Élizabeth, chez ma tante Ross-Lewin, devenue alors Mme Cannon, chez laquelle j’étais allée passer quelque temps. À mon retour chez moi entra à notre service une excellente fille, Anastasie Madore qui a toujours demeuré avec nous depuis, en qualité de bonne des enfants. Son attachement, sa fidélité, son dévouement, en ont fait en quelque sorte un des membres de la famille. Parvenue à un âge avancé, elle continue d’employer le reste de ses forces à nous rendre les services que lui permettent les infirmités de ses vieilles années. Qu’elle reçoive aujourd’hui de ma part et de la vôtre ce témoignage de notre affection et de notre intérêt à son égard. Ce n’est pas la faible rémunération que nous lui avons donnée, qui pourrait payer un tel attachement : les services du cœur ne peuvent se payer que par le cœur. Si d’un côté elle a toujours témoigné à mes enfants une tendresse qui dégénérait presqu’en faiblesse, de l’autre, elle a su aussi par là se concilier de leur part la plus vive affection.

À la fin de cette même année une nouvelle tombe s’ouvrit pour nous. Nous eûmes la douleur de perdre le chef de la famille, M. Pierre Casgrain, mon beau-père, qui mourut à Québec le 17 novembre 1828, chez son gendre M. Philippe Panet.

Voici ce que m’écrivit votre père dans cette pénible circonstance :

« Québec, 17 novembre 1828,
1 heure p. m.


« Ma très-chère Elisa,

« Tu ne seras pas surprise d’apprendre que notre père, notre très-cher père, n’est plus ; il est décédé ce matin à dix heures et demie, avec le plus grand calme et la plus grande résignation. Depuis longtemps et depuis plusieurs jours surtout, il s’est préparé à la mort avec ce degré de religion qui nous donne la consolation de croire que Dieu lui aura fait miséricorde..........

« Que te dire de notre affliction, nous avions le meilleur des pères, nous n’étions point de mauvais enfants, et nous l’avons perdu, ô mon Dieu ! jettez des yeux de miséricorde sur lui et sur nous !..........

« Un service aura lieu ici mercredi à 10 heures, et le convoi partira immédiatement après pour la Rivière-Ouelle, où il arrivera jeudi ou vendredi matin. »

M. Casgrain fut inhumé dans l’Église de la Rivière-Ouelle sous son banc seigneurial, à côté de Mme Casgrain.

Voici les souvenirs qui me restent de la personne de votre grand-père. C’était un fort bel homme, d’une haute taille, un peu replet, d’une physionomie douce ayant toujours le sourire sur les lèvres. Il avait le regard très-fin, la parole un peu embarrassée par un léger grasseyement, et par cet accent particulier aux personnes qui parlent du bout de la langue. Le côté le plus saillant de ses facultés était cet esprit d’entreprise, cette intelligence ou plutôt cette intuition des affaires qu’on remarque chez ceux qui font des fortunes rapides. Il n’est pas besoin de vous rappeler que M. Casgrain avait d’abord parcouru les deux rives de notre fleuve, comme marchand ambulant. Il avait fait partie de cette classe de petits négociants devenus si rares de nos jours, et qu’on désigne sous le nom de porte-cassettes. Ne rougissant pas de l’origine de sa fortune, il garda longtemps chez lui la cassette qui lui avait servi autrefois. Sa conversation comme son caractère étaient très-enjoués. L’isolement où il se trouvait à la campagne n’offrant à son amour pour la société qu’un cercle bien restreint, lui faisait rechercher avec avidité la compagnie de ses amis et même des étrangers qu’il invitait à sa table le plus souvent qu’il pouvait. Un officier anglais qui avait reçu l’hospitalité chez votre grand-père en 1816, raconte ainsi les impressions de sa visite :

[1]« The next evening, 17th july 1816, brought me to the village of Ouelle, situated on the right bank of a river so called. I had a letter to the seigneur M. Casgrain, whom I found near the ferry, busied among his workmen, in the superintendance of a new bridge to supply the place of the ferry. He received me very politely and having conducted me to a neat house facing the stream, invited me to his family supper, which in Canada as well as in the States is formed by a combination of the tea equipage with the constituent parts of a more substantial meal. He introduced me to his architect whose appearance well answered M. Casgrain’s description of « rusticus, abnormis, sapens. » The whole of his workmen, forty-five in number, were according to the custom of the country boarded and lodged in his house, and I must do them the justice to say forty-five quieter people never lodged beneath a roof. Early hours being the order of the day we retire to rest at nine o’clock. After an early breakfast, a relation of my host took me in his caleche to visit a porpoise fishing in the neighbourhood… »

Le caractère de Mme Casgrain formait contraste avec celui de son mari. Ils avaient cependant de commun une égale beauté de figure. C’était un bien beau couple.

D’une intelligence plus élevée que celle de son mari, sa causerie plus sérieuse offrait à la fois le charme de la femme du monde et de la femme pieuse. L’honorable Auguste Quesnel disait de Mme Casgrain qu’elle faisait les honneurs de son salon avec l’aisance et la dignité d’une reine, elle brillait autant par sa haute raison et par la rectitude de son jugement que par l’amabilité et la grâce de ses discours. Mais en même temps elle était aussi bien à sa place, aussi dame à sa cuisine, surveillant ses domestiques, qu’au milieu de la meilleure société. Comme la femme forte dont elle était l’image, rien n’échappait à sa vigilance, et elle possédait le don si difficile et si rare de faire régner l’ordre le plus admirable dans sa maison, sans avoir l’air d’y toucher, comme on le dit communément.

Voici un petit exemple de la manière ingénieuse avec laquelle elle savait tirer parti de tout.

M. Casgrain avait à côté de son magasin une salle attenante, où chacun attendait son tour pour faire des achats ou régler ses comptes. Mme Casgrain avait le soin d’y placer des tricotages, et lorsque les femmes des cultivateurs y venaient attendre, elles s’emparaient de ces tricots pour passer le temps, et ainsi l’ouvrage se faisait.

Dans les dernières années de sa vie, qui ne furent qu’un long martyre, elle avait fait placer son lit dans son salon, d’où elle distribuait ses ordres, et où elle recevait ses visites avec une sérénité qui charmait ceux qui approchaient de son lit de douleur. Trente-sept ans plus tard, M. l’abbé Gosselin, qui alors (1825) était vicaire de Mgr Panet, à la Rivière-Ouelle, me racontait qu’il fut appelé pour l’assister pendant une de ses longues agonies qu’elle eut avant de mourir. Après avoir écouté quelques paroles d’exhortation, elle se mit à lui répondre avec des sentiments de piété si tendres et si touchants, qu’il fondit en larmes. Elle lui dit d’un ton de reproche : « Vous n’êtes pas un bon soldat de Jésus Christ ; je vous ai fait appeler pour me fortifier, et vous vous attendrissez. » Telle était votre grand’mère dont je ne puis me lasser de vous faire admirer la belle et grande âme.[2]

L’année 1829 n’offre rien de remarquable, hormis le mariage de Mgr Maguire avec M. le Dr Pierre Beaubien, sur lequel un triste accident vint jeter un voile de deuil. M. Charles Têtu avait alors pour commis un jeune homme de vingt-quatre ans, aimable, poli, se faisant estimer de tout le monde : c’était son frère George. Vu l’intime liaison des deux familles Casgrain et Têtu, ce jeune homme avait été invité au mariage avec les autres membres de la famille. On était au 5 mai, il faisait un temps superbe, la matinée était délicieuse. Votre père, en compagnie de Mme Letellier sa sœur, allait de son côté partir pour Québec, où les noces devaient avoir lieu, chez M. Philippe Panet, au Bocage,[3] quand tout-à-coup on vint nous annoncer la triste nouvelle que le jeune Têtu venait de se noyer. Tout joyeux le matin même, il essayait des habits neufs commandés tout exprès pour la circonstance, et avait refusé de faire le trajet par terre, afin d’avoir le plaisir de monter à Québec dans une goëlette qu’il avait achetée quelques jours auparavant. Mais justement à la sortie de la Rivière-Ouelle, comme il puisait de l’eau, il tomba par-dessus le bord et ne reparut plus !

Jugez de notre consternation ! Votre père se rendit de suite à Saint-Thomas pour annoncer ce funeste évènement à la famille Têtu, et m’écrivit la lettre suivante qui donne la mesure de sa sensibilité :

« Saint-Thomas, 6 mai, 8 h. du soir
« Chez M. le curé Beaubien.

« Je suis seul en ce moment, ou plutôt je suis au milieu de vous tous, témoin de la scène affligeante, cruelle et déplorable qui a eu lieu sous nos yeux, ce matin ! ! Quelle catastrophe, quel malheur, quelle perte cruelle ! ! Mon âme est encore toute bouleversée, et depuis que je vous ai quittés je n’ai eu l’imagination occupée que de la perte immense que nous avons faite dans la personne de notre cher cousin George. Cette triste idée me poursuit partout. Que ne nous est-il donné de rappeler à la vie ceux qui nous sont chers ; mais hélas ! désirs superflus ! ou peut bien réparer la perte d’une fortune, ou un autre malheur, mais la vie est entre les mains de Dieu qui la donne et l’ôte quand il lui plait. Ce n’est pas chose en notre pouvoir de la donner à ceux qu’il en a privés. Que son saint nom soit béni, et que sa sainte volonté soit faite ! Prions-le qu’il le reçoive dans son sein, et le juge dans sa miséricorde qui est sans borne.

M. le curé Beaubien, chez qui nous sommes arrivés à six heures du soir, est allé annoncer la nouvelle foudroyante à notre chère tante Têtu et à la famille. Mme Letellier l’a suivi de près, lui donnant le temps de remplir ce pénible devoir avant mon arrivée. Quant à moi, je sens que je ne puis supporter aujourd’hui une scène telle que sera la rencontre que je dois faire demain avec la famille. Je prie Dieu qu’il donne à ma tante Têtu la force, le courage et la résignation nécessaires dans une aussi triste circonstance. »

Le mariage eut lieu quelques jours après, mais sans aucun éclat comme on peut bien le penser.


  1. Travels in Canada and the United-States in 1816 and 1817 by Lieut. Francis Hall 14th Light Drageons F. C. P. London. Printed for Longman, Hurst Rees, Orme, and Brown, Pater Noster Row. 1818. Page 95.
  2. M. l’abbé Gosselin est mort l’année dernière, curé de Saint-Jean de l’Île-d’Orléans. C’était un des plus aimable type du temps passé. Il ne parlait jamais de Mme Casgrain qu’avec attendrissement et vénération.
  3. Le bocage Borromée, maintenant changé en cimetière (Saint-Charles), était la résidence d’été de M. Philippe Panet.