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Captive et bourreau/23

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La Gazette des campagnes (p. 162-170).

V

NOUVEL ARGUS.


Les années tombent dans l’éternité comme les rivières dans le fleuve qui les confond avec ses propres eaux, mais ne se ressemblent pas.

Comme nous l’avons vu, Bison-des-Plaines et la Chouette s’étaient juré amitié, et seul le premier s’était constitué le défenseur de Fleur-du-mystère et le vengeur des ressentiments de la Chouette. C’est ainsi que la justice de Dieu se sert des hommes pour exécuter sa justice ici-bas.

Qu’est devenue Armande, durant les quinze années écoulées depuis son enlèvement ? Sa vie a été plus que pénible. À cette heure où nous sommes rendus, c’est une jeune fille d’à peu près seize ans, qui promet beaucoup. Elle est grande et bien faite ; ses cheveux sont longs et tombent toujours sur ses épaules un peu décharnées par une fièvre latente qui mine ses forces ; le soleil a mordu ses joues et y a mis une couleur brune assez accentuée ; ses grands yeux bleus frappent à première vue, tant ils renferment de chastes langueurs, tant ils expriment une douce aménité ; ses longs cils noirs qui les ombragent en diminuent leur éclat naturel et y jettent une ombre qui leur donnent plus de mélancolie. Sa taille, non comprimée par tous les artifices de ce siècle de fer, a crû rapidement comme les arbres de la forêt, cependant elle est grêle et semble avoir la flexibilité du roseau et la délicatesse du saule-pleureur. Son front a de l’ampleur et il est bien couronné d’une chevelure forte et noire ; la bouche un peu large, a une finesse de contour rare ; les dents, bien alignées ont une blancheur beaucoup plus éclatante que sa figure est brunie. D’un caractère rêveur, elle a la taciturnité du sauvage avec lequel elle est en contact presque journalier ; outre cela, il y a en elle quelque chose de mystérieux qui étonne et qui frappe. En la voyant, il tombe de ses yeux timides et voilés, de son front chaste et candide, un charme qui serre le cœur. On se croirait en présence d’un être créé et mis au monde pour être la personnification de la douleur. N’avez-vous jamais vu, au coin d’une des grandes rues de nos villes, ces enfants venus d’une terre étrangère, dont les traits hâlés et la figure mélancolique vous disent : « Ils ont souffert ! » Eh ! bien, Fleur-du-mystère ressemblait à ces petites Italiennes qui errent dans les villes, chantant aux portes, pour recueillir quelques sous qui leur donneront du pain. Comprendrait-elle, la pauvre enfant, qu’elle n’a pas été jetée par la main du hazard, sur ces rivages où vivent les enfants des bois ? Elle en a peut-être un secret pressentiment, quand elle revient sur elle même et consulte son cœur.

Pourtant Mélas est là, auprès d’elle, et elle l’appelait : son père. Mélas dont la chevelure commençait à montrer, aux tempes surtout, de nombreux fils d’argent. Mélas était tout changé. Il avait eu des projets de vengeance contre cette frêle enfant qu’il avait ravie un jour ; il s’était dit : « Elle souffrira pour expier ce que j’ai souffert ; » logique brutale d’un cœur ulcéré et rempli de fiel.

Pourtant, il devait en être autrement. À mesure que Fleur-du-mystère grandissait en beauté, le vrai portrait de sa mère, cet homme sentait ses entrailles s’émouvoir de plus en plus, lorsqu’il osait la brutaliser pour des riens. Elle n’était pas coupable elle, pas plus que sa mère. Il lui répugnait parfois de se sentir porté comme malgré lui vers cet enfant d’Alexandrine, celle qu’il haïssait à mort, avec son mari George.

Mais il avait compté sans le cœur humain. Quelle que soit la haine qui remplisse une âme, il y a encore de la place pour un sentiment de tendresse. Le cœur se réveille parfois, et il vient une heure où le besoin de se sentir aimé l’emporte sur bien d’autres considérations.

Mélas se trouvait à une de ces époques où le cœur se croit capable d’aimer et de tressaillir encore au souvenir d’un bon moment.

Il se disait : Fleur-du-mystère grandira, deviendra une belle fille, et elle m’aimera comme son père. Tout son amour sera pour moi seul, et il me semble que je jouirai encore.

Là, comme toujours, il voyait encore la jalousie faire son œuvre. Il voulait pour lui seul le cœur de Fleur-du-mystère ; mais il avait compté sans les circonstances, sans la justice de Dieu et sans Bison-des-Plaines.

Un jour, Fleur-du-mystère avait une dizaine d’années, Mélas se sentait tout joyeux auprès de l’enfant. Il oubliait le passé. Fleur-du-mystère, dit-il, appelle-moi ton père.

— Toi ! mon père ?

— Oui.

— Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus vite ?

— Je ne le pouvais pas, pour des motifs que je ne puis te dire.

— Et ma mère ?

Mélas vit un nuage obscurcir ses yeux… Ta mère, dit-il, elle est morte !

— Oh ! mon père, dit-elle. Et elle se jeta dans ses bras.

Mélas eut un frisson de joie, et son être tressaillait sous cette caresse comme la feuille sous les baisers du zéphire.

Cette heure d’ivresse devait bientôt être oubliée. Mélas n’était pas exempt des souvenirs du passé ; ils venaient à flots le presser, l’obséder de tous bords, et alors Fleur-du-Mystère était le souffre-douleur du moment. Mélas la repoussait brutalement de ses bras ; et ses traits contractés, les yeux hagards, il ressemblait à un aliéné furieux.

La pauvre enfant pleurait tout bas, dans un coin de la cabane, tant elle avait peur de son père ; et lui, le bourreau, se surprenait à grimacer un sourire en voyant le sang et la chair de ses deux ennemis souffrir bien loin d’eux qui devaient aussi ressentir une douleur aiguë.

Alexandrine, disait-il, c’est toi qui souffres dans cette enfant. Oh ! j’ai bien plus souffert que cela moi !

Ce n’était que passager. Il revenait bientôt et s’empressait auprès de Fleur-du-mystère qui ne venait à lui qu’en tremblant.

Ainsi allèrent les années. Lorsque Fleur-du-mystère eut atteint l’âge de seize ans, Mélas l’aimait éperdument, d’un amour jaloux, d’un amour d’autant plus fort qu’il avait été retenu pendant plusieurs années et qui se concentrait à cette heure sur un être unique : Fleur-du-mystère, belle comme une petite senora d’Italie. Son amour jaloux allait encore faire une malheureuse, car il la laissait à peine sortir. Dans ses moments d’expansion, et d’ardeur, il pouvait passer des heures entières à contempler Fleur-du-mystère qu’il trouvait de plus en plus mystérieuse ; mais, hélas ! il ne pouvait plus sortir de son cœur que des flammes brûlantes qui allaient détruire tout sur leur passage. Il veillait sur Fleur-du-mystère avec une vigilance d’Argus, ce monstre aux cents yeux, se contentant de lui apprendre, tant bien que mal, l’écriture et la lecture.

À douze ans, Fleur-du-mystère savait lire couramment. Le seul livre que Mélas lui laissa entre les mains, était celui qu’on avait trouvé sur un cadavre échoué au plain : les poëmes d’Ossian, ces éternelles plaintes du poëte à l’imagination en feu. Fleur-du-mystère en avait retiré une mélancolie douce et rêveuse qui la portait à s’isoler, à errer dans les bois et sur les grèves, pour entendre parler à son oreille ces mille et un bruits dont la nature sauvage est pleine. Quoique restreinte par Mélas, elle pouvait s’échapper parfois et se livrer au plaisir d’une longue marche, au bord des flots agités ou tranquilles.

Disons-le de suite : Mélas craignait Bison-des-Plaines qui veillait toujours. La vue de Fleur-du-mystère pouvait être fatale, et en s’aimant tous deux, Mélas pouvait être privé du cœur de cette fille qu’il aimait follement.

Pendant ce temps de véritable captivité, Fleur-du-mystère dépérissait comme ces fleurs privées du soleil, elle qui aimait tant l’air et la liberté. Quelle jouissance entre une vieille sauvagesse à moitié aveugle et un père qui l’aimait parfois pour la rudoyer ensuite ! Elle sortait quelques fois à travers le village, toujours accompagnée de Mélas. Tous la regardaient passer avec joie. Il tombait alors de sa personne je ne sais quel charme mystique qui frappait les sauvages et les portait à vénérer cette jeune fille à l’air si doux, au regard si bon !

Le Chef avait souvent invité Mélas et Fleur-du-mystère à des repas de circonstance, et pour une raison ou pour une autre Mélas avait trouvé un prétexte pour ne pas amener son enfant avec lui. C’était alors que Bison-des-Plaines trouvait moyen de se faufiler jusqu’à Fleur-du-mystère, la regarder sans qu’elle le sût et s’en retourner heureux d’avoir contemplé ses traits. Il allait satisfaire ce besoin du cœur aux heures mêmes de la nuit où Mélas et Fleur-du-mystère étaient ensemble, sous la tente. C’est en vain que Mélas veille, et une heure a sonné où il doit comprendre où ont abouti ses efforts.

Un soir, Mélas dévorait des yeux plutôt qu’il ne regardait, Fleur-du-mystère récitant tout bas les vers d’Ossian. Le malheureux, il ressentait dans son cœur un amour profond et jaloux. Il aurait voulu la voir se lever lentement, s’approcher de lui et lui crier : « Mon père, » et cela par une impulsion naturelle partie du cœur de Fleur-du-mystère. Il aurait voulu qu’elle murmurât à son oreille ces paroles ineffables que jamais femme aimée ne lui avait dites. Il n’était pas digne, le monstre, d’entendre une voix de femme, une voix d’ange, lui dire : « Je t’aime ! » ces mots tombés du ciel pour la consolation de ceux qui souffrent et pleurent.

Viens ici, fille, dit-il. — L’enfant s’approcha.

— M’aimes-tu, moi ton père ?

— Oui père, tu le sais bien.

— Pourquoi faut-il que je te le demande toujours ?

L’enfant baissa la tête.

— Tu as seize ans passés, je crois bien ; il me semble que ton cœur doit savoir ce qu’est l’amour ?

— Oui, mon père, Laurent m’a dit un jour ce que c’était que l’amour.

— Que dis-tu ? Laurent qui ?

— Oui, Laurent, M. Laurent qui reste au poste…

Elle n’acheva pas, que le poing fermé de Mélas la frappait en pleine poitrine et l’envoyait rouler, sans connaissance, dans un coin de la cabane. C’est en vain, dit-il, que j’ai pris mes mesures, c’est en vain que je l’ai isolée. Je le vois, son cœur rêve un autre que moi. Et comme effrayé de ce qu’il venait de faire, en un instant il fut auprès de Fleur-du-mystère, et après beaucoup de soins la ramena à la vie. La laissant au soin de la vieille sauvagesse, il sortit.

Comme il franchissait le seuil du wigwam, une ombre passa ; un chien, se dit-il ; et il courut vers la grève.

Le chien, que dans son excitation il avait cru voir, c’était Bison-des-Plaines qui avait tout vu du dehors.

Passons sous silence ses lamentations, ses larmes brûlantes de désespoir, et ses menaces. Fureur vaine ; il commençait à comprendre qu’il avait à lutter contre une force plus grande que la sienne, plus forte que l’enfer. Il avait aimé un jour d’un amour qui le porta au crime ; puis il avait haï et maudit ; maintenant il voulait ouvrir son cœur aux joies de se sentir aimé de l’enfant ravie, il voyait tout s’écrouler sous l’avenir de Fleur-du-mystère.

Laurent, du Poste, avait le cœur de l’enfant qu’il voulait pour lui seul. Le ciel me punit ! disait Mélas. Je suis condamné à traîner partout ma vie misérable et sans joie, à errer comme un vil lépreux à travers ce chemin si sombre de la vie. J’ai voulu semer le vent, et maintenant la tempête gronde sourdement au-dessus de ma tête, et je ne puis me mettre à l’abri. Triomphe, ciel, un moment. Au troisième coup, je plierai peut-être le front devant ta puissance.

C’est en gesticulant et en parlant ainsi que Mélas parcourut la grève déserte ; mais non, il n’était pas seul, Bison-des-Plaines avait suivi ses pas et il avait prêté l’oreille à toutes ses paroles.

Qu’était donc ce Laurent et comment avait-il connu Fleur-du-mystère ? Nous allons le voir.