Catriona/09

La bibliothèque libre.
Catriona (Les Aventures de David Balfour, II)
Traduction par Jean de Naÿ.
Hachette (p. 86-94).


IX

AGITATION DANS LE PAYS DE LA BRUYÈRE


Quand je quittai Prestongrange ce jour-là, j’étais vraiment en colère. L’avocat général s’était joué de moi, il m’avait promis que ma déposition serait reçue et qu’il veillerait à ma sûreté ; or, je venais d’être la victime d’un guet-apens inventé par Simon, mais auquel, d’après ses propres paroles, lui-même n’était pas tout à fait étranger. Je comptai mes ennemis : Prestongrange, avec toute l’autorité du roi pour le couvrir, le duc si puissant dans les Highlands, enfin, Lovat qui voulait étayer sa situation par des preuves de zèle et qui tenait dans le Nord toute la caste des Vieux Jacobites découragés.

Si je me remémorais James More et la tête rouge de Neil, je pensais que j’avais peut-être un quatrième ennemi : les « Caterans » de Rob Roy qui pouvaient bien s’être ligués avec les autres. Dans de telles conjonctures, rien ne pouvait m’être plus utile qu’un bon ami ou un conseiller prudent, mais où le trouver ? Il ne manquait certainement pas de gens disposés à prendre en main mes intérêts, sans quoi Lovat, le duc et Prestongrange n’auraient pas eu besoin de chercher des expédients pour se défaire de moi ; mais comment les découvrir ? J’enrageais de penser que je coudoyais peut-être à chaque instant dans la rue des amis ignorés, sans en être plus avancé pour cela.

J’en étais là de mes réflexions, quand un monsieur m’effleura au passage, me jeta un regard significatif et tourna aussitôt dans une impasse ; c’était Stewart l’avoué. Bénissant ma bonne fortune et la réponse que me donnait la Providence, je le suivis avec empressement. Je le vis à l’entrée d’un escalier, de là, il me fit signe de nouveau et disparut à l’intérieur. Je montai après lui jusqu’au septième et je le trouvai au seuil d’une porte dont il poussa le verrou quand nous fûmes entrés. Cette maison était entièrement vide ; c’était un immeuble dont Stewart était le gérant.

« Nous allons nous asseoir par terre, dit-il, mais nous sommes ici en sûreté tout le temps nécessaire, et j’avais hâte de vous revoir, monsieur Balfour.

— Comment va Alan ? demandai-je.

— Très bien. Andie doit le prendre mercredi prochain sur la plage de Gillane. Il aurait bien voulu vous dire adieu, mais, par le temps qui court, j’ai pensé qu’il valait mieux s’abstenir de cette rencontre. Cela m’amène au point important : où en sont vos affaires ?

— On m’a annoncé ce matin que mon témoignage sera accepté et que je devrai me rendre à Inverary avec l’avocat général.

— Ouais ! s’écria Stewart, je n’en crois pas un mot !

— Moi aussi j’ai des doutes, répondis-je, mais j’aimerais à connaître les raisons des vôtres.

— Eh bien, je vous le dis sans phrases : je suis fou de colère ! Si de mes mains je pouvais renverser leur gouvernement, je le déracinerais comme un pommier mort. Je suis le conseil du comté d’Appin et celui de James Stewart, et il est de mon devoir de défendre la vie de mon parent. Écoutez ce qui se passe et je vous ferai juge. Ce qui leur importe le plus, n’est-ce pas ? c’est de vider la question d’Alan ; il ne peuvent pas poursuivre James comme complice avant d’avoir traduit Alan en justice comme principal auteur du crime ; c’est la loi stricte, on ne peut mettre la charrue devant les bœufs.

— Mais comment pourront-ils assigner Alan sans l’avoir pris ?

— Ah ! voilà ! il y a un moyen ; encore la loi stricte : il ne faudrait pas que par suite de l’évasion d’un criminel un autre pût demeurer impuni ; le moyen est alors de poursuivre l’auteur principal et de le condamner par contumace. Maintenant, suivez-moi bien : il y a quatre endroits où on peut valablement assigner un prévenu : à son domicile, dans un lieu où il a résidé quarante jours, au chef-lieu du comté où il fréquente habituellement et enfin (s’il y a des raisons de supposer qu’il a quitté l’Écosse), à la Croix d’Édimbourg et au port de Leith pendant soixante jours. Le but de cette dernière disposition est évident : c’est que les bateaux qui partent puissent porter à l’étranger la nouvelle de l’affaire et que la citation soit autre chose qu’une simple formalité. Or, prenez le cas d’Alan : d’abord, il n’a pas de domicile connu, je serais bien obligé à celui qui pourrait m’indiquer le lieu où il a vécu quarante jours de suite depuis l’année 1745 ; il n’existe pas de comté où il fréquente autrement que par occasion ; s’il a un domicile quelconque, c’est en France, à son régiment, et s’il n’a pas encore quitté l’Écosse (comme nous le savons et comme eux le devinent), il est clair qu’il ne cherche qu’à passer l’eau. Où, alors, pensez-vous qu’il doive être assigné ? Je vous le demande, vous qui ne connaissez pas la loi ?

— Mais vous venez de le dire, ici, à la Croix d’Édimbourg ou au port de Leith pendant soixante jours.

— Eh bien, vous êtes meilleur homme de loi que Prestongrange, alors, s’écria Stewart ; il a assigné Alan une fois le 25 de ce mois, le jour que vous êtes venu me voir ; une fois et c’est tout, et où ? Pas ailleurs qu’à la Croix d’Inverary, le chef-lieu des Campbell, c’est-à-dire au dernier endroit où on ait chance de le trouver. Un mot à votre oreille, monsieur Balfour : ils ne cherchent pas Alan.

— Comment ! ils ne le cherchent pas ?

— Ils ne tiennent pas à le trouver, en tout cas ! Ils ont peur qu’il ne fasse une belle défense sur laquelle l’innocence de James serait établie ; or, ils veulent la tête de James. Ce n’est pas un procès, comme vous voyez, c’est un complot.

— Cependant, Prestongrange m’a bien interrogé sur Alan, quoique, maintenant que j’y pense, il ait été assez facilement satisfait.

— Voyez-vous ! dit-il, mais ce n’est pas tout ; laissez-moi revenir au fait : on m’a rapporté que James et les témoins, les témoins, monsieur Balfour ! étaient au secret et enchaînés dans la prison du Fort William ; nul n’est admis auprès d’eux et ils ne peuvent écrire. Les témoins ! monsieur Balfour ! Avez-vous jamais vu chose pareille ? Je vous assure que le plus roué des Stewart vieilli dans la basoche n’a jamais violé la Loi avec plus d’impudence ! C’est écrit en toutes lettres dans l’Acte du Parlement de 1700 relatif aux arrestations illégales. Dès que je fus informé de cette chose inconcevable, j’envoyai une pétition au greffier du Grand Juge. J’ai eu sa réponse aujourd’hui ; la voici, voici la Justice ! »

Il me tendit un papier, le même honteux document qui fut depuis inséré dans une brochure « écrite par un témoin » et vendue au profit (ainsi qu’on le lisait sur la première page) de la pauvre veuve de James et de ses cinq enfants.

« Vous voyez, continua Stewart, il ne pouvait me refuser accès auprès de mon client, mais il se borne à recommander à l’officier de service de me laisser entrer. Recommander ! Le Grand Juge d’Écosse « recommande » ! Ne voit-on pas le but de ce langage ? Ils espèrent que l’officier sera assez bête (ou assez avisé) pour me refuser l’entrée de la prison ; j’aurai donc à revenir du Fort William ici, puis il s’écoulera un certain temps avant que je puisse obtenir une permission plus explicite et qu’on ait désavoué l’officier, « un militaire ignorant de la loi, etc. ». Je connais la chanson. Alors, le temps de retourner au Fort William et nous voilà à la veille du procès sans que j’aie pu avoir mes premiers renseignements. N’ai-je pas raison d’appeler cela un complot ?

— Cela en a tout l’air, répondis-je.

— Je vais vous le prouver mieux encore ; ils ont le droit de retenir James en prison, mais ils ne peuvent pas m’empêcher de le voir. Ils n’ont pas le droit d’enfermer les témoins, mais je devrais au moins avoir toute liberté de communiquer avec eux. Or, lisez : « Quant au reste, il refuse de donner aucun ordre aux gardiens de la prison qui n’ont en aucune manière manqué à leur devoir. » Bon sang ! Et l’Acte de 1700 ! Monsieur Balfour, cela me fait bondir !

— En bon anglais, ce papier signifie que les témoins vont rester en prison et que vous ne les verrez pas ?

— Justement ! que je ne les verrai pas jusqu’aux Assises ! s’écria-t-il, et là, j’entendrai Prestongrange parler « des responsabilités si terribles de ses fonctions et des grandes facilités accordées à la défense ». Mais c’est là que je l’attends, monsieur David ; j’ai un plan pour lui tendre un piège avec l’histoire des témoins sur le bord de la route. Nous verrons si je ne puis obtenir un semblant de justice à propos d’un militaire ignorant de la loi qui commandera le piquet de service.

C’était effectivement par la connivence d’un officier que M. Stewart avait pu voir les témoins sur le bord de la route près de Tynedrum.

« Il ne faut s’étonner de rien dans cette affaire, dis-je.

— Je n’ai pas fini pourtant ! Voyez ceci (et il me tendit un imprimé tout fraîchement sorti de la presse). C’est l’acte d’accusation ; voici la signature de Prestongrange au bas de la liste des témoins et je n’y découvre pas le nom de Balfour. Mais ce n’est pas la question. Qui, pensez-vous, a dû payer l’impression de ce papier ?

— Je suppose que c’est le roi ?

— Eh bien, c’est moi ; il a bien été imprimé par et pour les Grant, les Erskine et cette canaille de Simon Fraser, mais devais-je, moi, en avoir une copie ? Pas le moins du monde. Il fallait d’après eux que j’arrivasse devant la Cour sans avoir connu les charges.

— N’est-ce pas contraire à la loi ?

— Non, mais c’est une faveur si naturelle et si constamment accordée que, jusqu’à cette affaire sans nom, personne n’aurait songé à la contester. Maintenant, admirez la main de la Providence ! Un étranger entre par hasard dans l’imprimerie de Fleming, aperçoit une épreuve sur le parquet, la ramasse et me l’apporte. C’était justement l’acte d’accusation. Je l’ai fait imprimer aux frais de la défense : sumptibus mœsti rei. Vit-on jamais chose pareille ! Voilà le secret dévoilé maintenant ! Mais pensez-vous que j’aie le cœur de me réjouir, quand il y va de la vie de mon parent ?

— Je crois, en effet, que vous n’en avez guère envie, répliquai-je.

— Et maintenant que vous savez tout, vous comprenez pourquoi je vous ris au nez quand vous me dites que votre témoignage sera accepté ? »

C’était mon tour. Je lui racontai en abrégé les offres de Simon et sa manière d’agir avec moi, l’incident du duel et la scène qui avait eu lieu chez Prestongrange au retour du Park. Je ne lui dis rien de ma première conversation avec l’avocat général, à cause de ma promesse.

Tout le temps que dura mon récit, Stewart m’écouta en branlant la tête comme un automate. À peine eus-je terminé, qu’il me donna son opinion d’un mot qu’il accentua.

« Dis-pa-rais-sez, dit-il.

— Je ne puis prendre ce conseil au sérieux, répondis-je.

— Je vous y forcerai bien ! D’après ce que je vois, vous disparaîtrez d’une façon ou de l’autre. Et cela en dehors du procès. L’avocat général, qui n’est pas sans un reste de conscience, a réussi à sauver votre tête. Il a refusé de vous inculper dans l’affaire et aussi de vous faire assassiner, voilà l’explication de leur querelle, car Simon et le duc n’ont pas plus de parole pour leurs amis que pour leurs ennemis. Vous ne serez donc ni accusé ni tué, mais je me trompe fort, ou vous serez enlevé et emmené au loin comme lady Grange. Je suis prêt à le parier ! Voilà leur expédient.

— Vous m’y faites penser ! m’écriai-je, et je lui racontai le coup de sifflet et l’apparition de la tête rouge de Neil.

— En quelque lieu que soit James More, rappelez-vous qu’il a toujours près de lui un fripon. Son père n’était pas si mauvais que lui, quoique souvent en contravention, et pas assez ami de ma famille pour que je perde mon temps à le défendre. Mais quant à James, c’est un animal et un goujat. Je n’aime pas plus que vous l’apparition de cette tête rouge, c’est un danger ; fi ! cela sent mauvais ! C’était le père Lovat qui s’était chargé de l’affaire de lady Grange ; si c’est le fils qui s’occupe de la vôtre, cela ne sortira pas de la famille. Pourquoi James More est-il en prison ? Le même délit : enlèvement. Ses hommes doivent avoir la pratique de la chose ; il les prêtera à Simon, et la première nouvelle que nous apprendrons un de ces jours, sera que James aura été acquitté ou bien qu’il aura réussi à tromper la surveillance de ses gardiens et se sera échappé ; quant à vous, vous serez à Benbecula ou à Applecross.

— Vous mettez les choses au pire…

— Ce que je veux, continua-t-il, c’est que vous disparaissiez avant qu’ils aient le temps de mettre la main sur vous. Cachez-vous jusqu’au moment du procès et alors, tombez sur eux au moment où ils ne penseront plus à vous. En admettant, bien entendu, que votre témoignage ait assez d’importance pour qu’il vaille la peine de courir les risques.

— Je puis vous dire une chose, monsieur Stewart, j’ai vu l’assassin et ce n’était pas Alan.

— Alors, grâces à Dieu, mon cousin est sauvé ! s’écria-t-il. Vous avez sa vie au bout de votre langue ; rien ne doit être épargné pour vous amener à l’audience ! — Il se mit à vider ses poches sur le plancher. — Voilà tout ce que j’ai sur moi, continua-t-il, prenez-le, vous pourrez en avoir besoin avant la fin. Partez ! descendez tout droit cette impasse, vous trouverez à son extrémité un sentier qui mène à Lang Dykes, et pour l’amour de Dieu, qu’on ne vous voie plus à Édimbourg jusqu’à ce que l’instruction de la cause soit finie.

— Où puis-je aller, alors ?

— C’est ce que je ne saurais vous dire malheureusement ! tous les endroits que je pourrais vous indiquer seraient justement peut-être ceux où on vous chercherait… Suivez donc votre inspiration et que Dieu vous conduise ! Quatre jours avant l’ouverture des Assises, c’est-à-dire le 17 septembre, nous nous rencontrerons à King’s Arms dans le comté de Stirling ; et si vous avez réussi à vous cacher jusque-là, je trouverai un moyen pour vous faire arriver à Inverary.

— Une question encore : ne puis-je revoir Alan ? »

Il sembla hésiter. « Hum ! dit-il enfin, j’aimerais mieux vous répondre que non, mais je ne puis vous taire qu’Alan le désire autant que vous, et qu’il sera caché cette nuit, comme il le fait depuis quelque temps, dans les environs de Silvermills, dans l’espoir que vous irez. Si vous êtes bien sûr de n’être pas suivi, monsieur Balfour (mais assurez-vous-en !), cachez-vous dans un bon endroit et observez le chemin pendant une heure entière avant de vous y risquer. Ce serait une terrible affaire si tous les deux vous veniez à être pris ! »