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Ce qui ne meurt pas/II-15

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Alphonse Lemerre (p. 346-359).

XV

Les quelques jours que madame de Scudemor avait marqués pour le mariage de Camille et d’Allan ne tardèrent pas à s’écouler. Comme depuis son retour d’Italie on savait à peine à Paris qu’elle fût revenue, et que d’ailleurs sa santé aurait été un suffisant prétexte pour ne pas donner de fêtes à l’occasion de ce mariage, elle n’y invita personne. Il fut résolu que rien ne serait changé à la vie qu’ils menaient tous les trois au château des Saules jusqu’à l’hiver, époque à laquelle le jeune ménage partirait pour Paris.

Le mariage se fit donc, — comme tous les mariages devraient se faire, — obscurément, au fond d’une campagne, dans une petite église de village. Nulle société envieuse, ironique et impie n’accompagna ces deux beaux jeunes gens qui s’unissaient devant Dieu, et n’espionna les joies modestes de la femme sur le front où, le lendemain, d’obscènes regards les y eussent cherchées à travers de confuses rougeurs. Pour tous témoins, il n’y avait là que quelques jeunes gens et quelques vieillards du village, vêtus de leurs habits de fête. Simples âmes, qui voyaient dans cette cérémonie du mariage le plus grand événement de leur vie à venir et le plus touchant de leur vie passée. Camille avait pris pour sa couche-bru, comme l’on dit dans le pays, une des jeunes filles qui étaient venues, la veille, lui offrir l’oranger où elle devait cueillir la branche d’usage destinée à son front. Hélas, ce n’était plus un symbole ! Quoique heureuse, la mariée la regarda longtemps avec rêverie, cette blanche fleur qui allait mentir, et, rougissant pour toutes les deux, elle la dissimula pudiquement sous une des tresses de sa forte chevelure. Et c’est ainsi que, d’emblème de l’innocence, la fleur devint celui du mystère que Camille cachait dans son sein.

Jamais mademoiselle de Scudemor n’avait été si belle. Les images du passé se joignant aux idées que faisaient naître les circonstances de ce jour, lui donnaient un embarras charmant, un trouble plein d’ivresse et de langueur, d’ardeurs noyées dans des tristesses plus voluptueuses que ces ardeurs mêmes. Jusque dans sa démarche, il y avait de son âme. De la porte de l’enclos à l’église bâtie au milieu elle s’appuya sur le bras d’Allan, non comme une jeune fille ignorante et timide, mais non plus comme la femme heureuse et fière de l’amour de son époux. C’était quelque chose de l’un et de l’autre de ces sentiments. En la voyant ainsi s’avancer sur le bras d’Allan, un observateur ou un poète, à l’intuition sûre, aurait peut-être soupçonné la position de cette languissante épousée ; mais il n’y avait ni poète ni observateur parmi ces villageois, qui ne savaient pas que, pour le rendre plus enivrant encore, au bonheur actuel de ce jour s’ajoutait celui des souvenirs. Gens candides, qui n’avaient pas réfléchi sur eux-mêmes, et à qui rien n’avait appris qu’avoir été coupable rend plus heureuse, au jour de l’union désirée, que d’être demeurée innocente.

On avait répandu des jonchées de primevères dans la nef, dont les croisées ouvertes recevaient en plein un air frais et pur. Plus d’une fois, pendant la cérémonie, les pigeons du presbytère vinrent se poser sur le bord des fenêtres comme des messagers de joie. Camille pouvait les voir du pied de l’autel où elle recevait la bénédiction du prêtre. Une pensée superstitieuse naquit en elle comme il arrive souvent, dans les circonstances solennelles de la vie, même aux moins rêveuses. Elle s’imagina que ces oiseaux étaient un présage et que, s’ils quittaient la fenêtre avant la fin de la cérémonie, son bonheur s’en irait avec eux. Hélas ! les oiseaux s’envolèrent… L’étincelante beauté de Camille se couvrit d’une pâleur soudaine aussi grande que celle de sa mère, debout à côté d’elle et qui, sans sourires et sans larmes, regardait marier son enfant. Seulement, pour Camille, cette pâleur devait disparaître à la voix d’Allan, tandis que, pour Yseult, c’était un suaire qu’elle emporterait dans la tombe.

Après la cérémonie, Camille demanda à Allan de retourner tous les deux à pied au château. Madame de Scudemor, dont l’état de souffrance motivait une foule de ménagements, remonta en voiture et les laissa. On était en juin, ce mois inondé de lumière et embrasé de soleil comme un regard de femme amoureuse. Du côté opposé au marais les airs se tiédissaient, sur toute la route qu’ils parcoururent, de l’alanguissante odeur des colzas qui balançaient leurs milliers d’aigrettes d’or à perte de vue. Les blés n’étaient pas avancés. De sveltes épis d’un vert tendre ne montaient pas plus haut que les colzas en fleur. À d’autres endroits les trèfles étendaient leur laque carminée et sombre, et nul arbre n’ombrageait ces plaines qui n’avaient guère au dessus d’elles que le cintre du ciel. Allan et Camille les traversaient pas à pas, suivant les chemins étroits que la charrue épargne au bord des champs cultivés. Promenade qui leur rappelait celle d’il y avait près de quatre ans, dans les même lieux. Camille surtout y trouvait un grand charme… Elle se souvenait de son isolement lors de la maladie d’Allan, et le souvenir du mal passé assaisonnait délicieusement les émotions qu’elle recueillait dans son cœur. C’était dans ces champs qu’elle avait emporté son secret d’inquiétude et de jalouse amitié qui présageait si bien l’amour, — qui était de l’amour peut-être, à son insu à elle-même comme à celui de tous… C’était là qu’elle avait séché ses larmes, si toutefois elle en avait répandu… Et elle ne retrouvait pas plus sur la terre rousse du sentier la trace de son petit pied d’enfant, que dans son âme les vestiges de la douleur endurée.

« C’est un pèlerinage d’expiation que cette promenade, Allan, — disait Camille. — Je voulais que le jour où nous commençons d’être inséparables, nous pussions passer ensemble là où j’étais passée seule et malheureuse. Quand tu fus malade de cette chute et de cette fièvre dont tu faillis mourir ma mère m’avait exilée de ta chambre, et c’était ici que je venais attendre la fin de ces jours si longs ! »

Allan pressa la main qu’il avait dans la sienne ; l’heureuse femme crut qu’il la comprenait… Elle vit dans son silence un attendrissement qui n’existait pas. Ses paroles avaient réveillé de dévorants souvenirs dans le cœur de son mari. Il pensait à Yseult et aux soins qu’elle lui avait prodigués. Il se la rappelait comme elle était posée au chevet de son lit, et, par une singulière contradiction, ce qu’il éprouva ressemblait plus à du regret qu’à du remords. Malheureux homme, qui se détournait du présent et de l’avenir, inassouvi de l’un et dégoûté de la perspective de l’autre, pour se rejeter au passé qui ne lui appartenait plus ! C’est ainsi qu’après l’avoir aimée, et au moment où Camille était à lui pour la vie et où il venait de jurer devant Dieu et les hommes de l’aimer toujours, il lui faisait, dans sa pensée, sa première infidélité.

Mais il eut honte de ce regret involontaire ; il l’étouffa et il crut en avoir fini avec le passé. Il se trompait. Un premier amour influe sur toute la vie. On aime après, on aime encore, et peut-être aime-t-on davantage ? Mais on porte un signe dans le cœur, signe maudit ou béni mais ineffaçable. Le doigt de la première aimée est comme celui de Dieu. L’empreinte en est éternelle… À chaque amour qui finit, à chaque illusion qui s’en va, à chaque boucle de cheveux coupée sur des têtes mortes, une seule image apparaît et se traîne dans le vide du cœur et il semble toujours qu’il n’y en a qu’une qu’on ait trahie !

Ceux qui sont mariés le savent bien. Il faut être bien follement enivré ou bien stupide pour que, le jour du mariage, on n’ait pas des tristesses incompréhensibles, même ceux-là qui ont vécu le moins de la vie du cœur. On a vu souvent de petites pensionnaires, mariées du matin, frissonner au bal le soir, dans la soie dont elles étaient vêtues, sans savoir pourquoi ce glacial frisson les atteignait un pareil jour… Allan chercha à engloutir en lui ce qu’il avait de morne au cœur au milieu des joies impuissantes de la simple fête qu’on donna aux Saules. Les villageois et les pêcheurs de la Douve dansèrent dans les cours et sur les gazons. Camille y dansa elle-même, mais elle se retira de bonne heure. Elle n’était plus la jeune fille qui voit venir le soir avec les tremblements d’une pudeur craintive et des désirs mal combattus. Ce qu’il y avait derrière le rideau de la couche nuptiale, elle le savait, et si elle aspirait à l’heure mystérieuse et sacrée c’était pour être seule avec celui qu’elle aimait, seule et toute à lui, sans avoir à craindre l’entrecoupement d’une caresse !

À la fin, ce moment arriva où les battants d’une porte fermée firent le désert autour d’eux. Ils venaient de quitter leur mère, que la fatigue avait forcée de se mettre au lit. À cet instant où Allan souhaitait une nuit tranquille à celle qu’il abandonnait, sur la couche où il avait veillé à côté d’elle, pour aller veiller avec une autre pendant qu’elle essaierait de dormir, — si toutefois l’enfant qu’elle portait dans son sein n’interrompait pas son sommeil, — il éprouva un si grand trouble que le baiser réservé à la joue il le prit, par un mouvement rapide et confus, au bord des lèvres connues… C’étaient toujours les mêmes, froides et séchées. Mais ce baiser involontaire et hâté, à moitié donné et aussitôt repris, lui causa une impression saisissante et le rejeta dans les pensées que, le matin, il avait essayé d’éloigner.

— Oh ! nous sommes seuls et à nous ! — dit Camille, avec l’ingénuité d’un amour profond, en entrant dans la chambre qu’ils devaient désormais habiter. Madame de Scudemor avait soigné elle-même chaque détail de cet appartement. Tout y était commode, élégant, attestant l’imagination d’une femme qui a connu l’amour et le luxe ouaté qu’il exige. Qui peut dire s’il n’y avait pas eu pour Yseult une douleur attachée à chaque détail de cette chambre, ornée et arrangée par elle ? Mais elle n’en avait oublié aucun. Une pensée cruelle ou triste avait peut-être accompagné chaque soin qu’elle avait pris pour que la félicité de Camille ne se blessât pas à quelque angle des choses qui allaient l’environner ; pour que les pieds nus de l’heureuse épousée ne trouvassent pas le tapis qui les recevrait d’un tissu trop rude. Elle n’avait pas moins dit, l’infortunée : « mettons bien à l’aise son bonheur ! » tout en opposant peut-être intérieurement sa condition à celle de Camille, tout en évoquant sa détresse passée dans un de ces souvenirs qui survivent à l’oubli de tout et qui, mêlés à tous les actes de la vie, « noircissent chaque rêve », a dit Crabbe, « et empoisonnent chaque prière », mais, hélas ! ni rêve, ni prière, depuis longtemps elle n’en faisait plus !

La fête avait fini de bonne heure aux Saules. On respectait le repos de madame de Scudemor. Les paysans ne prolongèrent pas leurs danses dans la nuit autour du château. Une fenêtre était restée ouverte dans la chambre de Camille et d’Allan. L’air était si doux qu’ils ne songèrent pas à la fermer. La lune commençait à blanchir le bleu de la coupole du ciel, et les accacias du jardin exhalaient leurs parfums d’orange. Ce n’était qu’une belle nuit, mais, pour les âmes tendres, c’était la musique de la nature, — de toutes les musiques celle qui les jette le plus dans les bonheurs insensés de la rêverie et des larmes.

On le sait, Camille n’était point ce qu’on peut appeler « une âme tendre ». Il y avait en elle quelque chose d’emporté, de décidé qui excluait toute idée de tendresse. Mais la sensibilité d’une femme a beau être passionnée, ce n’est jamais comme celle de l’homme qui s’attache davantage au fini, aux arêtes des choses. Dans la sensibilité des femmes il revient toujours comme une plainte charmante, comme une fatigue même d’un bonheur sous lequel elles ploient et qu’elles ne peuvent longtemps porter… Tel était le genre de tendresse de Camille. D’un autre côté, un des caractères du bonheur c’est la lenteur des mouvements dans ceux qui en jouissent. Pour vivre plus longtemps dans la pensée qui rend heureux, on la retient à grand’peine, comme un souffle qui respire ne s’aspirerait plus. Le corps même n’a plus qu’une attitude, comme si, dans l’espace, il y avait à craindre quelque choc invisible et soudain. Camille avait entraîné lentement son mari à la fenêtre. Au lieu de regarder celui qu’elle aimait elle regardait cette nuit, pure comme une âme, ou plutôt elle ne regardait ni l’un ni l’autre. Elle recevait, sans la chercher, l’impression des deux. Il fallait qu’il entrât de la nature comme de l’amour dans son émotion, car il y a un accord parfait entre le cœur et la nature d’où résultait le bonheur infini qu’elle goûtait alors, et dont les autres bonheurs dévorés n’avaient été que la promesse. La fenêtre fermée, le rideau baissé, elle aurait aimé autant Allan, elle aurait été plus seule avec lui, et elle n’eut pas été aussi heureuse ! C’est Pan aussi que devrait s’appeler le bonheur dans nos âmes, puisqu’il est tout et se compose de tout. Des pleurs roulaient dans les yeux de Camille, et elle ne s’apercevait pas que c’étaient des pleurs à travers lesquels elle voyait le ciel qui lui semblait plus beau, plus cristallin, plus humide qu’à l’ordinaire, dans la transparence d’azur de son éther ! Sa tête s’appuyait sur l’épaule d’Allan. Il avait voulu lui parler. Elle lui avait dit à voix basse : — « Oh ! laisse-moi ! » Elle ne bougeait pas, elle ne pensait pas, elle ne désirait rien. Le bonheur l’égalait aux femmes tendres… Qu’elles disent si c’est du bonheur que cet état d’âme, qu’elles connaissent seules, où la voix aimée est moins douce que le silence, et où un baiser, même un baiser, on ne le voudrait pas !

Adorable nuit de noces que celle qui pourrait s’écouler toute ainsi ! Mais de l’amour Allan, depuis longtemps, ne connaissait que les ivresses. Le mariage ne faisait pas refleurir dans son cœur, comme dans celui de Camille, la félicité des premiers instants de l’amour ou une félicité meilleure. Son âme de poète lui avait donc été donnée en vain ! Ce sentiment si fort et si chaste, cette nature dont le charme était non moins grand, ne l’arrachaient pas à ses pensées. Il restait silencieux comme Camille, mais il souffrait. Il songeait à l’autre, — qui comptait sans doute les heures dans l’isolement et dans l’insomnie. Pitié ou regrets il ne voyait plus que confusion en lui-même, et il se demandait si son premier amour n’avait été que mal éteint. En vain se disait-il qu’il voulait aimer Camille. On ne se dit ces choses insensées que quand l’amour n’existe plus ou qu’il va cesser d’exister. L’idée du bonheur retrouvé par elle et qu’il avait peur de troubler, ajoutait encore à son supplice. Pour y échapper, après bien des mouvements en sens divers, il appela la volupté à son aide et sur le cou soyeux de sa femme, satiné davantage par le torrent d’outremer qui y coulait dans le bleuâtre clair de lune, il essaya de réchauffer ses lèvres, froides encore du contact des lèvres d’Yseult.

— C’est toi ! — dit Camille, en lui passant les bras autour du cou, — c’est toi ! et toute la vie ainsi.

Elle n’eut pas la force d’approcher son visage du visage d’Allan, pas la force d’achever la caresse, tant elle était heureuse ! N’était-ce pas un sacrilège à Allan que de rappeler des pures régions de la rêverie et des plus ineffables jouissances cette femme, qui s’y était perdue, pour la faire revivre de la vie terrestre des passions momentanément abandonnée ? C’est qu’il voulait provoquer des enivrements dans lesquels il se cachât à elle et à lui-même, et qu’autrefois il n’avait pas la peine de chercher !

Mais la pensée qui le rongeait fut plus forte que tous ses efforts. Cette jeune femme n’était pas seulement l’épouse du matin, la jeune fille désirée longtemps et enfin obtenue, c’était une femme sans mystère, n’ayant plus que cet amour si grand quand une femme s’est donnée et qu’il ne lui reste plus que cet amour à donner, dernier don repoussé du pied par les hommes ! Aussi la caresse prodiguée ne faisait pas oublier la souffrance du malheureux Allan, qui cherchait à la fuir. Il s’emportait contre lui-même et contre le destin de ce que cette magnifique créature, assise sur ses genoux et dont il pressait avec ardeur les hanches bombées et voluptueuses, ne lui causât plus les émotions qu’elle lui causait naguère et dont il avait un si grand besoin aujourd’hui ! Elle, elle ne voyait pas dans les transports de son mari ce qu’ils cachaient à son âme si amoureusement abusée ! Elle s’abandonnait à chaque instant davantage. Puis, comme elle était naturellement passionnée, elle fit bientôt plus que de s’abandonner… Les rôles changèrent. Allan, vaincu par les résistances de son cœur, sentait que Camille, autrefois si puissante, n’était plus qu’une femme. Le mari restait, mais l’amant avait disparu.

— Tes lèvres sont froides et tes cheveux aussi, — dit Camille, — c’est l’air de la nuit. — Et plus bas elle ajouta, rougissante, ce mot de l’intimité dans lequel se transfondent deux existences et qui devient immonde si plus d’un l’entend : — Couchons-nous !

Elle se leva des genoux de son mari et alla se coiffer de nuit dans la glace. En un clin-d’œil, sa robe de mariée tomba à ses pieds. Elle en sortit toute bondissante, n’ayant plus que son jupon blanc et son corset, étroite et gracieuse cuirasse qu’elle eut promptement délacée. Allan la regardait, morne, à trois pas d’elle. À chaque voile qui tombait c’était quelque beauté nouvelle qui venait d’éclore, un bras entièrement dénudé, une épaule échappant aux plis dérangés d’une dernière tunique, une rondeur de sein plus trahie. Il la regardait machinalement comme un homme rassasié regarde, d’un air vague et froid, la coupe dont il s’est abreuvé et qu’il a vidée, et pourtant, cette coupe, il ne voulait pas la briser.

 
 
 
 
 

Cependant la tristesse sombre qui perçait au tond de toutes les caresses d’Allan, Camille ne l’apercevait pas. Cette nuit de noces n’était amère que pour lui. Pour elle, ses instincts de défiance s’étaient endormis et l’émotion ne leur donnait pas le temps de se réveiller. Mais, pour une autre que Camille, la figure d’Allan sous le demi-jour de la lampe aurait accusé les angoisses qu’il étouffait. Dans les bras de sa jeune épouse il contractait sa fureur intérieure de ne pouvoir entièrement perdre la raison. Elle, les yeux mi-clos et toute pâmée, la tête en saillie sur l’oreiller tiédi de ses souffles, livrait les merveilleuses touffes de ses épaules à respirer à Allan comme des gerbes de fleurs enivrantes. Le cruel les mordit plus d’une fois avec la rage des désirs trompés… Heureusement, la bouche ne déposait pas l’horrible secret dans ses morsures, — et, le lendemain, Camille ne devait y voir que la trace d’une nuit de volupté et d’amour.

Heureuse Camille ! elle ne s’endormait pas, et les heures passaient, aussi pleines et rapides pour elle qu’elles étaient lentes et vides pour Allan. Lui, maudissait cette vie si forte qui résistait à la fatigue des transports et de l’insomnie. Il aurait désiré qu’elle s’endormît. Il se serait trouvé délivré et il aurait respiré tout haut. Quand les yeux de Camille, d’un éclat maintenant aussi voilé qu’ils étaient ordinairement brillants, relevaient leurs noires paupières chargées de brûlantes langueurs pour regarder son mari et s’abaisser de nouveau, Allan tremblait qu’ils ne vissent jusque dans son âme. Une fois il éteignit la veilleuse qui, du somno, projetait la lumière sur le lit, et la chambre et le groupe qu’ils formaient, tout disparut dans l’obscurité. Ah ! si Camille, dans cette obscurité, avait passé les mains sur le visage penché vers elle, peut-être y aurait-elle trouvé les froncements de la douleur que son mari lui cachait !

Cette nuit paraissait d’une longueur sans pareille à Allan. Elle lui ouvrait l’insupportable perspective de revenir, au bout de chaque journée, comme un éternel supplice. Il en comptait toutes les secondes avec l’anxiété de l’attente. Mais qu’attendait-il ? Que cette femme s’endormît ? Chétive interruption à la vie ! Le réveil ne ramènerait-il pas l’irrévocable ? Et, tout en se disant cela au milieu des tourments endurés sur le sein de sa femme, il sentait qu’elle le serrait plus étroitement et il lui rendait son étreinte. Qu’elles sont donc impénétrables les six lignes de chair de nos poitrines, puisque les battements de ce cœur que Camille pressait sur le sien ne l’avertissaient pas !

Enfin, quand le jour vint à poindre, Camille s’endormit de lassitude. Le sommeil est pour les heureux comme pour les justes. Allan la regarda, aux premiers rayons de l’aurore, qui fermait les yeux plus pesamment et qui, par degrés, perdait connaissance. Spectacle délicieux quand on aime ! Mais il ne jouit pas de cette contemplation idolâtre. Il épiait le moment où il pourrait, sans la réveiller, se dégager des bras qui l’entouraient. Il les dénoua doucement, ces bras si forts pour le retenir et auxquels la pression du corps qui avait pesé dessus avait fait contracter, en plusieurs endroits, des rougeurs ardentes. Il quitta furtivement ce lit comme s’il n’avait pas été le sien, s’habilla à la hâte et vint s’asseoir dans une des bergères de la cheminée. Il prit un livre pour se sortir de lui-même, — mais il n’en comprit pas un mot et il resta plongé dans son accablement.

Le jour était haut quand Camille s’éveilla. Avant d’ouvrir les yeux elle fit un mouvement comme pour chercher celui qui devait reposer auprès d’elle, et, ne le trouvant pas, elle se dressa effrayée sur son séant, les yeux démesurément ouverts ; mais, avant qu’elle eut appelé Allan, elle l’aperçut, défait et pâle, au coin de la cheminée : « Pourquoi es-tu là ? » lui demanda-t-elle avec inquiétude. Il lui donna pour raison qu’il s’était trouvé un peu souffrant, et qu’il s’était levé sans vouloir troubler le sommeil dont elle jouissait depuis si peu d’heures. « Mais je suis bien, maintenant, » ajouta-t-il. — « Viens donc m’embrasser ! » lui dit Camille en retombant mollement sur le lit. Il l’embrassa, — mais d’un baiser vide comme le cœur qui le lui donnait.

Ce premier bonjour dans son existence nouvelle avait-il encore la puissance de l’illusion pour Camille ? Quoiqu’il en pût être, elle fut triste tout le lendemain de son mariage. Elle ne fut plus émue comme la veille, en s’entendant appeler : — « Madame ». Elle fut triste, et elle ne put se dire pourquoi… Seulement, elle se rappela plus d’une fois les oiseaux qui s’étaient envolés et qu’elle avait pris pour un présage.