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Catiche

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Chapman & Hall, limited (p. 238-247).



CATICHE



L’INTERNE de service l’accepta tout de suite parce qu’elle avait la danse de Saint-Guy.

On l’emmena dans une grande salle où il y avait beaucoup de petits lits blancs le long des fenêtres.

Elle avait sept ans et un joli nom, mais la surveillante l’appela Catiche.

C’était sans y penser, simplement parce qu’elle avait l’habitude d’appeler ainsi toutes les petites filles qui avaient la danse de Saint-Guy.

Catiche se laissa baigner et mettre au lit sans rien dire, mais quand elle comprit que ce nom s’adressait à elle, elle entra dans une fureur épouvantable. Elle rejeta ses couvertures et voulut battre la surveillante. Toutes les petites malades levèrent la tête pour regarder. Beaucoup se mirent à rire en voyant les gestes de Catiche. Chaque fois qu’elle lançait ses poings sur la surveillante, ils revenaient d’eux-mêmes comme tirés par une ficelle, et lui frappaient la poitrine ou le front, ou bien se retournaient en arrière en lui touchant le dos ou la nuque. Elle se tordait comme un ver, et disait de sa voix enrouée : “ Tu vas voir ! ” L’infirmière accourut et lui cingla la figure avec des linges mouillés, pendant que la surveillante la maintenait sur le lit.

Elle fut longtemps à se calmer. Peu à peu, son visage reprit sa couleur pâle, mais sa respiration restait rude.

Aussitôt que les infirmières se furent éloignées, elle se tourna sur le ventre et cacha sa tête dans l’oreiller.

Ses bras remuaient sans cesse avec des mouvements désordonnés, et ainsi on voyait qu’elle ne dormait pas.

Elle refusa de manger ; les infirmières voulurent lui faire prendre du lait par force ; elles lui pincèrent le nez pour lui faire ouvrir la bouche, mais elle écarta les lèvres et respira à travers ses dents.

L’interne, à son tour, essaya de la prendre par la douceur ; il n’obtint même pas qu’elle retirât sa figure de l’oreiller. Le lendemain matin, à l’heure de la visite, l’interne expliqua la chose au chef qui s’approcha pour caresser les cheveux coupés ras de Catiche.

Il parla d’une voix douce, toucha l’un après l’autre les petits bras remuants et demanda : “ Voyons, ma mignonne, dites-moi ce qu’on vous a fait ? ”

Elle tourna brusquement la tête de son côté, et d’une voix exaspérée elle cria : “ zut à toi, na ! ” et elle replongea la tête dans son oreiller.

“ Il faut la laisser, ” dit le chef.

Elle passa encore toute la journée sans vouloir manger. Quand toutes les lumières furent éteintes, et qu’il n’y eut plus que la veilleuse qui faisait comme un clair de lune dans la salle, Catiche commença de remuer dans son lit. Elle fit entendre des petits gémissements qui avaient l’air de sortir d’un sifflet bouché.

Sa voisine de droite se pencha vers elle pour lui demander ce qu’elle avait. Catiche ne répondit pas. On n’entendait que le ronflement de la gardienne qui dormait dans son fauteuil, à l’autre bout de la salle. La petite voisine se leva sans bruit.

C’était une grande fillette de douze ans qui s’en allait d’une maladie de cœur. Elle avait de grands yeux bruns et doux et elle s’appelait Yvonne. Sans penser à mal, elle demanda, tout bas : “ Voyons, Catiche, qu’est-ce que tu as ? ”

Catiche la repoussa en ouvrant la bouche en carré pour hurler, mais aucun son ne sortit. Elle avait perdu la voix dans la dernière colère.

“ Je parie que tu as faim, ” lui dit Yvonne.

“ Oui, na, j’ai faim, ” souffla Catiche.

Yvonne atteignit une boîte de gâteaux secs, puis elle prit le pot au lait qui était sur la table de nuit et en remplit sa tasse.

Le premier gâteau que Catiche voulut porter à sa bouche s’en alla se promener par-dessus sa tête ; le deuxième lui passa par-dessus l’épaule. Elle était si drôle, avec sa bouche ouverte qui essayait d’attraper les bouchées qui lui échappaient, qu’Yvonne ne put se retenir de rire.

Elle trempa elle-même les gâteaux l’un après l’autre et fit manger Catiche comme un petit oiseau.

Toute la boîte de gâteaux y passa et plus de la moitié du pot de lait.

Les jours suivants, Yvonne continua de la faire manger à chaque repas. Catiche restait sauvage et mauvaise ; aussitôt qu’elle avait mangé, elle tournait la tête de côté, et s’enfonçait sous les draps.

Personne ne venait la voir, elle ne semblait pas envier les friandises que les autres petites malades recevaient de leurs parents.

La voisine de gauche avait neuf ans. C’était une blondinette qui avait des attaques qui la jetaient brusquement par terre avec une jambe ou un bras en l’air. Ses parents la comblaient de toutes sortes de bonnes choses. Plusieurs fois ils en avaient offert à Catiche, qui avait refusé en les regardant de travers.

“ Elle n’est pas commode, ” avait dit le papa de la blondinette.

“ C’est dommage, ” avait dit la maman : “ elle est jolie avec ses cheveux coupés qui lui font comme un bonnet noir. ”

“ Mais non, maman, ” dit à haute voix la blondinette, “ elle n’est pas jolie. Elle a un œil tout blanc. ”

C’était vrai : Catiche avait une large taie sur l’œil droit. À partir de ce jour, elle ne tourna plus son visage du côté de la blondinette. Celle-ci en profita pour lui faire des niches. Elle lui tirait son drap, lui envoyait des boulettes de pain et l’appelait tout bas : “ vieille Catichon. ”

Catiche ne disait rien, mais les mouvements de ses bras devenaient plus violents.

Un matin qu’elle était assise sur son lit, la blondinette s’approcha et lui dit quelque chose en faisant la grimace.

Catiche la poussa avec une telle force, qu’elle l’envoya rouler contre le pied du lit. La surveillante avait vu le geste ; elle accourut, tout en traitant Catiche de petite sournoise. Catiche se démenait en lançant ses bras de tous côtés.

Elle essayait de crier pour se défendre, et, dans sa fureur, elle retrouva tout à coup la voix pour hurler : “ Elle m’a appelée œil de bique ! ”

Toutes les petites filles se mirent à rire. Seule Yvonne ne riait pas : elle faisait tous ses efforts pour retenir les bras de Catiche qui heurtaient la couchette de fer, puis elle s’assit près d’elle pour la consoler.

Elle lui mit de force un bonbon dans la bouche en disant : “ Mange donc, grosse bête, ” puis elle tira son crochet et se mit à faire de la dentelle. Tous les jours, ensuite, elle approchait sa chaise du lit de Catiche qui faisait toujours des difficultés pour accepter les friandises qu’elle voulait partager avec elle.

“ Prête-moi ton crochet, ” lui dit un jour Catiche.

“ Non, ” dit Yvonne, “ tu pourrais te blesser. ”

Catiche allongea ses bras qui ne remuaient presque plus : “ Tiens, je suis guérie maintenant, puisque je peux manger toute seule. "

“ Donne-le moi, ” reprit-elle, “ je veux lui piquer l’œil pour qu’on l’appelle aussi œil de bique. Maman dit que j’ai l’œil blanc parce que je me suis piquée avec un crochet. ”

“ Oh ! ” dit Yvonne, “ comment peux-tu être aussi méchante ? ”

“ C’est elle qui est méchante : je ne lui avais rien fait, moi. ”

“ C’est vrai, ” dit Yvonne ; “ mais puisque tu trouves qu’elle a mal fait, pourquoi veux-tu l’imiter ? ”

“ Si c’était toi, ” dit Catiche, “ qu’est-ce que tu lui aurais fait ? ”

“ Je lui aurais donné une gifle et je n’y aurais plus pensé. ”

Yvonne ajouta, après un silence : “ Tu l’as jetée par terre et elle a saigné du nez : ça lui a fait plus mal qu’une gifle. ”

Le lendemain, Yvonne qui était trop faible pour se lever, s’adossa contre ses oreillers pour faire sa dentelle.

L’infirmière se précipita quand elle la vit s’affaisser. Elle saisit la petite boîte à ouvrage et la déposa sur le lit de Catiche, puis elle recoucha Yvonne sans dire un mot, et s’éloigna après lui avoir recouvert la figure avec le drap.

Après plusieurs allées et venues, Catiche s’aperçut qu’Yvonne n’était plus dans son lit. Elle osa demander à l’infirmière si elle allait bientôt revenir.

“ Elle ne reviendra plus, ” dit l’infirmière : “ elle est tout à fait guérie. ”

Alors Catiche rangea soigneusement sa dentelle et, après avoir regardé un moment la fine pointe du crochet, elle le mit dans l’étui et rendit le tout à la surveillante.