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Châtelaine, un jour…/13

La bibliothèque libre.

XIII

Encore tout essoufflée d’avoir monté l’escalier si vite, Colette déchira l’enveloppe.

À son passage devant la loge, la concierge lui avait dit :

— Y’a une lettre du notaire, mademoiselle.

Elle avait dit du notaire, comme si elle eût été au courant ; ce qui était pour elle sa façon de se glisser dans l’agitation mystérieuse qu’elle devait observer depuis quelque temps chez Colette.

La jeune fille déplia la lettre.

Mademoiselle,

Je vous accuse réception de votre lettre du 16 avril et je m’empresse d’y répondre.

Vous pouvez vendre sans regret le château de Grandlieu, car les événements passés nous confirment que le trésor du comte de Boissy n’est qu’une légende. En effet, à diverses époques, nous relevons qu’il fut fait de sérieuses recherches. Les dernières en date furent exécutées en 1905 par M. Dutoyat qui était, à l’époque, propriétaire du domaine. Des sondages furent faits, en outre, les lambris de la grande salle et de la bibliothèque furent déposés. En 1936, le propriétaire, M. Montrion, fit venir un radiesthésiste réputé qui n’obtint pas de meilleurs résultats.

En revanche, j’ai le plaisir de vous annoncer que j’ai reçu une offre fort intéressante de M. Chavanay, de Paris. Ce monsieur offre douze millions du domaine. J’écris ce jour à M. Lesquent pour le mettre au courant et je vous invite à me donner, le plus rapidement possible, votre acceptation de principe, pour la conclusion de la vente.

Je vous prie d’agréer…

Le premier effet de cette lettre sur la jeune fille fut le désappointement. Un nouveau rêve s’écroulait. Et puis, elle avait une telle provision d’optimisme aujourd’hui, qu’elle pensa aussitôt :

« Un notaire ne peut imaginer qu’il existe des trésors cachés. Pour lui, la vraie fortune est celle qui se voit, celle que l’on avoue, celle qui s’écrit en encre indélébile sur les testaments, les actes de donation et les contrats de mariage. Un notaire peut-il imaginer une corniche que l’on touche, un pan de mur qui tourne et un escalier étroit sentant le moisi qui descend jusqu’à la caverne d’Ali-Baba ? »

Décidément, la lettre du notaire ne la décourageait pas. Peut-être un jour son souvenir amortirait-il une désillusion, si, après avoir encore fouillé le château, la jeune fille se déclarait vaincue.

L’autre point demandait une décision rapide : la vente.

« Si je demande une réserve de six mois, par exemple, on se moquera de moi. J’ai bien la possibilité de retarder ma réponse au notaire, je ne gagnerai que quelques jours. Non, le mieux est que je voie Lesquent le plus tôt possible, puisqu’il est mon associé forcé. »

Le tintement de la sonnette arrêta ses réflexions.

Qui pouvait venir à cette heure ? Colette regarda sa montre et vit qu’il était vingt heures. D’un coup d’œil rapide, elle vérifia si son logis était en ordre et, rassurée, se dirigea vers la porte.

— Vous !

Chavanay, son chapeau à la main, se tenait sur le palier.

— Pouvez-vous m’accorder quelques minutes ?

— Est-ce bien nécessaire ?

— Serais-je venu si je ne croyais pas qu’il fût indispensable que nous parlions.

Colette s’écarta de la porte et le laissa entrer.

Il fit quelques pas avec réserve et, se retournant vers la jeune fille :

— C’est à Fourcaud que je dois votre adresse. Seulement, je tiens à ce que vous sachiez qu’il ignore tout de notre promenade. Je l’ai fait parler par ruse. Je lui ai dit incidemment :

« — Votre secrétaire doit habiter près de chez moi, il me semble la connaître de vue.

« — Ça m’étonne, me fit-il, elle habite Montmartre.

« — Près de chez Elisabeth ?

« — Erreur, mon cher, elle demeure rue du Mont-Cenis.

« J’ai passé l’après-midi à voir les commerçants et tous les concierges de la rue.

— Est-ce pour me démontrer vos talents policiers que vous êtes venu ?

— Je tenais à disculper Fourcaud.

— Admettons, fit Colette qui se souvint du regard de son patron et ne croyait pas un mot de ce que Chavanay venait de lui dire.

Elle offrit une chaise au jeune homme.

— Asseyez-vous… Vous voyez, ce n’est pas l’avenue Victor-Hugo.

Il hasarda un regard vers l’autre extrémité de la pièce.

C’est ravissant. Vous avez tiré, avec goût, un excellent parti de cet atelier.

Il s’attarda un peu à regarder la baie et son décor nocturne, puis reprit :

— Me permettez-vous de vous appeler… Colette ?

— Je n’en vois pas la nécessité.

— Pour vous dire ce que je veux vous révéler, vous m’obligeriez grandement.

Elle ne répondit pas. D’ailleurs, elle ne le regardait pas, semblait hypnotisée par la table qui les séparait.

— J’ai trente ans, dit-il. Je suis industriel. Textiles…

Le souffle d’un rire furtif lui fit lever les yeux. Il vit la jeune fille essayant de contenir un véritable fou rire.

Elle pensait à Lina et à sa description « petites annonces matrimoniales ».

Chavanay, lui-même, ne se présentait pas autrement. C’était trop drôle.

Il se tut et, contournant la table, il vint à elle. Elle se crispait pour essayer de maîtriser son rire.

— Laissez-moi.

Elle rit de plus belle.

— Pourquoi riez-vous ?

Il lui saisit les bras et la secoua sans méchanceté, comme s’il eût voulu lui rendre sa maîtrise d’elle-même.

— Colette, je vous supplie de m’écouter. Colette, je vous aime et je vous aime profondément. Oui, je sais, je vous connais fort peu, mais depuis lundi je suis incapable de ne rien faire d’autre que de penser à vous. Vous ne pouvez imaginer mon angoisse quand, mardi, après être retourné avenue Victor-Hugo, je vous ai crue perdue à jamais, et quelle fut ma joie en vous voyant entrer dans le bureau de Fourcaud. C’est un signe du destin que je vous aie ainsi miraculeusement retrouvée. Pourquoi vous êtes-vous enfuie sans m’écouter, l’autre soir ?

Maintenant, elle ne riait plus, elle le regardait gravement.

— D’abord, je ne vous aime pas, et puis…

— Vous ne m’aimez peut-être pas comme je vous aime, Colette, mais pourquoi m’avez-vous fui jusqu’à maintenant ?

— Parce que… parce qu’il est inutile que nous nous revoyons.

— Vous voulez que je vous dise, moi, pourquoi ?

Elle le regarda avec effroi.

— Non, je ne veux pas. Laissez-moi, je veux être seule. Toute seule.

— C’est cette histoire de mariage, n’est-ce pas ?

— Mais non. Que m’importe votre passé, puisque je ne vous demande qu’une chose, me laisser en paix !

— Je ne partirai pas avant que vous sachiez la vérité.

Il vit dans son visage tourmenté l’éclat d’une larme et, s’approchant, il lui prit les poignets.

— Vous pleurez, Colette ?

— Laissez-moi.

— Je vois bien que vous m’aimez aussi. Il y a entre nous un malentendu, n’est-ce pas ? Quand il sera dissipé, tout s’éclaircira.

Il la sentait toute palpitante et, comme il voulait la serrer contre lui, elle réussit à s’esquiver.

— À quoi bon, dit-elle, mais puisque vous le voulez…

Il la remercia d’un sourire, bien qu’elle gardât un visage impénétrable.

— Il nous sera pénible, à l’un comme à l’autre, de remuer ce passé encore si proche. Pénible pour moi d’abord, parce qu’il me faudra revivre de mauvais souvenirs, pénible, je le crains, aussi pour vous, parce que je vais être obligé de parler d’une femme…

Il s’arrêta un instant avant de dire d’une voix blanche :

— Mais, après, nous n’en reparlerons plus. Plus jamais. Elle s’appelait Véronique…

Colette leva des yeux étonnés.

— Vous la connaissez ? fit-il… Ah ! je comprends, je vous ai parlé d’Élisabeth, tout à l’heure. Élisabeth est ma sœur. Elle habite rue Christiani… Véronique… est une amie d’enfance, je l’avais perdue de vue depuis des années, et puis, un jour, dans un salon de mes amis Mesnager, je fis la connaissance d’une jeune femme, Véronique.

« Vous ne pouvez imaginer, Colette, quand un homme est encore célibataire à trente ans, le nombre d’attentats à sa liberté dont il est victime de la part de ses parents et amis. Seulement, je n’étais pas le seul à avoir trente ans, Véronique également. Veuve depuis six ans, elle songeait sérieusement à se remarier, à refaire sa vie. Mes parents, nos amis, les Mesnager en tête, et Véronique, c’était trop pour un seul homme. D’autant plus que Véronique amenait avec elle une réserve de vieux souvenirs qui fleuraient notre jeunesse. Bref, nous nous sommes fiancés et nous devions nous marier… le mercredi avant Pâques.

« Je vous passerai nos chicanes, nos heurts, des scènes plus pénibles, et la lente découverte que, si nous étions de vieux camarades, notre amitié était sans amour. Nous avons eu la sagesse, ou la chance, de savoir nous arrêter à temps et de ne pas faire bénir une union vouée à la discorde. Sous prétexte d’une grippe, nous avons reculé la cérémonie d’un mois. Ce n’était qu’un manque de courage à l’égard de nos invités, car nous savions déjà que tout était irrémédiablement rompu.

« Voyez-vous, Colette, ce n’est qu’une pauvre histoire. Si Véronique avait été un garçon, nous aurions eu plaisir à évoquer nos souvenirs. J’ai quitté une Véronique encore petite fille, j’ai retrouvé une jeune femme. Nous nous sommes abusés sur nos sentiments.

Colette se retint de dire : « Ce n’est que ça. »

À la vérité, elle était déçue. Quelque rocambolesque histoire lui eût semblé plus naturelle. Il est tellement plus fréquent de consommer un malheur que d’avoir le courage de vouloir l’éviter.

— Vous ne dites rien, fit Chavanay.

La jeune fille leva vers lui un regard accablé.

— Je ne sais plus… Excusez-moi.

— Colette, si je vous demandais de vous revoir, que me répondriez-vous ?

— Rien ne s’oppose à ce que nous nous revoyons.

Il eût voulu la prendre dans ses bras, mais elle était si farouche, qu’il se contint. Il lui prit simplement les mains.

— Vous me donnez un espoir ?

Cet aveu d’amour était si différent de celui qu’elle s’était toujours imaginée recevoir. Bien sûr, il avait dit les mots qu’elle attendait : je vous aime… ces pauvres mots usés par les siècles et par tant de mensonges. Oui, il s’était justifié, où il avait cru le faire. Mais il restait entre eux un fantôme. Une veuve. Colette voyait un fantôme noir, un fantôme voilé de crêpe.

— Ah ! je ne sais pas… Je ne sais plus.

Des pensées contradictoires l’assaillaient :

« Est-ce bien lui que j’aime ou ce luxe qu’il m’offre ? M’aime-t-il réellement, ou n’est-ce que par dépit ? »

Il lui serrait les mains, puis les bras.

Elle eût voulu crier :

« Non, je ne vous aime pas. Comme avec l’autre, vous vous illusionnez.

Elle ne l’osa pas. Elle se retint même de lui demander d’attendre, tant elle craignait de le perdre.

— Ma chérie…

Elle se trouvait contre lui, et maintenant il la serrait. Elle sentait son souffle glisser le long de son cou, effleurer sa nuque, et ils restèrent ainsi sans rien dire, jusqu’à ce que, brusquement, la sonnette de la porte vînt déchirer l’air si calme de la pièce.

Ils sursautèrent l’un et l’autre comme s’ils eussent été pris en faute.

Elle se détacha de lui et dit, hésitante :

— Mais qui est-ce ?

Furtivement, elle se regarda dans la glace. D’un revers de main, elle remonta une mèche de cheveux et alla ouvrir.

Lesquent était là, attendant.

Colette eut un haut-le-corps.

Déjà, son cousin faisait le geste de s’avancer pour entrer. Elle lui barra le passage, tenant la porte.

Il ne fallait à aucun prix que Lesquent et Chavanay se rencontrent chez elle.

Tout à l’heure, tandis que Chavanay la tenait dans ses bras, elle pensait à lui révéler sa cachotterie, mais il ne fallait pas que ce fût Lesquent qui dévoilât que Colette était copropriétaire du château.

Pour d’autres raisons moins précises, la jeune fille préférait que Lesquent ne sût pas qu’elle connaissait Chavanay.

— Je ne peux pas vous recevoir maintenant, dit-elle à mi-voix.

— C’est votre amie qui est là ?

— Je suis occupée, je ne peux absolument pas vous laisser entrer.

Il sourit.

— Cachottière… Je vous attendrai ici.

— C’est inutile, j’en ai pour très longtemps.

— Je voulais cependant vous voir. Vous avez reçu le bouquin ?

— Oui, je vous en remercie ; justement, j’allais vous écrire.

— Pour le trésor ?

La jeune fille fit un signe de la tête.

— Oui.

— Il faut donc que nous en parlions, c’est urgent, et je repars pour Grandlieu demain à six heures du matin.

Colette réfléchit.

— Revenez ce soir, mais très tard.

— À minuit ? fit-il d’un ton gouailleur.

Colette n’avait qu’une idée, se débarrasser de lui, tout en évitant de l’intriguer et de l’inciter à attendre pour voir qui sortirait de chez elle.

Elle dit d’un jet :

— Oui, minuit, ici. Je vous attendrai.

Puis, lui ayant dit au revoir très brièvement, elle ferma la porte.

Chavanay, par discrétion, s’était écarté. Il était allé jusqu’à la fenêtre. En entendant la porte se refermer, il revint vers elle.

Il semblait que le charme, qui tout à l’heure les avait réunis, était maintenant brisé.

— Je vous gêne ? fit-il.

— Oh ! pas du tout.

Elle n’eut pas la force de lui mentir et d’inventer la visite plausible de la concierge ou d’un courtier d’assurance.

Ils ne trouvaient plus rien à se dire.

Après un silence pesant, Chavanay proposa :

— Je vous emmène dîner ?

— Non, je vous remercie… je ne peux pas.

— Pourquoi ?

Elle haussa les épaules. Alors, il lui offrit de la ramener avant minuit.

Elle sentit le rouge lui monter aux joues. Chavanay avait donc entendu la dernière phrase. Elle s’affola.

— Non… je… Ne croyez pas… Je voudrais être seule pour penser.

Chavanay la regardait curieusement.

— Je peux venir vous chercher un soir ?

— Oui, samedi, à midi, si vous voulez. Pas devant le bureau. Au coin de la rue de Provence.

S’il l’avait prise dans ses bras à cet instant, elle ne se fût pas dérobée à un baiser, mais il lui tendit simplement la main, et il sortit lourdement, comme s’il avait perdu cette bataille qu’en vérité il venait de gagner.

Colette, sa main retombée, le regarda partir sans bouger. Quand la porte se fut refermée, elle fondit en larmes.

« Je ne le reverrai plus », murmura-t-elle, en se laissant tomber sur une chaise.