Captive et bourreau/24

La bibliothèque libre.
La Gazette des campagnes (p. 170-180).

VI

LE COMMIS DU POSTE.


Un jour, sur les bords de la belle Île d’Orléans, une pauvre malheureuse mourait d’inanition. Un brave cultivateur de l’endroit trouva le cadavre, et tout auprès un enfant faible, aux joues caves et au teint livide. Il fit enterrer convenablement la mendiante, et comme le ciel l’avait privé du bonheur d’avoir des enfants, il garda, de concert avec son épouse, le petit malheureux qui serait mort de faim, sans le secours de ces personnes charitables. On l’appela « Laurent, » parce qu’il avait été trouvé au bord du fleuve, et porta le nom de son père adoptif : Laurent Goulard.

Laurent grandit et manifesta de bonne heure un amour immodéré des aventures. Sa famille d’adoption essaya en vain de détruire en lui cette inclination. Rien n’y fit : c’était une voix qui parlait en lui, plus forte que sa volonté. À seize ans, il partit pour les territoires de la Baie d’Hudson. Pendant deux ans, il végéta au milieu des tribus nomades qui erraient dans ces contrées.

Un jour, dans une de ses pérégrinations, il fit la rencontre d’un des membres de cette fameuse Compagnie de la Baie d’Hudson qui monopolisait le commerce des fourrures. L’intérieur franc du jeune Laurent le frappa ; il devina en lui de la bonne étoffe. Les yeux seuls disaient l’honnêteté, la hardiesse et le mâle courage de ce jeune homme de dix huit ans. Il lui demanda s’il voulait bien s’engager. Laurent fatigué de cette pénible vie d’aventure, accepta de suite. Il fut envoyé comme commis au Poste sauvage, justement où Mélas et sa tribu passaient leur vie. Ses allures franches, son caractère plein de douceur mais non sans énergie, lui gagna l’estime de tous les sauvages du Poste. Bison-des-Plaines surtout s’attacha à lui comme l’ombre à son objet. Le Poste était en dehors des limites du village indien.

— Tu ne viens pas au village ? lui dit un jour Bison-des-Plaines ; tu y verrais un blanc comme toi, qui vit au milieu de nous avec une jeune Visage-pâle qui ressemble à une pâle marguerite qui se penche au bord des eaux.

— Des blancs au village ? dit Laurent.

— Oui, frère et… Son secret faillit lui échapper.

— Et… quoi ? dit Laurent.

— Et tu devrais venir les voir. Oh ! non.

— J’aimerais connaître cette jeune fille.

— Ça viendra, répartit Bison-des-Plaines qui gagna seul le village.

Cette révélation avait piqué au vif la curiosité de Laurent. Seul, jeté dans le monde sans protection, aujourd’hui au milieu de ce peuple grouillant dont il avait presque pris les habitudes, il avait conservé intact, au fond du cœur, cette capacité d’amour que le ciel y plaça. Comme tout jeune homme de vingt ans, il rêvait un intérieur à deux, un foyer paisible, en un mot une famille.

Aussi cette nuit qui suivit la révélation de Bison-des-Plaines, Laurent eut le sommeil court. Il rêva longtemps ; il voyait des yeux du cœur cette jeune fille blanche élevée parmi les sauvages, et il l’entourait de tout ce qu’une imagination en feu peut trouver de beau ; il en fit une statue animée à laquelle il prêta toutes les formes imaginables ; il passa donc la plus grande partie de la nuit à entrevoir cette beauté inconnue qu’il aurait voulu connaître.

Le lendemain, c’était le jour du Seigneur ; vers le soir, ennuyé, poursuivi par cette vision enchanteresse, Laurent prit sa perche et s’en alla pêcher au bord des rochers qui bordent le fleuve. Le soleil allait disparaissant en arrière des montagnes, et l’ombre des collines s’allongeait sur le fleuve dont les eaux se doraient vers les rives du sud.

Le jeune homme, plongé dans une rêverie profonde, oubliait sa ligne et les beaux poissons du fleuve qui offraient une capture facile. Il revoyait les bords enchantés de cette île où vivaient encore peut-être ses parents adoptifs, eux qui l’avaient aimé, l’enfant de la pauvre abandonnée. Il se demandait s’il n’était pas venu au monde pour souffrir, lui l’enfant de la misère.

Oh ! qui dira les drames inconnus qui se déroulent tous les jours, drames sombres, horribles, où les victimes refoulent sans cesse une plainte prête à s’échapper de leur cœur.

Laurent était à se demander comment il pourrait connaître cet enfant dont lui avait parlé Bison-des-Plaines, quand une voix suave et sonore vint le tirer de sa rêverie. Sur la grève une enfant délicate autant que brunie par le soleil et la fumée, à la chevelure pendante, s’avançait lentement en chantant avec cette douceur de voix particulière aux sauvages.

C’est bien là cette marguerite pâle dont parlait Bison-des-Plaines ! À sa vue, Laurent ressent un trouble inexprimable. Le rayonnement des yeux de l’enfant a trouvé le chemin de son cœur qu’aucune squaw n’a encore fait battre, pas plus qu’une visage-pâle.

Fleur-du-Mystère l’aperçoit et ne se trouble nullement. Le sourire sur les lèvres, elle s’approche plus vivement depuis qu’elle a vu Laurent. Innocente dans ses manières d’agir et de parler, candide en tout, simple comme la nature qui l’avait pour ainsi dire bercée, elle vient s’asseoir tout près de Laurent.

— Vous ne prenez pas de beaux poissons ? lui dit elle. On dirait que vous n’aimez pas ça ?

— Non, enfant… Quel est votre nom ?

— Je m’appelle Fleur-du mystère ; un beau nom, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, dit Laurent. Non, Fleur-du-mystère, continua-t-il, la pêche pour moi n’a pas été un désennui, aujourd’hui. Seul en ce monde, ignoré de tous, sans famille, sans amis, je regardais le passé sans en avoir peur, et je me demandais ce que j’étais venu faire en ce monde, seul, quand les autres ont des parents et des amis.

— Quel vent de douleur a passé sur ton front pâle ? répond Fleur-du-mystère ; tu parais bien malheureux ? et, s’avançant de plus près, elle lui prit la main en le regardant dans les yeux.

Laurent sentit des larmes de joie lui monter du cœur aux yeux. C’était le premier être qui lui donna ce signe d’amitié profonde et d’intérêt.

— Pourquoi ne chantes tu pas comme moi, sur les grèves, dans les bois avec les oiseaux ?

— Tu peux chanter, toi, Fleur-du-mystère, car tu as des parents, des amis…

— Je n’ai que Mélas, le Hibou, que j’appelle mon père, et voilà tout. Mais toi qui parais si doux, si bon, dis-moi, que fais-tu au milieu de nous ? D’où viens tu ? Bison-des-Plaines, mon bon ami, ne m’as jamais parlé de toi.

— Je viens de l’autre côté, et il montrait la rive Sud. Je suis ici, au Poste, depuis tout près de six mois.

— Six mois ! et je ne le savais pas ; oh ! mais je sors si peu souvent. Mon père ne veut pas que je sorte. Aujourd’hui Bison-des-Plaines est parti pour la chasse, il m’a permis de sortir. Oh ! que je suis contente de t’avoir connue. C’est mon pauvre cœur qui m’a fait choisir la grève où je devais te voir, plutôt que les bois où je n’aurais vu que les fleurs et les nids d’oiseaux. J’avais besoin de connaître quelqu’un qui souffre pour lui dire tout ce que j’ai dans la cœur ; c’est quelque chose que je ne comprends pas ; c’est un je ne sais quoi qui me porte vers toi à cette heure, et me dit de rester près de toi pour jouir, pour ne plus rien désirer que ta présence, loin des yeux, seule avec toi. Dis-moi, toi qui souffres, comprends-tu ce qui se passe en moi ?

Mon Dieu, se dit il en lui-même, se pourrait-il que son cœur se sentirait déjà attaché à moi.

— Fleur-du-mystère, ce qui est en toi, et que tu ne sais pas bien définir, c’est un sentiment qu’on appelle l’amour, c’est Dieu qui nous donne ce sentiment pour aimer et faire, par ce moyen, notre bonheur ici-bas.

Amour ! Dieu ! il ne faut pas que j’oublie ces deux mots là. Dieu ! Qu’est-ce que c’est que Dieu ?

— C’est un esprit supérieur, qui est invisible. Il réside au-dessus de nos têtes ; il punit les méchants et récompense les bons.

— Il fait comme le chef, donc ?

Oui. Tout ce que tu vois : les oiseaux, les fleurs, le ciel, les arbres, cette vaste nappe d’eau, ces beaux poissons dorés, tout ce qui frappe tes yeux, jusqu’à moi, c’est lui qui a tout fait, tout créé. C’est encore lui qui a fait ton cœur, y a placé l’amour, et ta vie toute entière est un bienfait de sa bonté. Par lui, tu vis ; on n’est rien, sans lui.

— Que j’aime à t’entendre parler ainsi. Ta voix est plus douce aux oreilles de mon cœur que la voix de la mer et le chant des oiseaux. Mais il se fait tard, il me faut partir. Demain, au soleil couchant, je serai ici ; fidèle au rendez-vous, je t’attendrai. Adieu ! Ton nom ?

— Laurent.

— Adieu, Laurent ; que le sommeil ne te soit pas lourd.

— Au revoir, Fleur-du-mystère ! que mon nom te berce, ce soir, sous ton wigwam, le nom de celui qui t’aime déjà.

— D’amour ?

— Oui, d’amour.

— Eh bien, moi aussi je t’aime d’amour, et plus que mon père qui me gronde sans que je me plaigne. Maintenant que je t’aime, je serai heureuse de souffrir, car je ne serai plus seule.

Le cœur de Laurent bondissait de joie. Exilé, il avait cru mourir de nostalgie, mais à cette heure qu’il voyait une enfant de seize ans lui sourire et l’aimer avec cette candeur et cette simplicité si naturelle chez elle, il ne demandait plus que de vivre dans ce petit coin de terre entre Fleur-du-mystère et son devoir.

Tous deux se comprenaient déjà, et ils surent mettre dans leur amour cette force que donne le malheur, quand on rencontre sur sa route une âme qui s’attache à soi.

Le lendemain du jour de leur première entrevue, ils furent fidèles au rendez vous ; nouveaux charmes, nouvelles expressions. Ils parlèrent de Dieu, de ses œuvres ; et tout en s’aimant, Fleur-du-mystère trouvait moyen de s’instruire.

Que c’était touchant et sublime de voir ces deux jeunes enfants, assis au bord de notre beau fleuve, parler de Dieu et de ses ouvrages. Jeunes gens d’aujourd’hui, en feriez vous autant.

Ce fut à la suite d’une de ces conversations que Fleur-du-mystère vit le poing du farouche Mélas lui broyer presque la poitrine, parce qu’elle avait heurté de front son amour jaloux, en avouant que Laurent lui avait parlé d’amour.

Bison-des-Plaines avait tout vu, tout entendu ; son plan se trouva modifié. La haine avait enfin trouvé le moyen de s’assouvir doublement, si je puis m’exprimer ainsi. Après avoir suivi Mélas sur la grève, il rentra sous la tente où dormait la Chouette.

— Frère, dit Bison-des-Plaines, l’heure de la vengeance est arrivée. Ton couteau va sortir de sa gaine et mon tomahawk bien affilé saura faire son œuvre ; puis il raconta la scène qui venait de se dérouler sous ses yeux.

— Et tu n’es pas entré pour étouffer ce monstre ? dit la Chouette.

— Mon sang a bouillonné ; mais si je l’eusse tué, il n’aurait pas assez souffert, le maudit Visage-pâle. Écoute mon plan, du moins une partie : Tu sais que Fleur-du-mystère appelle le Hibou, son père ; tu as dû comprendre à mon récit de tantôt que le Hibou aime Fleur-du-mystère à la folie, avec jalousie. Je saurai dire à Fleur-du-mystère que le Hibou n’est pas son père, et sa répugnance sera plus apparente et le Hibou en souffrira ; puis après cela, Laurent et moi feront le reste.

Il ne quitta la Chouette que pour se rendre auprès de Laurent.

— Salut à toi, frère.

— Bonjour ! Quelle nouvelle au village ?

— Pas trop bonne. Mais le silence, Laurent, est d’or, surtout là où les roches parlent.

— Viens avec moi, là-bas, sur les flots ; pas d’oreilles là pour écouter, et ils partirent.

— Écoute, frère, commença Bison-des-Plaines. J’ai vu le goéland nourrir ses petits, j’ai vu la femelle du marsouin porter sur son dos son petit qu’elle nourrit encore ; mais je n’avais jamais vu un enfant des bois, un Visage-pâle lever la main sur une fleur prête à se faner. Oui, hier, j’ai vu le Hibou frapper Fleur-du-mystère parce que l’enfant lui avouait que tu lui avais parlé d’amour.

— Le lâche ! soupira Laurent, dont les poings se crispèrent ; et tu n’as pas agi ?

— Écoute, mon frère, j’aurais voulu l’étrangler sur le champ, mais mon sang s’est apaisé, et je me suis dit : le chat tigre sait être patient pour mieux se venger. C’est ce que je ferai, et c’est là mon secret. Je n’oserais pas même le dire aux échos des bois, car les esprits pourraient le dire à ce maudit blanc, qui n’a pas de cœur. Puis il raconta à Laurent, aussi courtement que possible, la naissance de Fleur-du-mystère, sa venue au sein de la tribu, ses souffrances et ses tortures.

Oui, frère, j’ai senti mon cœur battre dans ma poitrine pour la fille des blancs, moi si peu de chose. J’ai refoulé jusqu’au profond de moi-même ces sentiments si doux. Je n’aurais jamais osé m’élever jusqu’à elle et lui dire : je t’aime. Les courants rampent à terre et s’appuient rarement aux branches des grands arbres. Ne pouvant lui dire ce que j’ai dans le cœur, j’ai voulu lui vouer mon bras et mon courage pour la défendre et la venger. Mais l’heure est arrivée, frère, heure terrible qui va réjouir le cœur de Bison-des-Plaines.

— Mais que faire ? dit Laurent.

— Commence par avouer à Fleur-du-mystère qu’elle a une famille et que le Hibou n’est pas son père. Alors elle sera froide pour le Visage-pâle qui en souffrira. Ce ne sera alors que le commencement.

— Mais dépêche-toi. Vous avez tous les deux les roucoulements du ramier et de la colombe aux temps de leurs amours. Ne perdez pas de temps. L’heure va sonner où tu pourrais peut-être voir le Hibou ravir Fleur-du-mystère et l’amener dans quelque retraite inaccessible. « Fais ce que je t’ai dit et laisse-moi le reste. Tu auras bientôt de mes nouvelles. » Promets-moi de m’écouter en tout.

— Je te le promets.

— Tu ne te repentiras pas de ta promesse.

— Puisses-tu dire vrai ; mais pas de sang, dit Laurent, qui avait peur des desseins de vengeance de Bison-des-Plaines.

Le sauvage ne parla pas. Quelques minutes après ils étaient séparés.

Laurent fut atterré par ces nouvelles de Bison-des-Plaines. Elle ravie ? et elle souffrir ? Que faire ? Fuir ? Mais où aller ? et ma place de confiance ? Attendons, se dit-il. Bison-des-Plaines saura tirer tout cela à clair. Je m’en rapporte à lui. Je veux qu’elle soit heureuse.