Caroline de Lichtfield/I

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Caroline de Lichtfield (1786, en 2 tomes)
Arthus Bertrand, Libraire (1p. --236).
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PRÉFACE
DE L’AUTEUR




Il y a, ce me semble, beaucoup de présomption et de témérité à offrir encore au public une nouvelle édition de cette Caroline de Lichtfield, déjà si connue qu’elle ne présente plus aucun intérêt. Mais le succès soutenu de ce petit roman, qui n’a rien de remarquable que sa morale et sa simplicité, et qui a survécu à tant d’autres qui valoient sans doute beaucoup mieux ; ce succès, dis-je, auquel j’étois loin de m’attendre, m’a toujours paru quelque chose de si singulier, de si surnaturel, que j’ose encore espérer la continuation de cet étrange bonheur. Ceux qui ont protégé ma Caroline à sa naissance ne l’abandonneront pas à l’entrée dans le monde. Une circonstance heureuse ajoute à cet espoir : les deux éditions précédentes, celle qui fut imprimée, à Lausanne, chez P.-François Lacombe, en 1786, et la seconde, à Paris, chez Debure, en 1788, ont paru toutes les deux sous l’empire des lis, et la troisième va paroître lorsqu’ils commencent à fleurir de nouveau. L’époque d’un bonheur général influera sur elle. Les enfans de ceux qui l’honorèrent de leur suffrage la reliront peut-être avec plaisir ; on daignera se souvenir que la cour alors voulut bien l’approuver, s’en amuser quelques instans, et peut-être voudra-t-elle aujourd’hui la protéger encore. Dès lors je n’ai rien à craindre, et je présente Caroline avec la douce assurance qu’elle sera bien reçue, et qu’elle retrouvera les bontés, la même indulgence. Les François ne sont point aussi légers qu’on se plaît à le dire ; ils aiment toujours ce qu’ils ont aimé une fois. S’ils ont quelque temps perdu de vue les objets de leur affection, ils les retrouvent avec transport ; et j’ose croire, j’ose espérer que le noble et vertueux Walstein, la bonne et sensible Caroline, Lindorf, Matilde, etc. leur plairont encore, quoique ce ne soient pas de nouvelles connoissances.

Un autre motif m’a décidée à céder au désir de mon libraire pour donner cette nouvelle édition. De tous les ouvrages que j’ai publiés, Caroline est le seul qui ne porte pas mon nom. J’ai eu grand soin, il est vrai, pour les faire participer au bonheur de leur devancier, d’ajouter au titre de tous les autres : Par madame Is. de Montolieu, auteur de Caroline de Litchfield. Je sais donc fort bien que personne ne l’ignore ; mais j’avoue ma petite vanité : je n’en désire pas moins que cet ouvrage, qui m’appartient plus que les autres, qui m’a valu la faveur du public, paroisse enfin sous mon nom ; et l’on doit trouver ce désir assez naturel.

Lorsqu’il fut imprimé la première fois, ce fut vraiment sans mon aveu, ainsi que je le dis dans mon épître. Un de mes amis, homme de lettres, connu par la seule bonne traduction du célèbre roman de Werther, me demanda mon manuscrit, que j’avois écrit uniquement pour amuser une vieille parente à qui je donnois tous mes soins, et je ne songeois pas à le publier. Il le fit imprimer sans me le dire et sans nom d’auteur, en ajoutant seulement au titre : Publié par le traducteur de Werther. Plusieurs personnes ont cru, d’après cela, que c’étoit moi qui avois traduit Werther, et je saisis cette occasion de détruire cette erreur : c’est M. George d’Eyverdun, l’ami dévoué du célèbre Gibbon, dont il est tant question dans les Mémoires de ce dernier[1], et j’étois alors cette madame de Crousas qu’il veut bien aussi nommer avec amitié. Il s’en est peu fallu que mon modeste petit ouvrage ne parût sous son nom. Vivant avec M. d’Eyverdun, il fut le complice de sa trahison, et, lorsque je m’en plaignis, il me dit : « Je suis si sûr du succès de votre roman, que si vous voulez me le donner j’y mettrai mon nom. » Je lui assurai que personne ne voudroit croire que le Tacite anglois eût fait un roman. Mais du moins il ne s’est pas trompé, et Caroline, sans nom d’auteur, sans protection[2], arrivant d’une petite ville de Suisse, réussit si bien à Paris, qu’il fallut pardonner aux traîtres amis qui l’avoient fait connoître. J’étois cependant alors si peu aguerrie avec le titre d’auteur, avec l’idée de voir mon nom à la tête d’un livre, que je ne pus encore me résoudre à l’y placer, lorsque, deux ou trois ans après, j’en fis une seconde édition, imprimée à Paris, avec quelques changemens, pour la distinguer de la foule des contre-façons et d’éditions fautives qui en paroissoient journellement. Je mis seulement à celle-là mes lettres initiales, comme éditeur, publié par madame la B. de M…, et j’ajoutai un nom d’auteur supposé, pris dans le roman même, celui du baron de Lindorf, ce qui donnoit, à mon avis, plus d’intérêt et de vraisemblance au roman. À présent que les années, et plus de soixante volumes que j’ai fait paroître avec mon nom, m’ont familiarisée avec ce petit genre de célébrité, je veux que Caroline, qui fait encore aller tous les autres, porte aussi mon nom en toutes lettres.

Ce seroit, je crois, le moment de répondre à l’obligeant reproche qu’on m’adresse sans cesse, de traduire au lieu de composer. Il suffiroit peut-être d’un seul aveu assez humiliant à faire, mais que je dois à la vérité, c’est que je manque de ce don du génie, de cette imagination créatrice qui fait inventer des situations nouvelles, des événemens frappans ou intéressans, des caractères originaux ; enfin de tout ce qui entre ou doit entrer dans la composition d’un bon roman. Il faut pour m’inspirer que quelque chose, soit en réalité, soit en récit, me saisisse, m’électrise. Alors je puis peut-être développer cette impulsion, l’étendre, y ajouter des incidens, la prolonger ou la modifier, enfin en tirer parti. C’est ainsi que j’en ai agi avec plusieurs de mes traductions, et Caroline elle-même doit son origine à un petit conte allemand qui m’en avoit fourni la première idée. Je dois dire cependant que, dans la seconde édition, j’ai changé tout ce que j’avois tiré de cette source, et que l’auteur du petit conte lui-même, M. Auterwall, n’a pas voulu croire, en lisant Caroline, qu’il m’eût aidé en rien. Mais il n’en est pas moins vrai que j’ai besoin d’un peu d’aide. Quelques-unes de mes nombreuses nouvelles sont bien entièrement de moi, mais ce ne sont pas les meilleures. Et qu’importe au lecteur, pourvu que ce qu’il lit l’amuse et l’intéresse, que ce soit une idée d’Isabelle de Montolieu, ou de madame de Pichler, ou d’Auguste Lafontaine, ou de quelques auteurs moins connus ? Je suis bien plus sûre d’y réussir en m’associant avec eux, qu’en travaillant toute seule, et j’ai un peu moins de responsabilité. Je ne donne du moins au public françois que des ouvrages dont le succès est assuré, puisqu’ils l’ont déjà obtenu dans leur patrie. Je m’efforce de les rendre aussi agréables qu’il m’est possible sous leur nouveau costume, et j’élude ainsi une espèce de vœu téméraire que je fis avec moi-même, lorsque je vis le succès inattendu de Caroline. Je résolus en effet de m’en tenir là, et de ne pas risquer, par une seconde production, de détruire l’espèce de charme ou de prestige qui sembloit attaché à la première. Il ne faut pas fatiguer le bonheur ; il s’échappe si facilement ! Celui qui a toujours accompagné Caroline depuis son apparition, se seroit peut-être évanoui sans retour, si je lui avois donné bien des frères ou des sœurs. Cela auroit déplu, parce qu’on ne plaît pas toujours, et la pauvre sœur aînée auroit été enveloppée dans la proscription. Un demi-succès m’auroit, je crois, stimulée à tâcher de faire mieux : celui-là m’a découragée, ou plutôt j’ai voulu en jouir sans crainte de le perdre. La nombreuse famille étrangère que j’ai adoptée n’a pas nui à Caroline ; elle est restée l’enfant gâté du public, quoiqu’il y en ait qui valent bien mieux à mon gré. Les charmans Tableaux de Famille, Marie Menzikoff, Falkenberg, et surtout Agathoclès, auroient dû la faire oublier. Mais puisqu’on veut bien l’aimer encore, la voilà mieux soignée, et plus digne des bontés qu’on a pour elle. Je n’y ai d’ailleurs rien changé, puisqu’elle a plu telle qu’elle est ; mais j’ai corrigé avec grand soin les négligences de style et la musique des trois romances. Celle de la ronde villageoise de Justin n’avoit pas paru ; les deux autres airs sont assez bien adaptés aux paroles. Je n’aurois pu faire mieux, et je les ai seulement un peu rajeunis. J’en aurois sûrement trouvé de beaucoup plus jolis dans la foule de ceux qu’on a bien voulu composer sur mes paroles ; mais un choix auroit été difficile et désobligeant : c’est le seul motif qui m’ait décidée à préférer ceux que j’ai faits moi-même, sans être musicienne, et pour lesquels j’ai surtout à réclamer indulgence.

Isabelle de Montolieu.

AU PUBLIC.




J’aime les champs ; c’est là, pendant l’été,
Près d’un ruisseau, dans un bois écarté,
Que je me livre aux rêves d’un cœur tendre.
L’hiver, rendue à la société,
Quelques amis se plaisent à m’entendre.
Dans les loisirs du champêtre séjour,
Quand j’essayai de peindre Caroline,
Quand j’embellis des roses de l’amour
L’hymen forcé de ma jeune héroïne ;
Quand, sous les noms de Lindorf, de Walstein,
À l’amitié j’élevois un trophée,
Mon cher lecteur, je n’eus d’autre dessein
Que d’amuser, l’hiver, à la veillée,
Le cercle étroit des indulgens amis
Qui veulent bien, près d’un feu réunis,
Me consacrer leur oisive soirée.
Mais je n’eus point l’orgueilleuse pensée
Qu’au rang d’auteur tout à coup élevée,
J’occuperois les presses de Paris.
Qui m’auroit dit que ce modeste ouvrage,
Sans mon aveu, me vaudroit cet honneur,
Et du public obtiendroit le suffrage ?
Le bon Gresset, dans un accès d’humeur,
Du nom d’auteur déplorant l’étalage,

Dit quelque part que c’est un grand malheur[3] ;
Mais si ce nom vous faisoit tant de peur,
Eh, mon ami ! qui vous forçoit d’écrire ?
J’aime bien mieux ici, mon cher lecteur,
À mon destin tout bonnement souscrire ;
Car, après tout, un auteur a beau dire,
On n’est plus dupe, et l’on sait aujourd’hui
Qu’au fond du cœur le plus sage désire
Que dans le monde on parle un peu de lui.
Mais, dira-t-on, la mode, le caprice
Ont au public extorqué maint arrêt
Dont nos neveux un jour feront justice.
Je le veux bien ; mais le dépit secret,
Mais l’amour-propre ont-ils moins d’intérêt
À l’accuser d’erreur ou de malice ?
Moi, je te juge avec plus d’équité,
Mon cher public, et, tout bas, je suppose
Qu’en ma faveur mon sexe t’en impose,
Et me soustrait à ta sévérité.
Ton indulgence est-elle méritée ?
Je n’en sais rien, mais je veux en jouir.
D’un peu d’encens on peut être flattée,
Et son parfum nous fait toujours plaisir.
Dans ses ennuis, qu’un auteur misanthrope,
Qui de son siècle essuya les dédains,
Mette sa gloire au bout d’un télescope,
Dans les brouillards et les siècles lointains ;
Ah ! laissons-lui cette flatteuse idée !
Moi, sans viser à tant de renommée,

J’aime bien mieux des succès plus certains.
Oui, du public, si ma plume estimée,
Avec éloge est quelquefois citée ;
Si je puis plaire à mes contemporains ;
De mes amis si je suis regrettée
Quand du Léthé j’aurai franchi le bord,
Postérité tant de fois réclamée,
Je te tiens quitte, et je bénis mon sort.

Is. de Montolieu.

CAROLINE
DE LICHTFIELD[4].




Caroline de Lichtfield, à peine âgée de quinze ans, revenoit un soir d’une noce de village. Ses seize quartiers, le rang de son père, ministre et grand chambellan du roi de Prusse, une fortune immense, n’empêchoient point Caroline de regarder les villageois comme des hommes, d’égayer sa retraite en se mêlant à leurs jeux, de les animer par sa présence, de partager leurs innocens plaisirs.

Le cœur encore ému du bonheur des époux, de leur bruyante joie, des danses sous l’ormeau, de la collation champêtre, Caroline en arrivant se jette dans les bras de la chanoinesse de Rindaw, et lui dit avec feu : — Oh maman, maman, comme c’est joli une noce ! pourquoi donc ne vous êtes-vous jamais mariée ?

Cette question et le titre de celle à qui elle étoit adressée, disent assez que ce nom si doux de mère étoit donné par l’amitié et non par la nature. Caroline de Lichtfield n’étoit pas même parente de la baronne de Rindaw. Mais si l’attachement le plus tendre, si les soins les plus assidus peuvent quelquefois remplacer ceux d’une mère, jamais on n’eut plus le droit d’être appelée maman. Caroline avoit perdu la sienne en naissant. Elle ne lui devoit que la vie : combien elle devoit plus à la bonne chanoinesse !

Depuis l’instant où celle-ci avoit pris cet enfant chez elle, occupée d’elle seule, n’existant que pour sa chère Caroline, elle s’étoit consacrée entièrement à son éducation ; mais elle en étoit bien récompensée, par les grâces, les vertus, l’amour de sa fille adoptive. Chaque jour augmentoit leur amitié mutuelle. À mesure que la raison et la sensibilité de Caroline se développoient, elle sentoit tout ce qu’elle devoit à son amie ; et la reconnoissance et l’habitude serroient un lien plus fort peut-être que ceux de la nature. Mais l’âge et la légèreté de Caroline n’avoient pas encore permis d’y joindre la confiance : elle ignoroit donc les motifs de la retraite, du célibat de sa vieille amie, et même de son séjour chez elle.

Un sourire équivoque redouble sa curiosité ; elle répète plus vivement encore sa question. — Ma bonne maman, pourquoi ne vous êtes-vous pas mariée, pourquoi ne suis-je pas tout de bon votre fille ? Je ne vous aimerois pas mieux, mais il me semble que vous seriez plus heureuse.

La chanoinesse s’attendrit, embrassa son élève. — Ma chère fille !… Oui, tu devois l’être… Oui, je méritois ce bonheur ; et si ton père… Mais c’est une trop longue histoire… une autre fois.

Annoncer une histoire à une fille de quinze ans ; et ne pas la lui raconter, c’est une chose impossible.

Voilà Caroline à genoux. Elle prie, elle presse, elle joint ses petites mains avec ardeur, elle baise celles de la plus tendre des amies ; et cette amie qui ne pouvoit rien lui refuser, qui d’ailleurs aimoit beaucoup à parler, et surtout d’elle-même, qui depuis long-temps n’avoit de confidens que les arbres de ses bosquets, cède enfin, et raconte très-longuement à Caroline, attentive à l’écouter, ce que nous allons abréger autant qu’il nous sera possible.

La baronne de Rindaw n’avoit pas toujours vécu dans la retraite.

Première dame d’honneur de la reine, sa beauté faisoit jadis grand bruit à la cour, et lui valut bien des hommages. Elle distingua bientôt, dans le nombre de ses adorateurs, le baron de Lichtfield, depuis père de Caroline, mais alors jeune, libre, et, au dire de la tendre baronne, le plus beau, le plus séduisant, mais le plus perfide de tous les hommes.

Pendant plusieurs années, ils filèrent ensemble la passion la plus vive, la plus pure, la plus désintéressée. Aimée comme elle aimoit, contente de régner sur un cœur aussi fidèle, elle attendoit sans impatience que de légers obstacles qui retardoient leur union, fussent levés, et lui permissent enfin de pouvoir couronner l’amour et la constance de son cher baron.

Une amie intime, sa compagne et sa confidente, ajoutoit encore à son bonheur. Elle jouissoit de tous les plaisirs du sentiment ; et en attendant l’instant d’être la plus heureuse des femme, elle étoit la plus heureuse des amantes et des amies.

Cette amie qu’elle chérissoit si tendrement, acquit à cette époque un héritage immense et inattendu. La baronne partagea vivement sa joie, et le chambellan plus vivement encore ; car, huit jours après cet événement, une belle lettre, signée par son fidèle amant et par sa tendre amie, lui apprit qu’ils étoient mariés.

À cet endroit du récit de la baronne, Caroline jeta un cri et se cacha le visage dans ses deux mains. La chanoinesse chercha au fond d’un tiroir cette fatale lettre, moins effacée par le temps que par ses larmes. Elle la lut ; et Caroline, la douleur dans l’âme, disoit en gémissant : C’est mon père, c’est ma mère qui vous ont rendue si malheureuse !… Ah ! comment pouvez-vous m’aimer ?

Chère enfant, je serois trop injuste si je t’en rendois responsable ; je le serois même d’en vouloir encore à tes parens. Ta pauvre mère a bien expié ses torts par sa mort prématurée ; ton père a voulu les réparer ; et toi, ma Caroline ne fais-tu pas le bonheur de ma vie ? Puis-je m’affliger d’une union que t’a donné la naissance ? Crois plutôt que je la bénis tous les jours. T’aurois-je raconté cette histoire, si je n’avois pu justifier tes parens à tes yeux ? Aime ton père, ma fille ; respecte la mémoire de ta mère ; écoute la fin de mon récit et console-toi.

Un doux sourire effaça l’impression du chagrin sur le charmant visage de Caroline. Elle baisa la main de son amie, se rapprocha d’elle, et l’écouta avec encore plus d’attention.

La chanoinesse fit à son élève un détail circonstancié et tout-à-fait pathétique de sa profonde douleur à la réception de cette lettre ; de la résolution qu’elle prit à l’instant même de quitter pour jamais la cour et le monde, de fuir tous les hommes, de renoncer au mariage, et d’ensevelir dans la plus profonde retraite et ses charmes et son désespoir. Cette résolution fut aussitôt suivie que formée. La baronne remit sa place à la cour, entra dans un chapitre, y vécut quelque temps, puis obtint une permission d’habiter son château de Rindaw, qu’elle ne quitta plus.

Penser à son infidèle, renouveler ses sermens de constance éternelle, lire des romans du matin au soir, chercher des rapports de situation entre elle et l’héroïne du livre, rêver dans ses jardins, dans ses bosquets : voilà quelle fut sa triste existence pendant quelques années. Elle commençoit enfin à s’accoutumer à cette vie, à oublier les ingrats dont elle se croyoit oubliée, lorsqu’une lettre de son perfide chambellan vint le rappeler à son souvenir ; et cette lettre, sortie encore du tiroir où elle les conservoit toutes avec soin, fut lue à Caroline, qu’elle affecta beaucoup.

Le chambellan apprenoit à son ancienne amie et la naissance de sa fille, et la mort prochaine de son épouse, à qui cette naissance coûtoit la vie. Cette épouse existoit encore, mais sans qu’il eût aucun espoir de la sauver. Tourmentée du remords de sa perfidie, son unique désir étoit d’obtenir avant d’expirer le pardon de la chanoinesse ; elle osoit la conjurer de venir recevoir son dernier soupir ; le chambellan sollicitoit instamment cette grâce ; tous deux connoissoient trop bien son âme généreuse pour craindre un refus.

Ah ! maman, maman, dit Caroline en sanglottant… Oh ! mon Dieu, quelle fut votre réponse ? — Mon unique réponse, mon enfant, fut de partir au même instant et de faire une extrême diligence. Le moment de mon arrivée, de notre première entrevue auprès du lit de ta mère expirante, fut tout ce qu’on peut imaginer de plus touchant. Je n’ai lu dans aucun roman de scène plus intéressante ; il faudroit un Richardson pour la dépeindre, et je ne l’essaierai pas : le souvenir d’ailleurs me donne trop d’émotion ; mais tu peux te la représenter. — Ah ! oui, oui, dit Caroline, je vous vois pardonner de bon cœur à ma pauvre mère, et vous charger d’élever son enfant. Ah ! maman, bonne maman, que ne vous dois-je pas ! Celle qui m’a donné le jour est morte en paix, et vous l’avez remplacée.

C’est cela même, mon enfant. Après avoir assuré à ta mère que tout étoit oublié, je la vis se tourmenter encore de l’idée que sa fille seroit mal élevée et peut-être malheureuse. Ton père, tout occupé de ses emplois, du soin de faire sa cour au roi, t’auroit sans doute négligée. J’approuvai ses tendres craintes, et je les calmai en lui promettant de te prendre avec moi, de te garder jusqu’à ton mariage, et de te servir de mère. Elle vouloit plus encore… Ah ! soyez-la réellement, me disoit-elle ; remplacez-moi tout-à-fait ; épousez son père ; reprenez vos droits sur ce cœur que je vous ai si indignement enlevé… Que ma mort expie et répare ce crime ! — Ah ! oui, maman, interrompit Caroline, je pensois bien aussi cela. Pourquoi donc n’avez-vous pas épousé mon père ?

L’amour outragé ne doit jamais pardonner, dit la chanoinesse avec un air de dignité et de noble fierté. Pour l’amitié, c’est autre chose. Elle peut être indulgente ; mais l’amour… l’amour a ses lois immuables : il y auroit de la lâcheté à s’en écarter. Un amant infidèle est un être contre nature, qui ne doit jamais rentrer en grâce. — Cependant, vous avez pardonné à mon père. — Oui, mais seulement depuis qu’il se contente d’être mon ami, et que l’amour est presque éteint dans mon cœur. Il m’a témoigné tant de respect, de soumission, de reconnoissance, quand il a vu que je t’adoptois également pour ma fille et mon héritière, que j’ai fini par en être touchée. Il a des qualités essentielles, le chambellan ; il sent ce qu’on fait pour lui.

Elles en étoient là quand le bruit d’un carrosse interrompit leur entretien.

On regarde ; c’étoit le grand chambellan lui-même.

Caroline courut au devant de son père. La chanoinesse s’approche d’une glace, rajuste un peu sa coiffure, passe son grand cordon en écharpe pour recevoir son ancien amant avec toute la majesté convenable, et l’attend avec la tendre émotion qu’il lui inspiroit toujours.

L’histoire de la baronne avoit un peu prévenu la jeune Caroline contre son père. Elle courut moins vite et avec moins de joie qu’à l’ordinaire au devant de lui ; mais les tendres caresses du chambellan lui firent bientôt oublier ses torts passés. Elle y fut d’autant plus sensible, qu’elle n’y étoit pas accoutumée.

Froid, égoïste, courtisan enfin s’il en fut jamais, il connoissoit peu les doux sentimens de la nature. Séparé de sa fille dès sa naissance, ne la voyant qu’une ou deux fois par an, il la connoissoit à peine, et l’aimoit plutôt comme l’héritière de ses biens et de ceux de la chanoinesse, que comme la plus aimable des jeunes filles.

Il faut rendre justice à cette bonne chanoinesse ; cet héritage qu’elle destinoit à son élève chérie, étoit le moindre de ses bienfaits. Caroline lui devoit l’éducation la plus soignée et pour le cœur et pour l’esprit, une raison souvent au-dessus de son âge, une innocence rare, même à cet âge, accompagnée cependant des grâces et de l’usage du monde, qui, jadis à la cour, distinguoient madame de Rindaw, et qu’elle avoit conservés dans sa retraite. Elle avoit développé chez son élève des talens qui n’attendoient que l’occasion de se perfectionner : on ne s’apercevoit enfin que Caroline étoit élevée à la campagne que par une simplicité, une naïveté, une aimable franchise, une ignorance du mal, une gaîté douce et continuelle, que l’on conserve rarement à la ville, même jusqu’à l’âge de quinze ans.

Mais comment cette chanoinesse qui n’a lu que des romans, qui ne s’est occupée que de sa belle passion, a-t-elle été capable d’élever cette fille charmante ? On auroit tort de juger madame de Rindaw uniquement par son histoire, qui prouve au moins l’extrême bonté de son cœur et la simplicité de son caractère. Confiante à l’excès, jugeant tout le monde d’après elle-même, ne sachant pas garder un secret au-delà d’une demi-heure, ignorant l’art de flatter aux dépens de la vérité, jamais on ne fut moins faite pour vivre dans le grand monde et surtout à la cour.

L’événement qui la força à la retraite fut plutôt un bonheur qu’une infortune pour elle. Son excessive imprudence, son indiscrétion, sa bonté même, lui auroient sans doute attiré de plus grands chagrins encore dans le séjour de l’intrigue et de la fausseté. Elle eut du moins le bon esprit de le sentir ; et ce motif contribua bien autant que son dépit à lui faire refuser la main du chambellan après la mort de sa femme. Mais satisfaite par son offre, elle lui promit une éternelle amitié, s’attacha à son enfant comme la mère la plus tendre, et se mit réellement en état, par de bonnes lectures et des études suivies, de remplir la tâche qu’elle s’étoit imposée. Il ne lui resta de son genre de vie précédent qu’une tournure sentimentale et romanesque, et quelques légers ridicules bien rachetés par les vertus les plus réelles, l’âme la plus sensible et le cœur le plus excellent.

Revenons avec elle recevoir la visite du grand chambellan. Il fit donc à sa fille les caresses les plus tendres, il la trouva charmante, remercia beaucoup son amie de l’avoir rendue telle, et finit par dire qu’il l’emmeneroit le lendemain ; qu’il venoit la chercher par l’ordre du Roi pour plusieurs fêtes brillantes qu’on devoit donner à la cour.

Le commencement de ce discours avoit d’abord effrayé Caroline. Quitter sa bonne maman, son cher Rindaw, sa basse-cour, sa volière, ses bons amis du village… Elle rougit et baissa des yeux qui se remplissoient de larmes ; mais la suite vint les arrêter.

Quelle est la fille de quinze ans que le mot de fêtes brillantes n’ait pas émue et consolée ? Elle releva ses yeux animés par le plaisir. — Ce sera donc bien beau, papa ? Je danserai ; j’irai à la comédie ; je… Ah ! je reviendrai bientôt, dit-elle tout à coup, en changeant de ton et se précipitant dans les bras de son amie… ou, si papa le permet, j’aime mieux n’y pas aller.

Un regard jeté sur la chanoinesse, qui pâlissoit à l’idée de se séparer de sa chère élève, causa cette transition si subite et si touchante.

Son père ne répondit rien ; mais, se levant avec solennité, il pria madame de Rindaw de vouloir bien lui accorder une audience particulière dans son cabinet. Elle y consentit : il lui présenta respectueusement la main ; tous deux sortirent et laissèrent Caroline hésiter sur ce qu’elle vouloit, désirant les fêtes, regrettant sa bonne maman, mais très-décidée à ne point la chagriner et à sacrifier ses plaisirs à l’amitié.

La conférence fut longue. Le chambellan et la chanoinesse ne rentrèrent qu’après une demi-heure. La baronne paroissoit avoir pleuré ; cependant elle sourit à Caroline, lui dit qu’elle consentoit avec plaisir à son petit voyage à Berlin, qu’elle le désiroit même : et si cela ne suffit pas, dit-elle, je vous l’ordonne.

Caroline, fort contente d’accorder le plaisir et le devoir, promit d’obéir, et courut se préparer à partir le lendemain matin. La soirée étoit déjà avancée ; elle revit peu son amie, mais si elle eût fait attention à ce qui lui échappoit, ce peu de temps auroit suffi pour l’éclairer sur les motifs de ce voyage. Elle n’entendit rien, ne comprit rien.

Pendant tout le souper, elle ne songe qu’aux belles fêtes, trouve le Roi bien bon de penser à elle, promet à sa maman de revenir bientôt lui conter tout ce qu’elle aura vu, la quitte baignée de ses larmes et de celles qu’elle versoit elle-même, et qui furent bientôt essuyées par l’espérance du plaisir et par celle du retour.

La première ne fut point trompée. Caroline, présentée au Roi par son père, fut reçue, non comme une petite fille de quinze ans, mais avec les distinctions les plus flatteuses. Parée avec l’élégance le plus recherchée, invitée tous les jours à une fête nouvelle, Caroline ne pensoit à Rindaw que pour écrire à sa bonne maman, avec qui elle entretenoit une exacte correspondance.

Dans les premières lettres qu’elle reçut d’elle, Caroline crut entrevoir qu’il étoit question de la marier, et que c’étoit dans ce but qu’on l’avoit amenée à Berlin ; mais cette idée glissa sur son esprit sans y faire aucune impression, d’autant plus que rien ne vint la confirmer. Aucun homme ne lui faisoit la cour ; aucun n’étoit admis chez son père, et lui-même paroissoit plus occupé de la garder avec soin, que de penser encore à l’établir.

Deux mois s’écoulèrent ainsi. Ils avoient paru bien courts à Caroline ; et lorsque son père lui dit, un jour, en finissant de déjeûner : Eh bien, ma fille, voici deux mois que vous êtes à la Cour ; comment trouvez-vous ce séjour ? Elle répondit bien vite : Je le trouve charmant, papa ; mais quoi, déjà deux mois ! je ne l’aurois pas cru. Ah ! comme je me suis bien amusée pendant ce temps là ! — Votre réponse me plaît et m’inquiète, ma chère enfant. Je suis charmé de vous voir goûter le lieu où vous êtes appelée à vivre ; mais je ne voudrois pas qu’une préférence secrète… Mon enfant, dit-il, en écartant la table à thé, et avançant son fauteuil plus près d’elle, ouvre ton cœur à ton père ; ce cœur est-il aussi libre que lorsque tu quittas Rindaw, et depuis que tu es à la cour, n’as-tu distingué personne ?

Cette question, faite par un père, embarrasse toujours plus ou moins celle à qui elle s’adresse.

Cependant Caroline auroit pu répondre hardiment. Son jeune cœur, aussi pur, aussi tranquille que dans les jours sereins de son enfance, n’avoit encore palpité que pour des plaisirs innocens comme elle.

À Rindaw, une fleur nouvellement éclose, un oiseau qui chantoit mieux que les autres, la lecture d’un conte des fées, une noce champêtre et l’histoire de son amie, avoient eu seuls le droit de l’intéresser et de l’émouvoir. Depuis qu’elle habitoit la cour, un bal, un concert, un spectacle, une mode nouvelle, les avoient remplacés ; mais Caroline n’imaginoit pas même encore qu’un homme pût influer sur le bonheur ou le malheur de sa vie. Dans des instans de loisir, ou d’insomnie (et ils étoient bien rares), il lui étoit arrivé de penser pendant deux minutes à l’histoire de sa bonne maman, à cette passion si tendre et si mal récompensée. Maman étoit bien bonne, disoit-elle alors, de s’affliger ainsi ; ne croiroit-on pas qu’il n’y avoit que mon père au monde ? Il falloit l’oublier bien vite, et danser pour se distraire. Caroline n’imaginoit aucun chagrin dont une walse ou une contre-danse angloise ne dût la consoler ; et les meilleurs et les plus infatigables danseurs étoient sans contredit ceux qu’elle préféroit. Mais, le bal fini, Caroline dormoit douze heures de suite, se réveilloit en chantant, et se préparoit à une nouvelle fête sans songer au danseur de la veille. La question de son père la surprit donc plutôt qu’elle ne l’embarrassa.

Caroline garda quelques minutes le silence ; puis elle dit avec un sourire ingénu : Je ne vous comprends pas bien, mon père. Distinguer quelqu’un… je n’entends pas ce mot… Seroit-ce aimer, par hasard ?

— Distinguer, c’est-à-dire préférer… aimer, si tu le veux… désirer d’unir son sort à l’objet de cette préférence.

— Ah ! j’y suis, dit-elle étourdiment… C’est ce que ma bonne maman de Rindaw sentoit pour vous autrefois. Ah ! vraiment non, papa, je n’ai garde d’aimer quelqu’un ainsi ; cela cause trop de chagrin… Elle alloit continuer, mais elle vit son père froncer le sourcil ; elle craignit de lui avoir fait de la peine, et se tut en baissant les yeux. — Je ne sais, reprit le chambellan en se levant, ce que madame de Rindaw a pu vous confier ; mais vous avez dû voir par son exemple que les beaux sentimens ne servent à rien, et par le mien que l’on peut et que l’on doit toujours les sacrifier aux convenances. Si j’avois suivi ma belle passion, si je n’avois pas épousé votre mère, Caroline de Lichtfield seroit-elle actuellement héritière de vingt-cinq mille écus de rente, et pourroit-elle prétendre au premier parti du royaume ? Plus heureuse que moi, ma fille, tu n’as point de sacrifices à faire, puisque ton cœur est libre. Cette fortune immense que tu me dois, te dispense d’en chercher ailleurs, mais non pas de remplir tous les vœux d’un père qui ne désire que ta gloire et ton bonheur. Tu n’as qu’à dire un mot, ils sont assurés pour la vie. — Et quel est ce mot, mon père ? dit Caroline avec une émotion qui s’augmentoit à chaque instant. Mille idées confuses se croisoient dans sa tête : il s’agissoit d’un mariage ; cela n’étoit pas douteux. Elle pensa rapidement aux hommes qu’elle avoit vus, et ne s’arrêta sur aucun, parce qu’ils lui étoient tous également indifférens. Elle attendoit cependant avec impatience la réponse de son père : il avoit l’air de la préparer.

Après avoir repris son fauteuil auprès d’elle, il lui dit d’un ton sentimental et pathétique : Vous ne connoissez encore, ma chère fille, que les beaux côtés de votre situation, et vous ne savez pas combien nos chaînes dorées sont quelquefois pesantes… L’effroi se peignit dans les yeux de Caroline… Mais j’espère, ajouta-t-il, que celles qui doivent lier ma Caroline seront aussi douces, aussi légères qu’elle le mérite ; elles seront du moins assez brillantes pour faire envier son sort à toutes les femmes. Dis-moi, mon enfant, ne seras-tu pas bien contente d’être dans quelques jours comtesse de Walstein, ambassadrice en Russie, et l’épouse du favori déclaré de ton roi ? Et ne crois pas d’après cela que je te destine à devenir la femme d’un vieillard. L’époux que je te propose doit ses honneurs à son nom, à son mérite, à la faveur dont il jouit, et n’a guère plus de trente ans. — Et je serai sa femme, dit Caroline en levant sur son père des yeux où brilloit une modeste joie ; je serai comtesse, ambassadrice ! — Tu n’as qu’à dire un mot : mon père, j’y consens, et je vous le promets. — Ah ! de tout mon cœur, dit-elle en lui tendant la main et baissant les siennes avec transport. Oui, papa, je vous le promets et j’obéirai avec plaisir… Mais… mais, ajouta-t-elle après un instant de réflexion, où donc est-il ce comte ? je ne l’ai jamais vu… Si j’allois ne pas l’aimer… ou ne pas lui plaire ? — Vous l’épouseriez également, ma fille. Ce n’est pas votre cœur qu’on vous demande, c’est votre main ; et c’est un monarque absolu qui vous fait l’honneur d’en disposer en faveur de l’homme qu’il aime le mieux. On se plaît toujours assez quand on réunit de part et d’autre toutes les convenances ; et cet établissement rempliroit les vœux du père le plus ambitieux.

Cependant Caroline demandoit toujours où se cachoit M. de Walstein, et pourquoi elle ne l’avoit point vu.

Son père lui apprit alors que le comte étoit arrivé, seulement de la veille, de son ambassade de Pétersbourg ; que c’étoit par l’ordre du roi qu’il étoit allé chercher sa fille à Rindaw pour la marier. La chanoinesse en étoit instruite ; elle approuvoit cette alliance.

Le chambellan remit de suite à Caroline une lettre de son amie, où celle-ci la pressoit d’obéir à son père, et qui peut-être eût achevé de la décider, quand elle auroit balancé ; mais elle n’y songeoit pas. Son père lui dit encore qu’elle seroit déjà mariée, sans une maladie fâcheuse qui avoit retenu le comte plus d’un mois à Dantzick : on avoit même craint pour sa vie ; et, dans ce doute, le chambellan n’avoit pas voulu parler à sa fille d’un engagement qui peut-être alloit se rompre de lui-même. J’en aurois été bien fâchée, dit la naïve Caroline. — Et moi, peut-être plus encore, reprit le chambellan. On ne retrouve pas facilement un tel établissement ; mais toutes mes craintes sont finies. Le comte arriva hier au soir très-bien remis. Le roi me fit appeler à l’instant, me présenta mon gendre futur, et m’ordonna de tout préparer pour qu’il le devînt au plutôt. Je ne pouvois donc plus retarder de vous apprendre votre sort : il est fixé sans retour. Ma seule crainte étoit que, pendant ces deux mois de séjour à la cour, votre cœur n’eût fait un choix parmi nos jeunes seigneurs, et que je ne fusse dans le cas d’exiger un sacrifice ; mais je suis bien rassuré, je vois que vous sentez, comme vous le devez, les avantages de l’union que vous allez former. Je vais à la cour annoncer votre consentement ; j’y dînerai, et ce soir je vous amenerai le comte. Allez vous habiller, ma fille, et vous préparer à le recevoir comme celui à qui vous appartiendrez dans quelques jours.

La docile Caroline lui renouvela sa promesse. Il l’embrassa tendrement ; et sortit bien content d’elle, et plus encore de lui-même et de ses talens pour les négociations.

Il est certain que, lorsque son intérêt étoit en jeu, il avoit une certaine éloquence naturelle qui, dans l’occasion, lui tenoit lieu d’esprit et de sensibilité, et le faisoit parvenir à son but ; mais cette fois il avoit eu peu de peine à réussir. Caroline n’aimoit encore que le plaisir, et ne voyoit dans ce brillant mariage qu’un moyen de le fixer : aussi ce fut la seule idée qui l’occupa lorsque son père l’eut laissée.

On s’attend peut-être qu’elle va réfléchir bien sérieusement sur tout ce qu’on vient de lui dire, sur l’engagement qu’elle a pris, sur le changement prochain de son sort. À vingt ans, il y auroit là de quoi rêver au moins toute la matinée ; mais à quinze, on ne peut s’occuper si long-temps du même objet. Cependant Caroline resta bien dix minutes immobile à la place où son père l’avoit laissée ; et c’étoit beaucoup pour elle. Enfin, voyant qu’à force d’avoir à penser, elle ne pensoit à rien, et que ses idées s’embrouilloient dans sa tête, elle se leva brusquement, et courut à son piano-forte, où, pendant une demi-heure, elle joua des contre-danses et des walses. Il lui vint tout à coup à l’esprit, en les jouant, que le comte les répéteroit avec elle, et qu’il seroit assez doux d’avoir toujours un danseur à ses ordres… Un danseur !… son excellence ! Eh ! oui, sans doute, un danseur. On sait que le baron avoit eu soin de prévenir sa fille que, malgré son rang et ses dignités, M. l’ambassadeur n’avoit tout au plus que trente ans, et cette circonstance lui plaisoit peut-être tout autant que les titres. Quoique ce fût le double de l’âge actuel de Caroline, elle avoit fort bien remarqué depuis qu’elle étoit à la cour, que les hommes de trente, et les femmes de quinze, sont à peu près contemporains.

Ce fut donc en formant un projet de danse continuelle dans son nouveau ménage, qu’elle courut au jardin cueillir son bouquet pour la soirée. Tout en le cueillant, elle vit voltiger autour des fleurs quelques beaux papillons, s’échauffa long-temps à les poursuivre, n’en prit pas un seul, et se consola en pensant que le comte seroit peut-être plus leste qu’elle, et sauroit mieux les attraper. Quand nous serons deux, dit-elle en sautant, il y aura bien du malheur s’ils nous échappent.

Elle alla ensuite se mettre à sa toilette, où bientôt l’idée des bijoux qu’elle alloit avoir, des parures de toute espèce, des équipages, etc. effaça celle des papillons et de la danse, ou plutôt la promena de plaisirs en plaisirs.

Comme madame l’ambassadrice sera brillante, fêtée, enviée ! comme de beaux diamans feront mieux dans mes cheveux que cette fleur ! Enfin le bonheur conjugal de Caroline, fondé sur la danse, les papillons et la parure, lui parut la chose du monde la plus assurée. Elle se trouva d’avance la plus heureuse des femmes, employa tous ses soins pour être belle aux yeux du comte, et l’attendit avec une impatience mêlée tout au plus d’une sorte de crainte de ne pas lui plaire : quant à lui, elle étoit sûre qu’il lui plairoit à l’excès.

Caroline réfléchissoit quelquefois. Une réflexion profonde l’avoit persuadée que le comte étoit tout ce qu’il y avoit de plus charmant. Il est le favori du roi, lui avoit dit son père : or ce mot de favori signifioit beaucoup de choses dans l’idée de Caroline. Elle se rappeloit fort bien qu’à la campagne, elle avoit aussi sa petite cour, et ses petits favoris. L’oiseau favori, le chien favori, le mouton favori, étoient toujours les plus jolis de leur espèce : donc le favori d’un roi devoit nécessairement être le phénix de la sienne, et le plus beau et le plus aimable des êtres.

Elle en étoit si convaincue, et se réjouissoit si fort de le voir, que, lorsqu’on vint l’avertir qu’il étoit là, et que son père l’attendoit, elle ne fit qu’un saut jusqu’à la porte du salon. Elle y trouva le chambellan, qui lui rappela sa promesse, lui prit une main, qui trembloit peut-être autant de plaisir que d’émotion, et, l’exhortant à être bien raisonnable, la conduisit auprès de ce favori du Roi.

Caroline leva les yeux, et fut si frappée de ce qu’elle vit, que, les couvrant à l’instant de ses deux mains, elle fit un cri perçant, et disparut comme un éclair.

Pendant que son père la suit, qu’il emploie toute l’éloquence paternelle pour la calmer et la ramener, esquissons le portrait du comte, et justifions l’effroi qu’il inspire à l’innocente et jeune Caroline.

Le comte de Walstein n’avoit en effet guère plus de trente ans ; mais une énorme cicatrice qui lui couvroit toute une joue, sa maigreur excessive, son teint jaune et plombé, sa taille voûtée, une perruque au lieu de cheveux, lui donnoient l’air d’en avoir au moins cinquante. Son grand œil noir étoit assez beau ; mais, hélas ! il n’en avoit qu’un : l’autre, caché sous un large ruban noir, étoit sans doute perdu par le coup de feu qu’il avoit reçu. Il étoit né pour être grand et bien taillé ; mais son attitude courbée lui ôtoit cet avantage. Il avoit la jambe belle ; mais cet homme qui devoit danser du matin jusqu’au soir et courir après des papillons, marchoit avec peine en boitant excessivement.

Tel étoit l’extérieur du comte : on verra dans la suite si le moral y répondoit. En voilà bien assez sans doute pour excuser le premier mouvement de notre pauvre fugitive. Peut-être, si elle se fût donné le temps de l’examiner, auroit-elle trouvé sous cette figure un air de noblesse et de bonté qui la caractérisoit ; mais elle n’avoit vu que la cicatrice, que l’œil qui lui manquoit, que son dos voûté, sa perruque et sa jambe traînante.

La première impression étoit reçue, et la triste Caroline, presque évanouie dans son appartement, entendoit à peine les sollicitations de son père pour l’engager à revenir. Elle n’y répondoit que par des torrens de larmes ; enfin elle se trouva si mal qu’il fallut la délacer. Son père voyant qu’il étoit impossible de la ramener, la quitta pour retourner auprès du comte ; il réfléchit même qu’il valoit mieux rentrer seul, et qu’un mal subit survenu à sa fille lui serviroit d’excuse.

Il trouva son gendre futur très-inquiet de la réception qu’on lui avoit faite, et n’en soupçonnant que trop le motif ; mais le grand chambellan avoit une éloquence si persuasive quand il vouloit parvenir à ses fins, et l’employa avec tant de succès dans cette occasion, que le comte fut convaincu qu’une douleur de tête violente, suite de l’émotion de la journée, avoit seule occasionné le cri et la fuite de Caroline. Peut-être aussi feignoit-il de le croire ; on ne sait trop sur quoi compter avec les courtisans ; ils savent dérouter l’historien le plus exact. Quoi qu’il en soit, il se sépara du chambellan avec l’espoir de trouver le lendemain mademoiselle de Lichtfield mieux disposée, et sortit très-affligé dans le fond de ce qui venoit de se passer.

Ce n’est pas qu’il fût amoureux de Caroline, qu’à peine il avoit entrevue ; mais ce mariage lui convenoit à tant d’égards, qu’il y avoit attaché l’idée du bonheur de sa vie. Ensuite le roi le vouloit ; raison qui devoit être aussi décisive pour son favori que pour son chambellan. Elle étoit si forte pour celui-ci, qu’il n’avoit pas même imaginé qu’on pût lui résister.

Il auroit mieux fait sans doute de prévenir sa fille sur la figure du comte. Il le sentoit trop tard, et s’en repentoit mortellement ; mais il avoit cru qu’il valoit mieux d’abord extorquer sa promesse, que Caroline, intimidée, n’oseroit y manquer ; et il n’avoit point prévu l’effet de son saisissement, rendu plus profond par l’idée qu’elle s’étoit formée du comte.

Dès qu’il fut libre, il revint auprès d’elle, et la trouva dans le même état où il l’avoit laissée ; elle eut cependant la force de se jeter à ses pieds, et de le conjurer de ne pas sacrifier sa fille. Il vit qu’elle étoit trop émue dans ce moment pour qu’il pût raisonner avec elle. Il fut touché lui-même de l’excès de sa douleur ; et, la relevant avec tendresse, il lui dit de se calmer ; qu’il lui parleroit le lendemain matin ; qu’il ne vouloit que son bonheur, et la quitta en l’exhortant à prendre quelque repos.

Le malheureux qui se noie s’accroche, dit-on, à un brin de paille. Caroline saisit avec ardeur cette lueur d’espérance, et fut presque consolée. Mon père est bon, pensa-t-elle ; il m’aime ; il ne veut, dit-il, que mon bonheur. Ah ! s’il veut le bonheur de Caroline, il ne l’unira pas à son monstre qui n’a qu’un œil, qu’une jambe, une bosse et une perruque.

Elle étoit dans l’âge où l’on porte tout à l’extrême, et la douleur et la joie. D’abord elle s’étoit crue perdue sans ressource : à présent elle se crut pour jamais délivrée du comte, et reprit à peu près sa gaîté du matin ; mais encore abattue, elle se coucha, s’endormit en pensant au singulier goût des rois dans le choix de leurs favoris, et protestant bien que, si elle étoit reine, le comte de Walstein ne seroit pas le sien.

Son sommeil fut aussi doux et son réveil aussi tranquille que si rien ne l’avoit agitée. À peine lui restoit-il encore, le lendemain, cette légère impression d’effroi que laisse un songe fâcheux ; et lorsque son père entra chez elle, il retrouva le même sourire, les mêmes grâces enfantines avec lesquels il étoit reçu tous les matins. Plus caressante, plus empressée même qu’à l’ordinaire, elle sembloit le remercier à chaque instant de sa condescendance, dont elle ne doutoit pas ; et, sans oser rien dire qui eût trait à ce qui s’étoit passé la veille, tout en elle exprimoit la reconnoissance et la joie. Elle se livroit d’autant plus à l’espoir, que son père, au lieu de lui faire des reproches, l’accabloit d’amitiés.

Aimable enfant ! jouis de ta douce illusion. Tu n’as vécu que deux mois à la cour ; tu ne sais pas encore que l’âme d’un courtisan est fermée à tous les sentimens de la nature. Tu crois avoir un père, un tendre père ; et tu vas bientôt apprendre combien ce titre lui est moins cher, moins précieux que ceux de ministre et de grand chambellan.

Cependant le baron chérissoit sa fille. Après ses emplois et sa fortune, elle étoit certainement ce qu’il aimoit le plus au monde ; mais ces deux objets passoient avant tout. D’ailleurs il croyoit de bonne foi, et d’après sa façon de penser, assurer le parfait bonheur de Caroline par un mariage aussi brillant, fait directement sous les auspices du roi et par l’ordre du roi. Très-décidé donc à le terminer de gré ou de force, il voulut d’abord essayer d’y parvenir par la douceur et le sentiment. Il prit les deux mains de sa fille dans les siennes, et, les serrant tendrement : Caroline, lui dit-il, aimes-tu ton père ? — Oh ! si je l’aime ! répondit-elle en embrassant ses genoux ; qu’il me permette de passer ma vie auprès de lui, il verra jusqu’où peut aller l’amour et le respect de sa reconnoissante fille. — Je n’en doute pas, mais j’exige une autre preuve. — Tout, tout ce que vous voudrez, mon père, excepté… Elle alloit dire d’épouser le comte ; mais le baron reprenant un instant la sévérité paternelle, lui ferma la bouche avec la main… Point d’exception, Caroline ; et la première preuve d’amour que je vous demande, c’est de m’écouter en silence.

Que feriez-vous, ma fille, si la vie de votre père étoit entre vos mains ? — Votre vie ? Je la sauverois aux dépens de la mienne ; en pouvez-vous douter ?… Mais comment… pourquoi ? — Je n’en attendois pas moins de vous, ma chère enfant ; et vous venez de décider de votre sort et du mien. Oui, mon existence, ma vie dépendent de vous seule. N’espérez pas que je survive un jour à ma disgrâce ; elle est assurée si votre union avec le comte de Walstein n’a pas lieu. Hier, en vous quittant, effrayé de votre répugnance pour ce mariage, j’allai me jeter aux pieds du roi ; j’osai le conjurer de nous rendre notre promesse et notre liberté. — Caroline est un enfant, dit-il en fronçant le sourcil, qui ne sait ce qui lui convient, et dont on doit faire ce qu’on veut. Cependant vous êtes bien le maître de disposer d’elle à votre gré ; mais si elle persiste dans son refus, vous pouvez la reconduire dans sa retraite et y rester avec elle : un père aussi foible ne peut être un bon ministre… Il me tourna le dos et ne m’a pas redit un mot de la soirée. Jugez de mon état ; je n’ai que trop vu que l’on soupçonnoit ma disgrâce prochaine, et qu’on disposoit déjà de mes emplois. Oh ! ma fille, ma fille ! seras-tu donc la cause du malheur, que dis-je du malheur ! de la mort certaine de celui qui t’a donné le jour ?

La sensible et tremblante Caroline, plus effrayée cent fois de cette idée qu’elle ne l’avoit été de l’aspect du comte, se précipita en frémissant dans les bras de son père : Oh ! j’obéirai, j’obéirai, répétoit-elle en sanglottant ; j’épouserai le comte à l’instant même, s’il le faut. Causer votre mort ! moi, grand Dieu ! Oh, mon père ! courez vite ; allez dire au roi que je ferai tout ce qu’il voudra, pour qu’il vous rende son amitié. Je vous promets, je vous jure d’être au comte : mais promettez-moi donc que vous ne mourrez pas.

Cette idée de mort l’avoit tellement frappée, qu’elle craignoit qu’un instant de retard ne coûtât la vie à son père. Elle auroit voulu aller dire elle-même au comte qu’elle étoit prête à l’épouser. Elle s’engagea de nouveau par les promesses les plus fortes et les plus positives, et ne laissa aucun repos au baron qu’il ne fût parti.

Laissée seule encore cette fois, elle ne pensa ni à danser des walses, ni à courir après des papillons. Tristement appuyée sur une main, dont elle se couvroit les yeux, elle étoit agitée de mille sentimens contraires, et sembloit craindre de faire un seul mouvement, comme s’il pouvoit décider de son sort. Quelquefois son enthousiasme filial se ranimoit ; sa tête s’exaltoit en pensant au sacrifice qu’elle alloit faire à son père. Il me devra la vie, disoit-elle avec une tendresse mêlée d’admiration pour elle-même, qui produisoit une sensation assez douce. Oui, mais à quel prix ; et avec qui vais-je passer la mienne ? Alors l’image du comte se présentoit, celle du père s’effaçoit ; Caroline frémissoit, et ne comprenoit pas qu’elle pût avoir la force de tenir ce qu’elle avoit promis.

Elle étoit encore et dans la même attitude et dans le même trouble, lorsque son père rentra avec précipitation, la joie peinte sur tous ses traits. Il put à peine lui dire, tant il étoit hors d’haleine, que le roi lui-même étoit en chemin pour venir chez elle, et lui amenoit le comte. Oui, le roi en personne, répétoit-il ; cela fera du bruit, et ceux qui se réjouissoient hier de ma disgrâce pourront s’affliger ce matin. Voyez, Caroline, ce que c’est que d’être obéissante, et comme vous en êtes récompensée.

La pauvre Caroline, peu sensible à cette récompense, n’y vit qu’une confirmation du cruel engagement qu’elle venoit de prendre, et qu’une raison de plus de s’affliger. Son père la gronda de n’avoir pas employé à sa toilette le temps de son absence. Quelques jours auparavant, elle eût été bien fâchée elle-même d’être surprise par le roi dans son déshabillé du matin ; mais tout lui devenoit si indifférent, qu’elle attendit cette auguste visite dans le salon, sans avoir même jeté un coup d’œil à son miroir.

Le baron lui répétoit pour la quatrième fois comment elle devoit recevoir le roi, quand le bruit des carrosses l’interrompit. Il courut au-devant de son maître. La tremblante Caroline se leva, se rassit, respira des sels, et rassembla toutes ses forces pour cette pénible entrevue.

Le monarque entra, suivi seulement de son favori et de son chambellan, que tant d’honneur gonfloit de joie.

Belle Caroline (dit-il en s’avançant près d’elle, et lui présentant le comte), soyez la récompense des services qu’il m’a rendus ; et vous, mon cher comte, recevez de ma main celle de cette charmante épouse, et sentez bien tout le prix du présent que je vous fais.

Le comte alors s’approchant, et prenant cette main qu’elle retiroit à demi, la pria, d’une voix basse et timide, de vouloir bien confirmer son bonheur.

Pour le monde entier Caroline n’auroit pu articuler une seule parole. Si elle eût levé les yeux sur son futur époux, peut-être eût-elle trouvé la force de dire non ; mais elle avoit pris le sage parti de ne point le regarder. Elle se contenta d’une révérence respectueuse, et s’assit en silence par l’ordre du roi. Il en étoit temps ; peu s’en fallut qu’elle ne réitérât la scène de la veille. Un tremblement général l’avoit saisie. Elle fut obligée d’avoir encore recours à son flacon, et peut-être alloit-elle se trahir par un évanouissement ou par un déluge de larmes. Mais un regard jeté sur son père, près de se trouver mal lui-même d’inquiétude, lui rendit toute sa fermeté. Elle lui sourit à demi pour le rassurer, eut même la force de dire que ce n’étoit rien, qu’elle étoit bien : et tout fut mis sur le compte de la timidité d’une jeune fille élevée à la campagne.

Elle espéroit que la compagnie alloit se retirer, ou tout au moins changer de sujet de conversation ; mais elle se trompoit. Ce que les rois entendent le moins, c’est de ménager la sensibilité de leurs sujets. Celui-ci, charmé du mariage qu’il venoit de conclure, ne pouvoit parler d’autre chose ; et, sans s’apercevoir de tout ce qu’il faisoit souffrir à la pauvre petite, il s’appesantissoit cruellement sur les détails. Il falloit indiquer le jour, l’heure, le lieu de la cérémonie. Enfin, Caroline n’y pouvant plus tenir, retrouva la parole, pour demander la permission de se retirer. Elle lui fut accordée ; et Sa Majesté ne manqua point, lorsqu’elle sortit, de la saluer sous le nom de comtesse de Walstein.

La malheureuse petite comtesse, seule dans son appartement, s’affligea d’abord à l’excès. Enfin, après avoir beaucoup pleuré, elle comprit que cela ne changeroit rien à son sort, qu’il étoit décidé sans retour, qu’il falloit bien s’y soumettre, et tâcher d’en tirer le meilleur parti possible.

Qu’on ne s’étonne point de voir une étourdie de quinze ans raisonner aussi sensément. Rien ne forme une jeune fille comme le malheur ; et ces trois jours de trouble, d’inquiétude et de chagrins, avoient plus avancé Caroline, ils lui avoient plus appris à réfléchir que n’auroient fait dix années d’une vie tranquille et passive. Elle entendit enfin partir le carrosse du roi, avec moins d’émotion qu’elle ne l’avoit entendu arriver ; et son père eut le plaisir de la trouver assez calme lorsqu’il vint lui faire part des arrangemens.

Le mariage étoit fixé à huit jours de là. Le comte avoit désiré qu’il fût tenu secret ; aussi devoit-il être célébré dans sa terre de Walstein, à six lieues de Berlin. Les fêtes, la présentation à la cour, les visites, les présens, etc. n’auroient lieu qu’après la célébration.

Caroline approuva fort ce projet, et demanda à son père de passer dans la retraite les huit jours de liberté qui lui restoient. Il étoit si content d’elle et de sa docilité, qu’à la rupture près de son mariage, elle auroit pu lui demander tout sans crainte d’être refusée. Il le lui promit et lui tint parole. Sa solitude ne fut interrompue que par quelques visites de son futur époux. Le baron se chargeoit de l’entretenir ; et pendant qu’ils se perdoient dans la politique, Caroline se confirmoit dans la résolution qu’elle avoit prise.

Nous ne la suivrons point dans le détail des tristes idées qui l’occupèrent pendant ces huit jours. Il suffit de savoir qu’elle réfléchit plus qu’elle n’avoit fait dans tout le cours de sa vie, et nous verrons bientôt ce qui en résulta.

Le temps passe dans la douleur tout comme dans le plaisir. Voilà bientôt Caroline arrivée à ce jour redouté, qui doit la lier irrévocablement. Elle avoit eu le temps de s’y préparer, et paroissoit tout-à-fait résignée ; son père étoit au comble de la joie et des honneurs.

Le monarque en personne vouloit accompagner Caroline à l’autel. Il auroit bien désiré, le bon chambellan, que toute la terre en fût témoin ; mais deux ou trois seigneurs et leurs épouses furent seuls nommés pour y assister. Il s’en consola, dans l’espoir d’avoir beaucoup de choses à raconter au retour.

On part pour la terre du comte. La jeune épouse, plus occupée que triste, soutint assez bien le voyage et même la cérémonie, qui se fit en arrivant ; et son père, s’applaudissant de l’habileté avec laquelle il l’avoit amenée à obéir, eut enfin le bonheur de la présenter au roi sous le titre de comtesse de Walstein. Ce fut le seul moment où la fermeté de Caroline parut l’abandonner. Troublée par les caresses du chambellan, qui l’accabloit d’éloges, elle s’en défendoit, le supplioit de l’épargner ; et plus le père paroissoit content, plus la tristesse de sa fille augmentoit.

On devoit retourner le soir à Berlin, installer la jeune comtesse dans son nouvel hôtel, et l’on parloit déjà de repartir, lorsque, saisissant le moment où son époux étoit seul dans une embrasure de fenêtre, elle s’approcha de lui, lui présenta un papier, le suppliant de le lire avec indulgence, et passa dans un cabinet voisin, où elle lui dit qu’elle attendroit sa réponse et ses ordres. Surpris autant qu’on peut l’être, le comte ouvrit promptement le papier, et lut ce qui suit :

« J’ai obéi, monsieur le comte, aux ordres absolus de mon père et de mon roi. Ils ont voulu me donner à vous, je vous appartiens donc à présent. Je suis à vous, uniquement à vous, je ne reconnois plus d’autre maître. C’est à vous seul à disposer actuellement de mon sort, et c’est de vous que j’ose attendre de la bonté, de l’indulgence, de la générosité. Oui, c’est à celui qui vient de jurer de me rendre heureuse, que je veux demander sans crainte ce qui peut assurer mon bonheur, et sans doute le sien. Oh ! M. le comte ! vous ne savez pas, vous ne pouvez imaginer combien la petite fille à qui vous venez de donner votre main et votre nom, en est peu digne encore ! combien elle est enfant, peu raisonnable ! combien elle a besoin de passer quelques années de plus dans la retraite, auprès de l’amie respectable qui lui servit de mère ! Consentez, oh ! consentez de grâce, que je retourne ce soir même à Rindaw, et que j’attende là que ma raison ait fait assez de progrès pour me soumettre sans mourir aux liens que j’ai formés. Votre consentement me pénétrera de la plus vive reconnoissance ; il avancera peut-être cette époque. Un refus, au contraire… Soyez sûr qu’un refus vous priveroit également et pour jamais de la malheureuse Caroline.

» Je sens fort bien tous les reproches que vous pouvez me faire. Cette lettre auroit dû vous parvenir plus tôt ; mais en vous confiant ma résolution avant notre union, je risquois la vie de mon père : à présent je ne risque plus que la mienne. Il m’a juré qu’il n’auroit pas soutenu sa disgrâce ; elle étoit sûre si je ne devenois pas votre épouse. Hé bien, je la suis ; le roi doit être content. J’ose encore attendre de vous qu’il ne rendra pas mon père responsable de ma résolution, si elle lui déplaît. Ah ! ce n’est pas au roi à se plaindre de son zèle et de son dévouement. Je ne m’en plaindrai pas non plus, si vous consentez à ce que je vous demande. »

Cette lettre, écrite et déchirée plus de trente fois pendant les huit jours précédens, avoit été finie telle qu’on vient de la lire, le matin même, avant le départ.

Si jamais un homme fut frappé d’étonnement, ce fut le comte de Walstein ; il ne pouvoit en croire ses yeux. Quoi ! cette enfant si timide en apparence, et qui lui a paru si soumise, ose avoir une volonté, et l’annoncer avec cette fermeté et ce courage ! Il relut ce billet une seconde fois, et la plus tendre pitié succéda bientôt à la surprise. Il vit alors qu’elle avoit été sacrifiée au despotisme du roi et à l’ambition de son père, et il se reprocha mortellement d’en avoir été la cause et l’objet.

Quoiqu’on se fasse toujours un peu d’illusion sur sa figure, et que le comte n’en fût peut-être pas plus exempt qu’un autre, il se rendoit cependant assez de justice pour n’avoir jamais imaginé qu’on pût l’épouser par goût : mais du moins il avoit cru, sur les assurances les plus positives du chambellan, et sur la résignation apparente de Caroline, que c’étoit sans répugnance, et surtout sans contrainte.

L’instant où il apprit qu’il s’étoit trompé, ou plutôt qu’on l’avoit trompé, fut sans doute affreux pour lui. Mais il ne balança pas une minute sur le parti qu’il avoit à prendre ; et voulant commencer par rassurer Caroline, il écrivit avec un crayon, dans l’enveloppe de son billet :

« Intéressante et malheureuse victime de l’obéissance, vous allez être obéie à votre tour. Je cours obtenir du roi ce que vous me demandez, et réparer autant qu’il est possible une tyrannie dont je suis la cause sans en être complice. Si j’étois refusé, fiez-vous alors à moi seul du soin de vous rendre cette liberté qu’on vous a si cruellement ravie. Je sens tout le prix de votre confiance en moi, et je saurai la mériter en vous sacrifiant tout mon bonheur : heureux encore si ce sacrifice me rend moins odieux à celle qui en est l’objet ! »

Il entr’ouvrit la porte du cabinet où Caroline s’étoit retirée, attendant la vie ou la mort. Il lui tendit son petit écrit, qu’elle reçut en tremblant, comme l’arrêt de son sort, et disparut à l’instant même.

Elle le lut avec saisissement ; et pendant un moment elle en fut si touchée, si reconnoissante, qu’elle auroit presque voulu rappeler le comte. Mais, malheureusement pour lui, en jetant les yeux sur la croisée, elle le vit se promener dans les jardins avec le roi. La promenade et le grand jour ne lui étoient pas aussi favorables que la lecture de ses billets : les bonnes dispositions de Caroline s’évanouirent à l’instant. Elle se sentit un plus vif désir que jamais de retourner dans sa retraite ; elle pensa d’ailleurs qu’il étoit trop tard, qu’elle en avoit trop fait pour ne pas achever, qu’elle passeroit pour capricieuse, inconséquente. Tout en réfléchissant et regardant le comte, son petit billet se rouloit dans ses doigts, et s’effaçoit avec l’impression qu’il avoit produite.

Pendant ce temps-là, son généreux époux usoit de tout son ascendant sur l’esprit du roi pour l’engager à consentir aux volontés de Caroline. Il lui montra sa lettre. Au lieu de l’irriter, le style et la fermeté de cette jeune femme intéressèrent le monarque.

Il y a de l’énergie dans ce caractère, dit-il en la finissant ; et fixant le comte en la lui rendant, il ne put s’empêcher de convenir en lui-même que son favori n’étoit véritablement pas fait pour être celui d’une beauté de quinze ans.

C’étoit s’en aviser un peu tard ; mais ce moment fut si favorable à Caroline, qu’il ajouta tout de suite : Allons, mon ami, passons-lui cette fantaisie. C’est un enfant qu’il faut ménager, et que l’ennui nous ramènera bientôt. Sa fortune est à vous ; c’est l’essentiel : on vit toujours assez avec sa femme.

En conséquence de cet arrêt, le grand chambellan fut appelé. Le nouveau projet lui fut communiqué ; on lui montra la lettre de sa fille, et le tout le mit fort en colère. Retenu cependant par la présence de son maître, il renferma son dépit avec soin, et se contenta de hasarder quelques objections. Le roi, qui l’avoit toujours vu de son avis, ne trouva pas bon qu’il voulût même essayer d’en avoir un autre ; il lui témoigna son mécontentement. Le chambellan effrayé et s’inclinant profondément, le supplia de lui pardonner, et de disposer de sa fille à son gré.

Il fut donc décidé que, le soir même, Caroline retourneroit à Rindaw auprès de sa bonne maman. On lui permit d’y rester autant qu’elle le voudroit, espérant bien qu’elle ne le voudroit pas long-temps.

On ajouta même une condition qui sembloit rendre impossible une bien longue retraite ; c’étoit le secret le plus profond sur le mariage. Le roi ne dit point ses motifs pour l’exiger. On a présumé qu’il avoit craint que cette histoire ne répandît une sorte de ridicule sur son favori, et peut-être sur son autorité.

Quoi qu’il en soit, il prononça que jusqu’au moment de la réunion des époux, Caroline devoit porter le nom de Lichtfield, et tout le monde ignorer qu’elle fût comtesse de Walstein. Il déclara que du moment qu’il en transpireroit la moindre chose, Caroline rentreroit sous la puissance de son mari, et que l’indiscret perdroit sans retour sa confiance. Il le dit en regardant le chambellan, qui se hâta de l’assurer qu’il observeroit un profond silence.

Le roi le recommanda lui-même à tous ceux qui avoient été témoins de cette union. Tous le promirent, et en effet n’en firent confidence, sous le sceau du secret, qu’à une trentaine d’amis. Avant la fin de la semaine personne n’en doutoit à Berlin ; et pendant huit jours au moins on ne s’abordoit qu’en se disant à l’oreille ou derrière l’éventail : Savez-vous que le comte de Walstein a épousé la petite Lichtfield ? Le roi y étoit ; c’est toute une histoire. Je la sais de la première main ; n’en parlez pas ; ne me nommez pas, etc. etc.

Mais comme rien ne confirma ces bruits, qu’on ne revit point Caroline, que le comte retourna paisiblement à son ambassade, que le chambellan se taisoit, et que bien d’autres secrets de cour succédèrent à celui-là, on finit par ne plus le croire, ou plutôt par n’y plus penser.

Voilà donc ce jour de noces terminé bien différemment qu’on ne l’avoit imaginé. Le baron fut chargé d’apprendre à sa fille qu’on lui laissoit la liberté de se confiner à Rindaw. Il devoit aussi la conduire ; mais le comte craignant qu’il ne se vengeât sur elle de la contrainte que le roi mettoit à sa colère, voulut encore épargner à sa jeune épouse ce désagréable voyage. Il persuada facilement à son beau-père qu’il lui étoit essentiel de ne pas s’éloigner de la cour dans ce moment critique ; et comme celui-ci n’avoit nulle envie de partager la retraite de sa fille, il se contenta de la confier à des domestiques sûrs, et de la charger d’une lettre qu’il écrivit à la baronne de Rindaw.

La réputation d’indiscrétion et d’imprudence de la bonne chanoinesse étoit si bien faite ; elle étoit si bien connue, même à la cour, pour n’avoir jamais su garder un secret, qu’elle ne fut point exceptée de celui qu’on exigeoit sur le mariage. On recommanda fortement au contraire au baron et à sa fille de le lui cacher avec soin.

Caroline, qui redoutoit les remontrances et les persécutions journalières, ne demandoit pas mieux ; et l’obéissant baron, toujours soumis aux volontés de son maître, écrivit par son ordre à son amie : « Que le mariage projeté pour sa fille étant retardé de quelque temps, il la lui confioit de nouveau, etc. »

Caroline, munie de cette lettre, prit congé de son père, en lui demandant à genoux son pardon et sa bénédiction. Le grand chambellan, satisfait de l’être toujours, lui accorda l’un et l’autre avec une tendresse encore un peu courroucée. Il la vit partir pour Rindaw, qui n’étoit qu’à sept ou huit lieues de là ; et lui-même retourna bientôt à Berlin avec le roi et l’ambassadeur.

Caroline fut d’abord un peu surprise de se trouver seule dans une grande berline. Encore émue des adieux de son père et des événemens de la journée, il lui eût été difficile de rendre raison de ce qui se passoit dans sa tête, où tout étoit désordre et tumulte. Elle ne savoit si elle devoit se réjouir ou s’affliger.

Certainement tout alloit comme elle l’avoit voulu, comme elle l’avoit demandé ; mais peut-être, sans trop se l’avouer à elle-même, avoit-elle compté sur plus de résistance. Trop souvent la grande facilité d’obtenir ce qu’on désire en diminue bien le prix ; d’ailleurs, sa petite vanité eût été du moins satisfaite si l’on eût eu beaucoup de peine à se séparer d’elle.

Quoi ! disoit-elle avec un mouvement qui tenoit presque du dépit, je n’ai qu’à dire un mot, un seul mot, et l’on me laisse aller ! et mon père, et le roi, et le comte, les voilà dans l’instant tous d’accord pour m’abandonner ! Est-ce indifférence, ou colère, ou générosité ?

Elle regardoit son petit billet déchiré ; elle cherchoit à s’en rappeler les expressions. Il lui paroissoit qu’au moins, de la part du comte, c’étoit bonté toute pure. Elle s’attendrissoit, et disoit en soupirant : Quel dommage qu’il soit si laid !

Son imagination et ses regrets s’arrêtèrent aussi sur son père, qu’elle quittoit, qu’elle affligeoit, et puis un peu sur les plaisirs qu’elle abandonnoit, et sur les beaux titres qu’elle auroit pu porter. Madame le comtesse, madame l’ambassadrice, ne sera donc que la petite Caroline !

Il y eut des momens où sa tête fut à moitié hors de la portière pour dire au cocher de retourner à Berlin ; mais ils furent courts, et l’image du comte encore présente à ses yeux la faisoit rentrer bien vite au fond de la voiture, en se félicitant d’avoir su l’éviter. Non, non, c’étoit impossible, disoit-elle alors ; jamais je n’aurois pu m’accoutumer à lui ; il me faisoit mourir de peur ; et le voir toujours là, le jour, la nuit, continuellement ; non, c’étoit impossible. Alors elle s’applaudissoit de son courage, et d’avoir su concilier ses devoirs et son antipathie, sauver la vie de son père, et conserver sa liberté.

Ces différentes idées l’occupèrent pendant les deux tiers de la route ; mais plus elle se rapprochoit de Rindaw, plus tout ce qui tenoit aux regrets s’affoiblissoit. Bientôt elle ne sentit que le plaisir de revoir sa bonne maman, cette amie si chérie qui lui avoit tenu lieu de la mère la plus tendre, et qui sembloit avoir transporté sur elle tous les tendres sentimens qu’elle avoit eus pour son père. Lorsque celui-ci étoit venu prendre Caroline, et eut dit à la baronne que c’étoit pour la marier, son désespoir fut si grand, et l’effort qu’elle fit pour s’en séparer, si violent, que sa santé en avoit été altérée. Depuis, elle n’avoit fait que languir. Gaîté, plaisir, bonheur, tout avoit disparu de Rindaw avec Caroline. Les fermiers, les paysans, les domestiques, tout ce village, dont elle étoit l’âme et les délices, ne cessoient de parler d’elle, de la regretter, et de dire qu’ils avoient tout perdu.

Qu’on se figure donc la joie de ces bonnes gens lorsqu’un soir, par un beau clair de lune, un équipage s’arrête devant le château. C’étoit une chose si rare à Rindaw, qu’ils accoururent tous. Quelle fut leur surprise lorsqu’ils en virent descendre Caroline, leur chère Caroline, avec ces grâces qui lui gagnoient tous les cœurs !

Elle leur dit, en leur faisant à tous quelque amitié : Mes bons amis, je reviens vivre avec vous ; n’êtes-vous pas bien aises de me revoir ?

En un instant elle fut entourée, pressée, et presque portée dans l’appartement de la chanoinesse, qui venoit au-devant de tout le bruit qu’elle entendoit, et qui faillit à mourir de saisissement quand elle vit sa Caroline, sa fille chérie, s’élancer à ses pieds, dans ses bras, et lui dire en pleurant de joie : Maman, ma bonne maman, c’est votre Caroline qui ne veut plus vous quitter ; et des voix confuses répétoient autour d’elles : Elle ne veut plus nous quitter !

La sensible chanoinesse, dont la santé étoit foible et les nerfs délicats, fut émue au point d’alarmer Caroline. Pendant quelques instans, elle put à peine respirer ; mais comme les émotions de joie ne sont pas nuisibles, elle se remit bientôt, et put demander à son élève par quel enchantement elle la revoyoit.

Caroline, sans s’expliquer, lui donna la lettre du chambellan. Elle la lut, et voulut plus d’éclaircissemens sur ce mariage différé au moment de se conclure.

Par le dernier courrier, disoit-elle, j’ai reçu une lettre de ton père, qui m’apprenoit que le jour étoit fixé à… à aujourd’hui, je crois. Revoyons… oui, c’étoit bien aujourd’hui ; et qui m’auroit dit que ce soir même ? — C’est l’aventure la plus singulière — Et je les aime à la folie les aventures singulières ; conte-moi tout, bien en détail. S’il n’en faut pas parler, tu sais bien que je n’en parlerai pas.

Caroline savoit positivement le contraire ; elle eut cependant bien de la peine à cacher son secret à cette tendre amie, qui jusqu’alors avoit partagé tous ses petits chagrins et tous ses petits plaisirs. C’étoit le premier mystère qu’elle lui faisoit de sa vie. Il coûta beaucoup à son cœur ; et sans la terrible condition qu’on y avoit attachée, la bonne maman savoit tout. Pour approcher au moins de la vérité autant qu’il lui fut possible, elle avoua que les obstacles venoient d’elle seule ; qu’elle n’avoit jamais pu s’accoutumer à l’excessive laideur du comte. « On a bien voulu, ajouta-t-elle, m’accorder un peu de temps, mais je sens bien que je ne m’y ferai jamais. »

Alors, en forme d’excuse, elle fit à son amie le portrait du comte, et ne l’embellit pas. Celle-ci put à peine la laisser achever, tant elle étoit courroucée qu’on eût jamais eu l’idée d’unir sa Caroline à un tel monstre.

« Il faut que le chambellan ait perdu la tête, répétoit-elle ; mais console-toi, mon enfant. J’ai, comme tu sais, quelque ascendant sur son esprit : ou je l’aurai perdu tout-à-fait, ou cet absurde mariage ne se fera de la vie ; je te le promets. Compte sur moi ; tu ne seras jamais comtesse de Walstein, ni la femme d’un borgne et d’un boiteux. Nous te trouverons quelqu’un qui le vaudra bien, et qui aura deux bons et beaux yeux, et marchera droit. Le bel assortiment que ce comte et ma charmante Caroline ! Je t’approuve fort d’avoir résisté. À ton âge, on voulut aussi me marier sans me consulter ; mais je m’aperçus à temps que mon futur louchoit horriblement, et je n’en voulus plus entendre parler. Il est vrai que j’aimois déjà ton père à la folie, et qu’il n’y a rien de tel que l’amour pour donner du courage. Mon grand système à moi, c’est qu’il faut s’aimer à la passion quand on se marie ; il n’y a que cela qui puisse faire supporter les peines de cet état. Les mariages de passion : voilà les seuls qui soient heureux ; aussi n’en ai-je point voulu faire d’autre, ni entendre parler de mariage après celui de ton père, parce que mon cœur n’étoit plus susceptible que d’une tranquille amitié, qui ne suffit point au bonheur. L’amour, l’amour mutuel, voilà ce qu’il faut en ménage. »

Caroline, embarrassée de son secret, écoutoit en silence et les yeux baissés ce flux de paroles ; et la chanoinesse, qui depuis trois mois n’avoit pas eu l’occasion de parler à son aise, s’en dédommageoit, et n’exigeoit pas de réponse.

Après une courte pause pour respirer, elle reprit d’un air fin : « Mais à présent que j’y pense, mon enfant, ne seroit-ce point l’amour qui t’auroit donné la force de résister ? Prends-moi pour ta confidente ; conviens que tu connois quelqu’un qui te plairoit mieux que ce comte ? — Oh ! tous ceux que j’ai vus me plairoient plus que lui, dit ingénument Caroline. — Tous ? c’est beaucoup ! Et tu n’as distingué personne en particulier ? tu n’as pas vu celui avec qui tu voudrois passer ta vie ? ton cœur n’est point occupé ? — Non, maman, dit Caroline en soupirant, je n’ai d’amour pour personne, et personne n’en a pour moi. — Non ; c’est bien singulier ! Il faut donc qu’on ne voie plus à la cour d’hommes comme ton père. Mais prends patience, mon enfant ; cela viendra ; il s’en trouvera ; et surtout qu’on ne me parle plus de ce comte. Je te promets que tu ne l’épouseras de ta vie.

La pauvre petite comtesse répondit encore par un profond soupir, embrassa sa bonne maman, lui dit que son amitié suffisoit à son bonheur, et alla dans son ancien appartement se reposer d’une journée bien fatigante.

Le lendemain, en se réveillant, elle ne savoit trop où elle étoit, ni ce qu’elle étoit.

Grand Dieu ! dit-elle, en rassemblant ses idées, est-il bien vrai que je suis mariée ? Engagée, enchaînée pour toute me vie, je ne jouirai donc plus que d’une ombre de liberté, qu’on peut m’enlever d’un instant à l’autre, et que je ne dois en ce moment qu’à la générosité de celui à qui j’appartiens ! J’appartiens donc à quelqu’un ; et j’ai perdu pour jamais le droit de disposer de moi-même ?

Malgré la légèreté naturelle à son âge, cette pensée pesa quelques jours sur son cœur avec assez de force pour détruire presque toute sa gaîté. L’indulgente chanoinesse attribuant sa tristesse à la privation des plaisirs, feignoit de ne pas s’en apercevoir, et redoubloit de soins et de caresses pour lui faire supporter sa retraite. Depuis elle inclusivement, jusqu’aux petits animaux que Caroline avoit élevés, tous les individus du château lui témoignoient à leur manière leur joie de son retour, et l’attachement qu’ils avoient pour elle.

Le tendre cœur de Caroline n’y pouvoit être insensible ; et le charme attaché aux lieux où l’on a passé son enfance, à la douceur d’être chérie de tout ce qui nous entoure, eut son effet ordinaire. Peu à peu elle reprit ses anciennes habitudes ; et ses occupations journalières redevinrent des plaisirs aussi vifs qu’avant son séjour à Berlin. Son parterre, négligé depuis son absence, retrouva par ses soins un nouvel éclat, et fut bientôt émaillé de mille couleurs. Sa volière se peupla d’oiseaux nouveaux. La récolte des foins et des blés, les nombreux troupeaux qui couvroient la prairie, les danses sous l’ormeau, les flageolets rustiques, l’amusèrent, l’intéressèrent tout autant qu’avant d’avoir vu les spectacles et les fêtes de la cour. Elle n’avoit qu’effleuré tous ces plaisirs factices ; ils l’avoient plutôt éblouie qu’enivrée. Les plaisirs simples et vrais de la nature, toujours préférés par ceux dont l’habitude du grand monde n’a point corrompu le cœur et le goût, les eurent bientôt effacés ; et l’été s’écoula sans qu’elle eût éprouvé ni vide ni regret.

Caroline avoit rarement des nouvelles de Berlin. Son père, encore irrité contre elle et tout occupé de ses dignités, lui écrivoit peu, et son époux jamais. Le chambellan avoit encore un autre motif pour garder le silence ; il espéroit la ramener par l’ennui.

Le comte ne voyoit que l’embarras qu’elle auroit à lui répondre, et ne pensoit qu’à le lui épargner ; d’ailleurs il ne savoit trop que dire lui-même à un enfant qu’il ne connoissoit point, dont il n’étoit point connu, et qui ne voyoit sans doute en lui qu’un tyran odieux. Espérant tout du temps et des progrès de la raison, il prit patience, et repartit pour Pétersbourg bientôt après son mariage.

Chargé, dans la suite, d’affaires très-importantes qui l’occupèrent entièrement, peut-être alors regarda-t-il comme un bonheur la fantaisie de sa jeune épouse, qui la plaçoit tout naturellement, pendant son absence, comme il l’auroit désiré sans oser l’exiger.

Il en résulta que Caroline n’eut pas passé trois mois à Rindaw, que tout ce qui lui étoit arrivé lui parut un songe dont elle se souvenoit à peine, ou plutôt auquel elle ne pensoit jamais. Elle éloignoit elle-même de son esprit toute idée relative au comte ; et personne ne cherchoit à le lui rappeler. Son amie s’étant aperçue qu’à ce nom seul, un nuage obscurcissoit ses traits, ne le prononçoit plus. Son engagement s’effaça donc si bien de sa mémoire, que, si quelqu’on lui avoit dit qu’elle étoit mariée, elle eût assuré de bonne foi, dans le premier moment, que cela ne se pouvoit pas.

Il ne lui resta de son séjour à la cour que la passion de perfectionner ses talens : l’hiver fut employé à cette occupation. De bons maîtres de musique et de dessin venoient de temps en temps cultiver ses dispositions naturelles. Elle y joignit l’étude de l’anglois et de l’italien : elle savoit déjà le françois. N’étant distraite par rien, ayant une mémoire de quinze ans, le plus grand désir de s’instruire et beaucoup de temps à elle, elle fit des progrès rapides. Son esprit s’ornoit en même temps par des lectures suivies, qu’elle faisoit chaque soir à sa bonne maman : sa figure aussi gagnoit autant que le reste à ce genre de vie paisible et réglé. Elle étoit d’ailleurs dans cet âge heureux où l’on embellit chaque jour, où chaque année qui s’écoule développe une grâce nouvelle, et ajoute aux attraits de l’innocence tous ceux de la jeunesse.

Elle grandit. Sa taille se forma, s’élança, et prit toutes les proportions et tous les contours de la beauté. Son teint devint comme la rose naissante : elle en avoit la fraîcheur et l’éclat. Une expression nouvelle anima sa physionomie et ses traits. Ce n’est plus cette petite fille dont les regards vagues n’annonçoient que l’étourderie ou la timidité. Ses grands yeux bleus foncés brilloient quelquefois de tout le feu de l’intelligence et du génie, et lorsqu’ils étoient baissés et voilés à demi par de longues paupières, ils étoient l’image parlante de sa modestie et de sa sensibilité.

Sa voix même devint plus douce, plus agréable, et elle apprit à la ménager. Sans être bien étendue, elle avoit cette justesse, cette flexibilité qui plaît bien davantage ; et lorsqu’elle chantoit des romances, lorsqu’elle s’accompagnoit de la harpe ou de la guitare, on ne pouvoit résister à la douce émotion qu’elle inspiroit et qu’elle partageoit elle-même.

À tous ces talens elle joignoit celui, plus rare peut-être qu’on ne le pense, d’être toujours mise avec une élégance noble et simple, qui ajoutoit encore à tous ses charmes. Une robe de mousseline ou de toile, serrée par une ceinture de velours noir, marquoit, sans la gêner, sa taille souple et déliée ; un chapeau de paille ombragé de plumes rassembloit une forêt de cheveux blonds cendrés ; les boucles qui s’échappoient, retomboient avec grâce sur un cou d’albâtre, et son joli pied n’auroit pas eu besoin, pour paroître avec avantage, du petit soulier noir qui l’enfermoit.

Telle étoit Caroline à seize ans ; et tant d’attraits n’étoient vus, tant de talens n’étoient admirés que de la bonne chanoinesse, qui en étoit, il est vrai, tout extasiée, et qui ne cessoit de regretter les temps heureux de la chevalerie, où sa Caroline auroit été sans doute le but de tous les exploits, l’objet de tous les tournois, et la récompense de la valeur.

Oh, combien de fois, en la regardant, jura-t-elle ses grands dieux que le comte de Walstein ne posséderoit jamais tant de charmes ! Comme elle auroit été furieuse, si elle avoit su qu’ils lui appartenoient déjà, et que c’étoit pour lui seul que Caroline embellissoit ! Elle trouvoit qu’elle méritoit pour le moins un prince ; mais elle lui désiroit plus encore, un mari tel qu’elle en avoit vu dans les romans, beau comme Esplandian, fidèle comme Amadis, tendre comme Céladon, et s’étonnoit beaucoup qu’ils n’accourussent pas en foule à Rindaw se disputer la main de la charmante Caroline.

Quant à sa jeune pupille, elle ne désiroit que de rester comme elle étoit alors. Sa vie paisible et toujours occupée lui paroissoit le comble du bonheur ; quelquefois seulement, lorsqu’elle étoit seule, et même au milieu de ses occupations les plus chères, elle éprouvoit une sorte de mélancolie douce, ou de rêverie vague et sans objet, dont elle ne pouvoit se rendre raison. Cette espèce de tristesse étoit bien différente de celle que lui avoit occasionnée son mariage. Celle-là étoit un état très-pénible ; celle-ci, au contraire, avoit un attrait incroyable. Si elle ne l’avoit pas surmontée avec effort, elle seroit restée des heures entières à rêver doucement, sans pouvoir dire à quoi.

Tout en rêvant et en s’occupant, l’hiver s’écoula assez vite. Tous les momens de Caroline étoient remplis ; et il n’y a rien de tel pour les abréger. Elle fut charmée cependant du retour du printemps ; mais à peine avoit-elle commencé d’en jouir, que son tranquille bonheur fut cruellement troublé.

Sa bonne maman, qui depuis quelque temps étoit languissante, tomba dangereusement malade. Il faudroit avoir le cœur de Caroline, savoir à quel point elle lui étoit attachée, pour exprimer l’excès de son inquiétude et des soins qu’elle lui rendit. Pendant près d’un mois que dura le danger, elle ne quitta pas son chevet ; et c’étoit avec peine qu’on pouvoit obtenir d’elle de prendre quelques instans de repos.

On croira peut-être que la crainte de retomber, par la mort de son amie, au pouvoir de son père et de son mari, causoit cette douleur si vive. Non ; cette pensée, toute naturelle qu’elle étoit, ne se présenta pas une fois à son esprit. Absorbée dans le chagrin, uniquement occupée à soigner son amie, à adoucir ses souffrances, Caroline ne pensoit pas à elle-même.

Si, pour la rendre à la vie, il eût fallu consacrer la sienne au comte, elle y eût consenti sans balancer un instant. Mais elle ne fut point mise à cette cruelle épreuve, et le ciel, touché de ses larmes lui en conserva l’objet. La bonne chanoinesse se rétablit peu à peu. Les tendres soins de son élève y contribuèrent plus peut-être que les secours de la médecine : du moins elle le disoit ainsi, et redoubla, s’il étoit possible, d’attachement pour cette aimable enfant qui venoit de lui prouver si bien tout le sien.

Elles eurent à cette époque la visite du grand chambellan. Alarmé, disoit-il, du danger de son ancienne amie, il accourut à Rindaw avec l’espoir secret de ne plus la retrouver, et de pouvoir ramener sa fille. Mais toujours contrarié dans ses projets, il trouva la malade presque convalescente et Caroline transportée de joie, qui ne pouvoit se lasser de la regarder, et ne la perdoit pas de vue un instant.

Ce n’étoit assurément pas le moment de parler de retour ; aussi n’en fut-il pas question, non plus que du comte, qui étoit encore à son ambassade. La chanoinesse auroit voulu parler de lui, pour témoigner son indignation de ce mariage. Mais, trop foible encore pour disputer, elle se contenta de répéter au chambellan que sa fille étoit un ange, qu’elle lui devoit la vie, et qu’elle vouloit la consacrer à son bonheur.

Il repartit bientôt, en annonçant une seconde visite pour l’automne, époque du retour de son gendre, et disant à sa fille qu’il espéroit la trouver alors tout-à-fait raisonnable.

Dans tout autre moment, la visite de son père auroit vivement rappelé à Caroline ce qu’elle s’efforçoit d’oublier ; mais elle étoit alors trop occupée de son amie. Elle avoit été dernièrement trop agitée, pour penser beaucoup à autre chose. Un danger présent efface ou du moins affoiblit la crainte d’un danger à venir, et Caroline se trouvoit si heureuse d’avoir encore cette amie, qu’il lui sembloit qu’elle n’avoit plus de malheurs à redouter.

Cependant, au moment du départ de son père, cette visite, annoncée pour l’automne avec une sorte de solennité, lui causa un saisissement dont elle ne fut pas la maîtresse. Sans penser à l’émotion qu’elle alloit causer à sa chère convalescente, elle courut se jeter dans ses bras, et lui baisant les mains, qu’elle mouilloit de ses larmes, elle lui disoit : Maman, bonne maman, à présent que vous m’êtes rendue, je voudrois ne plus vous quitter, passer avec vous ma vie entière !

La baronne, attendrie à l’excès, lui rendit ses caresses, et lui promit que, s’il étoit possible, elles ne se sépareroient jamais. Cet instant passé, le calme se rétablit dans l’âme de Caroline. Elle oublia bientôt cette visite d’automne ; le terme étoit éloigné.

Est-ce à seize ans qu’on s’effraie six mois à l’avance ? D’ailleurs, elle avoit bien autre chose à faire alors qu’à s’effrayer. Elle étoit dans l’enchantement, parcouroit du matin au soir ses jardins, ses bosquets, et ne pouvoit se lasser d’admirer les progrès qu’avoit faits la nature pendant ce mois de retraite et de douleur, où elle n’avoit vu que son amie souffrante.

Jamais le retour du printemps ne lui avoit fait une impression aussi vive, ou plutôt c’étoit la première fois de sa vie qu’elle remarquoit et sentoit tout le charme de cette belle saison, où l’on voit tout renaître, où l’on respire un air si pur, où chaque jour offre un spectacle nouveau et toujours plus intéressant.

La nature étoit alors dans sa plus grand beauté, et dut paroître plus belle encore à Caroline. Quel contraste frappant, en effet, de cette chambre fermée avec soin, dont elle n’étoit point sortie, de ce lit de douleurs sans cesse inondé de ses larmes, des plaintes déchirantes de son amie, à tout ce qu’elle voyoit autour d’elle ! Les champs et les prairies étaloient au loin le vert naissant le plus agréable ; la rose de mai commençoit à s’épanouir ; tous les arbres étoient en fleurs ; le lilas, le chèvre-feuille et la violette embaumoient l’air ; la jacinthe, la renoncule, l’anémone et la tulipe, émailloient son parterre de leurs brillantes couleurs.

Dès le point du jour on entendoit de tous côtés les chants variés de mille oiseaux différens ; et le soir, après le coucher du soleil, le rossignol et la fauvette prolongeoient seuls leurs doux ramages, et, se répondant d’un arbre à l’autre, formoient les concerts les plus délicieux.

Rien n’étoit perdu pour Caroline. Elle sentoit tout ; elle jouissoit de tout avec délices, croyoit habiter un monde enchanté ; et son bonheur n’étoit plus troublé par aucune inquiétude. Cette saison charmante qui redonne la vie à la nature, qui ranime tous les êtres, influoit aussi sur la santé de son amie. Elle se rétablissoit à vue d’œil. Une grande foiblesse dans les jambes et une fluxion sur les yeux la retenoient encore dans son appartement ; mais elle peut respirer sur son balcon l’air pur du printemps ; elle peut voir sa Caroline courir dans les jardins, cueillir des fleurs, rattacher celles qui tombent ; elle entend sa douce voix se mêler aux chants des oiseaux, et jouit comme elle de ses innocens plaisirs.

Une autre occupation intéressante vint ajouter encore au bonheur champêtre de la jeune comtesse. Elle eut l’idée d’élever un petit monument qui consacrât l’époque du rétablissement de son amie ; et, voulant lui causer une surprise agréable, elle profita du temps que celle-ci étoit encore recluse dans sa chambre, pour le faire construire à son insu. Elle choisit pour cet effet un endroit écarté, tout-à-fait au bout du jardin, et qui le terminoit de ce côté-là.

C’étoit un bosquet irrégulier et assez touffu, de hêtres, de coudriers, de lilas, d’acacias, coupé par des sentiers et des cabinets, et traversé par un petit ruisseau d’eau courante, qui venoit des grands jets d’eau du parterre, et produisoit là un effet bien plus agréable.

La chanoinesse avoit fait planter ce bosquet dans le temps de sa belle passion malheureuse. Le chiffre du perfide chambellan étoit tracé de sa main sur l’écorce des jeunes arbres ; toujours elle avoit conservé de la prédilection pour cet endroit, témoin de sa tendresse. Caroline l’aimoit aussi, parce que l’ombre et la fraîcheur y attiroient les oiseaux ; et, l’été précédent, elle y avoit passé de délicieux momens avec sa bonne amie.

Ce fut donc au fond de cet asile qu’elle voulut élever le monument de sa tendre amitié. Elle mit son père dans sa confidence. Il s’y prêta volontiers, et lui envoya tous les ouvriers nécessaires à son projet. Une porte qui s’ouvroit précisément là sur la route, lui donna la facilité de les faire entrer sans qu’ils fussent aperçus du château. Elle étoit trop aimée des gens de la maison pour craindre leur indiscrétion ; et la chanoinesse, toujours dans son appartement, ne se douta de rien.

Peut-être Caroline elle-même se seroit-elle trahie ; mais elle commençoit à savoir garder un secret, et celui-là lui coûta moins que le précédent. Ni ses soins, ni l’argent ne furent épargnés. Elle y mettoit un zèle, une activité, qui en inspiroient à tous les ouvriers ; elle leur donnoit des idées ; elle travailloit elle-même aux dessins, et toujours elle étoit le matin la première à l’ouvrage. Le tout fut exécuté avec une promptitude étonnante, et, dans moins d’un mois, absolument achevé.

Dès que le pavillon fut prêt à recevoir son amie, elle la pressa de s’y rendre. « Maman, l’air de votre bosquet vous fera du bien ; il est si joli cette année ! — Je le crois, mon enfant ; mais je ne puis aller jusque-là. — Maman, je vous y porterai plutôt. » Enfin elle la pressa tant, que la chanoinesse, qui ne savoit pas lui résister, céda, s’y fit transporter dans son fauteuil, et fut bien récompensée de sa complaisance, lorsqu’elle vit ce nouveau témoignage de la tendresse de sa fille adoptive.

C’étoit une espèce de petit temple ou pavillon octogone, de l’architecture la plus simple et la plus agréable, soutenu par huit colonnes de stuc blanc, qui formoient dans le bas un salon ouvert, pavé de marbre blanc et noir en mosaïque. Au milieu s’élevoit un autel de marbre blanc, orné de festons de fleurs très-élégamment sculptés. Sur cet autel étoit le buste de la chanoinesse, modelé d’après un très-bon portrait que Caroline avoit d’elle. Elle avoit été belle dans sa jeunesse ; et lorsque le chambellan l’aimoit, il avoit eu plus d’un rival. Elle disoit souvent avec complaisance qu’on trouvoit qu’elle ressembloit beaucoup aux statues de la belle Cléopâtre. Quoique les chagrins et les années eussent altéré sa fraîcheur et la ressemblance, ses traits étoient encore assez bien conservés pour faire un buste fort agréable.

Caroline auroit bien désiré de graver quatre vers sur une des faces de l’autel, pour indiquer l’objet auquel il étoit consacré ; mais elle ne vouloit rien d’emprunt. Il falloit donc qu’elle les fit elle-même ; et comme on ne peut réunir tous les talens, elle n’avoit pas encore celui de la poésie. Elle essaya cependant. Lorsqu’on sent vivement, on croit qu’il n’y a rien de plus aisé que de s’exprimer. Les idées se présentoient en foule ; mais quatre vers n’en rendoient pas la moitié ; il falloit en sacrifier à la rime, à la mesure. Enfin, après avoir bien écrit, effacé, déchiré, recommencé, elle parvint à faire des vers qui pouvoient être entendus une fois avec plaisir, mais non pas gravés sur le marbre. D’abord elle en fut enchantée. Bientôt elle frémit de l’idée qu’ils seroient toujours là, que tout le monde les liroit. Renonçant donc à la gloire d’être poëte, elle fit écrire tout simplement en lettres d’or, au-dessous du buste : « Tel jour, tel mois, telle année, elle fut rendue à la vie, et sa Caroline au bonheur. »

Un double escalier de marbre blanc conduisoit dans le pavillon construit au-dessus des colonnes. C’étoit un second salon de la même forme que celui du bas, c’est-à-dire octogone, mais fermé, éclairé par quatre grandes croisées, terminé par un dôme élevé, et peint avec tant d’art, qu’il imitoit parfaitement le ciel le plus pur. Dans les panneaux qui séparoient les croisées, des peintures emblématiques rappeloient l’objet pour lequel ce pavillon étoit élevé.

Dans l’une on voyoit Caroline à genoux devant une statue d’Esculape, l’invoquant avec ardeur, en lui montrant son amie expirante.

Dans le second panneau, elle lui aidoit à se soulever, pendant que de petits génies dansoient autour d’elle, écartoient les coussins, renversoient une petite table chargée de remèdes, et brisoient la faux de la mort, qui s’enfuyoit dans le lointain.

Dans le troisième, on élevoit le pavillon. Caroline posoit le buste sur l’autel ; le génie de l’amitié et celui de la reconnoissance écrivoient l’inscription.

Enfin, dans le dernier, on la voyoit soutenir d’une main la chanoinesse, dont l’attitude exprimoit la surprise et la joie, et lui montrer de l’autre le petit édifice dont elle lui faisoit hommage. Derrière ces panneaux on avoit pratiqué des armoires pour des livres ; une petite cheminée dans une des croisées ; une table ronde dans le milieu ; autour, des siéges portatifs et commodes.

Rien n’étoit oublié, et tout avoit été conduit par un enfant de seize ans ; mais cette enfant étoit guidée elle-même par un sentiment vif et tendre, qui remplissoit actuellement son cœur. Son ignorance totale de toute autre espèce d’affection tournoit au profit de l’amitié ; et cette âme aimante, ne connoissant encore d’autre objet d’attachement que son unique amie, avoit concentré sur elle seule toute sa sensibilité, que la crainte de la perdre avoit encore animée.

Caroline étoit d’ailleurs dans l’âge où le génie se développe, et où l’esprit et l’imagination ont un feu, une activité qui demandent de l’aliment. Indépendamment du plaisir qu’elle préparoit à son amie, elle en eut beaucoup pour son propre compte à faire construire ce petit édifice. C’étoit en quelque sorte créer. Chaque idée nouvelle étoit une vraie jouissance, et l’exécution et l’effet lui causoient des transports de joie incroyables. Jamais peut-être Caroline ne fut plus heureuse que pendant cette douce occupation. Elle l’a dit souvent depuis, et n’a jamais revu ce monument sans émotion.

Que le lecteur se représente, s’il le peut, l’extase de la sentimentale chanoinesse. C’étoit vraiment une surprise de roman faite exprès pour elle… Ce pavillon, qui se trouvoit là comme par enchantement… On la voit serrer dans ses bras l’intéressante petite fée à qui elle doit ce prodige. On voit celle-ci tomber à ses pieds, baiser ses mains, exprimer par son touchant silence tout ce qu’elle sentoit, et toutes les deux ensemble verser les douces larmes du sentiment et de la reconnoissance.

Caroline goûta dans cet instant le bonheur le plus pur, sans aucun mélange de peines, sans qu’il fût troublé par aucune idée fâcheuse.

Quel âge heureux que celui où le moment présent est tout, où l’on en jouit avec transport, sans souvenir du passé et sans crainte pour l’avenir !

Le séjour de Rindaw étoit alors l’univers entier pour Caroline, et son petit pavillon le temple du bonheur. Elle en étoit engouée au point d’y passer exactement tout le temps qu’elle n’étoit pas auprès de son amie. Dès qu’elle la quittoit, c’étoit pour voler au pavillon, dont elle avoit toujours de la peine à sortir. Sa construction, élevée et terminée par un dôme, étoit si favorable à la musique… Tous les instrumens y furent portés et bientôt il ne fut plus possible d’en jouer ni de chanter autre part que dans le pavillon. Le jour étoit excellent pour le dessin. Au moyen des quatre croisées et des jalousies, on pouvoit, à toutes les heures, avoir celui qu’on vouloit, et tout l’attirail nécessaire à la peinture y fut aussitôt établi. On y lisoit si tranquillement, sans bruit, sans distraction, et la bibliothèque de Caroline y fut toute transportée ; enfin, elle n’eut presque plus d’autre appartement. Elle n’entroit dans le sien que pour faire sa toilette à la hâte ; et souvent dans celui de sa bonne maman, elle se surprit avec l’impatience d’en sortir : tant il est vrai qu’une passion nouvelle peut anéantir toutes les autres. Il faut cependant rendre justice à Caroline : elle désiroit plus vivement encore que son amie pût venir habiter avec elle le pavillon. Celle-ci, qui n’avoit de plaisirs que ceux de son élève, rioit de son engouement, et lui facilitoit les moyens de s’y livrer. Voyons s’il durera, et si long-temps encore elle aimera son pavillon pour lui seul. Jusqu’à présent sa vie tranquille s’est écoulée entre l’étude et l’amitié, sans qu’aucun sentiment plus vif en ait troublé le cours, sans qu’elle ait connu ni l’amour ni la haine : car sa répugnance pour le comte, sa crainte de vivre avec lui, n’étoient pas de la haine ; et si par hasard elle pensoit à lui, c’étoit plutôt avec un sentiment de reconnoissance pour la liberté qu’il lui laissoit.

Mais disons vrai ; avouons que ce hasard arrivoit bien rarement, que le comte ne se présentoit presque jamais à son idée, et que son engagement s’effaçoit chaque jour de son esprit. Elle jouissoit de sa liberté comme si elle eût été réelle, et ne ressembloit pas mal à ces oiseaux attachés par un fil. Ils planent dans l’air ; ils chantent ; ils se croient aussi libres que leurs camarades qu’ils voient voler autour d’eux ; ils oublient leur lien, et ne s’en aperçoivent que lorsque la main qui les retient, les attire, et les remet doucement dans leur cage.

Caroline avoit reçu depuis peu de Berlin beaucoup de musique nouvelle, entre autres un recueil de romances dont elle étoit passionnée. Une surtout lui plaisoit excessivement ; l’air convenoit à sa voix, et les paroles à son cœur. Elle la chantoit du matin au soir, l’accompagnoit alternativement sur la harpe, le clavecin et la guitare, et trouvoit toujours un nouveau plaisir à la répéter. Nous allons la donner à nos jeunes lecteurs. Il s’en trouvera peut-être à qui elle pourra plaire aussi, et l’on sera bien aise sans doute de connoître ce qui plaisoit à Caroline.


ROMANCE,


Accompagnée de guitare et de clavecin.


Air noté à la fin.


La jeune Hortense au fond d’un vert bocage
Rêvoit un jour, seule sur le gazon.
Le jeune Hortense, au printemps de son âge,
Ne connoissoit de l’amour que le nom.
À ce nom souvent elle pense,
Craint et désire un doux lien :
Oh ! ma paisible indifférence
Est-elle un mal, est-elle un bien ?

Je vois l’amour dans tout ce qui respire ;
Il est partout, excepté dans mon cœur.
Autour de moi, tout aime, tout soupire :
Seroit-ce donc le souverain bonheur ?
Tout s’anime par sa présence,
Moi seule, hélas ! je ne sens rien :
Oh ! ma paisible indifférence
Est donc un mal plutôt qu’un bien.

Oui, mais je vois errer dans la prairie
De fleurs en fleurs le papillon léger,

Abandonnant celle qu’il a chérie,
Ainsi que lui, tout amant peut changer.
Vif emblême de l’inconstance,
Tu me dis qu’il faut n’aimer rien :
Oh ! ma paisible indifférence,
Loin d’être un mal, est donc un bien !

J’ai vu souvent, pour un berger volage,
J’ai vu gémir d’innocentes beautés ;
Elles fuyoient tous les jeux du village,
Pour des ingrats toujours trop regrettés.
Moi je ris, je chante et je danse ;
Tous les ingrats ne me font rien :
Ô ma paisible indifférence,
Vous êtes mon unique bien.

Ainsi chantoit cette jeune bergère.
Amour l’entend, Amour se vengera :
Il tient déjà dans sa main meurtrière
Le trait fatal dont il la percera.
Bientôt, jeune et sensible Hortense,
En formant un tendre lien,
En perdant ton indifférence,
Tu vas connoître le vrai bien.


Elle la chantoit un jour dans le pavillon, et cette fois-là c’étoit avec sa guitare. Elle répétoit avec expression : Ô ma paisible indifférence, vous êtes mon unique bien, lorsqu’elle entendit une autre voix aussi douce, aussi mélodieuse que la sienne, mais plus forte et plus sonore, qui chantoit en second dessus : Oh ! perdez cette indifférence, et vous connoîtrez le vrai bien.

Ces accens, bien différens des chants rustiques auxquels elle étoit accoutumée, la surprirent beaucoup. Elle se tut, écouta, et, n’entendant plus rien, elle recommença à chanter plus doucement, à s’accompagner plus légèrement, et à entendre plus distinctement la voix qui la suivoit. Alors, sa guitare à la main, elle courut à la croisée qui donnoit sur la route. Elle entrevit à quelques pas d’elle un beau jeune homme en habit de chasse, appuyé sur un fusil, dont les regards étoient attachés sur le pavillon. C’étoit sans doute le chanteur en question ; et je dis qu’elle ne fit que l’entrevoir, parce qu’au même instant où elle l’aperçut, interdite et confuse d’avoir été entendue et d’être vue, elle recula bien vite au fond du pavillon ; et là, s’élevant sur la pointe des pieds, et tendant le cou, elle regarda de toutes ses forces du côté qu’elle venoit de quitter. Mais elle étoit trop éloignée ; elle n’aperçut rien. Elle auroit bien voulu chanter sa romance, seulement pour voir si on l’accompagneroit encore ; mais la voix lui manqua, elle n’osa jamais, et put à peine toucher légèrement quelques cordes de sa guitare.

Enfin, pressée par la curiosité, après avoir fait quatre pas en avant et autant en arrière, elle reprit courage et se retrouva devant la croisée. Le beau chasseur n’étoit plus là. Elle le vit à vingt pas dans le chemin, s’éloignant lentement, et tournant la tête à chaque instant du côté du pavillon.

Cette petite aventure n’étoit rien, moins que rien assurément. Un homme passe par hasard, en chassant, devant un pavillon neuf et très-orné ; il le remarque. Il entend une musique délicieuse ; il l’écoute. Il voit à une croisée une femme charmante ; il la regarde.

Il n’y a rien dans tout cela que de naturel ; et cependant Caroline en fut occupée toute la journée, comme d’un événement fort extraordinaire. Il est vrai que tout devoit faire événement pour elle ; et tout être qui interrompt une solitude aussi profonde que l’étoit la sienne, devient un être très-intéressant.

Elle pensa donc souvent à celui-ci. Elle se demanda cent fois qui ce pouvoit être, et ce qu’il faisoit là sur cette route écartée. Mais elle n’en parla point, parce qu’elle eut une idée vague qu’on pourroit lui interdire son cher pavillon, et que c’eût été lui ôter la vie.

Elle y vola le lendemain plus vite encore qu’à l’ordinaire ; et après avoir passé près d’un quart d’heure à la croisée qui donnoit sur le chemin, et s’être assurée, en regardant beaucoup de tous côtés, qu’on ne pouvoit ni la voir ni l’entendre, elle prit sa guitare, s’assit dans l’embrasure de la croisée, et chanta sa romance favorite depuis le premier couplet jusqu’au dernier ; et ce dernier, qu’elle avoit toujours aimé moins que les autres, lui plut assez ce jour-là. Elle le répéta deux fois, puis elle recommença toute la romance d’un bout jusqu’à l’autre. Elle l’accompagna sur la harpe, mais non pas sur le piano-forte. Il étoit à l’autre bout du pavillon, et Caroline se trouvoit si bien auprès de cette croisée ! Elle nota le second dessus qu’elle avoit entendu la veille ; elle répéta sur tous les tons, que sa paisible indifférence étoit son unique bien, et personne ne vint lui dire le contraire.

Enfin, ennuyée et peut-être un peu dépitée de chanter si long-temps toute seule, elle jeta là sa musique, posa ses instrumens, courut au jardin, cueillit des fleurs, en remplit confusément une petite corbeille qui se trouvoit là ; et, ne sachant à quoi s’amuser, elle se mit à la peindre. D’abord elle eut un peu de peine à se fixer. Elle regardoit plus souvent la croisée que son vélin ; mais peu à peu son ouvrage l’attacha et l’occupa tout entière. Elle y travailloit avec application, et les fleurs naissoient sous son pinceau, lorsqu’elle entendit tout à coup dans le lointain le galop d’un cheval. Ce bruit la surprit autant que le second dessus de la veille. Il ne ressembloit point au pas lent et pesant des chevaux du village.

Le pinceau fut bien vite jeté, peut-être au milieu du tableau ; et voilà Caroline à la croisée, regardant de tous côtés.

Elle vit à cinquante pas un très-bel homme, monté sur un cheval gris, fringant et fougueux, qu’il manioit avec grâce. Voyez comme les femmes ont le coup d’œil juste et perçant ! Elle avoit à peine entrevu l’étranger de la veille ; il étoit en habit de chasse vert, celui-ci en uniforme des gardes ; il étoit à pied, celui-ci à cheval ; il chantoit, celui-ci galopoit. Jusque-là il n’y a nul rapport, et cependant Caroline le reconnut à l’instant pour être exactement le même, et véritablement l’homme au second dessus. Comment résister à l’envie de le voir passer, et de savoir s’il montoit aussi bien à cheval qu’il accompagnoit les romances ?

Il avançoit cet homme, ou plutôt son cheval, qu’il avoit peine à dompter et à conduire, et qu’il oublia dès qu’il aperçut Caroline. Il voulut la saluer, mais l’animal profitant de la liberté qu’on lui laissoit, peut-être effrayé du mouvement, fit un écart prodigieux, qui auroit désarçonné un cavalier moins ferme, et partit au grand galop comme un éclair, emportant son homme, malgré tous les efforts de celui-ci pour le retenir. Caroline très-effrayée jeta un cri perçant, et les suivit des yeux aussi loin qu’elle le put. Ils disparurent bientôt à sa vue ; mais elle ne fut ni plus rassurée ni plus tranquille, et regarda bien long-temps encore après qu’elle eut cessé de les apercevoir. Elle se représentoit le cavalier tombé de son cheval, foulé, blessé, écrasé… Si du moins ce maudit cheval s’étoit emporté dans le village, on auroit pu l’arrêter, donner des secours à son maître, le recevoir au château. Elle eut bien l’idée de faire courir un domestique après lui ; mais après qui ? elle l’ignoroit elle-même ; et sur quelle route ? Il y en avoit plusieurs qui se croisoient là. D’ailleurs, il n’est pas aisé de courir après un cheval emporté ; et puis, comment en donner l’ordre ? Elle ne l’oseroit jamais ; et il fallut bien rester avec son inquiétude.

Elle chercha à la calmer, en se rappelant comme cet officier montoit bien ; comme il avoit l’air ferme et sûr de son fait avant ce malheureux salut qu’elle se reprochoit. Elle espéra que le maître n’ayant plus personne à saluer, le cheval se seroit calmé ; elle eut même l’idée qu’il pourroit bien passer encore le lendemain.

En vérité il le devroit, dit-elle, pour me rassurer. L’émotion lui ayant ôté l’envie de chanter et de dessiner, elle fit quelques tours dans le jardin, toujours pensant au cavalier, et revint auprès de sa bonne maman, à qui elle n’en parla point, sans doute pour ne pas lui faire partager son effroi. Elle se coucha avec l’impatience d’être au lendemain, et l’espérance que le jour ne passeroit pas sans qu’elle fût rassurée sur la vie de l’inconnu. Hier, c’étoit simple curiosité qui l’agitoit en pensant à lui ; aujourd’hui l’humanité s’y joint pour un pauvre homme en danger. Après s’en être beaucoup occupée par bonté d’âme, elle s’endormit bien en colère contre les chevaux fougueux, qui ne permettent pas d’être honnête impunément.

Le lendemain… le lendemain, il tomba des torrens de pluie toute la journée. Il fut aussi impossible d’aller au pavillon, que d’imaginer qu’on pût monter à cheval. Caroline, fort contrariée, trouva la journée d’une longueur assommante, s’ennuya à la mort, et ne sut à quoi s’occuper. Tout étoit au pavillon, et ses livres, et sa musique et ses crayons. Elle auroit bien voulu y être aussi, mais c’étoit impossible. On causa comme on put avec la bonne amie ; on parla même avec assez d’intérêt de la pluie et du beau temps ; on fit des vœux très-sincères pour le retour de ce dernier ; on chanta quelquefois le refrain de la romance, en pensant au second dessus, et au cheval qui galope ; et la journée s’écoula dans l’espérance du lendemain.

Ce lendemain… hélas ! il pleuvoit encore plus que la veille. Tous les nuages sembloient s’être donné rendez-vous à Rindaw. Pour le coup, Caroline prit tout de bon de l’humeur, et la témoigna de bonne foi. « Voyez que c’est affreux ! disoit-elle à la baronne ; ma corbeille qui est là commencée ; et mes fleurs que je retrouverai toutes fanées ; et celles du jardin que cette malheureuse pluie abîme ! Je suis sûre que toutes les roses vont s’effeuiller, et qu’il ne me restera que les épines. » — Pauvre petite ! elles sont déjà dans ton cœur. Tu n’as plus cette gaîté soutenue, cette insouciance qui te faisoit supporter tous les temps, et rire et chanter les jours pluvieux tout comme ceux où le soleil le plus brillant éclairoit l’horizon.

Elle s’impatientoit si fort de le revoir ce soleil, que cette journée se passa à consulter tous les baromètres et tous les gens de la maison, et à regarder à chaque instant si le ciel s’éclaircissoit. Il fondoit toujours en eau. Enfin sur le soir un léger nuage de pourpre donna quelques espérances ; un vent frais les confirma, et le lendemain, en ouvrant les yeux, Caroline eut le plaisir de voir les rayons du soleil percer à travers ses rideaux, et le jour le plus pur éclairer son appartement.

La contrariété qu’elle avoit éprouvée en augmenta le prix. À peine put-elle attendre que les chemins fussent essuyés pour courir au pavillon. Mais ses fleurs tant regrettées n’eurent ni ses premiers regards ni ses premiers soins.

Elle est à la croisée, les yeux attachés sur la route, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. Elle regarde, elle écoute, et ne voyant, n’entendant rien, elle cherche à remarquer sur le terrain humecté si elle n’apercevra point les traces fraîches des pas d’un cheval. Oh ! si je pouvois seulement savoir qu’il est passé, et qu’il n’a point eu d’accident, je serois tranquille et contente ; car, dans le vrai, si je n’étois pas restée, s’il ne m’avoit pas saluée, son cheval ne l’auroit point emporté. Mais que je l’aperçoive seulement, et je me retirerai, pour qu’il ne soit plus tenté de me saluer.

Au même instant elle fit plus que l’apercevoir ; elle le vit très-distinctement, portant le même uniforme, montant le même cheval gris, et s’avançant au grand trot du côté du pavillon, dont il étoit encore assez éloigné. Eh bien ! il se porte à merveille : et voilà sans doute Caroline tranquille ; elle va se retirer, comme elle se l’est promis, et n’y plus penser.

Mais pourquoi ce léger tremblement dont elle est saisie ? d’ vient cette émotion qui colore ses joues et précipite les battemens de son cœur ? Je n’en sais rien ; mais je sais bien qu’elle l’éprouve, et que tous ses mouvemens s’en ressentent. Elle veut s’éloigner de cette croisée. Son mouchoir, qu’elle avoit posé sur la tablette, et sur lequel elle étoit appuyée, n’étant plus retenu, s’échappe, et tombe dans le chemin. Elle en fut au désespoir. Cet accident étoit bien involontaire, et pouvoit ne pas en avoir l’air. Elle sentit aussi que c’étoit bien pire que le salut qu’elle vouloit éviter, et qu’il est encore plus difficile, lorsqu’on est à cheval, de ramasser un mouchoir, que d’ôter son chapeau.

Ce calcul étoit juste ; mais celui qu’elle fit sur les distances l’étoit moins. Elle jugea que le cavalier étoit encore assez éloigné du pavillon pour qu’elle eût le temps d’aller reprendre bien vite son mouchoir, et d’être rentrée avant qu’il passât sous la croisée. Cette idée lui parut excellente. Elle remédioit à tout ; c’étoit même le seul moyen de prouver bien clairement que le mouchoir n’avoit pas été jeté tout exprès pour qu’on le lui rapportât ; mais elle n’avoit pas de temps à perdre en réflexions.

Elle courut aussi vite qu’elle le put à la petite porte qui donnoit sur la route, et l’ouvrit précisément au moment où l’officier, déjà descendu de cheval, relevoit le mouchoir. Il s’approche d’elle avec grâce et noblesse, et le lui présente en lui adressant un compliment flatteur. Elle reçut l’un et l’autre d’un air très-déconcerté, et ne sut que lui répondre, lorsqu’il lui demanda la permission de voir de plus près ce jardin et ce pavillon, qui lui paroissoient charmans.

Prenant le silence de la tremblante Caroline pour un consentement, il attacha promptement son cheval à la porte même, et la suivit. Elle avoit bien le sentiment secret qu’elle auroit dû l’en empêcher ; mais comment ? Voilà ce dont elle n’avoit pas même l’idée ; peut-être aussi n’y vit-elle pas grand mal. Son innocence du monde, sa parfaite ignorance lui cachoient le danger de recevoir un inconnu. D’ailleurs l’uniforme, et plus encore les manières nobles et aisées de cet inconnu, annonçoient un homme d’une naissance distinguée. Il avoit cette politesse naturelle, ces grâces, ce ton de la bonne compagnie, qui ne permettent pas de douter qu’on en fait partie.

Je ne parle point d’une figure charmante : Caroline osoit à peine le regarder. Cependant elle pourroit déjà nous dire que ses grands yeux noirs sont remplis de feu et d’expression ; que le sourire le plus agréable laisse voir de très-belles dents ; que son nez est aquilin, son visage ovale, ses sourcils très-marqués, sa taille haute, svelte et proportionnée ; que son teint brun est animé des couleurs de la jeunesse et de la santé ; que sa physionomie, ouverte et franche, inspiroit la confiance et l’amitié au premier abord.

Voilà ce que les regards furtifs de la jeune comtesse avoient très-bien su remarquer ; et ce qui pourroit peut-être excuser la facilité avec laquelle elle l’introduisoit dans le pavillon, à moins qu’on n’aime mieux la rejeter uniquement sur l’innocence. Quoi qu’il en soit, il y est. Il regarde ; il admire ; il loue avec esprit et sans fadeur le goût, les talens de celle qui l’a décoré. L’autel et les peintures le frappèrent. Il en demande l’explication ; on la lui donne, et il saisit cette occasion d’apprendre adroitement où il est, et avec qui il est, sans avoir l’air de s’en informer ; mais les noms de baronne de Rindaw et de Lichtfield ne le rendirent ni plus honnête, ni plus respectueux, parce que c’étoit impossible. La guitare et la romance encore posées sur le clavecin, l’engagèrent à dire un mot en souriant du second dessus, et à demander pardon d’avoir osé mêler sa voix aux accens flatteurs qu’il entendoit, et qu’il voudroit bien entendre encore. Mais voyant l’embarras de Caroline augmenter, il n’insista pas, parla de musique en homme qui s’y connoît, et fut le premier à proposer de quitter le pavillon, et de se promener dans le jardins.

Caroline commençoit à se rassurer. La conversation de l’inconnu, simple, agréable, animée, devoit la remettre à son aise, et produisit cet effet. Au bout de quelques instans de promenade, elle lui parloit aussi naturellement que si elle l’eût connu toute sa vie.

Elle lui raconta naïvement tout l’effroi qu’elle avoit eu du cheval emporté, et son inquiétude pendant ces deux jours de pluie. Mais, quelque envie qu’elle eût de savoir son nom, elle n’osa jamais le lui demander. Elle apprit seulement qu’il étoit capitaine aux gardes, et son voisin de campagne. Ces deux circonstances lui firent grand plaisir. L’une l’assuroit qu’il étoit un homme à voir, et l’autre qu’elle le reverroit. Enfin, au bout d’un quart d’heure, qui leur parut bien court à tous deux, le fougueux cheval gris attaché à la porte s’impatienta si fort, que son maître fut obligé, bien malgré lui, de remonter dessus.

En vérité, lui dit Caroline, pendant qu’il le détachoit, à votre place je n’aimerois point un cheval qui ne veut ni qu’on salue ni qu’on se promène. L’inconnu, en souriant, lui assura qu’il seroit certainement réformé, qu’il lui jouoit de trop mauvais tours pour ne pas s’en défaire ; et sautant légèrement dessus, après avoir remercié mille fois Caroline de sa complaisance, il s’éloigna d’elle le plus lentement qu’il lui fut possible, obligeant cette fois son cheval à n’aller que le pas.

Et Caroline aussi revint lentement au pavillon lorsqu’elle l’eut perdu de vue. Sa tête et même son cœur étoient uniquement occupés de celui qu’elle venoit de quitter. Qu’il est aimable ! pensoit-elle ; et pourquoi le ciel ne m’a-t-il pas accordé un frère comme lui ? Oh, combien je l’aurois aimé ! Mais pourquoi ne l’aimerois-je pas comme un frère, comme un ami, que le ciel m’envoie dans ma solitude ? Eh ! qui m’a dit que je le reverrois ?… Peut-être de ma vie !… Je ne sais quelle triste pensée vint se joindre à celle-là. Caroline sentit son cœur oppressé et ses yeux humectés de larmes. Elle en fut elle-même effrayée ; et voulant se distraire, elle eut recours à sa musique. Mais ces deux jours de pluie avoient fait casser les cordes de sa harpe et de sa guitare ; elle fut obligée de les laisser ; et après avoir joué sur le piano-forte, quelques adagios qui ne firent qu’augmenter sa tristesse, elle essaya le dessin, qui ne lui réussit pas mieux, et la lecture encore moins. Trois ou quatre livres qu’elle ouvrit lui parurent ennuyeux, mal écrits, quoiqu’elle en lût à peine une phrase ; enfin, tout lui déplaisoit ce jour-là. Elle laissa tout, revint au jardin, et fit exactement le même tour qu’elle venoit de faire avec l’inconnu, s’arrêtant aux mêmes endroits, et se rappelant jusqu’à la moindre de ses expressions.

Il fallut ensuite décider en elle-même la grande question de savoir si elle en parleroit ou non à sa bonne maman. Elle souffroit de lui faire encore ce mystère ; mais il étoit bien moins essentiel que celui qu’on exigeoit d’elle. L’habitude de cacher un tel secret avoit dû nécessairement la rendre moins confiante. « D’ailleurs, pourquoi le lui dire ? À quel propos lui parler d’un homme que je ne reverrai peut-être jamais, dont j’ignore le nom ? S’il revient, ce sera toujours assez tôt ; et si elle alloit me blâmer de l’avoir reçu, m’interdire mon pavillon, me défendre de regarder ceux qui passent ? » Elle en frémit, et se promit bien d’être discrète ; mais de retour auprès de la baronne, elle ne put s’empêcher de lui faire mille questions sur le voisinage à deux lieues à la ronde.

Comme madame de Rindaw ne voyoit jamais aucun de ses voisins, Caroline ignoroit qui ils étoient, et jusqu’alors ne s’en étoit pas embarrassée. Pour son amie, elle se piquoit de connoître à fond leur familles, et tous leurs alentours. C’étoit la prendre par son foible, que de la questionner sur les affaires de ses voisins. La pauvre Caroline eut bien des histoires à entendre ; et la seule qui l’intéressoit n’arrivoit point. Il n’y avoit rien qui eût le moindre rapport à son inconnu.

Là, c’étoit un vieux baron retiré du service, et sa femme aussi vieille que lui, qui vivoient tête à tête dans leur château.

Ici, un autre couple avec beaucoup d’enfans ; mais ce n’étoient que des filles.

Là, tout près de Rindaw, un ancien commandeur de l’ordre Teutonique, très-infirme et très-avare, avec sa gouvernante. Un peu plus loin, une vieille douairière vit avec un fils unique de vingt-cinq ans.

Ici, Caroline qui bâilloit, se réveille ; elle écoute avec attention : mais ce fils est affreux et presque imbécille ; il n’a d’autre vocation que de chasser et de boire ; et, malgré ses grands biens, il n’a trouvé personne qui voulût l’épouser. Ah ! ce n’est pas là mon inconnu, pensa Caroline. Cependant la baronne alloit son train, et racontoit toujours. Enfin, Caroline, excédée, n’apprenant que ce qu’elle ne se soucioit point de savoir, et désirant d’être seule, prétexta un mal de tête, et se retira plus tôt qu’à ordinaire.

« Il n’est donc point mon voisin de campagne, dit-elle en soupirant ; il m’a donc trompée, et sans doute je ne le reverrai plus. Allons, il faut l’oublier, n’y plus penser du tout. » Mais, comme dit Montcrif, en songeant qu’il faut qu’on l’oublie, on s’en souvient.

Tout en se confirmant dans sa belle résolution, elle s’endormit en se rappelant chaque trait et chaque parole de celui qu’elle vouloit oublier. Sans doute le projet de n’y plus penser, fut la première idée qu’elle eut à son réveil. Elle se leva, bien décidée à ne point aller au pavillon de toute la matinée. L’habitude en étoit si forte, qu’elle eut de la peine à la surmonter ; cependant elle en vint à bout. Elle s’occupa de son parterre, de sa volière, de sa broderie, se répétant toujours à chaque instant : il n’y faut plus penser ; et regardant souvent du côté du pavillon. « Oh ! ce cher pavillon, disoit-elle en soupirant, je ne suis heureuse que là. Je ne résisterai jamais à l’envie d’y aller ; mais j’irai bien tard, bien tard, lorsque je serai bien sûre qu’on ne se promène plus. »

La journée lui avoit paru si longue, que, vers les quatre ou cinq heures de l’après-midi, elle se persuada qu’il étoit bien tard ; et elle alloit s’acheminer du côté du pavillon, lorsqu’elle entendit, dans la cour même du château, le pas d’un cheval qu’elle commençoit à connoître, et qui fit palpiter son cœur. Un instant après un laquais entre, annonce M. le baron de Lindorf. La chanoinesse s’étonne, se rappelle cependant d’avoir connu ce nom-là, ordonne qu’on fasse entrer, et bientôt le charmant inconnu du pavillon paroît avec toutes ses grâces.

Oh ! pauvre Caroline ! comme elle est émue ! comme elle se reproche mortellement de n’avoir pas parlé de lui à son amie ! Combien elle alloit avoir à rougir de sa dissimulation vis-à-vis de l’un et de l’autre ! Soit qu’il parle, soit qu’il se taise, elle redoute également son indiscrétion et son silence. Ce fut ce dernier parti que prit M. de Lindorf. Un regard jeté sur Caroline qui, tremblante, interdite, alternativement rouge et pâle, le saluoit en baissant les yeux d’un air confus, le mit au fait à l’instant. Il lui rendit son salut comme s’il la voyoit pour la première fois de sa vie ; et, s’adressant à madame de Rindaw, il se félicita d’avoir le bonheur d’être son voisin, en se reprochant d’avoir autant tardé à profiter de cet avantage.

La chanoinesse, qui ne connoissoit point ce charmant voisin, demanda des explications. Le vieux commandeur de l’ordre Teutonique avoit été malade aussi ; mais, moins heureux qu’elle, il étoit mort depuis peu, et M. le baron de Lindorf, son neveu et son héritier, étoit venu prendre possession de la terre et du château de Risberg, qui touchoit à la baronnie de Rindaw. Il avoit compté d’abord n’y rester que peu de temps ; mais ce pays lui plaisoit infiniment, et depuis deux jours il avoit pris la résolution d’y passer au moins toute la belle saison. Alors son premier désir avoit été de connoître ses aimables voisines, de leur présenter ses hommages, et de solliciter la permission de les renouveler quelquefois.

Tout cela fut dit en regardant souvent Caroline, qui, les yeux attachés sur son métier, travailloit ou gâtoit son ouvrage, et gardoit le plus profond silence. Mais, grâce à la bonne chanoinesse, la conversation ne tarissoit pas.

Ce furent d’abord des détails sur sa propre maladie ; ensuite des lamentations sur celle du commandeur, et sur sa mort qu’elle avoit ignorée. « Tenez, hier au soir encore, je le nommois à Caroline, qui s’informoit de mes voisins. » Ici le baron ne put s’empêcher de sourire à demi, et Caroline fut près de s’évanouir de dépit et de honte ; puis vinrent des félicitations sur l’héritage, qui devoit être considérable ; et puis les questions sur le degré de parenté qu’il y avoit entre le défunt et son héritier. « Attendez ; je dois savoir cela à merveille : Vous êtes Lindorf, n’est-ce pas ? Eh oui, sans doute ; c’est du côté de madame votre mère. N’étoit-ce pas une baronne de Risberg, propre sœur du défunt, je crois ? Je ne connois que cela ; c’est-à-dire pas elle précisément, mais une de mesdames vos tantes a été élevée dans le même chapitre que moi. Elle me contoit le mariage de sa sœur avec M. votre père, oui, le baron de Lindorf. Je m’en souviens comme d’hier. C’étoit une inclination mutuelle : il n’y avoit rien de si touchant ! Je lui faisois mes confidences aussi… Il me semble qu’il n’y a que quatre jours ; et voilà déjà un grand garçon… L’aîné de la famille, je suppose ?… Est-elle nombreuse ? Avez-vous encore M. votre père, madame votre mère ? Ils s’adorent toujours, sans doute ?… Il n’y a que cela pour être heureux… Et votre tante, cette chère amie dont je vous parlois tout-à-l’heure, est-elle morte ? est-elle mariée ? Depuis bien des années j’ai perdu tout cela de vue. »

Toutes ces questions se succédoient si rapidement, que le baron, surpris de cette volubilité, pouvoit à peine placer de temps en temps un oui, un non. « J’étois fils unique, j’ai eu le malheur de les perdre, etc. » Mais ses yeux, toujours fixés sur Caroline, lui auroient dit bien des choses, si elle avoit voulu les entendre.

Elle n’avoit pas encore levé les siens ni prononcé un seul mot, lorsque la chanoinesse, voulant lui faire honneur de l’idée de son pavillon, lui dit d’y mener M. le baron, et, ne prévoyant pas la moindre difficulté, commença, sans attendre la réponse, à lui raconter à quelle occasion il avoit été élevé, et l’autel, et le buste, et l’inscription, et les peintures, et la surprise, et tout ce qu’il savoit aussi bien qu’elle, mais qu’il eut tout l’air d’apprendre.

C’en étoit trop, beaucoup trop pour Caroline. Elle ne pouvoit plus soutenir un état aussi pénible ; et quand son amie, surprise de son peu d’empressement à se rendre au pavillon, lui en réitéra l’ordre, elle put à peine articuler qu’une migraine affreuse, inouie, l’empêchoit de faire un seul pas : et vraiment elle étoit si changée, sa voix même étoit si altérée, que la baronne n’eut pas de peine à la croire, et s’en inquiéta beaucoup. « Bon Dieu ! qu’est-ce donc que cela ? lui dit-elle en lui touchant le font. Déjà, hier au soir, vous m’avez frappée lorsque vous êtes rentrée : vous aviez l’air rêveuse, occupée. Vous m’avez quittée plus tôt qu’à l’ordinaire ; et les jours précédens vous avez été d’une tristesse et d’une agitation singulière ; vous aviez de la fièvre assurément : c’est ce pavillon qui vous tue… M. le baron, c’est une rage que ce pavillon, et surtout depuis quelques jours. On y court d’abord après la pluie ; on brave le soleil et l’humidité : aussi voilà ce que c’est… »

D’après tout ce qu’on lui disoit, M. le baron pouvoit, sans fatuité, se flatter d’y avoir aussi quelque légère part ; mais souffrant véritablement pour Caroline, et voulant la tirer de peine, il abrégea sa visite, et prit congé de ces dames, espérant, dit-il, que la migraine n’auroit pas de suite. Caroline, ne répondit que par un salut ; et la baronne répéta à M. de Lindorf qu’elle le prioit de profiter beaucoup du voisinage, et de venir souvent partager leur solitude… « Il n’y a qu’un pas d’ici chez vous. Ce pauvre commandeur souffroit de la goutte les trois quarts de l’année, et ne sortoit point de chez lui. Pour vous, monsieur, vous êtes jeune, ingambe, et ce ne sera qu’une promenade. Mademoiselle de Lichtfield n’aura pas toujours la migraine ; vous verrez un autre jour son pavillon. Elle dit qu’il est favorable à la musique. Vous êtes musicien, sans doute ? vous en ferez ensemble. »

Ce dernier trait manquoit à Caroline pour augmenter son embarras ; rien ne lui fut épargné. Enfin le baron partit, et la chanoinesse se tut ; mais Caroline ne fut pas beaucoup plus soulagée. Penchée sur son fauteuil, la tête cachée dans ses deux mains, elle retenoit avec peine les larmes et les sanglots qui l’oppressoient. Son amie attribuant tout à la violente migraine dont elle s’étoit plainte, l’engagea à se retirer, et Caroline profita bien vite de la permission. Son chagrin la suivit dans son appartement ; mais du moins elle put s’abandonner à toute sa douleur, et répéter mille fois : Grand Dieu ! que doit-il penser de moi ? La chanoinesse, seule aussi de son côté, avoit des idées moins tristes. Le beau, l’aimable Lindorf avoit tout-à-fait gagné son cœur. C’étoit précisément l’époux qu’il falloit à sa chère Caroline. Quel bonheur de pouvoir la fixer auprès d’elle, au moins une partie de l’année, et par un établissement aussi brillant à tous égards ! Lindorf réunissoit tout, jeunesse, figure, esprit, naissance, fortune ; car, sans parler de la sienne propre, dont il jouissoit déjà, puisqu’il étoit fils unique, et qu’il avoit perdu ses parens, l’héritage de l’avare commandeur devoit être immense.

Déjà très-avancé au service, il paroît fait pour prétendre et parvenir à tout. Malgré tant d’avantages, la fortune de Caroline, jointe à tout son bien, qu’elle lui destinoit, et Caroline elle-même, n’étoient pas à dédaigner ; enfin ils paroissoient se convenir à merveille. Elle protesta que son élève seroit baronne de Lindorf, ou qu’elle y perdroit ses peines ; elle fixa même l’époque de son mariage à l’automne suivante, et à la visite promise par le chambellan.

Jusqu’alors elle résolut de cacher avec soin, même à Caroline, son idée et ses projets. Sans doute il lui seroit bien difficile de cacher quelque chose ; mais sa passion pour tout ce qui tenoit du romanesque, l’emportoit encore sur son indiscrétion naturelle. Elle se fit un singulier plaisir de laisser agir la sympathie, d’en suivre pas à pas les progrès dans le cœur de ces jeunes gens, de voir chaque jour leur passion s’augmenter par la crainte et l’espérance, et de couronner enfin tous leurs vœux au moment où ils s’y attendroient le moins. Ce plaisir, délicieux pour elle, elle ne pouvoit se l’assurer qu’en gardant le plus profond secret. L’union projetée avec le comte de Walstein ne l’inquiétoit guère ; il étoit impossible qu’elle ne fît pas entendre raison au chambellan. Il devoit savoir par lui-même ce que c’est qu’une passion mutuelle. « Je n’aurai qu’à lui rappeler ce que nous avons éprouvé l’un pour l’autre, et il cédera, d’autant plus que mon héritage sera à cette condition. D’ailleurs il verra ce charmant Lindorf ; et pourra-t-il balancer entre lui et un monstre ? Laissons agir la sympathie, l’amour, la tendresse paternelle, et le bonheur de ma chère Caroline est assuré pour la vie. »

Pendant que la bonne chanoinesse arrangeoit son petit roman, et jouissoit à l’avance des tendres scènes dont elle seroit le témoin, et du plaisir de faire deux heureux, Caroline continuoit à se désespérer de l’idée que M. de Lindorf devoit avoir pris d’elle la plus mauvaise opinion possible. Elle repassoit dans son esprit tout ce que la baronne lui avoit dit très-innocemment, et n’y voyoit que de nouveaux sujets de honte et de confusion. Oh ! je veux partir d’ici, disoit-elle, ne plus le revoir de ma vie. Mais cette fuite si soudaine sera presque un aveu de plus ; et le laisser avec l’idée, la cruelle idée que je suis fausse, dissimulée, intrigante, ah ! c’est impossible. Alors elle cherchoit, elle imaginoit tous les moyens de se justifier dans son esprit, et n’en trouvoit point qui ne la compromît mille fois davantage.

Toute la nuit se passa dans ce trouble et dans cet embarras. Pour la première fois de sa vie, le sommeil n’approcha pas de ses paupières. Qu’elle lui parut longue et cruelle, cette nuit ! et combien son agitation augmenta le lendemain matin, lorsqu’on lui remit un paquet à son adresse, que le coureur de M. de Lindorf venoit d’apporter, et dont il attendoit la réponse !

Caroline, indignée, faillit à le renvoyer à l’instant : Eh quoi, dit-elle, il ose déjà m’écrire ? N’est-ce pas me dire à quel point il me méprise ? Ah ! l’opinion affreuse que je lui donnai hier de moi, peut seule autoriser cette hardiesse ; mais ne doit-elle pas l’excuser aussi, et ne suis-je pas la seule coupable ? Avant cette malheureuse visite, comme il étoit honnête, respectueux ! Ah ! c’est moi seule qui me suis perdue.

Mais que fera-t-elle de ce paquet ? L’ouvrir, c’est impossible ; le renvoyer, c’est bien dur ; et d’ailleurs ce n’est pas le moyen de savoir ce qu’il pense. Elle le tenoit, le retournoit en tous sens, et le regardoit comme si ses yeux avoient pu percer au travers de l’enveloppe. Enfin, frappée tout à coup comme d’un trait de lumière, elle prend le parti de courir à l’appartement de la bonne maman ; d’ouvrir ses rideaux ; de se précipiter à genoux à côté de son lit, et là, de lui faire, en fondant en larmes, un aveu complet de tout ce qui s’étoit passé entre elle et M. de Lindorf. Rien ne fut oublié : et le second dessus, et le cheval emporté, et le mouchoir tombé, et la promenade au jardin, elle avoua tout, jusqu’aux motifs secrets de son silence, dont elle avoit été si cruellement punie.

« Jugez de tout ce que j’ai souffert pendant sa visite, disoit-elle : grand Dieu ! je crus en mourir. Et lui qui ne disoit rien non plus, comme si nous avions été d’accord ; et vous, maman qui, sans le savoir, me perciez le cœur à chaque instant. Ah ! pourrez-vous me pardonner ? Accablez-moi de vos reproches ; je les mérite tous ; ils seront moins vifs que ceux que je me fais à moi-même. »

Hélas ! La bonne chanoinesse, tout émue, tout attendrie de ses pleurs et de son récit, ne songeoit à lui faire aucun reproche. Elle s’étoit occupée toute la nuit de son projet de mariage, qui l’enchantoit toujours de plus en plus. Sa seule crainte étoit que M. de Lindorf, depuis long-temps au service, et très-répandu sans doute dans le grand monde, n’eût déjà d’autres engagemens ; mais la petite histoire de Caroline, et la manière dont ils avoient fait connoissance, la rassurèrent parfaitement. Elle crut y voir une tournure romanesque, une sympathie secrète qui lui donna les plus grands espérances pour la réussite de ses projets. Elle releva donc Caroline en l’embrassant tendrement, et en lui disant qu’elle n’avoit rien entendu d’aussi intéressant que tout ce qu’elle venoit de lui raconter. « Seulement, si j’avois su cela… il est vrai que je n’aurois pas dit bien des choses : les hommes sont déjà si avantageux, si portés à croire qu’on les distingue… Au reste celui-ci me paroît bien différent des autres. Il a l’air si modeste, si honnête ! — Ah ! maman, dit Caroline, en secouant la tête, je crois qu’ils se ressemblent tous. Celui-ci n’ose-t-il pas déjà m’écrire ce matin ! — T’écrire, mon enfant ! Montre-moi donc vite : comment ! et de quel style ? — Hélas ! je l’ignore, dit Caroline en tirant le paquet de sa poche. Voilà la lettre ; je ne l’ai pas ouverte. Tenez, maman ; vous en ferez tout ce que vous voudrez : » et ce qu’elle voulut, ce fut de rompre le cachet avec un empressement plus vif que celui de Caroline, dont la crainte diminuoit beaucoup la curiosité.

On trouva d’abord, à l’ouverture du paquet, une carte simple et polie, par laquelle « M. le baron de Lindorf présentoit ses hommages à ses voisines, s’informoit de leur santé et de la migraine de mademoiselle de Lichtfield. » Ce n’étoit là que le prétexte, et cette carte ne méritoit assurément pas le grand cachet qu’on avoit rompu. On passa donc bien vite à un papier plié en quatre, qui se trouvoit sous la carte. Caroline l’ouvrit en tremblant, le parcourut légèrement des yeux, et lut à son amie ce qui suit.


Du château de Risberg, 9 juin 17…


« Je vais, mademoiselle, mettre le comble à mes torts et à votre colère, en osant vous écrire. Je le sais ; je vois déjà votre indignation ; j’en sens déjà tout le poids, et cependant je persiste dans ma témérité. Si vous daignez seulement parcourir cette lettre, surmonter le premier mouvement qui vous portera sans doute à la déchirer, à la renvoyer sans la lire, vous comprendrez peut-être mes motifs, et vous conviendrez du moins que je ne pouvois m’adresser qu’à vous seule.

» Vous ne connoissez pas tous mes torts ; non, mademoiselle, vous ne les connoissez pas, et cependant vous me traitez avec autant de sévérité que si vous saviez combien je suis coupable. Je vais donc vous l’avouer, puisque je ne gagne rien à votre ignorance. Ma franchise m’obtiendra peut-être un généreux pardon.

» Je passai hier quatre fois dans la matinée à différentes heures, sous votre pavillon, avec l’espoir de vous y trouver et de vous demander la permission de me présenter chez vous. Il fut toujours trompé cet espoir. Vous ne parûtes point dans ce pavillon chéri qu’auparavant vous habitiez sans cesse ; et moi, loin d’imaginer la vérité, loin de vous accuser de cette absence, j’osai la rejeter entièrement sur madame de Rindaw. Instruite de ma témérité, ne connoissant point celui qui s’étoit introduit dans votre asile, sans doute elle exigeoit de vous d’y renoncer. Insensé… J’osai même croire que vous obéissiez peut-être à regret. J’étois certain en me nommant de la rassurer, de faire lever cette cruelle défense, et je ne balançai plus à me présenter l’après-midi chez elle. Ô mademoiselle ! combien vous avez puni ma folle présomption ! Votre accueil si différent du sien, me prouva bientôt à quel point je m’étois abusé, et que c’étoit votre volonté seule qui vous éloignoit du malheureux inconnu. Vous n’avez pas voulu me laisser à cet égard la moindre illusion, le moindre doute. Je vis, au premier instant, que cette madame de Rindaw ignoroit mon existence, et que la jeune et charmante Caroline, que je croyois soumise aux ordres, aux conseils d’une amie trop sévère, n’avoit eu besoin que de ceux qu’elle reçoit d’une prudence bien rare à son âge. Trop heureux encore si cette prudence n’avoit pour objet que l’inconnu ; mais je me suis nommé, et je n’ai pas obtenu un regard. Votre silence obstiné, votre refus de me conduire au pavillon, ne m’ont que trop confirmé que c’est moi personnellement qui me suis attiré votre colère. Ah ! quels que soient mes torts, je n’aurai pas celui de me présenter encore à Rindaw sans votre aveu ; mais j’ose le demander cet aveu que je saurai mériter. Vous avez été le témoin de la manière obligeante dont madame de Rindaw m’a reçu. Regardez ma maison comme la vôtre, me dit-elle en la quittant. Ô mademoiselle ! que pouvois-je lui répondre, et que dois-je faire ? Parlez ; décidez absolument de ma conduite, de mon sort. Dois-je me refuser aux civilités de madame de Rindaw, et me soumettre à l’arrêt tacite que vous avez prononcé contre moi ? Dois-je vous supplier de le révoquer ? J’attendrai vos ordres, et, je vous le jure, ils me seront sacrés. Mais serez-vous inexorable ? Et celui que votre respectable amie daigne honorer de sa protection, n’obtiendra-t-il pas, à ce titre, un pardon devenu nécessaire au bonheur de sa vie ? »

Caroline, en lisant cette lettre, éprouvoit un mélange de sentimens confus, opposés les uns aux autres, et presque indéfinissables ; d’abord la plus grande surprise de se trouver, sans s’en être doutée, une prudence aussi consommée ; ensuite cette espèce de honte d’un cœur honnête et vrai, qui reçoit une louange peu méritée ; puis la joie la plus pure de se voir encore estimée et respectée, troublée cependant par le chagrin de ce pauvre baron, et l’embarras de le faire cesser sans démentir l’opinion qu’il avoit d’elle. Tout cela se peignoit alternativement sur sa physionomie ; cependant le plaisir dominoit. Il lui sembloit qu’on avoit soulagé son cœur d’un poids énorme. Lorsqu’elle eut fini, elle auroit voulu presser le consolant écrit contre ses lèvres ; mais elle le posa sur le lit de sa maman, et saisissant une de ses mains, elle la couvroit de baisers et de larmes. La baronne reprit la lettre, la parcourut encore : elle en étoit tout enchantée. « Eh bien, quand je vous disois que ce jeune homme ne ressembloit point aux autres, avais-je tort ? J’ai vu cela tout de suite. Quelle tournure délicate il a donnée à votre silence ! Et votre embarras, qu’il prend pour de la colère ! est-ce qu’il y a rien de plus modeste et de plus honnête ? Un de vos fats de la cour auroit bien su interpréter votre conduite à son avantage ; mais ce Lindorf… En vérité il est charmant ; il faut le rassurer. Prenez une écritoire, mon enfant ; mettez-vous là, et écrivez. — Moi, maman, dit Caroline en rougissant, je croyois que ce seroit vous. — Vous savez bien que j’ai beaucoup de peine à écrire (elle avoit en effet mal aux yeux depuis sa maladie ; et sa vue s’affoiblissoit tous les jours) ; mais c’est égal ; vous écrirez en mon nom, et je vous dicterai. »

Caroline obéit. Mais l’encre étoit épaisse, la plume alloit mal, le papier ne valoit rien. Enfin tout étant prêt avec assez de peine, et la chanoinesse ayant rêvé un moment, elle lui dicta.


Monsieur le baron,


« Votre lettre est venue fort à propos pour consoler Caroline ; elle avoit été toute la nuit dans le plus violent désespoir. » — En vérité, maman, dit Caroline en s’arrêtant, je ne mettrai point cela ; c’est contredire absolument ce qu’il pense de moi. La baronne en convint après avoir un peu contesté. Ce commencement fut déchiré ; on prit un autre papier. Elle rêva encore et dicta.


Monsieur le baron,


« Mademoiselle de Lichtfield est dans la joie la plus vive de voir que »… Eh ! maman, dit Caroline en jetant sa plume, je vous en conjure, ne parlez ni de mon désespoir ni de ma joie. Pour cette fois la chanoinesse se fâcha sérieusement, lui dit qu’elle n’avoit qu’à faire sa lettre elle-même. Caroline commençoit à croire en effet qu’elle n’en iroit que mieux ; et après avoir un peu rêvé à son tour, et déchiré encore trois ou quatre commencemens, elle eut le bon esprit de penser que la tournure la plus simple est toujours la meilleure. Elle écrivit :

« Nous vous remercions, monsieur, de l’intérêt que vous prenez à la santé de vos voisines. Ma migraine est entièrement dissipée ; madame la baronne de Rindaw a toujours mal aux yeux, ce qui la prive du plaisir de répondre à votre lettre, que je viens de lui communiquer. Elle me charge de le faire pour elle, et de vous prier, monsieur, de sa part et de la mienne, de venir ce soir à Rindaw. M. le baron de Lindorf doit être bien sûr, dès qu’il est connu, de la manière dont il sera reçu. »

C. D. L.


La chanoinesse trouva le style de ce billet bien commun et bien trivial. Il y avoit, selon elle, mille autres choses à dire ; mais Caroline tint bon, n’y voulut rien changer, apaisa son amie par quelques caresses, et renvoya le coureur chargé de sa réponse.

On prétend que la lettre de Lindorf fut relue plus d’une fois dans la journée, et que, lorsqu’il arriva le soir, on auroit pu la lui réciter sans y manquer d’un mot. Ce qu’il y a de sûr, au moins, c’est que cette lecture répétée acheva de dissiper jusqu’à la moindre trace du chagrin de Caroline. À force de lire qu’elle étoit d’une prudence rare, elle finit par le croire elle-même, tout en s’avouant qu’elle n’avoit jamais pensé au bon effet que produiroit son absence du pavillon, et le mystère qu’elle avoit fait à son amie. Il est certain du moins que c’étoit elle qui avoit eu l’idée de n’y point aller et de se taire.

Ainsi relevée à ses propres yeux, n’ayant plus à rougir ni avec sa maman, ni avec elle-même, ni avec cet aimable Lindorf, elle l’attendit avec impatience et le vit arriver avec joie, mais non pas sans émotion. Lui-même étoit déconcerté : un doux sourire le rassura bientôt. Ils furent tous les deux à leur aise, et la baronne leur fut d’un grand secours. Elle plaisanta agréablement sur l’inconnu, sur le mystère, sur la lettre, et sauva à Caroline une explication qu’elle ne demandoit pas mieux que d’éviter.

Le pénétrant Lindorf s’en aperçut sans doute. Ils allèrent au pavillon, et il ne dit pas un seul mot qui eût rapport à ce qui s’étoit passé. Seulement il la pria de lui chanter la romance de la jeune Hortense. Elle y consentit ; ce fut lui qui l’accompagna sur le clavecin. Il savoit très-bien la musique ; cependant il manqua la mesure au refrain, et Caroline embrouilla les paroles. Malgré cela, cette romance lui plut tellement, qu’il la demanda. Elle lui fut accordée, et tout de suite ployée en rouleau. Il osa baiser la main qui la lui présentoit, et dire à demi-vox : Comme vous êtes bonne aujourd’hui ! et quelle différence de mon sort à celui d’hier ! L’ingénue Caroline fut sur le point de lui dire qu’elle se trouvoit aussi beaucoup plus heureuse ; mais elle se retint. Ils rentrèrent auprès de la chanoinesse. Bientôt après M. de Lindorf les quitta avec la promesse de revenir le lendemain.

Ce lendemain, et tous ceux qui le suivirent se ressemblèrent exactement : et voici l’histoire de leur vie.

Caroline reprit le matin l’habitude de son pavillon, et Lindorf celle de ses promenades. Ce cheval si fougueux étoit devenu si sage, qu’il s’arrêtoit quelquefois une demi-heure entière sous cette croisée, qu’il apprit enfin à connoître, et devant laquelle il ne passa plus sans s’arrêter. Tous les après-dîners, le baron arrivoit de très-bonne heure à Rindaw, où souvent il étoit retenu à souper ; et toutes les soirées, lorsqu’il étoit parti, la chanoinesse, toujours plus enchantée de lui, en parloit avec enthousiasme : Caroline approuvoit modestement. Elles se séparoient en disant toutes deux qu’il étoit le plus aimable des hommes. Caroline s’endormoit en le répétant sans dessein, et sa bonne maman, en se confirmant dans ses projets d’une union que tout sembloit favoriser.

Et Lindorf… Lindorf aimoit avec une passion qu’il ne cherchoit plus à combattre, et que chaque jour augmentoit. Né avec la sensibilité la plus active, et les passion les plus vives, il n’étoit pas parvenu jusqu’à vingt-cinq ans sans connoître l’amour, ou sans croire le connoître. Mais quelle différence de l’ardeur tumultueuse qu’il avoit éprouvée, à ce sentiment tendre et profond dont il étoit pénétré pour Caroline ! Heureux de la voir, de l’entendre, de vivre avec elle dans cette douce familiarité que le séjour de la campagne autorise, il ne désiroit pas pour le moment d’autre bonheur. Si quelquefois dans leurs tête-à-tête, que la promenade, la musique et les infirmités de la baronne rendoient assez fréquens, il avoit été sur le point de se trahir et de risquer l’aveu de ses sentimens, une sorte de timidité et de respect, suite ordinaire du véritable amour, l’avoit toujours retenu. Caroline se confioit à lui avec tant d’innocence et de sécurité ; il voyoit si bien qu’elle ne lisoit ni dans son cœur ni dans le sien propre, qu’il auroit regardé comme un crime de troubler cette heureuse ignorance, avant l’instant où lui-même seroit libre de décider de son sort ; et peut-être, hélas ! n’étoit-il guère plus libre que Caroline. D’ailleurs à quoi lui auroit servi cet aveu ? À savoir qu’il étoit aimé autant qu’il aimoit ? Il n’en doutoit pas un instant ; et quand les hommes n’auroient pas là-dessus le tact tout aussi sûr que les femmes, Caroline étoit trop franche, elle connoissoit trop peu l’art de dissimuler, pour savoir cacher ses sentimens. Elle seule ne s’en doutoit pas encore : ils étoient voilés dans son cœur sous le nom de l’amitié. Elle croyoit aimer Lindorf comme on aimeroit un frère ; s’applaudissoit de trouver chaque jour de nouvelles raisons de l’aimer davantage, et n’imaginoit pas qu’un attachement aussi pur pût porter la moindre atteinte à des liens qu’elle respectoit, mais qu’elle éloignoit toujours de plus en plus de sa pensée.

Eh ! dans quel moment auroit-elle pu s’en occuper ? Tant que Lindorf étoit là, et il y étoit souvent, on ne pensoit qu’à lui seul au monde. Dès qu’il n’y étoit plus, on ne pensoit encore qu’au plaisir de l’avoir vu et à l’impatience de le revoir. Aucun autre objet ne se présentoit à son esprit. Absent ou présent, il étoit toujours avec elle ; et Lindorf et son amie étoient alors pour Caroline les seuls êtres de l’univers.

Cette imprudente amie ajoutoit encore, par son enthousiasme, au charme dont Caroline étoit environnée. Accoutumée dès son enfance à ne penser que d’après elle, à ne voir que par ses yeux, cela seul auroit suffi, peut-être, pour attacher Caroline à l’objet de la prédilection de la baronne ; et cette prédilection augmentoit chaque jour. Plusieurs fois, lorsqu’elle se trouva seule avec Lindorf, son secret lui échappa à demi. Elle lui fit entendre, même en termes assez clairs, qu’il ne tiendroit qu’à lui d’obtenir Caroline, et qu’elle le regardoit déjà comme un fils.

Ainsi l’heureux Lindorf, chéri d’une de ces femmes, adoré de l’autre, jouissant peut-être plus délicieusement que s’il eût été amant déclaré, se croyant sûr de son fait dès qu’il parleroit, attendoit sans trop d’impatience le moment où, dégagé des liens qui l’avoient retenu jusqu’alors, il seroit libre d’avouer ses sentimens à Caroline, et de lui offrir son cœur et sa main. Il travailloit cependant à l’accélérer, ce moment ; et depuis quelque temps, un peu plus d’agitation, quelques instans de tristesse, déceloient son inquiétude et ses craintes.

Un soir, en quittant Rindaw, il avertit ces dames qu’il craignoit de ne pas les revoir le lendemain ; il vouloit aller lui-même à la ville prochaine chercher des lettres importantes, qu’il attendoit avec impatience… Mais, ajouta-t-il d’un ton plus animé qu’à l’ordinaire, on voudra bien me permettre de venir après demain matin me dédommager de cette journée perdue. La chanoinesse l’invita pour le déjeuner ; Caroline l’accompagna jusqu’au jardin, et ils se séparèrent avec l’impatience d’être au surlendemain.

Cette journée du lendemain, la première, depuis plus de deux mois, qu’on avoit passée sans voir Lindorf, leur parut longue à toutes les deux. La bonne chanoinesse l’aimoit au point, que, sans son amitié pour Caroline, qui dominoit cependant toujours, il n’auroit, je pense, tenu qu’à lui de remplacer entièrement le chambellan dans son cœur ; elle assuroit du moins qu’il le lui rappeloit à chaque instant, tel qu’il étoit dans le temps de leurs amours. — « Mon père a donc bien changé ? disoit Caroline. — Hélas ! oui, mon enfant. Tel que tu le vois, il étoit charmant, et il m’aimoit à l’idolâtrie… Si ta mère n’avoit pas été aussi riche… jamais, j’en suis sûre, il ne m’auroit abandonnée. Mais ce cher chambellan étoit un peu trop ambitieux. — Ah ! pensa Caroline avec douleur, il n’a donc pas changé ; et sa pauvre fille aussi est la victime de cette cruelle ambition à laquelle il a toujours sacrifié. »

Cette conversation, ce triste retour sur elle-même, l’amenèrent tout naturellement à penser au comte et à son union avec lui. L’absence de Lindorf, la certitude de ne pas le voir de toute la journée, avoient disposé dès le matin son âme à l’abattement et à la langueur. Elle alla promener le soir son ennui et sa mélancolie dans les jardins, où ses sombres idées la suivirent et l’accompagnèrent ; celle du comte surtout la tourmentoit. Malgré tous ses efforts pour l’éloigner et s’occuper d’autre chose, elle y revenoit toujours. Quelques feuilles des arbres déjà jaunes et tombées lui rappelèrent que l’automne approchoit ; et son cœur se serra douloureusement ; un poids énorme sembloit l’accabler.

Quoi ! le voilà déjà passé cet été, le plus beau, le plus heureux de ma vie ? Il s’est écoulé comme un instant, et il ne reviendra plus ; non, il n’y aura plus de bonheur pour Caroline. Voilà déjà l’automne ; et si mon père alloit revenir et m’arracher de ces lieux chéris, me séparer de ma bonne maman ; et si ce comte vouloit… Et toi, cher Lindorf, mon frère, mon ami, mon unique ami, il faudroit donc ne plus te revoir… Ah ! pauvre Caroline, pourquoi l’as-tu connu, puisqu’il falloit t’en séparer ?

C’étoit la première fois qu’elle faisoit cette réflexion. Elle lui parut bien cruelle, et l’affecta au point qu’insensiblement elle absorba toutes les autres.

En rêvant profondément à cette séparation qu’elle redoutoit si fort, elle se trouva devant la petite porte à côté du pavillon. Elle étoit ouverte ; et Caroline fut tentée de profiter de ce jour de solitude, pour aller se promener dans un bois qu’elle voyoit en face, de l’autre côté du chemin. Depuis long-temps elle en avoit l’envie ; mais il ne convenoit pas de s’éloigner trop du château avec le baron. Elle étoit seule ce jour-là ; il n’y avoit rien à dire : c’étoit le vrai moment de satisfaire sa fantaisie, et d’aller rêver dans un bois. Elle y parvint bientôt, et en y entrant elle se sentit véritablement émue du spectacle qui s’offroit à ses yeux étonnés. La soirée étoit superbe ; les derniers rayons du soleil couchant, étincelans d’or et de pourpre, coloroient l’horizon, et répandoient des flots de lumière qui perçoient à travers l’épais feuillage des chênes antiques, élancés jusqu’aux nues. Les oiseaux faisoient entendre de tous côtés leurs chants du soir, et le grillon son petit gazouillement doux et monotone.

Oh ! si jamais un être vraiment sensible n’est entré dans un bois avec indifférence, quelle impression dut-il produire sur un jeune cœur exalté par un sentiment vif et tendre ! Caroline, d’ailleurs, n’étoit presque point sortie de l’enceinte du château. Accoutumée aux petits arbres de ses petits bosquets, elle se voyoit seule, pour la première fois de sa vie, sous ces dômes sombres et majestueux élevés par la nature ; et sa disposition actuelle à la mélancolie ajoutoit encore à l’émotion qu’elle éprouvoit.

Elle prit au hasard la première route qui s’offroit à elle, et qui paroissoit traverser le bois dans sa longueur. Elle la suivit long-temps sans s’en apercevoir. Enfin quelque bruit la tirant tout à coup de la profonde rêverie où elle étoit plongée, elle lève les yeux, et se voit avec surprise en face et presque dans l’avenue d’un grand et beau château. Elle n’eut pas le temps de faire beaucoup de réflexions sur ceux à qui il pouvoit appartenir… Lindorf paroît dans cette avenue ; il a déjà vu Caroline ; il a déjà franchi d’un saut le petit mur qui les séparoit ; il est déjà près d’elle, et lui témoigne plus par ses regards que par ses paroles et son étonnement, et sa joie de la trouver presque dans sa demeure.

Caroline, confuse, interdite, rougissoit jusqu’au blanc des yeux, n’osoit les lever sur Lindorf, et disoit en balbutiant qu’elle s’étoit égarée, qu’elle ignoroit absolument… qu’elle croyoit Risberg d’un tout autre côté. Lindorf eut tout-à-fait l’air de la croire ; et, loin de la presser de s’arrêter plus long-temps, loin de lui offrir de se reposer dans ses jardins, il eut la délicatesse de lui dire qu’il alloit tout de suite la reconduire à Rindaw, et que, pour varier sa promenade, ils prendroient un autre chemin encore plus agréable. Sans doute qu’il entendoit par ce mot le chemin le plus long : celui-ci l’étoit du double. Caroline ne put s’empêcher de le remarquer, en s’appuyant sur un bras qu’elle avoit d’abord refusé, et que la fatigue l’obligea de prendre. « Ce chemin, dit-elle, est bien plus long que celui du bois. — Il est vrai ; c’est un détour. Pardon ; j’ai voulu vous faire faire une fois ce que je fais tous les jours. — Comment ? — Oui, quand je vais à Rindaw, je passe toujours par le chemin du bois, et quand je reviens chez moi, je prends toujours celui-ci. Caroline rougit et ne répondit rien. Soit que ce fût une suite de ses réflexions de la journée, ou de l’embarras qu’elle avoit éprouvé en se trouvant chez lui, la présence de Lindorf n’avoit point eu cette fois son effet accoutumé. Loin de dissiper sa tristesse, elle l’avoit augmentée ; des larmes rouloient dans ses yeux ; elle sentoit que si elle eût dit un seul mot, elles auroient inondé ses joues.

Lindorf, au contraire, avoit d’abord paru plus content qu’à l’ordinaire. La joie la plus pure étoit répandue sur sa physionomie ; elle animoit tous ses traits, toutes ses expressions. Il lui parloit avec feu de la beauté de la campagne, du délice d’y vivre auprès de l’objet qui nous intéresse, etc. Elle répondoit à peine par quelques monosyllabes ; et son cœur étoit toujours plus oppressé. Son abattement frappa Lindorf. Il se tut, et l’observa avec des regards où se peignoient alternativement le doute, la crainte, la tendresse et l’espérance. Il sembloit avoir à dire quelque chose qu’il n’osoit prononcer. La lune s’étoit levée ; sa douce lumière éclairoit leur marche silencieuse, et ajoutoit encore à leur émotion mutuelle. Enfin Caroline ayant pris sur elle de prononcer quelques mots, lui demanda s’il avoit reçu les lettres qu’il attendoit avec tant d’impatience. — Ces lettres, répondit Lindorf avec un ton passionné… Ô Caroline ! vous ne savez pas, vous n’imaginez pas à quel point elles pouvoient influer sur mon bonheur… Demain matin j’irai, je vous les communiquerai. Chère Caroline, tendre amie de mon cœur, vous lirez enfin dans ce cœur qui brûle de s’ouvrir entièrement à vous… Vous saurez tout ce que je pense, tout ce que je sens ; et cet entretien que je vous demande, décidera du sort de toute ma vie.

Ces mots, et plus encore le ton dont ils étoient prononcés, effrayèrent Caroline, et sans doute achevèrent de déchirer le voile qui déjà commençoit à s’entr’ouvrir. Sans avoir la force de répondre un seul mot, elle eut celle de dégager son bras qu’il pressoit avec ardeur ; et se trouvant précisément alors devant la petite porte de son bosquet, elle y entra avec précipitation, en lui disant d’une voix étouffée : Adieu, Lindorf, à demain. Et moi aussi je vous parlerai, je vous apprendrai… Vous saurez…

Alors elle n’y put tenir plus long-temps. Sa tête se pencha sur son sein ; ses larmes, trop long-temps retenues, coulèrent en abondance ; un tremblement universel la força de s’asseoir sur un banc que se trouvoit derrière elle. Et Lindorf… Lindorf l’a suivie ; il est à ses pieds ; il presse avec transport ses deux mains qu’il couvre de baisers, et qu’elle ne songe point à retirer ; il ose même la serrer dans ses bras ; et la tête de Caroline se penche sur son épaule. Ô ma bien aimée ! lui disoit-il, laisse-moi les essuyer ces précieuses larmes, qui sont le gage de mon bonheur… Fille adorée, calme-toi, rassure-toi ; c’est ton ami, ton amant, et bientôt ton époux qui t’en conjure. Ce mot terrible rappela Caroline à elle-même et à ses devoirs. Elle se leva avec effroi, le repoussa loin d’elle, voulut parler, ne put articuler un seul mot ; et frémissant du danger qu’elle avoit couru, elle sentit que dans ce moment la fuite étoit le seul parti qu’elle eût à prendre. Se dégageant donc avec effort des bras de Lindorf qui vouloit la retenir, elle s’échappa, et courut se renfermer dans son appartement. Elle se jeta sur le premier siége qu’elle trouva, et fut assez mal pendant quelques instans, pour perdre toutes ses idées. Cet état ne dura pas long-temps, et celui qui le suivit fut bien plus affreux.

Heureusement pour elle son amie s’étoit mise au lit avant le souper, ce qui lui arrivoit quelquefois, et dormoit profondément. Elle fut donc dispensée de paroître ; et pour être plus libre encore de se livrer à la douleur sans témoins, elle prit le parti de se coucher aussi et de renvoyer sa femme de chambre.

Dès qu’elle put réfléchir, non pas de sang froid, mais avec un peu plus de calme à sa situation actuelle, elle sentit qu’il falloit au plutôt instruire Lindorf qu’elle n’étoit plus libre, et se condamner à ne plus le revoir. L’arrêt étoit bien dur ; la vertu le prononça, mais le cœur en gémit. Il n’étoit plus possible à Caroline de se faire la moindre illusion sur la nature de ses sentimens. C’étoit l’amour dans toute sa force, et d’autant plus violent, qu’il se faisoit connoître par les traits les plus aigus de la douleur. Si son désespoir en augmenta, elle n’en fut que plus confirmée dans la résolution qu’elle venoit de prendre. Le danger étoit trop pressant pour balancer un instant…

Mais comment lui faire cette terrible confidence ? La scène de la veille étoit trop présente à son esprit pour risquer de la renouveler. Elle sentoit qu’il lui seroit impossible de le voir, de lui parler, de lui dire elle-même : Séparons-nous pour toujours. Une lettre étoit donc le seul moyen ; elle s’en occupa toute la nuit. Elle n’étoit pas facile à composer cette lettre ; chaque expression, chaque phrase lui paroissoit ou trop froide ou de trop tendre. Enfin, quand elle eut trouvé à peu près le tour qu’elle vouloit lui donner, elle s’impatienta que le jour parût pour l’écrire. Elle ouvroit à chaque instant ses rideaux ; et dès qu’elle aperçut les premiers rayons de l’aurore, elle sortit de son lit, passa une robe, et voulut commencer sa pénible tâche. Mais on sait que tous ses meubles avoient insensiblement pris le chemin du pavillon ; son secrétaire y avoit passé comme tout le reste. Elle ne trouva pas dans sa chambre de quoi tracer un seul mot. Il fallut prendre patience, attendre que les gens du château fussent levés et eussent ouvert les portes. Comme aucun d’eux n’avoit d’amant à congédier, ils dormirent encore une bonne heure. Caroline passa à sa fenêtre.

Il n’auroit tenu qu’à elle d’y jouir du plus beau des spectacles ; et sans doute, pour la première fois de sa vie, le développement insensible du jour, les gradations de la lumière, enfin le lever du soleil paroissant dans toute sa gloire, animant toute la nature, ne firent aucune impression sur son cœur déchiré. Lindorf, qu’elle alloit éloigner d’elle et rendre malheureux ; Lindorf, dont elle n’avoit connu l’amour et senti combien il lui étoit cher, qu’au moment de s’en séparer pour toujours, obscurcissoit tout à ses yeux. Elle ne pensa qu’à lui ; elle ne vit que lui ; et les brillantes couleurs de l’aurore, et les rayons du soleil, et le réveil de la nature : tout fut perdu pour elle.

Dès qu’elle put sortir, elle courut au pavillon. Il étoit essentiel que Lindorf reçût sa lettre avant d’arriver à Rindaw ; et Caroline ne doutoit pas qu’il n’y vînt aussitôt qu’il lui seroit possible. Elle s’achemina donc tristement. Mais que devint-elle lorsqu’en entrant dans le pavillon, dont la porte étoit ouverte, elle vit ou crut voir Lindorf lui-même, assis dans le fond, pâle, abattu, les cheveux en désordre, et qui, la tête appuyée sur une main, paroissoit plongé dans une profonde rêverie ! Je dis qu’elle crut le voir, parce qu’elle eut un instant l’idée que c’étoit une illusion de son imagination égarée et trop occupée de lui. Elle fit un cri perçant ; mais elle ne put douter que ce ne fût bien lui-même, lorsqu’à ce cri elle le voit s’élancer de sa place, courir à elle, tomber à ses pieds, et lui dire avec une impétuosité qu’elle ne put arrêter : Ô Caroline ! pardonnez… Celui qui vous adore ne vous a point compromise. Hier, en vous quittant, je rentrai chez moi ; j’y ai passé la nuit ; mais pensez-vous que le sommeil ait approché de mes paupières ? Au point du jour je me suis levé ; je suis sorti ; cette porte étoit restée ouverte… Je ne sais comment je me suis trouvé ici. Mais, Caroline, je le jure, je n’en sortirai pas que vous n’ayez décidé de mon sort, ou plutôt laisse interprêter ton silence et ton trouble à ton heureux amant. Un sourire me suffit ; et, sûr de ton aveu, sûr de l’aveu de notre amie, je cours obtenir celui de ton père… Demain peut-être, demain, c’est à ton époux que tu pourras avouer sans rougir que tu l’aimes.

C’étoit sans doute le moment de parler, de détruire d’un seul mot les douces illusions de l’amant ; mais qu’il étoit pénible à proférer ce mot cruel ! Il s’arrêta sur les lèvres de Caroline ; elle vouloit et ne pouvoit l’articuler.

Lindorf, prévenu, continuoit à interprêter ce silence en sa faveur, à l’attribuer à la modestie, à l’embarras, à la timidité ; et, voulant enfin la vaincre et la forcer à parler, il se leva précipitamment, courut à son chapeau qu’il avoit posé sur le clavecin : Chère Caroline, dit-il en le prenant, je n’ai pas un instant à perdre quand il s’agit d’assurer mon bonheur. Je n’exige plus un aveu qui paroît trop vous coûter ; mais si vous ne me défendez pas de partir, je vole à l’instant à Berlin, et j’en reviens bientôt, je l’espère, avec le droit de le demander. Alors, Caroline effrayée, rassemblant toutes ses forces, court à lui : Qu’allez-vous faire, Lindorf ? vous ne savez pas… apprenez… — Quoi donc ? — Un secret. — Quel secret ? Parlez, Caroline, vous me faites mourir. — Eh bien, je suis… — Vous êtes ? — Mariée… »

La foudre tombée aux pieds de Lindorf l’auroit sans doute moins atterré — Mariée ! répéta-t-il avec l’accent de la terreur ! et le plus profond silence succéda à ce mot, ou plutôt à ce cri. Caroline tremblante s’étoit assise, et couvroit son visage de son mouchoir… Lindorf se promenoit à grands pas… Mariée, répéta-t-il encore en se frappant le front. — Et après un autre moment de silence… Non, non, c’est impossible, absolument impossible. Vous m’abusez, Caroline ; vous vous jouez d’un malheureux dont vous égarez la raison. Cessez ce jeu cruel ; dites… dites-moi que vous n’êtes point mariée. — Il n’est que trop vrai que je le suis, répondit Caroline d’une voix altérée. — Mais votre amie ? — Elle l’ignore ; je vous l’ai dit, c’est un secret. — Ô Caroline ! Caroline ! où m’avez-vous conduit ? Fatal secret ! Malheureux pour toute ma vie !!!

Pendant quelques momens il fut dans une agitation qui tenoit du délire : Il s’asseyoit, se relevoit, appuyoit sa tête contre le mur ; tous ses mouvemens tenoient de la fureur. Lindorf, cher Lindorf, disoit Caroline, au nom du ciel, calmez-vous. Eh ! ne suis-je pas bien plus malheureuse encore ?… Vous malheureuse ! ô Caroline !… Alors l’attendrissement prenant le dessus, des larmes… oui, des larmes, tout amères qu’elles étoient, le soulagèrent un peu. Au bout de quelques momens il put se rapprocher d’elle.

Caroline, lui dit-il d’un ton plus doux, expliquez-moi-le donc ce mystère dont la découverte me tue. Quel est-il cet inconcevable époux qui peut ainsi vous laisser à vous-même négliger à cet excès le plus grand des bonheurs ?

Caroline, qui pouvoit à peine parler, consolée cependant de le voir un peu plus tranquille, lui fit succinctement l’histoire de son mariage avec un seigneur de la cour, qu’elle ne nomma point, voulant respecter le secret du comte ; et, sans parler même de ce qui pouvoit le désigner, elle dit seulement qu’une répugnance invincible pour un lien auquel elle s’étoit soumise par obéissance, l’avoit obligée à demander cette séparation, au moins pour quelque temps ; qu’on la lui avoit accordée sous la condition de garder le secret. « Je manque peut-être, dit-elle, à un de mes devoirs en le révélant ; mais du moins je saurai remplir tous les autres, quelque pénibles qu’il soient à mon cœur. Adieu, Lindorf, séparons-nous ; fuyez-moi pour toujours ; oubliez, s’il est possible, l’infortunée Caroline. — Que je vous fuie ! que je vous oublie ! reprit Lindorf, dont la physionomie s’étoit éclaircie pendant le court récit de Caroline : ah ! jamais, jamais… Mes espérances se raniment, et j’ose encore entrevoir le bonheur. — Que dites-vous, Lindorf ? La douleur vous égare. — Non, je puis encore être heureux, si vous daignez y consentir… Ô ma Caroline ! écoute-moi : ton cœur m’a nommé ; tu t’en défendrois en vain. Il m’appartient ce cœur que j’ai mérité par l’excès de mon amour ; et mes droits sont bien plus sacrés que ceux d’un tyrannique époux, qui abusa de l’autorité paternelle. Dites un seul mot, et ces liens abhorrés seront brisés ; ils le seront, j’ose vous l’assurer. Le roi est juste ; il m’aime, il m’entendra : et d’ailleurs, j’ai un moyen sûr, un appui. — Malheureux Lindorf, interrompit Caroline, perdez un espoir chimérique ; le roi lui-même les a formés, ces nœuds que rien ne peut rompre. Et quel appui peut balancer un instant la faveur du comte de Walstein ? — Du comte de Walstein ! reprit Lindorf. — Son nom m’est échappé, dit Caroline ; mais je compte sur votre discrétion. Jugez donc s’il vous reste le moindre espoir. — Quoi ! c’est lui qui ! — Oui, le comte de Walstein est mon époux. »

Lindorf, les yeux fixés en terre, les bras croisés, ne répondit pas un mot ; il paroissoit absolument absorbé dans ses pensées. Enfin sortant tout à coup de cet état de stupeur : — « Caroline, dit-il à demi-voix et sans presque la regarder, je vais vous quitter ; mais je reviendrai demain matin. Il est essentiel que je vous parle encore. Demain, à la même heure, soyez ici dans ce pavillon. Je l’exige de votre amitié. Dites, puis-je y compter ? y serez-vous demain matin à huit heures ? vous trouverai-je ici ? — J’y serai, dit Caroline, sans trop savoir ce qu’elle répondoit. — À demain donc, reprit Lindorf en faisant un pas pour se rapprocher d’elle ; mais se reculant tout à coup, il prit son chapeau, et disparut ».

Qu’on juge de l’état où il laissa Caroline, de la confusion d’idées qui remplissoient sa tête et son cœur : celle qu’elle le reverroit encore fut la première.

Mais qu’est-ce qu’il pouvoit avoir à lui confier, qu’il n’eût pu dire dans ce moment ? Pourquoi ce rendez-vous demandé avec tant d’instance, et même avec une sorte de solennité ?

Elle se repentoit presque d’y avoir consenti ; cependant auroit-elle pu le refuser ? D’ailleurs, il étoit possible qu’il n’eût pas perdu l’idée de faire rompre son mariage. Il n’avoit point dit qu’il y eût renoncé ; il étoit donc essentiel de le revoir, pour le dissuader de faire des démarches inutiles, qui n’aboutiroient qu’à découvrir leur liaison et rendre Caroline plus malheureuse. Cela la détermina à être exacte au rendez-vous. Elle pensa ensuite à l’embarras de cacher plus long-temps sa position à la chanoinesse. Qu’alloit-elle penser de l’absence de son cher Lindorf ? et Caroline elle-même sentoit que ce seroit une consolation pour elle de pouvoir épancher sa douleur, et verser des larmes dans le sein de cette indulgente et tendre amie. Mais on avoit exigé d’elle une promesse si forte, si positive, et la punition dont elle étoit menacée lui paroissoit si terrible, qu’elle n’osoit confier son secret sans permission. C’étoit assez, c’étoit trop même d’en avoir instruit Lindorf ; et son motif pouvoit seul la justifier. Elle prit donc le parti d’écrire tout de suite à son père pour lui demander cette permission.

« Il ne lui étoit plus possible, disoit-elle, de dissimuler avec sa bonne maman ni de lui cacher plus long-temps son mariage. L’ignorance où étoit celle-ci à cet égard l’exposoit à des conversations pénibles et souvent répétées. Prête à se trahir à chaque instant, elle demandoit en grâce la permission d’avouer un secret qui coûtoit trop à son cœur, et blessoit la reconnoissance et l’amitié qu’elle devoit à Madame de Rindaw. Que pouvoit-on craindre ? La mauvaise santé de la baronne, son goût pour la retraite, répondoient de sa discrétion. À qui le diroit-elle, puisqu’elle ne voyoit jamais personne ? D’ailleurs, ajouta Caroline, qui voulut prévenir et la visite et les persécutions qu’elle redoutoit, décidée, comme je le suis, à ne point la quitter, à rester auprès d’elle autant qu’elle vivra, il m’est affreux de n’oser ouvrir mon cœur à celle qui m’a tenu lieu de mère… Oui, mon père, il m’en coûte sans doute de vous affliger, de vous priver d’une fille qui, si vous l’eussiez voulu, ne vous auroit jamais quitté, dont la vie auroit été consacrée à vous prouver sa tendresse ; mais vous en avez ordonné autrement. Permettez donc qu’à mon tour j’use de la liberté que mon époux et mon roi m’ont donnée. Je puis demeurer à Rindaw autant que je le voudrai. Tel est l’arrêt qu’ils ont prononcé, et que je n’ai point oublié… Je déclare donc que je le voudrai aussi long-temps que mon unique amie existera, et que mon cœur et ma raison se refuseront aux liens que j’ai formés, etc., etc. »

Caroline connoissoit trop bien le despotisme de son père, pour croire cette lettre suffisante. Mais ayant fait également l’épreuve de la générosité du comte, elle résolut cette fois encore de s’adresser directement à lui, et de lui déclarer ses intentions futures avec cette fermeté qui lui avoit déjà si bien réussi le jour de son mariage. Mais voulant que cette démarche, qui ne laissoit pas de lui coûter infiniment, fût du moins décisive, et sentant qu’elle ne pouvoit être excusée que par une répugnance invincible, elle prit sur elle de s’exprimer, non pas avec une dureté dont elle étoit incapable, mais d’une manière assez positive pour ne pas laisser au comte le moindre espoir de la ramener. Après lui avoir demandé la permission d’avouer son mariage à la baronne, et son aveu pour rester à Rindaw, elle ajoutoit : « Ce n’est plus un enfant, M. le comte, qui cède à un caprice, à un effroi imaginaire ; c’est après avoir fait, et les réflexions les plus sérieuses, et les plus grands efforts sur moi-même, que je sens l’impossibilité, et de vous rendre heureux en vivant avec vous, et de l’être moi-même ailleurs que dans la retraite où je suis, et où je désire avec ardeur passer le reste de mes jours.

» Je crois, M. le comte, qu’il vaut mieux vous avouer à présent mes sentimens, que de vous exposer à voir périr sous vos yeux une infortunée victime de l’obéissance. Ce spectacle n’est pas fait pour votre âme généreuse, pendant qu’elle peut au contraire jouir de la douce certitude d’avoir fait mon bonheur, en m’accordant ce que je vous demande avec instance.

» Je sens que ces liens, que mon cœur repousse malgré ma raison, doivent vous être aussi pesans, aussi pénibles qu’ils me le sont à moi-même… Ah ! que ne puis-je, au prix de toute cette fortune qui fit votre malheur et le mien, vous rendre votre liberté ! Vous feriez sans doute le bonheur de toute autre femme ; et moi peut-être… Nous ne sommes pas les maîtres d’écouter là-dessus le vœu de nos cœurs ; mais vous l’êtes d’alléger autant qu’il est possible le poids de ces liens.

» J’ose l’attendre, et de votre générosité, et d’une indifférence que je mérite trop de votre part, pour croire que vous attachiez le moindre prix à vivre avec Caroline. »

Il est très-vrai qu’elle y croyoit à cette indifférence. Elle s’étoit efforcée de se persuader qu’elle n’étoit pas plus aimée de son époux qu’elle ne l’aimoit,[illisible]et qu’il lui sauroit gré de s’éloigner de lui. La facilité avec laquelle il consentit à se séparer d’elle, son silence absolu depuis ce temps, toute la conduite du comte de Walstein sembloit confirmer cette idée, excusoit Caroline à ses propres yeux, et doit excuser cette lettre à ceux du lecteur. Elle étoit cependant si peu dans le caractère de Caroline, que nous pensons pouvoir affirmer que son amour pour Lindorf lui donna seul le courage de l’écrire dans ce premier moment de désespoir de ne pouvoir être à lui. Elle ne la relut point, la cacheta tout de suite, ainsi que celle pour son père, et fit partir l’une pour Belin, et l’autre pour Pétersbourg.[5] Elle se sentit un peu soulagée. Son secret lui pesa moins dès qu’elle pensa qu’elle auroit dans quelques jours la liberté de l’avouer ; et l’idée qu’elle ne seroit point obligée de revoir le comte, lui fit supporter avec moins de peine celle de ne plus revoir Lindorf. C’est trop d’avoir le double tourment de renoncer à ce qu’on aime, et la crainte de vivre avec ce que l’on hait.

Persuadée que sa fermeté la dispenseroit de ce dernier malheur, elle se sentit la force de soutenir l’autre. Je ne le verrai plus, dit-elle ; mais au moins je ne verrai personne, et je pourrai penser sans cesse à lui, dans ces lieux qu’il m’a rendus si chers.

Elle eut la force, malgré son agitation intérieure, de supporter la conversation de la chanoinesse, qui lui demandoit à chaque instant si elle ne croyoit pas que M. de Lindorf viendroit ce jour-là, et qui s’étonnoit beaucoup qu’il ne fût point arrivé de bonne heure comme il l’avoit dit.

Sans son mal d’yeux, qui empiroit tous les jours, elle se seroit aperçue sans doute de la pâleur, de la rougeur, du trouble de Caroline ; mais elle ne vit rien, ne parla que de son cher baron, s’inquiéta de son absence, et se promit bien d’envoyer, le lendemain, savoir de ses nouvelles, s’il ne paroissoit point ce jour-là. Enfin elle se retira dans son appartement et Caroline dans le sien, où elle passa cette nuit comme la précédente.

Dès qu’elle fut levée elle courut au pavillon. L’heure du rendez-vous étoit passée, et Lindorf n’arrivoit point. Elle attendit une demi-heure, qui lui parut un siècle, et pendant laquelle elle ouvrit et referma dix fois la petite porte et la croisée qui donnoient sur le chemin. Elle alloit sans cesse de l’une à l’autre, regardoit du côté par où Lindorf devoit venir, aussi loin que sa vue pouvoit aller.

Enfin elle l’aperçut, et son émotion fut si vive, qu’elle fut forcée de s’asseoir, et qu’elle ne put le saluer, lorsqu’il entra, que par une inclination de tête. Sa pâleur extrême, son abattement, la frappèrent. Il s’avançoit en tremblant et sans prononcer un seul mot. Quand il fut près d’elle, il mit un genou en terre, et, lui présentant un gros paquet cacheté et une boîte à portrait : « Recevez ceci, dit-il d’une voix basse et altérée, de la part d’un ami. Adieu, Caroline, adieu ; soyez heureuse. » Et lui ayant baisé la main deux fois avec passion et respect, il se releva, mit son mouchoir sur ses yeux, et sortit du pavillon.

Sans le paquet et la boîte qui étoient là sur ses genoux, Caroline auroit cru que cette apparition subite étoit un songe, une illusion. Elle suivit Lindorf des yeux avec un étonnement stupide. Dès qu’elle ne le vit plus, ses bras s’étendirent d’eux-mêmes vers la porte. Ô Lindorf, Lindorf ! s’écria-t-elle. Mais Lindorf n’y étoit plus, il ne l’entendoit plus.

Elle se lève avec transport, laisse tomber ce qu’il lui a remis, court à la croisée, et le voit encore qui s’éloignoit avec rapidité. Bientôt elle l’a perdu de vue. Alors ses larmes coulent en abondance, et préviennent peut-être un évanouissement. Pendant long-temps elle se livra au plus violent désespoir. C’en est fait ; je ne le reverrai plus ; il est perdu pour moi… Et les sanglots coupoient sa voix, arrêtoient sa respiration ; et ses larmes recommençoient avec plus de violence. Enfin ses yeux se portèrent sur le paquet et la boîte qu’il lui avoit laissés, et qui étoient à terre devant elle. Sans doute elle y trouveroit quelques éclaircissemens sur cet adieu si singulier. Elle relève d’abord la boîte : C’est son image que je vais voir, pensoit-elle en cherchant à l’ouvrir. Cher Lindorf ! en ai-je besoin pour me rappeler tes traits ? C’étoit cependant une consolation dont elle sentoit tout le prix. Elle ouvre : quelle est sa surprise !… C’est bien l’uniforme de Lindorf, c’est bien un capitaine aux gardes, mais ce n’est point celui qu’elle aime ; c’est bien un très-bel homme, mais entièrement différent de Lindorf, et qui lui est inconnu. Elle referme promptement la boîte, la jette sur la table avec colère, et court au papier : Voyons, dit-elle, si cet homme inconcevable m’expliquera ce mystère. De qui donc est ce portrait ? et qu’est-ce qu’il veut que j’en fasse ? Elle décachette le paquet. Il renfermoit beaucoup de papiers de l’écriture de Lindorf, et des lettres ouvertes, d’une autre main. Caroline étoit si saisie, qu’elle ne comprenoit rien d’abord à ce qu’elle lisoit ; cependant elle rassembla toutes ses idées, s’assit auprès d’une fenêtre, prit les papiers écrits par Lindorf, et commença sa lecture.




CAHIER DE LINDORF[6].




Du château de Risberg, neuf heures du matin.


« Le général de Walstein, père de l’ambassadeur, ayant dans sa jeunesse fait un voyage en Angleterre, vit lady Matilde Seymour. Il l’aima, lui plut, demanda sa main, l’obtint, la ramena dans sa patrie, et la rendit la plus heureuse des femmes. Deux enfans seulement furent le fruit de cette union. Ils eurent d’abord un fils qui remplit tous leurs vœux (c’est le comte actuel, unique rejeton de cette illustre famille, qui s’éteindroit avec lui), et douze ans après une fille, dont la naissance tardive, inattendue, coûta la vie à sa mère.

» Le général fut au désespoir. Il avoit adoré son épouse ; il demeura fidèle à sa mémoire. Quoique jeune encore, il déclara qu’il ne reprendroit point de nouveaux liens, et qu’il consacreroit le reste de ses jours au service de son prince, de sa patrie, et à l’éducation de ses enfans. Sa fille, à laquelle il donna le nom de Matilde, fut remise aux soins de la sœur du général, qui avoit épousé le baron de Zastrow, gentilhomme Saxon, mais établi pour lors à Berlin, en sorte qu’elle fut également sous les yeux de son père.

» Son fils, conduit par lui-même dans le chemin de l’honneur et de la vertu, annonçoit dès son enfance tout ce qu’il devoit être un jour. Il donnoit à ce tendre père les espérances les plus flatteuses, et lui promettoit la plus douce récompense de ses soins.

» Hélas ! il n’en jouit pas long-temps. La guerre étoit allumée entre l’Autriche et la Prusse. Le général, commandant une partie de notre armée victorieuse, s’étoit signalé dans plusieurs occasions. Le roi le distinguoit déjà comme un de ses meilleurs officiers, lorsqu’il eut le bonheur de pouvoir prouver à son maître son zèle et son dévouement, en lui sacrifiant sa vie à la bataille de Molwitz[7].

» Le roi, n’écoutant que son courage, oubliant sa sûreté, se trouva dans le plus grand danger. Poursuivi par quelques hussards autrichiens, et son cheval ayant reçu une blessure qui l’empêchoit d’avancer, il risquoit d’être pris ou tué, lorsque le général de Walstein s’en aperçut. Suivi seulement de son fils, âgé de seize ans, qui faisoit sa première campagne à ses côtés comme simple volontaire, il se précipite entre les hussards et le roi, à qui le jeune comte se hâte de donner son cheval, pendant que son père blesse ou met en fuite ceux qui le poursuivoient, et reçoit lui-même le coup mortel, destiné sans doute au monarque.

» Son fils et quelques officiers, du nombre desquels étoit mon père, son plus intime ami, le transportèrent dans sa tente. Le roi consterné les suivit. Les chirurgiens ayant examiné sa blessure, prononcèrent qu’il n’avoit plus que quelques instans à vivre. Son fils, à genoux devant son lit, se livroit au plus vif désespoir, et ne cessoit de répéter : Ô mon père ! pourquoi n’est-ce pas moi qu’ils ont tué ?

» Le général rassembla le peu de forces qui lui restoient, pour le consoler, et pour le recommander au roi. « Sire, lui dit-il, je vous le remets ; il a partagé mes périls et ma gloire ; il saura comme moi vivre et mourir pour vous ; vous lui servirez de père : ainsi je serai remplacé et pour vous et pour lui.

» Et vous, jeune homme, montrez plus de fermeté ; enviez ma mort glorieuse au lieu de la pleurer, et méritez par votre courage l’auguste père auquel je vous confie. »

» Oui, je serai son père, dit le roi, véritablement ému et touché, en serrant dans ses bras le jeune comte. Je n’oublierai jamais que c’est pour moi qu’il a perdu le sien, et que je lui dois aussi la vie. Il sera désormais mon fils et mon ami ; et, pour vous le prouver, je lui donne dès ce moment une compagnie aux gardes, qui le fixera près de moi pendant sa jeunesse, et ne sera que le prélude des bienfaits que je répandrai sur lui.

» Le jeune comte, absorbé dans sa douleur, ne répondit rien, et n’entendit peut-être pas ce que le roi disoit. Une expression de reconnoissance et de joie se peignit encore sur le visage du général expirant, et ranima ses yeux déjà couverts des ombres de la mort. Il tendit une main à son roi, l’autre à son fils, et, faisant encore un effort, il dit à ce dernier : Mon fils… votre sœur… ma chère petite Matilde… c’est à vous que je confie le soin de son bonheur… Pauvre enfant… Mais vous lui resterez… vous remplacerez… — Il ne put achever. Le comte voulut lui répondre. Les sanglots étouffoient sa voix ; mais l’ardeur avec laquelle il baisa la main du général, valoit bien tout ce qu’il auroit pu lui dire. Cette main étoit déjà glacée ; et l’instant après il rendit le dernier soupir dans les bras de mon père, qui le soutenoit, en lui disant : Et vous aussi, Lindorf, vous aimerez mes enfans… Ô mon roi, mon fils, mon ami, ne me regrettez pas ! Je meurs le plus heureux des sujets et des pères.

» Peut-être, madame, que ces intéressans détails ne vous sont point inconnus ; mais dans ce cas-là, j’ai cru pouvoir au moins vous les retracer. Cependant j’ai lieu de présumer que vous les avez ignorés. Ils auroient sans doute fait sur votre âme la même impression qu’ils faisoient sur la mienne, quand mon père, témoin de cette scène touchante, se plaisoit à me la raconter. Oh ! comme elle enflammoit mon cœur ! Comme elle excitoit en moi la plus vive admiration pour ce jeune héros, qui, dans un âge aussi tendre, avoit déjà sauvé la vie à son roi, et su montrer à la fois tant de courage et de sensibilité ! Avec quelle ardeur je désirois de le connoître, de m’attacher à lui, de l’imiter, s’il m’étoit possible ! Combien je sollicitai mon père, ou de me mener à Berlin, ou d’obtenir du roi que le comte de Walstein vînt passer quelque temps avec nous !

» La mauvaise santé de mon père l’avoit obligé de quitter le service peu d’années après la mort du général, et depuis ce temps il s’étoit absolument fixé dans une terre au fond de la Silésie.

» Plusieurs années s’écoulèrent sans que la passion que j’avois de voir le comte pût être satisfaite. J’étois trop jeune encore pour paroître à la cour. Ensuite mes études commencèrent ; on ne voulut pas les interrompre, et mon père, malgré ses sollicitations fréquentes, ne pouvoit obtenir du roi qu’il se séparât de son fils adoptif, auquel il s’attachoit tous les jours davantage.

» Jamais peut-être on n’avoit joui d’un tel degré de faveur, mais jamais aussi il n’en fut de plus méritée. Loin de s’en prévaloir, le jeune comte ne se servoit de son ascendant sur l’esprit de son maître que pour faire des heureux : aussi, loin d’être envié, il étoit adoré, et le nom de Walstein ne se prononçoit point sans attendrissement et sans éloges. Tous les pères le proposoient pour modèle à leurs fils ; toutes les mères faisoient des vœux pour qu’il devînt l’époux de leurs filles ; mais peu osoient s’en flatter. Le monarque annonçoit qu’il vouloit le marier lui-même, et sans doute la plus aimable des femmes lui étoit destinée… Ô Caroline !… Caroline !… Mais ai-je le droit de murmurer ? Non, vous deviez appartenir au meilleur des hommes, être la récompense de ses vertus, et le comte de Walstein pouvoit seul vous mériter.

» Enfin le moment tant désiré de le voir et de le connoître arriva. Au retour d’une campagne fatigante, le jeune comte ayant besoin de repos, se joignit à mon père pour supplier le roi de lui permettre de passer le reste de l’été à Ronebourg (c’est la terre que mon père habitoit). Il n’étoit pas au pouvoir de Sa Majesté de lui rien refuser ; il l’obtint, quoiqu’avec peine. J’appris cette nouvelle avec transport. Il arriva ; et je vis que la renommée, loin d’avoir exagéré, étoit bien au-dessous de la réalité.

» Le comte, dans la fleur de l’âge (il avoit alors vingt-quatre ans), joignoit à la figure la plus noble les traits les plus réguliers, et la physionomie la plus expressive. Ses yeux surtout étoient le miroir de son âme. Ils peignoient à la fois sa bonté, sa sensibilité, et, au seul récit d’un trait de vertu ou de courage, ils s’animoient et brilloient comme l’éclair. Il étoit fort grand, très-bien proportionné, avoit assez d’embonpoint, et la jambe très-bien faite. Je vois votre surprise, Caroline… Oui, tel étoit alors votre époux ; tel il seroit encore, si… ô Caroline, j’implore votre pitié !… Dans quel affreux détail je vais entrer ! quel terrible aveu je dois vous faire ! Peut-être dans quelques momens serai-je odieux à celle… mais non, non, l’âme sensible de Caroline s’attendrira sur mon sort ; elle saura me pardonner et me plaindre… Ah ! quels que soient mes torts, je suis assez puni. »

En cet endroit, les larmes qui offusquoient les yeux de Caroline, l’obligèrent à discontinuer. Le cahier s’échappa de ses mains ; ses regards se portèrent d’eux-mêmes sur la boîte à portrait. Elle comprit de qui il pouvoit être, étendit le bras pour la prendre, et le retira promptement sans avoir osé la toucher. Son cœur palpitoit avec force ; toutes ses idées étoient confuses ; elle eut besoin de les rappeler, et de se recueillir un moment avant de recommencer sa lecture. Elle soupira profondément, essuya ses yeux, les porta encore sur cette boîte, les détourna tout de suite, releva son cahier, et continua avec une émotion qui s’augmentoit à chaque ligne.

« J’étois dans ma dix-neuvième année quand le comte vint à Ronebourg. Malgré la différence de nos âges et de nos positions, il me prévint par les offres et l’assurance d’une amitié, dont je fus d’autant plus flatté, que j’avois précisément alors le plus grand besoin d’un ami. Mon cœur brûloit de s’épancher avec quelqu’un qui pût me comprendre. J’aimois avec fureur… Mais non, non, je n’aimois pas ; ce seroit profaner ce mot, et j’ai trop appris depuis à connoître le véritable amour, pour le confondre avec ce que j’éprouvois.

» Je désirois avec passion, avec égarement, une jeune fille née dans la condition la plus obscure, mais dont les attraits auroient mérité un trône… Ô Caroline !… pardonnez, si j’ose vous parler de l’objet de cette passion insensée, et entrer dans des détails qui doivent peu vous intéresser ; mais j’ai besoin d’excuses pour les excès où l’amour va m’entraîner, et je n’en puis trouver que dans les charmes de celle qui me l’inspiroit. Oui, Caroline, Louise étoit belle ; elle l’étoit sans doute, puisque dans ce moment encore je puis le penser et vous le dire. »

Ici Caroline eut une espèce d’étouffement ou de serrement de cœur, qui l’empêchoit de respirer. Elle se pencha sur son siége, eut recours à son flacon. Quand elle fut un peu ranimée, elle continua sa lecture.

« Mon intention, en commençant, étoit d’extraire du manuscrit que je joins ici, ce qui regardoit directement le comte de Walstein, et pouvoit vous apprendre à le connoître. L’état actuel de mon âme, le désordre où je suis, et le peu de temps que j’ai, ne me permettent pas ce travail. Je craindrois d’ailleurs d’affoiblir la vérité en retranchant la moindre chose, en cédant au désir de vous laisser ignorer à quel point je fus coupable envers le plus sublime des mortels. Lisez donc cet écrit tel qu’il fut tracé dans le temps même avec l’unique but de graver dans ma mémoire, et mes remords, et le souvenir de mon crime. J’étois loin de prévoir qu’il pût servir un jour à le réparer, et à en faire la plus cruelle expiation… Ô Caroline… Caroline !… il est donc vrai que vous allez avoir le droit de me haïr, que je vous le donne moi-même, que je vais détruire ces sentimens qui m’avoient fait oublier combien j’en étois peu digne ! Le seul titre d’ami de Caroline me rendoit fier de mon existence, anéantissoit pour moi le passé. L’ai-je donc perdu sans retour, ce titre si cher, si précieux ?… Non, non, je vais au contraire commencer à le mériter, en vous faisant connoître le seul mortel digne de vous. Lisez ce cahier. »

(Tout ce qui précède étoit écrit sur une grande feuille à part qui enveloppoit un cahier daté du château de Ronebourg, et antérieur de cinq années. Caroline le prit, et lut ce qui suit) :


Écrit au château de Ronebourg, dans la chambre du comte de Walstein.


Août 17…


« Louise étoit fille d’un ancien sergent du régiment de mon père, et d’une femme de chambre de ma mère. Ils vivoient, à un quart de lieue au plus de Ronebourg, dans une petite ferme que mes parens leur avoient donnée pour récompense de leurs services. Pendant mon enfance j’étois continuellement chez eux, et dans les bras de la bonne Christine, qui m’avoit nourri, et qui m’aimoit comme son propre fils. Fritz, mon frère de lait, étoit mon intime ami ; Louise, plus jeune de quelques années, étoit bien plus encore pour moi. Je ne pouvois me séparer d’elle un instant, ni quitter la ferme du bon Johanes.

» Il fallut m’éloigner cependant de cette famille qui m’étoit si chère ; et lorsqu’on m’envoya dans une université, je versai bien autant de larmes en me séparant de Christine, de Johanes, et surtout de ma chère petite Louise, qu’en quittant la maison paternelle.

» J’obtins la permission d’emmener Fritz avec moi, et de me l’attacher pour toujours. J’ignorois alors que ce garçon avoit l’âme aussi vile, aussi basse que ses parens l’avoient honnête, ou plutôt le germe de ses vices ne s’étoit point encore développé. Je le voyois actif, intelligent, fidèle, zélé pour mon service et pour mes intérêts ; il étoit fils de ma nourrice, frère de Louise. Que de titres pour l’aimer et lui accorder toute ma confiance ! Aussi fut-il plutôt avec moi sur le pied d’un ami, que sur celui d’un domestique.

» Quelques années de séjour à Erlang affoiblirent beaucoup le souvenir de la petite ferme de Johanes et des plaisirs de mon enfance. Ils se renouveloient cependant quelquefois par les lettres que Fritz recevoit de sa sœur, et qu’il me montroit. Il y avoit toujours un petit article si tendre pour son jeune maître ; elle lui recommandoit si fort de l’aimer, de le bien servir ; elle lui demandoit avec tant d’empressement de mes nouvelles, que j’étois attendri en les listant, et que j’éprouvois une véritable impatience de revoir celle qui les écrivoit.

» Fritz en reçut une qui lui apprenoit la mort de leur mère, ma bonne et chère Christine. Louise étoit désespérée. Elle peignoit sa douleur avec une énergie si forte et si naïve, que le cœur le plus dur en auroit été touché. Je pleurai sincèrement celle qui, depuis ma naissance, m’avoit prodigué les soins les plus tendres ; je la pleurai plus que Fritz, et je fus moins vite consolé. Je me suis rappelé depuis, qu’un jour que je lui parlois de mes regrets sur la mort de sa mère, il lui échappa de me dire : Vous pourrez voir Louise bien plus librement.

» Si j’avois eu plus d’âge et d’expérience, ce seul mot m’auroit dévoilé son odieux caractère ; mais j’avois encore cette précieuse innocence qui ne laisse pas même soupçonner le mal, et je n’y fis alors aucune attention.

» Peu de temps après je fus rappelé dans ma famille. Je revins à Ronebourg quelques mois avant l’arrivée du comte, et dès le lendemain je courus à la ferme de Johanes, accompagné de Fritz. Grand Dieu ! que devins-je en revoyant Louise ! et quel changement inoui quelques années avoient apporté à sa figure et à l’impression qu’elle me fit ! Jamais je n’avois rien vu d’aussi beau. Elle étoit en deuil. Son corset noir marquoit sa taille charmante, et faisoit ressortir sa blancheur ; l’émotion et le plaisir animoient son teint des plus belles couleurs, et ses grands yeux bruns, de l’expression la plus vive et la plus touchante ; ses cheveux noirs, comme le ruban qui les nouoit, rattachés en grosses tresses autour de sa tête, relevoient toute la fraîcheur et tout l’éclat de la jeunesse. À peine l’eus-je vue, que tous mes sens furent bouleversés, et qu’elle produisit sur moi l’effet le plus prompt et le plus terrible.

» En allant à la ferme, j’avois résolu, pour m’amuser, de laisser deviner à Louise lequel des deux étoit son frère, et pour cet effet je m’étois mis à peu près comme lui ; mais mon extase, mon trouble, mon saisissement, me décelèrent bientôt. Fritz rioit, et voyoit avec joie l’impression que sa sœur faisoit sur moi.

» Elle étoit accourue les bras ouverts et le plaisir dans les yeux. Mais tout à coup elle s’arrêta devant moi, me fit une révérence gauche, que je trouvai remplie de grâces, et, se jetant au cou de son frère, elle fondit en larmes. J’étois tout aussi ému qu’elle ; le vieux Johanes vint ajouter encore à mon émotion. Il me reçut avec tendresse et respect : nous entrâmes dans la ferme. Il me parla de Christine, de sa mort, de ses regrets, de tout ce qu’elle avoit dit sur Fritz et sur moi. Je voulois répondre, et je ne pouvois que regarder Louise et pleurer avec elle.

» Johanes me parla ensuite de ses enfans. Il me demanda si j’étois content de son fils… Louise est une bonne fille, me dit-il. Elle a soin de moi et de mon ménage ; elle remplace sa mère aussi bien qu’elle le peut. Tant qu’elle sera sage et que son frère ira le bon chemin, je serai tranquille et heureux, jusqu’à ce que j’aille à mon tour rejoindre ma chère Christine. Après cela, je me fie à Dieu et à M. le baron, pour avoir soin de ma petite famille. N’est-ce pas, mes enfans, vous consolerez votre vieux père ?

» Louise se précipite à ses pieds, dans ses bras. Fritz s’approche aussi ; mais il me parut foiblement touché, ou plutôt je ne voyois que Louise, la belle et sensible Louise. J’aurois voulu me jeter avec elle aux genoux du vieillard, le nommer aussi mon père. Je pris ses mains, je les pressai contre mes lèvres : le père de Louise étoit alors pour moi l’être le plus respectable. Il étoit temps que cette scène touchante finît ; mon cœur ne pouvoit plus suffire à tout ce qu’il éprouvoit. Je sortis de la ferme, emportant dans ce cœur éperdu d’amour l’image de Louise. Fritz s’en aperçut facilement ; c’étoit tout ce qu’il désiroit. Une liaison entre sa sœur et moi l’assuroit de ma faveur et de sa fortune ; peut-être même alloit-il plus loin encore, et se flattoit-il de devenir un jour le frère de son maître. Cette âme vile, intéressée, comptoit pour rien le déshonneur de sa famille ou de la mienne, pourvu qu’il y trouvât son compte. Il fit donc son possible pour attiser le feu dont j’étois dévoré, et n’y réussit que trop aisément.

» N’est-il pas vrai, monsieur, me disoit-il, que Louise est devenue bien jolie ? Quel dommage, si quelque malheureux manant possédoit tant de charmes ! Tenez, je crois que j’aimerois mieux la voir maîtresse d’un brave seigneur comme vous, que la femme d’un rustre qui ne sentiroit pas ce qu’elle vaut.

» Ce propos et d’autres semblables ne me révoltèrent pas comme ils l’auroient fait sans doute avant que j’eusse vu Louise. La seule idée de la posséder, n’importe à quel titre, me transportoit. J’avalois chaque jour, à longs traits, le poison qui corrompoit mon foible cœur ; il ne s’en passoit point que je n’allasse à la ferme, sous le prétexte de la chasse, et toujours j’y étois bien reçu, et par Johanes et par sa fille lorsqu’ils étoient ensemble. Dès que j’arrivois, Louise couroit à la laiterie ; elle m’apportoit elle-même un grand vase rempli de lait ; elle y coupoit du pain bis ; elle en mangeoit quelquefois avec moi. Le bon Johanes me racontoit ses anciennes campagnes, en vidant sa bouteille de bière ; je feignois de l’écouter, tandis que je dévorois sa fille des yeux ; et je sortois toujours plus passionné.

» Si je la trouvois seule, ces attentions si touchantes, cet air de plaisir et d’amitié, faisoient place à l’embarras le plus marqué. Elle commençoit des phrases qu’elle n’achevoit pas ; elle avoit quelquefois l’air émue, attendrie. Alors je ne me possédois plus, je m’approchois d’elle avec transport, je hasardois de petites libertés, je lui rappelois les jeux de notre enfance : mais elle me repoussoit avec un ton si ferme, si sérieux, si décidé, qu’elle m’imposoit malgré moi, et que je n’osois aller plus loin.

» De retour chez moi, je me plaignois à Fritz de la réserve de sa sœur ; je le conjurois de la voir, de lui parler en ma faveur, de l’engager à me montrer plus d’amitié, de confiance. Il rioit. Il m’assuroit que j’étois aimé, passionnément aimé ; qu’il le savoit bien, et que l’embarras même de Louise dans nos tête-à-tête en étoit la preuve. Mais ces jeunes filles, disoit-il, qui, dans le fond, ne demandent pas mieux que de céder, veulent au moins avoir une excuse.

» Enhardi par cette espérance, je revolois à la ferme. Si Johanes y étoit, on me recevoit avec toutes sortes de grâces ; s’il n’y étoit pas, je retrouvois le même embarras, et, si je devenois pressant, la même résistance. Cette conduite me désespéroit ; et mon amour en augmentoit au point qu’il ne connoissoit plus de bornes.

» J’étois dans cet état de trouble et d’effervescence quand le comte vint à Ronebourg. Je ne voyois plus que Louise ; je n’existois plus que pour elle. La posséder ou mourir étoit le cri continuel de mon cœur. Il ne fallut pas moins que la réputation de sagesse que le comte s’étoit acquise, pour m’empêcher de lui faire, dès les premiers jours, l’aveu de ma passion. Je redoutois d’abord son excessive raison ; mais il savoit si bien cacher une supériorité qu’il avoit l’air d’ignorer lui-même ; son âme, en même temps qu’elle étoit grande et forte, étoit si douce et si sensible ; il joignoit avec tant de grâces la vivacité de la jeunesse à la solidité de l’âge mûr, que celle-ci paroissoit à peine, et finit par ne plus m’effrayer. J’osai compter sur son indulgence, et un jour qu’en me promenant avec lui il me railloit sur mon air absorbé, rêveur, j’osai lui en dévoiler la cause, et lui ouvrir mon cœur. Je n’omis aucun détail ; j’y mis sans doute la chaleur et le feu dont j’étois pénétré. Il me parut que Walstein m’écoutoit avec beaucoup d’émotion et d’intérêt. Quand j’eus fini il me serra dans ses bras. Ô mon jeune et sensible ami, me dit-il, que de chagrins vous vous préparez ! Il alloit ajouter quelques conseils ; je l’interrompis. Cher comte, ce ne sont pas des conseils que je vous demande ; c’est de la pitié, c’est de l’indulgence ; c’est de consentir à voir ma Louise, et d’attendre à me juger, que vous l’ayez vue ; et en disant cela je l’entraînai du côté de la ferme.

» Louise étoit seule et fort triste ; il me parut même qu’elle avoit pleuré, mais elle n’en étoit que plus intéressante. À notre arrivée, la surprise de voir un étranger couvrit son beau visage d’une rougeur modeste ; sa timidité, son embarras ajoutoient à ses charmes. Cependant elle se remit, et nous reçut aussi bien qu’il fut possible. J’observois qu’elle regardoit souvent le comte, et qu’il lui échappoit des soupirs qu’elle s’efforçoit d’étouffer. Lui la suivoit des yeux avec étonnement, et les jetoit ensuite sur moi avec une expression de douleur.

» Nous fîmes le tour du petit jardin potager que Louise cultivoit : il y avoit aussi quelques fleurs. Elle nous cueillit à chacun un œillet. Je ne pus m’empêcher de remarquer qu’elle donna le plus beau à mon ami ; mais ce n’étoit sans doute qu’une politesse, et je ne pouvois pas être jaloux du comte, qu’elle voyoit pour la première fois. J’étois plutôt charmé qu’elle se conduisît avec lui de manière à le prévenir en sa faveur. Je voyois que rien n’échappoit à Walstein ; l’arrangement du petit jardin, la propreté du ménage : il eut l’air de tout voir, de tout sentir.

» Nous sortîmes, et nous rencontrâmes, à quelques pas, Johanes qui revenoit des champs. Sa figure vénérable, sa longue barbe blanche frappèrent le comte. C’est le père de Louise, lui dis-je. Il vint à nous, nous parla quelque temps avec son bon sens accoutumé, et nous laissa continuer notre chemin. Je marchois à côté du comte sans lui dire un mot. Mes regards ardens cherchoient à pénétrer sa pensée ; il gardoit aussi le silence : enfin je le rompis le premier…

» Eh bien, mon cher comte, suis-je donc si coupable d’adorer Louise ? — Non, non, me répondit-il, vous n’êtes encore que malheureux, je le vois ; vous deviez l’aimer, l’idolâtrer… Et m’embrassant avec tendresse : Non, vous n’êtes pas coupable ; mais un jour de plus, et peut-être vous le deviendrez. Fuyez, mon cher Lindof, fuyez cette fille dangereuse ; il ne vous reste d’autre ressource. Si l’amitié la plus tendre, la plus sincère peut adoucir vos peines, toute la mienne est à vous. Je ne vous quitterai pas ; je vous mènerai à Berlin, à ma terre, enfin où vous voudrez, pourvu que ce soit loin d’ici. — La fuir ! m’éloigner d’elle ! vivre sans Louise ! non jamais, jamais. — Eh, grand Dieu ! que prétendez-vous ? me dit-il vivement ; quel peut être votre espoir, en vous livrant à cette passion ? L’épouser ! pensez à vos parens que vous plongeriez dans le tombeau ; la séduire ! je n’imagine pas que vous en ayez la détestable idée. Louise est l’image de la vertu, de l’honnêteté ; et ce respectable vieillard qui vous estime, qui vous aime, qui vous reçoit chez lui ; trahiriez-vous sa confiance pour lui ravir ce qu’il a de plus cher au monde ? Non, Lindorf ne sera jamais coupable de cette atrocité. Il écoutera la voix de l’honneur, de la raison, de la véritable amitié ; et s’il verse des larmes, ce ne sera pas du moins le remords déchirant qui les fera couler… »

» Les regards, la voix du comte, avoient une expression que je ne puis rendre, et qui pénétra jusqu’au fond de mon cœur. Il me sembloit que c’étoit un dieu, une intelligence suprême descendue du ciel pour m’éclairer. Tout ce que je venois d’entendre étoit si différent de ce que me disoit Fritz tous les jours ; je m’étois si peu accoutumé à envisager ma passion sous un point de vue aussi criminel, que je fus absolument atterré ; je n’eus pas la force de répondre un mot. Le comte, qui m’observoit, voyant ce qui se passoit dans mon âme, prit ma main, et la serrant dans les siennes : Je vois, me dit-il, que ce que je vous dis fait impression sur vous, et que la vertu va reprendre son empire. Venez, mon ami ; allons demander à votre père la permission de faire un petit voyage ; nous partirons dès demain. — Demain ! m’écriai-je avec transport ; partir demain ! m’éloigner d’elle ! ne pas la revoir ! ignorer si je suis aimé, si je la retrouverai ! Non, Walstein, non ; ne l’espérez pas ; je ne le puis, je ne le puis ; ce seroit m’ôter la vie. Alors appuyant ma tête contre un arbre, et versant quelques larmes brûlantes, j’ajoutai : Oui, sans doute, vos discours m’ont frappé ; et j’en ai senti toute la force. Que n’avois-je un ami comme vous dans les commencemens de cette fatale passion ! À présent il est trop tard. C’est un feu qui me brûle, qui me dévore. Je le sens trop ; il n’y a plus pour moi que Louise ou la mort. Cependant vous le voulez ; j’essaierai de suivre en partie vos conseils, d’être quelques jours sans la revoir, sans aller à la ferme ; mais au moins que je sente que je suis près d’elle. Ô mon cher comte ! je suis un malade à qui il faut des ménagemens, et qu’un remède trop violent tueroit sur-le-champ.

» Le comte en convint. Il chercha doucement à me calmer, à me consoler. Il se contenta de la promesse que je lui renouvelai, de ne point aller de quelques jours à la ferme, espérant sans doute m’amener par degrés à consentir à une plus longue absence.

» Dès le soir, je dis que je n’étois pas bien. Je voulois m’imposer l’obligation de rester dans ma chambre. Je sentois que si j’en étois sorti, mes pas se seroient portés d’eux-mêmes chez Louise. Une feinte maladie m’en ôtoit la liberté ; mais elle n’étoit pas feinte depuis plusieurs jours. J’étois consumé par une fièvre ardente, suite ordinaire des violentes passions. Je ne dormois plus ; je mangeois à peine. Mon changement excessif alarmoit mes parens ; mais je leur assurai que quelques jours de retraite et de tranquillité suffiroient pour me rétablir. Le comte, qui donna les plus grands éloges à ma fermeté, me quittoit peu. Tant qu’il étoit auprès de moi, il animoit mon courage, il soutenoit ma raison, et je sentois moins le tourment de ma passion ; mais dès qu’il s’éloignoit, elle reprenoit tout son empire ; et Fritz y ajoutoit de nouvelles forces.

» Il s’étoit bien aperçu, par quelques mots qu’il avoit entendus, et par ceux qui m’échappoient à moi-même, que le comte combattoit mon amour. Il en travailloit avec plus d’ardeur à l’exciter ; et il ne falloit pas pour cela de grands efforts. Dès que j’étois seul avec lui je ne pouvois m’empêcher de lui parler de sa sœur. Il m’assuroit qu’elle gémissoit de mon absence, et de me savoir malade ; que depuis quatre jours qu’elle ne m’avoit vu, elle ne faisoit que pleurer. « Cette pauvre fille vous feroit pitié, monsieur le baron ; elle vous aime à la folie, et cache tout cela dans son cœur. Pour moi, je crains qu’elle n’en meure. Je suis toujours à la rassurer, à lui dire qu’elle n’est pas la première paysanne qui ait aimé un grand seigneur ; qu’elle seroit trop heureuse avec vous, qui êtes si bon, si généreux, et que certainement vous ne l’abandonneriez jamais. »

» Ces conversations, souvent répétées, enflammoient mon imagination et mon cœur, affoiblissoient ma résolution. Enfin un soir, c’étoit le cinquième ou le sixième jour de ma retraite, le comte m’ayant quitté pour aller à la chasse, et Fritz me parlant de Louise et de son amour depuis une heure, je ne pus y résister. Je m’échappe comme un enfant que son mentor a laissé à lui-même, et je vole à la ferme, espérant bien être de retour avant l’arrivée du comte.

» Johanes étoit aux champs, et Louise seule à la maison, son rouet devant elle. Elle ne filoit pas cependant ; sa tête étoit appuyée sur une de ses mains, et son mouchoir sur ses yeux. Elle ne me vit point d’abord ; mais au bruit que je fis en fermant la porte, elle leva les yeux et fit un cri. Eh, mon Dieu ! monsieur le baron, dit-elle en rougissant, comment ! c’est vous ! On disoit que vous étiez si malade ; je suis bien aise de voir que… Je ne lui laissai pas le temps d’achever. L’intérêt que je crus voir dans ce peu de mots, sa rougeur, ses yeux encore humides de larmes, tout me parut confirmer cet amour dont Fritz me parloit sans cesse.

» Enchanté, transporté et de la revoir, et de la trouver sensible, je me précipite à ses pieds. Je ne sais ce que je lui dis ; ma tête n’y étoit plus, et je m’exprimois avec tant de feu et de vivacité, que Louise en fut effrayée ; mais elle ne pouvoit ni m’arrêter, ni m’échapper. Je m’étois saisi de ses deux mains, que je tenois avec force et que je couvrois de baisers, lorsque la porte s’ouvre, et le comte paroît.

» Je ne sais lequel fut le plus confondu de nous trois. La surprise me fit abandonner les mains de Louise, qui en profita bien vite pour sortir précipitamment. Je m’étois relevé ; mais je n’osois regarder mon ami. — Vous ici, Lindorf ! me dit-il enfin. Je vous ai laissé dans votre chambre, et je vous retrouve aux pieds de Louise ! — Ce n’est donc pas moi que vous y veniez chercher ? répliquai-je avec un étonnement plus grand encore que le sien. Je ne sais ce qui se passoit alors dans mon âme. Je n’avois pas de soupçon, non, je n’en avois pas ; cependant je ne savois comment expliquer son arrivée inattendue à la ferme.

» J’avois pensé d’abord que ne m’ayant pas trouvé chez moi, il m’avoit soupçonné là ; mais la surprise qu’il n’avoit pu cacher, détruisoit cette idée. — Non, me dit-il, en se remettant, ce n’étoit pas vous que je cherchois ici ; j’avois à parler à Johanes. Je vous expliquerai… et, me prenant sous le bras, il m’emmena sans que je revisse Louise. Dès que nous fûmes dehors, il me raconta que son sergent recrutoit au village prochain ; qu’il venoit de lui parler, et qu’ayant engagé plusieurs hommes que le vieux Johanes devoit connoître, il étoit entré en passant pour lui demander des renseignemens.

» Cela me parut plausible, et détruisit l’espèce d’inquiétude vague que j’avois malgré moi. — À présent, me dit le comte, permettez à mon tour que je vous demande ce que vous faisiez là, ce que vous disiez à Louise, dans une attitude aussi pressante, et avec tant de feu. Pardonnez, Lindorf, vous m’avez accordé votre confiance ; je croirois la trahir indignement, si je ne cherchois pas à vous sauver du plus grand des dangers. Vous m’aviez promis d’être huit jours sans voir Louise. Quel étoit le but de cette visite que vous m’avez cachée ? — De me convaincre que j’étois aimé, et, dans ce cas-là… — Eh bien ?… — Eh bien, dans ce cas-là, de tout sacrifier à Louise, de renoncer à tout pour elle : famille, patrie, fortune, elle me tiendra lieu de tout. Je fuirai avec elle au bout de monde, s’il le faut ; je lui ai offert, à son choix, un mariage secret, ou un enlèvement ; et je suis décidé à l’un ou à l’autre. Je ne demande pas au comte de Walstein de m’assister dans cette entreprise, mais je compte au moins sur sa discrétion. — Et Louise, me dit-il avec émotion, Louise y consent-elle ? — Elle ne m’a pas répondu. Vous êtes entré ; mais elle s’attendrissoit. J’ai vu couler ses larmes, et d’ailleurs je suis assuré d’être aimé. — Vous pourriez vous tromper, me dit le comte ; je crois savoir plus sûrement encore que Louise aime ailleurs. — Elle aime ailleurs ? répétai-je avec fureur ; si je le croyois… Mais non, Louise est l’innocence même ; elle ne sort jamais de chez elle ; elle ne voit que son père, son frère et moi. — Et un jeune paysan du village, reprit le comte, qu’on nomme Justin, je crois. On assure que Louise et lui s’aiment depuis trois ans, et que Johanes ne veut point consentir à ce mariage, parce que Justin est pauvre ; mais s’il est vrai qu’il soit aimé…

» Je ne pouvois plus rien entendre ; mon sang bouillonnoit dans mes veines ; la jalousie et toutes ses fureurs pénétroient mon âme. J’interrompis le comte, en l’arrêtant par le bras, et, fixant sur lui des yeux égarés : Puis-je savoir, comte, de qui vous tenez ces informations ? Il me paroît bien étonnant… Ma physionomie étoit si renversée, et le son de ma voix si altéré en prononçant ce peu de mots, que le comte en fut alarmé.

» Au nom du ciel, Lindorf, me dit-il en m’embrassant, cher Lindorf, calmez-vous, remettez-vous : il se peut que l’on m’ait trompé. Je m’en informerai ; je le saurai, je vous le promets. Avant qu’il soit peu, je vous apprendrai de qui je tenois ces détails, et s’ils étoient fondés. Ô mon ami ! ajouta-t-il avec le ton le plus pénétré, vous déchirez mon cœur. Il n’est rien que je ne fisse pour vous rendre à vous-même et au bonheur. — Au bonheur ! dis-je à demi-voix, il n’y en aura jamais pour moi sans Louise.

» Cependant les amitiés du comte, sa manière affectueuse et tendre, m’avoient un peu remis : je pensai qu’en effet il étoit mal informé. Je connoissois ce Justin, et jamais je n’avois eu sur lui le moindre soupçon. C’étoit un pauvre orphelin dont le seul avantage étoit une assez jolie figure, cachée sous des haillons grossiers, qui attestoient son extrême pauvreté. Élevé par charité dans la paroisse, on lui avoit confié la garde de tous les troupeaux du village. J’avois entendu parler souvent de la dextérité, de l’honnêteté, du zèle, et même du courage avec lesquels il remplissoit son petit emploi. Tous les animaux prospéroient par ses soins. Il savoit les guérir de la plupart de leurs maladies ; il savoit aussi les défendre, et il avoit déjà tué plusieurs loups qui attaquoient son troupeau. On vantoit encore ses talens. Il faisoit de jolis ouvrages en bois et en osier, seulement avec son couteau ; il avoit la voix très-belle, et jouoit très-bien du flageolet sans avoir jamais eu d’autres maîtres que la nature, les oiseaux, et peut-être l’amour. Souvent en chassant je m’étois arrêté pour l’écouter ; mais jamais il ne m’étoit entré dans l’esprit que le pauvre berger Justin pût être mon rival. Louise me paroissoit si fort au-dessus de lui ! Il est vrai que je la voyois au-dessus de tout. En y réfléchissant alors, je pensai que dans le fait leur naissance étoit bien égale : un peu plus de fortune mettoit seule quelque différence entre eux ; et, malgré sa misère, Justin étoit un fort joli garçon. Je me rappelai très-bien que, dans mes courses fréquentes à la ferme, j’avois souvent rencontré le troupeau de Justin de ce côté-là. Il est vrai qu’il y étoit toujours lui-même, et que jamais je ne l’avois trouvé chez Louise. Quelquefois j’avois parlé à elle ou à son père, des chants et du flageolet du jeune berger ; il ne m’avoit pas paru qu’ils y eussent fait attention.

» Enfin, tour à tour rassuré ou tourmenté, je ne savois ce que je devois croire ; dans le fond, cette rivalité m’humilioit trop pour ne pas chercher au moins à en douter.

» Dès que je fus chez moi j’appelai Fritz. Fritz, lié intimement avec sa sœur, et qui passoit chez son père la moitié de sa vie, devoit en savoir quelque chose. Je le questionnai très-vivement sur Justin, sur ses liaisons avec Louise, sur leur inclination prétendue, et sur le mystère qu’on m’en avoit fait. D’abord il parut très-surpris ; il nia tout, parla du pauvre Justin avec le plus grand mépris, m’assura que sa sœur penseroit de même, et seroit très-offensée de ces bruits, et finit par me demander de qui je pouvois tenir une telle imposture. J’eus l’imprudence de nommer le comte. — M. le comte sait bien ce qu’il fait, répondit Fritz en secouant la tête ; il n’a garde de vous conter que c’est lui-même qui aime Louise, et qui, ce matin encore… Mais il ne faut pas tout dire.

» Il feignit de vouloir sortir. Je le retins de force. Après s’être fait beaucoup presser, il m’apprit que depuis le jour que j’avois mené le comte à la ferme, il étoit devenu passionnément amoureux de Louise ; que pendant ma retraite il n’avoit pas passé un seul jour sans y retourner, et sans chercher à la séduire par les offres les plus éblouissantes ; que ce matin même encore, lui, Fritz, l’avoit trouvé là, près d’elle, et qu’il avoit voulu l’engager au secret vis-à-vis de moi. Peut-être l’aurois-je gardé, ajouta-t-il, pour ne pas trop chagriner monsieur ; mais quand je vois qu’il cherche à calomnier ma sœur, en l’accusant d’aimer un gueux comme Justin, je ne puis plus me taire ; aussi bien je voudrois consulter M. le baron là-dessus. Louise est sage ; oh ! elle est sage, et d’ailleurs elle aime trop M. le baron pour en aimer un autre… Mais, après tout, que sait-on ? les jeunes filles… Ce comte est si riche, si pressant, et puis il est son maître, lui ; il n’y a là ni père ni mère. Tout cela est diablement tentant ; et s’il alloit aussi l’enlever, car il l’aime au point qu’il est capable de tout. Le mieux ne seroit-il pas de le prévenir ? Si M. le baron le vouloit, cela seroit fait dans un tour de main. Nous mettrons Louise en sûreté. Pour moi, je l’ai toujours dit, j’aime mieux qu’elle soit avec monsieur qu’avec tout autre.

» Pendant que Fritz me parloit, mon agitation étoit excessive. Je me promenois à grands pas dans ma chambre, ne sachant ce que je devois penser de la conduite du comte. Mon estime pour lui étoit si bien établie dans mon âme, que je ne pouvois me persuader une telle perfidie. Ces discours si tendres, si persuasifs, cette éloquence si touchante de la véritable amitié, n’auroient donc été que des piéges pour m’éloigner de Louise, pour m’enlever cet objet adoré.

» Je ne pus soutenir cette horrible idée. Elle me parut absolument incompatible avec le caractère reconnu du comte ; et regardant Fritz avec colère, je lui ordonnai de sortir de ma présence, et de ne plus outrager mon ami par des impostures auxquelles je n’ajoutois aucune foi. Je fis plus ; je voulus aller joindre le comte, et lui parler sans détour de cette infâme accusation, sûr que d’un seul mot il effaceroit chez moi jusqu’à la moindre trace du soupçon.

» J’y courus ; mais je trouvai avec lui mon père, qui ne nous quitta pas de la soirée, et devant qui une telle conversation étoit impossible. La leur rouloit sur les devoirs de la société, sur les mœurs, sur le véritable honneur. Le comte dit à ce sujet des choses si fortes et si bien senties ; il exprima avec tant d’énergie la façon de penser la plus noble et la morale la plus pure, que j’eus honte intérieurement d’avoir pu douter un instant de sa vertu, et que je me promis même de ne point lui en parler. Il me sembloit que ce seroit un nouvel outrage, et que, vis-à-vis d’un homme tel que lui, c’étoit moi qui aurois à rougir de mes soupçons. Il falloit, d’ailleurs, jusqu’à un certain point, le compromettre avec mon domestique, et cela ne se pouvoit pas ; je résolus donc me taire, et de faire taire Fritz, qu’un faux zèle pour mes intérêts pouvoit avoir égaré.

» Mais tout en repoussant de mon cœur ce qu’il m’avoit dit sur le comte, je n’en étois pas moins décidé à profiter de sa bonne volonté pour l’enlèvement de sa sœur. J’admirois les principes du comte sans me sentir la force de les imiter, ou plutôt je m’aveuglois sur les suites de cette action. J’imaginois consoler, à force de bienfaits, le vieux Johanes. Insensé que j’étois ! comme si l’on pouvoit dédommager un père de la perte de sa fille, et d’une fille telle que Louise ! Mais je ne raisonnois plus, je n’étois plus à moi-même. Funeste et terrible effet des passions ! Qu’elles sont redoutables, puisqu’elles peuvent égarer à ce point un cœur fait pour être honnête et vertueux !

» Le lendemain matin, le comte vint chez moi avant que je fusse levé : il étoit habillé et botté. — Lindorf, me dit-il, je vais jusqu’au village pour voir mon sergent et mes hommes. Je ne vous propose pas de venir avec moi, parce que je veux passer à la ferme de Johanes, à qui j’ai à parler. Après votre scène d’hier, j’imagine que vous et Louise seriez également embarrassés de vous revoir devant un tiers. Je vous avertis que j’y vais, ajouta-t-il en riant, afin que si vous voulez encore vous échapper, vous n’ayez pas la même surprise qu’hier ; et après m’avoir serré la main, il me laissa.

» Cette visite à la ferme, dont il me parloit de si bonne foi, auroit dû me rassurer plutôt que de m’alarmer. Il ne pouvoit savoir que j’étois averti, donc il n’y avoit point de mystère ; cependant je n’étois pas à mon aise. Une sorte de défiance s’insinua dans mon âme ; je sonnai. Fritz n’étoit pas là ; ce fut un des laquais de mon père qui vint prendre mes ordres. Il étoit du village, et il y alloit tous les jours. Je lui demandai, de l’air le plus indifférent qu’il me fut possible, si le sergent du comte étoit là pour recruter ; il me répondit que oui, et même qu’un de ses frères s’étoit engagé, et aussi ce Justin, que le comte avoit prétendu être amant aimé de Louise. M. le comte, me dit-il, est un si digne homme, que tous nos jeunes gens voudroient servir sous lui.

» Cet éloge naïf me fit rougir de nouveau de mes doutes. Tranquille, et sur le comte, et sur ce Justin, je ne pensai plus qu’au projet d’enlever Louise, et de me l’attacher pour jamais. Cette idée fermentoit dans ma tête et dans mon cœur. À vingt ans, enflammé par une passion aussi ardente, on n’imagine aucun obstacle à ce qu’on désire. Secondé par Fritz, tout me paroissoit possible, et je l’attendis avec impatience pour nous concerter ensemble ; mais il ne paroissoit point, et le comte revint.

» Tout occupé de mon dessein, gêné par sa présence, il me trouva l’air fort extraordinaire, et me le dit tout naturellement. Je vis qu’il cherchoit à me sonder. Ne voulant pas trop le compromettre, je ne m’ouvris qu’à demi, mais j’en dis assez pour lui faire comprendre que je persistois dans mes projets de la veille. L’après-dîner il me quitta pour aller, me dit-il, écrire quelques lettres dans sa chambre, après quoi nous devions nous promener ensemble à cheval.

» J’eus envie de profiter de cet instant où il me laissoit seul, pour aller m’éclaircir avec Louise, obtenir enfin cet aveu tant désiré, et la décider à partir ; mais je pouvois trouver son père avec elle, et ma course seroit inutile. Une lettre que je lui remettrois moi-même adroitement, paroit à cet inconvénient : j’allai l’écrire. Elle se ressentoit du trouble de mon âme. Je renouvelois à Louise mes propositions de la veille ; je lui jurois un amour éternel, et m’engageois à lui en donner toutes les preuves qu’elle pourroit en exiger. Je lui demandois une réponse, et je la renvoyois à son frère pour tous les arrangemens.

» Ma lettre faite et pliée, j’allois la porter, lorsque Fritz, que je n’avois pas revu depuis la veille, entre dans ma chambre avec précipitation : Monsieur, me dit-il, vous m’avez traité hier d’imposteur ; où pensez-vous que soit en ce moment M. le comte ?… Un frisson parcourut mes veines… — Mais chez lui, sans doute : pourquoi me dis-tu cela ?… — Oui, chez lui, c’est-à-dire, chez ma sœur, où je viens de le voir de mes propres yeux. — Prends garde à ce que tu dis… le comte… il est impossible. — Vous pouvez vous en convaincre, monsieur : allez-y ; peut-être le trouverez-vous encore dans le jardin, où il attend Louise. Elle n’étoit pas à la maison, ni mon père non plus ; il a chargé le petit garçon de la ferme d’aller la chercher promptement. J’étois dans un coin de la cour ; il ne m’a pas vu ; et dès qu’il est entré dans le jardin, je suis venu pour dire à monsieur que je n’étois pas un menteur.

» À mesure que Fritz parloit, ma rage augmentoit par degrés ; bientôt elle fut à son comble. Joué avec tant de perfidie et d’indignité… et par qui ? par l’homme que je respectois, que je vénérois le plus au monde, par l’ami à qui je m’étois confié !

» Je renvoyai Fritz. Un mouvement presque machinal me fit saisir mes pistolets ; je les chargeai à balle sans remarquer qu’ils l’étoient déjà, et, les prenant avec moi, je sortis dans une fureur qui tenoit de l’égarement, et dans quelques minutes je me trouvai près de la ferme. Il falloit passer au-dessous du jardin ; la haie dans cet endroit étoit basse. J’aperçus en effet le comte, se promenant avec l’air de l’impatience, et regardant sans cesse du côté de la porte du jardin, opposé à celui où j’étois. Je n’avois pas eu le temps de penser à ce que je devois faire, que cette porte s’ouvre, et que je vois Louise, la timide et modeste Louise, à qui jamais je n’avois pu dérober la moindre faveur, courir les bras ouverts au-devant du comte, se précipiter dans les siens, lui baiser les mains, le laisser presser les siennes, arrêter sur lui ses beaux yeux brillans d’amour et de joie. Je ne sais comment je n’expirai pas ; mais je crus toucher à mon dernier moment. Un froid mortel glaçoit mes veines ; mes forces m’abandonnèrent, et je fus contraint de m’appuyer contre un arbre.

» La fureur me ranima bientôt ; je jetai les yeux sur ce fatal jardin. Les deux amans (car je ne doutai plus de leur intelligence) se parloient avec feu ; le visage du comte rayonnoit de plaisir ; jamais je ne l’avois vu aussi animé. Je ne pouvois les entendre ; mais il paroissoit par ses gestes qu’il demandoit avec ardeur quelque chose que Louise refusoit foiblement.

» Enfin le comte tire une bourse qui me parut pleine d’or, et la présente à Louise. Elle baisse les yeux ; hésite encore un moment : enfin elle la prend d’un air moitié confus, moitié attendri. Le comte l’embrasse ; et tous les deux ensemble rentrent dans la maison, au moment où j’allois sauter par-dessus la haie qui nous séparoit, et peut-être immoler deux victimes à ma rage. Je ne me connoissois plus. Je me serois sans doute ôté la vie, si je n’avois vu le comte sortir de la ferme avec la tranquillité de l’innocence et de la vertu, que je pris pour celle de l’amour satisfait ; et courant à lui mes deux pistolets à la main : Défends-toi, traître, m’écriai-je en lui en appuyant un sur la poitrine, et lui présentant l’autre ; ôte-moi une vie que tu m’as rendue odieuse, ou laisse-moi délivrer la terre d’un monstre de perfidie… Il voulut m’arrêter le bras, me parler. Je n’écoute rien, lui dis-je. Convaincu par mes propres yeux… Défends-toi, ou je suis capable de tout.

» En disant cela, je portai la bouche d’un de mes pistolets sur mon front : plus heureux sans doute, si le coup étoit parti ! Mais le comte le prévint, et se saisissant du pistolet : Vous le voulez ? dit-il ; il recule quelques pas, et tire son coup en l’air ; le mien part en même temps, et va frapper mon généreux ami. Je le vois chanceler, et tomber à mes pieds inondé de sang, en s’écriant : Ah ! malheureux Lindorf ! quand vous saurez… ah ! vous êtes bien plus à plaindre que moi ! »


fin du premier volume.

  1. Voyez Mémoires de Gibbon, vol. 2, page 402.
  2. Je me trompe, madame de Genlis voulut bien protéger dans le temps cette première édition.
  3. Épître à sa Muse, vol. 2
  4. Le nom de Lichtfield est plutôt anglois qu’allemand : en effet, la famille du chambellan, père de Caroline, étoit originaire d’Angleterre, quoique naturalisée depuis long-temps à Berlin.
  5. Cette lettre ne trouva plus le comte à Pétersbourg ; il étoit en route pour revenir à Berlin. On la lui renvoya, et l’on verra dans la suite à quelle époque il la reçut.
  6. Il étoit daté de la veille, après l’avoir quittée.
  7. Fait historique.