Champs, usines et ateliers/Chapitre III

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CHAMPS, USINES ET ATELIERS
Chap. III. Les possibilités de l'agriculture


CHAPITRE III


Les possibilités de l'agriculture.


Le développement de l'agriculture. — Le préjugé du surpeuplement. — Le sol de la Grande-Bretagne peut-il nourrir ses habitants ? — L'agriculture anglaise. — Comparaison avec l'agriculture en France, en Belgique. — La culture maraîchère ; ses résultats. — Est-il avantageux de cultiver le blé en Grande-Bretagne ? — L'agriculture américaine : la culture intensive aux États-Unis.


L'histoire industrielle et commerciale du monde au cours de la seconde moitié du dix-neuvième siècle a été l'histoire de la décentralisation de l'industrie. Ce n'était pas un simple déplacement du centre de gravité du commerce, comme l'Europe en a vu des exemples lorsque l'hégémonie commerciale passa de l'Italie à l'Espagne, puis à la Hollande et enfin à l'Angleterre : le mouvement a eu une signification beaucoup plus profonde, puisqu'il excluait la possibilité même d'une hégémonie commerciale ou industrielle. Il a révélé l'apparition de nouvelles conditions d'existence pour le commerce et l'industrie, et ces nouvelles conditions nécessitent de nouvelles adaptations.

Bien entendu, des voix s'élèveront en grand nombre pour objecter que l'ancienne suprématie des pionniers de l'industrie doit être maintenue à tout prix : les pionniers ont toujours parlé ainsi. On ajoutera que ces pionniers doivent parvenir à une telle supériorité de science et d'organisation techniques qu'ils puissent battre leurs concurrents plus jeunes, et qu'au besoin ils pourront recourir à la force. Mais la violence appelle la violence ; et si le dieu des armées se met toujours du côté des bataillons les plus forts, les plus forts bataillons sont précisément ceux qui luttent pour de nouveaux droits contre des privilèges surannés.

Quant à acquérir le savoir technique, — certainement, acquérons-en tous le plus possible, ce sera un grand bien pour l'humanité, — mais, pour l'humanité tout entière, et non pour une seule nation, car on ne saurait cultiver la science pour l'usage d'un seul pays. Le savoir et l'imagination inventive, la hardiesse de pensée et l'esprit d'entreprise, les conquêtes du génie et les améliorations apportées à l'organisation sociale, ce sont là des résultats devenus internationaux : aucune espèce de progrès — intellectuel, industriel ou social, ne peut être renfermée dans des frontières politiques ; le progrès traverse les océans et perce les montagnes ; les déserts mêmes ne lui posent pas de limites.

Le savoir et l'esprit d'invention sont aujourd'hui si parfaitement internationaux que si un simple entrefilet dans un journal annonce demain que le problème de l'emmagasinement de l'énergie, de l'impression sans encre ou de la navigation aérienne a reçu une solution pratique dans un pays du monde, on peut être certain qu'à quelques semaines de là le même problème sera résolu, presque de la même façon, par différents inventeurs de différentes nationalités[1].

À chaque instant nous apprenons que la même découverte scientifique ou la même invention technique a été faite à quelques jours d'intervalle dans des pays séparés par des milliers de lieues, comme s'il y avait une espèce d'atmosphère qui favorise la germination d'une idée donnée à un moment donné. Et. en effet, cette atmosphère existe : la vapeur, l'imprimerie et un stock commun de connaissances l'ont créée.

Ceux donc qui rêvent de monopoliser le génie inventif et industriel sont en retard de cinquante ans. Le monde, le vaste, vaste monde, est aujourd'hui le vrai domaine de la science ; et si chaque nation déploie quelques capacités spéciales dans telle ou telle branche, les diverses capacités des différentes nations se compensent, et les avantages qui pourraient en découler pour l'une d'elles ne sauraient être que temporaires. L'habileté d'exécution des Anglais dans les arts mécaniques, la hardiesse des Américains dans leurs gigantesques entreprises, l'esprit systématique des Français et la pédagogie germanique deviennent des qualités internationales. Ainsi nous voyons Sir William Armstrong, dans ses ateliers d'Italie et du Japon, communiquer aux ouvriers de ces deux pays l'art, né sur les bords de la Tyne, de manier d'énormes masses de fer ; l'esprit d'entreprise un peu tapageur des Américains envahit le vieux monde ; le goût français de l'harmonie devient le goût européen : et la pédagogie allemande — perfectionnée, ajouterai-je même — n'est point dépaysée en Russie. Aussi, au lieu d'essayer de maintenir la vie dans les sentiers battus, serait-il préférable de voir quelles sont les nouvelles conditions d'existence et quels devoirs elles imposent à notre génération.

Les caractères de ces nouvelles conditions et leurs conséquences sont faciles à comprendre. Comme les nations industrielles de l'Europe occidentale rencontrent des difficultés toujours croissantes à vendre à l'étranger leurs produits fabriqués et à recevoir des objets alimentaires en échange, elles seront forcées de demander leur nourriture à leur propre sol. Elles seront ainsi contraintes de compter sur la clientèle de leurs nationaux pour leurs manufactures, et sur les productions de leur sol pour leur alimentation. Et plus tôt elles le feront, mieux cela vaudra pour elles.

Cependant deux principales objections s'opposent à ce que ces conclusions soient acceptées. Économistes et politiciens nous ont enseigné, et nous les avons crus sur parole, que les territoires des États de l'Europe occidentale sont tellement surpeuplés qu'ils ne peuvent produire la nourriture et les matières premières nécessaires pour la subsistance d'une population toujours croissante. D'où la nécessité d'exporter des articles manufacturés et d'importer des matières alimentaires. D'autre part, on nous dit que même s'il était possible d'obtenir du sol de l'Europe occidentale assez de nourriture pour ses habitants, il n'y aurait aucun avantage à le faire, tant que l'on pourra faire venir cette nourriture de l'étranger à meilleur compte. Telles sont les théories et les idées ayant cours aujourd'hui.

Et pourtant il est aisé de démontrer que les unes et les autres sont erronées. Le territoire des États de l'Europe occidentale pourrait produire de la nourriture pour des populations bien plus nombreuses que les populations actuelles, — et, qui plus est, cette façon de faire serait d'un profit immense. Tels sont les deux points que nous allons maintenant discuter.


Prenons d'abord le cas le plus désavantageux pour notre thèse. Est-il possible que le sol de la Grande-Bretagne, qui à présent ne nourrit qu'un tiers de ses habitants, puisse procurer à 41.000.000 d'êtres humains une nourriture assez abondante et assez variée, alors que sa superficie ne s'élève, tout compris (forêts et rochers, marécages et tourbières, villes, routes, voies ferrées et cultures), qu'à 22.700.000 hectares, sur lesquels 13.000.000 seulement sont considérés comme cultivables ?[2]

L'opinion courante est que la chose est absolument impossible ; et cette opinion est si bien enracinée que nous voyons même des hommes de science, ordinairement prudents en présence d'opinions courantes, la prendre à leur compte, sans même se donner la peine de la contrôler. On l'accepte comme un axiome. Et pourtant, dès que nous essayons de découvrir un argument en sa faveur, nous constatons qu'elle n'est fondée ni sur des faits, ni sur des jugements qui seraient basés eux-mêmes sur des faits avérés.

Prenons, par exemple, les évaluations de récoltes, publiées chaque année par J. B. Lawes dans le Times. Dans son estimation de 1887, il faisait observer que pendant les huit années 1853-60 « près des trois quarts de la quantité totale du froment consommé dans le Royaume-Uni étaient originaires du pays même, et qu'un peu plus du quart provenait de l'étranger ; » mais vingt-cinq ans plus tard les proportions étaient presque renversées, car il écrivait : « Durant les huit années 1879-86, un peu plus du tiers a été fourni par les récoltes indigènes et près des deux tiers par l'importation ».

Mais ni l'augmentation de la population, qui n'était que de 8.000.000 d'hommes, ni l'augmentation de consommation du froment — à savoir 21 litres par tête, ne sauraient expliquer ce changement. Dans les années 1853-60 le sol de la Grande-Bretagne nourrissait un habitant par deux acres cultivés (80 ares). Pourquoi en faut-il trois (120 ares) pour nourrir le même habitant en 1887 ? La réponse est facile : purement et simplement, parce que l'agriculture a été négligée.

En effet, la surface cultivée en froment a été réduite depuis 1853-60 de 640.000 hectares, et, en conséquence, la récolte moyenne des années 1883-86 fut inférieure de plus de 14 millions et demi d'hectolitres à la moyenne des années 1853-60 ; mais ce déficit représente déjà à lui seul la nourriture de plus de 7.000.000 d'habitants.

Durant le même temps, la surface cultivée en orge, avoine, haricots, et autres cultures de printemps fut également réduite de 225.000 hectares, ce qui, en ne comptant qu'une moyenne de 22 hectolitres par hectare, aurait représenté, tout au moins, les céréales nécessaires pour compléter la ration de froment des 7.000.000 d'habitants précités.

On pourrait donc dire que si le Royaume-Uni importa en 1887 des céréales pour 17.000.000 d'habitants au lieu d'en importer pour 10.000.000, comme en 1860, c'est simplement parce que 900.000 hectares furent retirés à la culture[3].

Ces faits sont bien connus ; mais on y répond ordinairement que le caractère de l'agriculture s'est modifié ; que, au lieu de cultiver le froment, on produit en Angleterre de la viande de boucherie et du lait. Cependant les chiffres de 1887, comparés à ceux de 1860, montrent la même courbe descendante pour les racines fourragères et les légumes. La surface cultivée en pommes de terre a été réduite de 113.000 hectares ; pour les navets à bestiaux la diminution a été de 73.000 hectares ; et, bien qu’il y eût une augmentation dans la récolte des bettes, des carottes, etc., la surface totale de ces cultures avait subi une réduction de 133.000 hectares. On ne constata d’augmentation de surface que pour les fourrages verts en cultures alternées (647.000 hectares) et les pâturages permanents (1.130.000 hectares), mais c’est en vain que nous chercherions une augmentation correspondante du bétail. L’augmentation du nombre des têtes de bétail qui s’est produite au cours des années 1860 à 1887 n’aurait pas même suffi à couvrir les terrains incultes mis en valeur[4].

Depuis 1887 les affaires allèrent cependant de mal en pis. Si nous considérons la Grande-Bretagne seulement (Angleterre, Écosse et Pays de Galles), nous voyons que, en 1885, la surface occupée par les céréales de toute espèce était de 3.396.000 hectares. C'est en vérité très peu, en comparaison de la surface qui aurait pu leur être assignée. Mais cette surface subissait une nouvelle réduction, et en 1895 elle n'était plus que de 2.995.000 hectares. La surface emblavée en froment était de 1.003.000 hectares en 1885 (contre 1.467.000 en 1874) ; mais elle se réduisait à 574.000 hectares en 1895, tandis que la surface réservée aux autres céréales n'augmentait que d'une quantité insignifiante, passant de 2.103.000 hectares à 2.211.000 hectares. La perte totale pour toutes les céréales atteignait presque 400.000 hectares en dix ans ! Cinq autres millions d'habitants étaient ainsi forcés de faire venir leur nourriture de l'extérieur. Depuis lors il y eut une petite amélioration. Mais elle fut minime, car en 1904-1908 la surface emblavée pour toutes les céréales était en moyenne près de 2.590.000 hectares.

La surface consacrée aux racines fourragères augmenta-t-elle pendant ce temps-là ? Pas le moins du monde ! Elle était même réduite d'environ 200.000 hectares (1.425.000 hectares en 1885, et 1.237.000 en 1904-1908). Mais la surface réservée au trèfle et aux fourrages en cultures alternées augmentait-elle en proportion de ces réductions ? Non, hélas ! Elle diminuait aussi (1.883.000 hectares en 1885, et 1.759.000 en 1904-1908). Bref, si nous considérons toutes les terres occupées par des assolements (6.961.000 hectares en 1885, 6.542.000 en 1895 et 5.987.400 en 1904-1908), nous voyons que dans ces vingt années près d'un million d'hectares ont été perdus pour la culture, sans compensation d'aucune sorte. Ils sont allés grossir cette surface déjà considérable — elle dépasse 7.000.000 hectares, plus de la moitié de la surface cultivable — qui figure sous la rubrique de « pâturages permanents » et qui suffit à peine à nourrir une vache par hectare !

Ai-je besoin d'ajouter, après cela, que, contrairement à ce qu'on nous dit des agriculteurs anglais, qui renonceraient à la culture des céréales pour l'élevage, — durant ces vingt années, 1885-1905, il ne s'est produit aucune augmentation du nombre des têtes de bétail. Où, d'ailleurs, ces bestiaux auraient-ils pu trouver leur nourriture ? Loin de consacrer à l'élevage les terres enlevées aux céréales, le pays voit le nombre de ses bestiaux rester stationnaire. Il avait 6.597.964 bêtes à cornes en 1885, 6.354.336 seulement en 1895 et 6.921.000 en 1904-1908 ; 26.534.600 moutons en 1885, 25.792.200 en 1895 et de 25.207.000 à 27.040.000 en 1904-1908. Il est vrai que le nombre des chevaux a augmenté : tous les bouchers et tous les fruitiers vont maintenant à cheval prendre les ordres de leur clientèle bourgeoise. (En Suisse et en Suède, soit dit en passant, ils se servent du téléphone). En conséquence, la Grande-Bretagne, en 1909, avait 1.552.990 chevaux, au lieu des 1.408.788 qu'elle avait en 1885. Mais les chevaux sont importés, ainsi que l'avoine et une grande partie du foin nécessaire pour les nourrir[5]. Et si la consommation de la viande a réellement augmenté en Angleterre, c'est grâce à la viande importée de Hollande, d'Amérique, d'Australie, et vendue relativement à bon marché, et non à la viande que les Îles Britanniques produiraient[6].

Bref, l'agriculture n'a point changé de direction, comme on nous le dit souvent ; elle périclite simplement sur tous les points. La terre est retirée à la culture avec une hâte inquiétante, tandis que les récents progrès de la culture maraîchère et fruitière et de l'aviculture ne sont que fort peu de chose en comparaison de ce qui a été fait dans ces mêmes directions en France, en Belgique et en Amérique.

La cause de cette décadence est évidente. C'est la désertion, l'abandon de la terre. Toute culture exigeant du travail humain a vu réduire la surface qui y était consacrée ; et en quarante ans, depuis 1861, plus d'un tiers des travailleurs agricoles sont allés grossir dans les villes l'armée des sans-travail[7], de sorte que, loin d'être surpeuplées, les campagnes de la Grande-Bretagne « meurent affamées de travail humain, » selon l'expression de James Caird. La nation anglaise ne travaille pas son sol ; on l'empêche de le faire ; et de prétendus économistes se plaignent que le sol ne nourisse pas ses habitants !

Je mis un jour sac au dos et partis à pied de Londres pour traverser le Sussex. J'avais lu l'ouvrage de Léonce de Lavergne et je m'attendais à trouver un sol cultivé avec le plus grand soin. Mais ni dans les environs de Londres ni moins encore en m'avançant plus au sud je ne vis d'hommes dans les champs. Dans le Weald je pus parcourir trente kilomètres sans apercevoir autre chose que des bruyères et des bois, loués pour tirer le faisan par des « gentlemen de Londres », comme disaient les cultivateurs. « Sol ingrat », telle fut ma première pensée ; mais il arrivait que, au croisement de deux routes, une ferme se présentait à moi, et je voyais ce même sol porter une riche moisson. Alors le dicton des paysans français me revenait à l'esprit : Tel seigneur, telle terre.

Plus tard, je vis les riches campagnes des comtés du centre. Mais même là je fus frappé de ne pas trouver le travail intense que j'étais habitué à admirer dans les campagnes belges et françaises. Mais mon étonnement cessa quand j'appris que seulement 1.350.000 cultivateurs, hommes et femmes, travaillaient alors dans les campagnes de l'Angleterre et du Pays de Galles, tandis que plus de 16.000.000 appartenaient à la classe « professionnelle, domestique, indéfinie et improdutive, » comme disent nos impitoyables statisticiens. Un million trois cent mille êtres humains ne peuvent cultiver d'une manière productive une surface de 13.000.000 hectares, à moins qu'ils ne recourent aux méthodes de culture des fermes de l'Ouest américain.

Une autre fois, prenant Harrow pour centre de mes excursions, je pus parcourir huit kilomètres dans la direction de Londres ou dans la direction opposée, sans voir autre chose à ma droite ou à ma gauche que des prairies, sur lesquelles on récoltait à peine cinq tonnes de foin par hectare, quantité tout juste suffisante pour nourrir une vache laitière.

Dans ces prairies, l'homme brille par son absence. Au printemps, il y passe un rouleau pesant ; tous les deux ou trois ans, il y répand un peu de fumier ; puis il disparaît jusqu'à ce que le temps soit venu de faire les foins. Et cela, à moins de deux lieues de Charing Cross, dans les environs immédiats d'une cité de 6.000.000 d'habitants, approvisionnée de pommes de terre des Flandres et de la Bretagne, de salade française et de pommes du Canada.

Entre les mains des maraîchers parisiens, chaque millier d'hectares situé à la même distance de la capitale serait cultivé par au moins 5.000 êtres humains, qui lui feraient produire des légumes pour une valeur de 3.000 à 20.000 francs par hectare. Mais ici, des arpents et des arpents de terre, qui n'ont besoin que du travail des hommes pour qu'il en jaillisse des moissons dorées, restent en friche, et les gens vous répondent : « C'est une lourde terre glaise ! » sans même se douter qu'il n'y a pas de sols stériles qui résistent au travail de l'homme : que les terrains les plus fertiles ne sont pas ceux des prairies d'Amérique ni les steppes de Russie — bien loin de là ! — qu'il faut les chercher dans les tourbières d'Irlande, sur les dunes de sable de la côte nord-ouest de la France, sur les collines escarpées qui bordent le Rhin, sur les terrasses des montagnes de l'Italie, où ils ont été créés par le travail des hommes.

Cependant le fait le plus frappant est que dans certaines parties incontestablement fertiles de l'Angleterre la situation est encore pire. Je fus vraiment navré de voir l'état dans lequel on laisse la terre dans le Devon méridional, et d'apprendre par expérience ce qu'on appelle « pâturage permanent ». Les champs, à perte de vue, ne sont couverts que d'herbe, haute de trois pouces, et de chardons à profusion. Du sommet de chaque colline on peut voir d'un seul regard vingt, trente de ces champs. Et des milliers d'hectares sont dans cet état, en dépit du travail formidable fourni par les grands-pères des cultivateurs actuels pour nettoyer ces terrains, les épierrer, les enclore, les drainer, etc. Dans toutes les directions, je pouvais voir des chaumières abandonnées et des jardins retournant à l'état sauvage. Toute une population a disparu, et ses derniers vestiges eux-mêmes disparaîtront si les choses continuent à aller du train dont elles vont. Et cela se passe dans une région douée d'un sol des plus fertiles et d'un climat certainement plus propice que celui de Jersey au printemps et au commencement de l'été, — une région où les plus pauvres paysans eux-mêmes peuvent parfois récolter des pommes de terre dans la première quinzaine de mai. Mais comment ce pays pourrait-il être cultivé quand il n'y a personne pour travailler la terre ? « Nous avons des champs. Les hommes passent à côté, mais n'y entrent jamais, » me disait un vieux paysan. Telle est en effet la réalité[8]. On dira naturellement que ce qui précède contraste étrangement avec la supériorité « bien connue » de l'agriculture anglaise. Ne savons-nous pas en effet que la moyenne des récoltes anglaises est de 25 hectolitres de froment par hectare, tandis qu'en France elle n'est que de 18 hectolitres ? Ne voit-on pas dans tous les almanachs que la Grande-Bretagne fait produire annuellement à ses champs pour 4 milliards et demi de produits agricoles d'origine animale (lait, fromage, viande et laine) ?

Eh bien, tout cela est vrai, et il est indubitable que, sous beaucoup de rapports, l'agriculture anglaise est supérieure à celle de la plupart des nations. Dans l'art d'obtenir le plus de produits possible avec le travail minimum, l'Angleterre tenait incontestablement la tête jusqu'au jour où elle fut surpassée par l'Amérique, la France, l'Allemagne. D'ailleurs, en ce qui concerne les belles races de bétail, la magnificence des prairies et les résultats obtenus dans certaines fermes, il y a beaucoup à apprendre en Angleterre, comme dans le Nord de la France. Mais une connaissance plus approfondie de l'agriculture anglaise en général permet d'y découvrir bien des traits d'infériorité.

Si magnifique qu'elle soit, une prairie reste une prairie, et sa productivité est bien inférieure à celle d'un champ de blé. Et les bestiaux de belle race apparaissent comme de pauvres créatures dès qu'on sait que 120 ares de terre sont nécessaires pour nourrir un boeuf.

Certainement on ne saurait se défendre d'admirer les récoltes de 25 hectolitres de froment par hectare obtenues en Angleterre ; mais quand on apprend que sur les 13.000.000 hectares cultivables il n'y en a que 660.000 qui donnent de tels résultats, on est tout à fait désappointé. Le premier venu obtiendrait des récoltes aussi belles, en réservant tout son engrais à la vingtième partie de la surface qu'il possède.

D'autre part, les 25 hectolitres cessent de nous apparaître comme un brillant résultat quand nous voyons que, sans engrais, simplement au moyen d'une bonne culture, on a obtenu à Rothamsted une moyenne de 12 hectolitres et demi par hectare sur la même pièce de terre pendant quarante années consécutives[9].

Avec des engrais on obtenait 34 hectolitres au lieu de 25, et avec le système parcellaire les récoltes atteignent 35 hectolitres et demi. Dans quelques fermes il arriva même qu'on atteignit 44 hectolitres 1/2 et 50 hectolitres 3/4.

Si nous voulons avoir une appréciation exacte de l'agriculture anglaise, nous ne devons pas la baser sur ce qu'on obtient, dans quelques pièces de terre choisies et bien engraissées ; nous devons considérer tout le territoire dans son ensemble[10].

Or, sur chaque millier d'hectares du territoire de la Grande-Bretagne (Angleterre, Pays de Galles et Écosse) on estime que 433 sont occupés par des bois, des taillis, des landes, des constructions, etc. Nous ne critiquons pas cette répartition, sachant bien qu'elle dépend surtout de causes naturelles. En France et en Belgique, un tiers du territoire est également considéré comme inculte, quoique des parties du territoire dit inculte soient conquises chaque année à la culture. Mais laissons de côté cette partie « inculte » et voyons ce qui est fait des 567 hectares cultivables (13.034.090 en Grande-Bretagne). Tout d'abord, ces 567 hectares sont divisés en deux parts à peu près égales. L'une d'elle, 306 hectares sur 1000, est laissée en « pâturages permanents », c'est-à-dire que la plus grande partie est abandonnée sans culture. On n'en retire que très peu de foin[11], et on y élève le bétail.

Plus de la moitié de la surface cultivable est ainsi laissée sans culture, et le reste, 261 hectares seulement sur 1000, est cultivé. Sur ces 261 hectares, 114 sont occupés par les céréales, 8 par les pommes de terre et les légumineuses, 53 par les racines fourragères et 78 par le trèfle et les prairies artificielles en cultures alternées.

Enfin, sur les 114 hectares consacrés aux céréales, les 29 meilleurs (un trente-cinquième du territoire, un vingtième de la surface cultivable) sont réservés pour être ensemencés en froment. Ils sont bien cultivés, bien fumés, et


ils produisent en moyenne 25 hectolitres et demi à l'hectare. Et c'est sur ces 29 hectares, choisis entre 1000, qu'est basée la réputation de supériorité de l'agriculture anglaise :

Le résultat net de ce système est, que les 13.034.000 hectares de terre cultivable produisent de la nourriture pour un tiers seulement de la population (deux tiers de la nourriture qu'elle consomme sont importés), et nous pouvons donc dire que, bien que les deux tiers du territoire anglais soient cultivables, l'agriculture anglaise fournit par kilomètre carré une nourriture d'origine nationale à 49 ou 50 habitants seulement sur 146. En d'autres termes, il faut près de 120 ares de la surface cultivable pour produire la nourriture d'une seule personne.

Voyons maintenant quel parti on tire de la terre en France et en Belgique.

Si nous comparons simplement la moyenne de 25 hectolitres, récoltés sur chaque hectare semé en froment en Angleterre, à la moyenne de 18 hectolitres obtenue en France, la comparaison est toute en faveur de l'Angleterre. Mais une telle comparaison n'a pas de valeur, parce que le système de culture est très différent dans les deux pays. Les Français, eux aussi, ont leurs « vingt-neuf hectares sur mille » de terrain choisi et bien fumé dans le nord de la France et dans l'Île de France, et sur ces terres ils obtiennent des récoltes moyennes de 27 à 29 hectolitres et demi par hectare[12].

Cependant les Français ensemencent en blé non seulement les meilleures de leurs terres, mais aussi tels champs du Massif central et du Sud de la France qui ne rapportent guère, sans irrigation, que neuf, sept ou même cinq hectolitres et demi à l'hectare. Et ces petites récoltes abaissent la moyenne de la production de l'ensemble du pays.

Le Français cultive souvent des terres qui en Angleterre sont laissées en « pâturages permanents ». et voilà ce qu'on entend par son « infériorité » en agriculture. En effet, quoique la proportion entre ce que nous avons appelé la « surface cultivable » et la surface totale du territoire soit à peu de chose près la même en France qu'en Grande-Bretagne (624 hectares sur 1000), la surface emblavée en froment est, proportionnellement, près de cinq fois plus grande en France (130 hectares sur 1000, au lieu de 29)[13]. Les cultures de céréales, prises dans leur ensemble, couvrent plus des deux tiers de la surface cultivable, et de vastes étendues sont en outre consacrées aux racines fourragères, aux plantes industrielles, à la vigne, aux fruits et aux légumes.

Tout pris en considération, bien que les Français élèvent un peu moins de bétail et surtout de moutons que les Anglais, ils n'en tirent pas moins de leur sol à peu près toute la nourriture nécessaire pour eux et leurs bestiaux. Ils importent, année moyenne, un dixième seulement de ce que la nation consomme, et ils exportent en Angleterre des quantités considérables de produits alimentaires (pour une valeur de 710 à 780 millions de francs), qui proviennent non seulement du Midi de la France, mais aussi, et surtout, des côtes de la Manche (beurre et légumes de Bretagne ; fruits et légumes des environs de Paris, etc.)[14].

Le résultat net est que, bien que le tiers du territoire soit considéré comme « inculte », le sol de la France fournit la nourriture nécessaire à 66 habitants par kilomètre carré, sur 72, — c'est-à-dire, à 16 habitants de plus que la Grande-Bretagne pour la même surface[15].

Il apparaît ainsi que la comparaison entre la France et la Grande-Bretagne n'est pas si favorable à ce dernier pays qu'on a coutume de le dire, et elle sera encore moins favorable lorsque nous en viendrons, dans le prochain chapitre, à parler de l'horticulture.


La comparaison entre la Grande-Bretagne et la Belgique est encore plus frappante, d'autant plus que le système de culture est analogue dans les deux pays.

Pour commencer, nous trouvons aussi en Belgique un rendement moyen de 24 hectolitres à l'hectare, mais la surface emblavée en froment est cinq fois plus considérable que dans la Grande-Bretagne par rapport à la surface cultivable, et les céréales couvrent un peu moins de la moitié des terres que la culture utilise[16].

La terre est si bien cultivée que les récoltes moyennes des années 1890 à 1899 furent de 23,4 à 25,2 hectolitres par hectare pour le blé d'hiver (27 hectolitres en 1907), de 40,6 à 42,6 hectolitres pour l'avoine (31 à 37 en Grande-Bretagne) et de 35,7 à 38,7 hectolitres pour l'orge d'hiver (26 à 31 en Grande-Bretagne) ; d'autre part ou faisait produire à 192.000 hectares, entre deux autres récoltes, 2.226.000 tonnes de rutabagas (3.345.000 en 1907), 155.000 tonnes de carottes, 255.000 de trèfle et 263.000 tonnes de spergule. Tout compté, l'agriculture belge produit 27.600.000 hectolitres de céréales, soit 14 hectolitres par hectare cultivable, tandis que le chiffre correspondant pour la Grande-Bretagne n'est que de 7 hectolitres et demi, et les Belges élèvent, proportionnellement à la surface cultivable, presque deux fois plus de bestiaux que les Anglais[17].

La Belgique en exporte même des quantités considérables. Ainsi, de 1900 à 1907 elle exportait chaque année environ 25.000 chevaux et poulains. Jusqu'à 1890, elle exportait aussi de 36.000 à 49.000 têtes de l'espèce bovine, de 42.000 à 78.000 moutons et de 60.000 à 108.600 porcs. Cependant en 1890 cette exportation — prohibée probablement par l'Allemagne, — cessait tout d'un coup ; si bien qu'en 1890 elle était réduite à 84 bêtes à cornes et 952 moutons. Elle ne s'est plus relevée depuis, tandis que l'exportation des chevaux continuait à augmenter.

De grandes étendues de terre sont en outre consacrées à la culture des plantes industrielles, des pommes de terre pour la distillation de l'alcool, des betteraves à sucre, etc., et à la petite culture.

Cependant il ne faudrait pas croire que le sol de la Belgique soit plus fertile que celui de la Grande-Bretagne. Au contraire, on peut dire, après Laveleye, que « la moitié seulement du territoire, ou même moins, offre des conditions naturelles favorables à l'agriculture » ; l'autre moitié consiste en un sol plein de gravier ou en sables « dont la stérilité naturelle n'a pu être vaincue qu'à force d'engrais. » C'est l'homme et non la nature qui a donné au sol belge sa productivité actuelle. Avec ce sol et du travail, la Belgique réussit à alimenter presque complètement une population qui est plus dense que celle de l'Angleterre et du Pays de Galles, puisqu'elle s'élève à 210 habitants par kilomètre carré.


Si l'on tient compte des exportations et des importations de produits agricoles à l'entrée et à la sortie de Belgique, on se demande si les conclusions de Laveleye valent encore et si un dixième, voire un vingtième seulement de la population, demande sa nourriture à l'importation. Dans les années 1880 à 1885, le sol de la Belgique n'alimentait pas moins de 189 habitants par kilomètre carré avec ses produits ; et il en restait encore pour l'exportation, — la Belgique expédiant chaque année au moins 25.000.000 fr. de produits agricoles en Angleterre. Cependant on ne saurait dire au juste si ces conditions se sont maintenues jusqu'à présent.

Depuis 1880, époque où les droits d'importation sur les céréales (qui étaient de 60 centimes par quintal) furent abolis, et l'entrée des céréales devint libre, « les importateurs ne se trouvaient plus dans la nécessité d'entreposer les marchandises destinées à la réexportation, et les déclaraient en consommation »[18]. Le résultat fut que, tandis qu'en 1870 la Belgique n'importait que 70 kg. de céréales par habitant, elle en importait déjà 130 kg. en 1880. Mais on ne sait plus au juste combien sur ces 130 kg. est consommé en Belgique même ; et si, du total des importations, on retranche les exportations de la même année, on obtient des chiffres peu sûrs. Il est donc plus prudent de s'en tenir aux chiffres de la production belge, tels que nous les trouvons dans l’Annuaire officiel[19].

Si l'on tient compte des chiffres donnés dans le dernier Annuaire statistique de la Belgique, t. XXXIX, 1909, on arrive aux résultats suivants. Le recensement agricole annuel, qui se fait depuis 1901, donne pour l'année 1907 une production de 10.723.150 quintaux de froment, d'épeautre et de seigle pour les exploitations d'au moins un hectare (9.079.900 qx. en 1895). Il faudrait y ajouter 1.116.700 quintaux d'orge, et 6.667.800 d'avoine, ainsi que 16.773.100 quintaux de plantes industrielles, sauf le lin. Or, les statisticiens comptent généralement que la consommation moyenne par an est de 2,1 hl. de céréales d'hiver et 1,05 hl. de céréales de printemps, soit 228 kg. par tête d'habitant.

La population de la Belgique était estimée à 7.000.000 d'habitants au 1er janvier 1907. Il faudrait donc presque 16.000.000 de quintaux de ces deux genres de céréales pour subvenir à la nourriture de la population belge. Ce qui établit que la Belgique, malgré la diminution de ses emblavures en froment qui s'est produite depuis l'abolition des droits d'entrée en 1880, produit toujours les deux tiers, soit 67 kilos sur 100, de ce qu'elle consomme pour la nourriture en céréales de toute sa population si dense (près de 230 habitants par kilomètre carré, en 1907).

On arriverait probablement à un chiffre encore plus élevé si l'on comptait les autres céréales (orge, sarrasin), les légumineuses et les légumes produits et consommés en Belgique, et si l'on tenait compte de la nourriture (céréales entre autres) produite sur les exploitations agricoles de moins d'un hectare. Celles-ci étaient au nombre de 554.041 en 1895, et représentaient une population d'environ 2.000.000 d'habitants. Sur la plupart de ces parcelles on fait venir un peu de céréales, sans parler des légumes, etc.

Si la Belgique ne produit en fait de céréales que de quoi nourrir les deux tiers de ses habitants, — soit 154 habitants par kilomètre carré, — c'est déjà un chiffre très respectable. Mais il faut encore ajouter que la Belgique exporte chaque année des quantités considérables d'autres produits de la terre. Ainsi, en 1907 elle exportait 208.890 tonnes de légumes, 43.000 tonnes de fruits, 34.000 tonnes de végétaux et de fleurs, — le tout, pour 65.000.000 fr. ; 256.500 tonnes de graines oléagineuses pour 81.640.000 fr. ; 18.500 tonnes de laines pour 102.660.000 fr. ; 59.300 tonnes de lin pour 106.700.000 fr., etc. Je ne compte pas le beurre et les viandes (20.000.000 fr.), la pâle de bois, les peaux, le sucre (172.860 tonnes), les huiles végétales, ni les eaux-de-vie, parce que des quantités considérables de betterave, de pommes de terre et de graines sont importées. Toujours est-il que nous avons ici une exportation de produits agricoles du pays même qui monte à plus de 375.000.000 fr. — ce qui représente plus de 50 fr. par habitant.

D'autre part, il ne faut pas oublier que la Belgique est un pays manufacturier qui exportait pour une valeur de 183 fr. de produits fabriqués par habitant et 185 fr. de produits bruts ou demi-ouvrés en 1907 (225 fr. pendant les années 1886-92), tandis que le total des exportations de production nationale n'atteignait pour le Royaume-Uni que 183 fr. en moyenne par habitant pendant la décade 1898-1907, et 160 fr. pendant les années 1886-92.

Enfin, si l'on considère certaines régions du territoire belge, on voit, par exemple, que la petite province, naturellement stérile, de la Flandre occidentale produisait en 1890, non


seulement la nourriture nécessaire à sa population (224 habitants par kilomètre carré), mais exportait encore des produits agricoles pour une valeur de 32 fr. par habitant. Et cependant on ne peut lire le magistral ouvrage de Laveleye sans arriver à cette conclusion que l'agriculture flamande aurait obtenu des résultats encore meilleurs, si elle n'avait pas été entravée dans son développement par l'augmentation continue et rapide des fermages. En face de cette augmentation se reproduisant de neuf en neuf ans, beaucoup de fermiers se sont abstenus en ces derniers temps de toute nouvelle amélioration.


Sans aller jusqu'en Chine, je pourrais citer des exemples analogues pris ailleurs, particulièrement en Lombardie. Mais ceux qui précèdent suffiront pour mettre le lecteur en garde contre le danger de conclure précipitamment à l'impossibilité de nourrir une population de 46.000.000 d'habitants avec les produits de 31.000.000 hectares. Ils me permettront aussi de tirer les conclusions suivantes :

1) Si le sol des Iles Britanniques était seulement cultivé comme il l'était il y a trente-cinq ans, 24.000.000 de personnes au lieu de 17.000.000 pourraient vivre des produits de ce sol, et cette culture, en donnant dé l'occupation à 750.000 hommes de plus, procurerait près de 3.000.000 de clients nationaux aisés aux manufactures anglaises.

2) Si la surface cultivable de ces mêmes îles était travaillée comme le sol belge l'est en moyenne, le Royaume-Uni produirait de la nourriture pour 37.000.000 d'habitants au moins, et il pourrait exporter des produits agricoles sans cesser de fabriquer des produits industriels, de manière à satisfaire pleinement tous les besoins d'une population aisée.

3) Finalement, si la population du Royaume-Uni venait à doubler, pour nourrir ses 90.000.000 d'habitants il suffirait simplement de cultiver le sol cultivable de cette contrée comme il est cultivé dans les meilleures fermes anglaises, lombardes ou flamandes, et d'utiliser quelques prairies, qui aujourd'hui sont presque improductives, à la manière dont on utilise en France pour la culture maraîchère les environs des grandes villes.

Ce ne sont point là des chimères, mais bien des réalités, — de modestes conclusions, tirées de ce que nous voyons autour de nous, sans aucune allusion à l'agriculture de l'avenir.


Si nous désirons savoir ce que l'agriculture peut être et ce qu'on peut faire produire à une surface de terrain déterminée, il nous faut alors demander des renseignements à des régions comme le district de Saffelare dans la Flandre orientale, l'île de Jersey, ou les prairies irriguées de la Lombardie, dont il sera question dans le prochain chapitre. Ou bien encore il faudra s'adresser aux maraîchers d'Angleterre ou des environs de Paris, ou de Hollande, aux « truck farms » (exploitations maraîchères) d'Amérique, etc.

Tandis que la science consacre presque toute son attention aux questions industrielles, un petit nombre d'amants de la nature et une légion de travailleurs, dont les noms mêmes resteront inconnus de la postérité, ont récemment créé une nouvelle agriculture, aussi supérieure au mode de culture moderne que ce mode de culture était lui-même supérieur à l'antique système des trois assolements.

La science ne les a guidés que rarement. Parfois elle les a égarés : tel fut le cas avec les théories de Liebig poussées à l'extrême par ses successeurs, qui nous induisirent à traiter les plantes comme des tubes à réaction où des produits chimiques sont mis en présence, et à oublier que la seule science capable d'étudier la vie et son développement est la physiologie, non la chimie. La science ne les guida que rarement : ils ont procédé d'une façon empirique ; mais, comme les éleveurs, qui découvriront de nouveaux horizons à la biologie, ils ont ouvert un nouveau champ de recherches expérimentales pour la physiologie des plantes. Ils ont créé une agriculture complètement nouvelle. Ils sourient quand nous nous vantons de notre système de rotation des cultures qui nous permet de faire produire à nos champs une récolte par an ou quatre récoltes tous les trois ans, car leur ambition est d'avoir six et même neuf récoltes sur la même pièce de terre en douze mois.

Ils ne comprennent point que nous parlions de bons et de mauvais sols, parce qu'ils font le sol eux-mêmes, et en telles quantités qu'ils sont contraints tous les ans d'en vendre pour ne pas exhausser le niveau de leurs jardins d'un demi-pouce par an. Ils visent, non pas à récolter douze à quinze tonnes de fourrage par hectare, comme nous faisons, mais à faire produire à ce même espace de terre de 125 à 250 tonnes de légumes variés. Ils demandent à cet hectare non 300 fr. de foin, mais plus de 6.000 fr. de légumes des plus communs, y compris des choux et des carottes. Voilà à quoi vise aujourd'hui l'agriculture.

Nous savons que la viande est le plus cher de nos principaux aliments, et ceux qui ne sont pas végétariens par persuasion ou par nécessité consomment par an en moyenne 100 kilogrammes de viande — c'est-à-dire, approximativement, un peu moins du tiers d'un bœuf. Et nous avons vu qu'en Angleterre et en Belgique, il faut environ de 80 à 120 ares pour nourrir un bœuf, de sorte qu'un groupement de 1.000.000 d'hommes devrait avoir en réserve 300.000 à 400.000 hectares de terres pour se procurer la viande qui lui serait nécessaire.

Mais si nous allons visiter la ferme de M. Goppart — un des promoteurs de l'ensilage en France — nous verrons que, sur un champ drainé et bien engraissé, il ne récolte pas moins de 135 tonnes de maïs vert par hectare, ce qui donne 34 tonnes de foin sec, c'est-à-dire la nourriture de 5 bêtes à cornes pour 2 hectares. La production est ainsi triplée.

Quant aux betteraves, utilisées également pour la nourriture du bétail, M. Champion, à Whitby, réussit, au moyen de l'épandage des eaux d'égoût, à produire 115 tonnes de betteraves par hectare, et même, en certains cas, 175 et 225 tonnes. Chaque hectare lui fournit ainsi la nourriture d'au moins 5 ou 7 têtes de bétail. Et de telles récoltes ne sont pas des cas isolés. C'est ainsi que M. Gros, à Autun, réussit à récolter par hectare 680 tonnes de betteraves et de carottes, ce qui lui permettrait de nourrir dix bêtes à cornes. Quant aux récoltes de 100 à 115 tonnes de betteraves à l'hectare, elles ne sont pas rares, ainsi que le montrent les concours agricoles en France, et le succès dépend uniquement de la bonne culture et des engrais appropriés. Il apparaît donc que si, avec les procédés de la grande culture ordinaire, on a besoin de 800.000 hectares pour nourrir 1.000.000 de bêtes à cornes, un nombre double d'animaux pourraient être nourris sur la moitié de cette surface ; et si la densité de la population l'exigeait, le nombre des bestiaux pourrait être doublé encore, et la surface nécessaire pour les élever pourrait être la moitié ou même le tiers de ce qu’elle est aujourd’hui[20].


Ces exemples sont assez frappants, et cependant ceux que fournit la culture maraîchère le sont encore plus. J’entends la culture maraîchère aux environs des grandes villes et en particulier de Paris. Dans cette culture, chaque plante est traitée selon son âge. Les graines germent et les jeunes plantes développent leurs quatre premières feuilles dans des conditions particulièrement favorables de terrain et de température ; puis on choisit les meilleurs plants et on les transplante dans une couche de fin terreau sous un châssis ou à l’air libre, où ils développent leurs radicelles et, groupés sur un petit espace, reçoivent tous les soins nécessaires. Ce n'est qu'après cette préparation qu'ils sont plantés en pleine terre où ils restent jusqu'à leur maturité.

Avec de tels procédés de culture la nature primitive du sol est de peu d'importance, parce que le terreau est l'ait avec les anciennes couches. Les semences sont soigneusement choisies, les jeunes plantes sont l'objet de grandes attentions, et il n'y a pas à craindre la sécheresse à cause de la variété des récoltes, de l'arrosage abondant au moyen d'une machine, et des réserves de plants toujours prêts à remplacer les sujets débiles. Presque chaque plante est traitée individuellement.

Il existe cependant, en ce qui concerne la culture maraîchère, une erreur qui doit être corrigée. On suppose généralement que ce qui attire surtout la culture maraîchère aux environs des grands centres c'est le marché. Il a dû en être ainsi au début, et c'est encore là une explication valable, mais ce n'est qu'une explication partielle. Un grand nombre de maraîchers parisiens, même de ceux qui ont leurs jardins à l'intérieur de l'enceinte de la capitale et dont la principale culture est celle des légumes de saison, exportent leur production en Angleterre. Ce qui attire ces jardiniers vers les grandes villes, c'est le fumier des écuries. Ce fumier sert, avant tout, non pas à accroître la richesse du sol, — un dixième du fumier employé par les maraîchers français serait suffisant pour atteindre ce but — mais à maintenir le sol à une certaine température.

Ce sont toujours les primeurs qui rapportent le plus, et pour en obtenir, non seulement on doit chauffer l'air, mais aussi le sol. On y arrive en mettant dans la terre de grandes quantités de fumiers convenablement mélangés : la chaleur produite par la fermentation réchauffe le sol. Mais il est évident que, avec le développement actuel des ressources industrielles, on pourrait réaliser ce chauffage du sol d'une façon plus économique et plus facile au moyen de tuyaux d'eau chaude. En conséquence, les jardiniers français font de plus en plus usage de thermosiphons placés de temps à autre dans les châssis froids. L'usage se généralise de cette nouvelle méthode perfectionnée, et nous avons l'autorité du Dictionnaire d'Agriculture de Barral pour affirmer qu'elle donne d'excellents résultats. Avec ce système, le fumier sert surtout à produire le terreau[21].

Quant aux différents degrés de fertilité du sol — le dada de tous ceux qui écrivent sur l'impossibilité d'améliorer l'agriculture, — le fait est que dans la culture maraîchère le sol est toujours fait, quelle qu'en ait été la nature à l'origine. Aussi est-ce une clause ordinaire des baux des maraîchers parisiens, nous dit le professeur Dybowsky dans le Dictionnaire d'Agriculture de Barral, que le jardinier a le droit d'enlever son sol jusqu'à une certaine profondeur quand il est à fin de bail. C'est lui qui le crée, et quand il quitte la terre qu'il cultive, pour aller en occuper une autre, il emporte son sol, tout comme ses châssis, ses thermosiphons et les autres choses qui lui appartiennent[22].

Je ne pourrais pas rapporter ici toutes les merveilles réalisées dans la culture maraîchère ; il me faut renvoyer le lecteur à des ouvrages, extrêmement intéressants d'ailleurs, spécialement consacrés à ce sujet. Je ne donnerai donc ici que quelques exemples[23].

Prenons, par exemple, le jardin, le marais de M. Ponce, l'auteur d'un livre bien connu sur la culture maraîchère. Son jardin n'avait que 110 ares. Les irais d'installation, y compris l'achat d'une machine à vapeur pour l'arrosage, s'élevèrent à 28.500 francs. Huit personnes, en comptant M. Ponce, cultivaient ce jardin et portaient les légumes au marché, ce qui nécessitait l'entretien d'un cheval. En revenant de Paris on ramenait du fumier, d'où une dépense annuelle de 2.500 francs. Pour le loyer et les impôts, 2.500 autres francs étaient nécessaires. Mais comment énumérer tout ce qu'on récoltait chaque année sur cet espace qui dépassait à peine un hectare ? Il faudrait remplir plus de deux pages de chiffres prodigieux. Il faut voir ces résultats dans le livre même de M. Ponce. Voici seulement, les principaux : plus de 9.000 kilog. de carottes, plus de 9.000 kilog. d'oignons, de radis et d'autres légumes vendus au poids ; 6.000 choux ; 3.000 choux-fleurs ; 5.000 paniers de tomates ; 5.000 douzaines de fruits de première qualité ; 154.000 têtes de salade ; bref, un total de 120.000 kilog. de légumes. Le sol était créé en si grande quantité que chaque année, il fallait vendre 200 mètres cubes de terreau.

On pourrait donner des douzaines d'exemples semblables, et la meilleure preuve qu'il n'y a là aucune exagération, c'est le très gros chiffre du loyer payé par les jardiniers : il atteint dans les environs de Londres de 600 à 900 francs par hectare, et dans les environs de Paris on loue l'hectare jusqu'à 2.000 francs. Aux portes de Paris, il n'y a pas moins de 850 hectares qui sont cultivés de cette façon par 5.000 personnes. Près de 3.000.000 de Parisiens sont ainsi approvisionnés de légumes, et le surplus est envoyé à Londres.

Les résultats ci-dessus mentionnés sont obtenus à l'aide de couches sous châssis et de milliers de cloches. Mais sans même recourir à un outillage aussi coûteux, en ne se servant que de 30 mètres carrés de châssis pour les jeunes plants, on peut produire, en plein air, 12.500 francs de légumes par hectare[24]. Il est évident cependant que, dans ce dernier cas, le prix de vente élevé des récoltes ne provient pas des prix élevés atteints par les primeurs en hiver. Il est entièrement dû à l'importance des récoltes de légumes ordinaires.

J'ajouterai aussi que toute cette culture date d'hier. Il y a cinquante ans, la culture maraîchère était encore dans un état primitif. Mais aujourd'hui le jardinier parisien non seulement défie le sol, — il obtiendrait les mêmes récoltes sur un trottoir d'asphalte, — mais il défie aussi le climat. Ses murs, construits pour refléter la lumière et pour protéger les arbres en espalier contre les vents du nord, ses chaperons et ses petits toits protecteurs en verre placés sur les murs, ses châssis et ses pépinières ont fait de la banlieue de Paris un véritable jardin, un riche jardin du Midi. Le jardinier a donné à Paris les « deux degrés de latitude en moins » que désirait un écrivain scientifique français. Il fournit à sa capitale des montagnes de raisins et de fruits en toute saison, et dès le commencement du printemps il l'inonde et la parfume de ses fleurs. Mais il ne produit pas que des articles de luxe. La culture en grand des légumes ordinaires prend de l'extension d'année en année, et les résultats sont si satisfaisants, qu'il y a aujourd'hui des maraîchers qui osent soutenir que si toute la nourriture animale et végétale nécessaire pour les 4.500.000 habitants des départements de la Seine et de Seine-et-Oise devait être demandée à leur propre territoire (8.400 kilomètres carrés), ce serait possible, sans qu'on eût besoin de recourir à d'autres méthodes de culture que celles qui sont en usage, méthodes déjà expérimentées sur une vaste échelle et qui ont fait leurs preuves.


Et cependant le maraîcher parisien n'est point, pour nous, l'idéal de l'horticulteur. Dans l'œuvre douloureuse de la civilisation, il nous a montré la route à suivre : mais l'idéal de la civilisation moderne est ailleurs. Il peine, avec un court repos seulement, depuis trois heures du matin jusqu'à une heure avancée de la nuit. Il ne connaît pas de loisirs : il n'a pas le temps de vivre la vie d'un être humain ; il vit en dehors de la société ; le monde pour lui est son jardin, plus encore que sa famille. Il ne peut être notre idéal ; ni lui, ni son système d'agriculture. Noire ambition est qu'il produise encore plus qu'il ne fait, mais avec moins de travail, et qu'il goûte toutes les joies de la vie humaine. Et c'est tout à fait réalisable.

En fait, si nous faisons abstraction des jardiniers qui cultivent principalement les primeurs — les fraises, par exemple, servies en janvier, — si nous ne considérons que ceux qui font pousser leurs récoltes en plein champ et ne se servent des châssis que pour les premiers jours de la vie de la plante, et si nous analysons leur système, nous voyons qu'il revient essentiellement, d'abord, à créer pour la plante un sol nutritif et poreux qui contienne la quantité nécessaire de matière organique en décomposition et de substances inorganiques, et, en second lieu, à maintenir ce sol et l'atmosphère ambiante à un degré de température et d'humidité supérieur au degré de température et d'humidité de l'air libre. Tout le système tient en ces deux principes. Si le maraîcher français dépense une quantité de travail, d'intelligence et d'imagination à combiner différentes espèces d'engrais, de manière, qu'ils fermentent avec une certaine rapidité, il ne le fait pas dans un autre but que celui de se procurer un sol nourrissant et un degré égal de température et d'humidité de l'air et du sol. Il emploie tout son art empirique, à atteindre ces deux buts. Mais ce double résultat peut aussi être obtenu d'une façon différente et beaucoup plus commode. Le sol peut être amélioré à la main, mais il n'a pas besoin d'être fait à la main. Un sol quelconque, d'une composition donnée, peut être fait à la machine. Nous avons déjà des fabriques d'engrais, des machines pour pulvériser les phosphates et même les granits des Vosges ; et nous verrons des fabriques de terreau, dès que la demande se produira.

Aujourd'hui que la fraude, et la falsification sont exercées sur une si grande échelle dans la fabrication des engrais artificiels, et que la fabrication des engrais est considérée comme un procédé chimique au lieu d'être considérée comme un procédé physiologique, le jardinier préfère évidemment dépenser une somme inimaginable de travail, plutôt que de compromettre sa récolte en faisant usage d'une drogue sans valeur portant une pompeuse étiquette. Mais c'est là un obstacle social qui provient d'un défaut de connaissance et d'une mauvaise organisation de la société, et non pas de causes physiques[25].

Quant à la nécessité de créer pour la première partie de la vie de la plante une atmosphère et un sol chauds, il y a cinquante ans Léonce de Lavergne prédisait que le prochain progrès de l'agriculture serait de chauffer le sol. Des tuyaux d'eau chaude donnent les mêmes résultats que la fermentation des engrais, mais avec une moindre dépense de travail humain. Et le système est déjà appliqué par ci par là, comme on le verra dans le prochain chapitre. Grâce à ce système, la force productive d'une surface de terre déterminée est plus que centuplée.

Il va de soi que, étant donnée l'organisation capitaliste qui nous fait payer toute chose trois ou quatre fois plus cher que sa valeur en travail, on paye souvent en Angleterre 25 francs par mètre carré de serre chaude. Mais combien d'intermédiaires ne font-ils pas fortune avec les châssis de bois importés de Drontheim ? Si nous pouvions seulement calculer notre dépense en quantité de travail, nous découvririons avec étonnement que, grâce à l'emploi des machines, le mètre carré de serre ne coûte pas même une demi-journée de travail humain ; et nous verrons bientôt que, à Jersey et à Guernesey, la culture d'un hectare sous verre n'exige que le travail de sept hommes à raison de dix heures par jour. En conséquence, la serre, qui autrefois était un luxe, passe rapidement dans le domaine de la grande culture. Et nous pouvons prévoir le jour où la serre vitrée sera considérée comme une annexe nécessaire du champ, pour le développement des fruits et des légumes qui ne peuvent pas arriver à maturité en plein air, ainsi que pour l'entraînement de la plupart des plantes pendant la première partie de leur vie.

Les fruits du pays sont toujours préférables à ces fruits à demi mûrs qui sont importés du dehors, et le travail supplémentaire pour faire pousser une jeune plante sous verre est largement payé par l'incomparable supériorité des récoltes. Quant à la question du travail, lorsque nous nous représentons l'incroyable somme de labeur qu'on a dépensée sur les bords du Rhin, en Suisse et en Italie pour faire les vignobles, leurs terrasses et leurs murs de pierre, et pour apporter la terre jusque sur les rochers escarpés, et lorsque nous nous représentons la somme de travail dépensée chaque année pour la culture de ces vignobles et de ces vergers, nous nous demandons lequel des deux, tout bien considéré, exige le moins de travail humain : une serre à vigne, j'entends une serre froide, dans un faubourg de Londres, ou un vignoble sur les bords du Rhin ou du Lac Léman. Et quand nous comparons les prix obtenus par le viticulteur aux environs de Londres (non pas les prix payés dans les fruiteries de West-End, mais ceux que reçoit le viticulteur pour ses raisins en septembre et octobre) aux prix courants de la Suisse et des bords du Rhin pendant les mêmes mois, nous sommes en droit de déclarer que nulle part en Europe au-dessus du quarante-cinquième degré de latitude on ne produit du raisin avec une moindre dépense de travail annuel et une moindre mise de fonds que dans les serres à vigne de la banlieue de Londres et de Bruxelles.

Quant à la productivité des pays exportateurs, toujours surfaite par l'imagination, souvenons-nous que les viticulteurs de l'Europe méridionale boivent eux-mêmes une piquette abominable, que Marseille fabrique du vin pour la consommation régionale avec des raisins secs importés d'Asie, et que le paysan normand qui envoie ses pommes à Londres ne boit du vrai cidre que lors des grandes fêtes.

Un tel état de choses ne durera pas toujours, et le jour n'est pas loin où nous serons forcés de recourir à nos propres ressources pour nous procurer beaucoup de choses que nous importons aujourd'hui. Et nous n'en serons pas plus à plaindre pour cela. Les ressources de la science, quand il s'agit d'élargir le cercle de notre production et de faire de nouvelles découvertes, sont inépuisables. Et chaque nouvelle branche de l'activité humaine en fait naître toujours de nouvelles, qui augmentent constamment le pouvoir de l'homme sur les forces de la nature.

Si nous tenons compte de tout si nous nous représentons les récents progrès de l'horticulture, et la tendance à appliquer les méthodes de l'horticulture à la culture en plein champ, si nous observons les expériences agricoles actuellement en cours, — expériences aujourd'hui, réalités demain — et si nous réfléchissons aux ressources tenues en réserve par la science, nous arrivons à un résultat très important. Nous sommes autorisés à dire qu'il est absolument impossible de prévoir actuellement la limite maxima du nombre des êtres humains qui pourraient tirer leurs moyens de subsistance d'une étendue de terre déterminée, non plus que la diversité des produits qu'ils pourraient, demander au sol sous une certaine latitude. Chaque jour vient reculer les limites de la veille et ouvre de nouveaux et vastes horizons. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que, aujourd'hui même, 250 personnes pourraient aisément vivre sur un kilomètre carré, et que, avec des méthodes de culture déjà en usage sur une grande échelle, ces 250 êtres humains — nous ne disons pas 250 paresseux — pourraient, des cent hectares sur lesquels ils vivraient, tirer aisément et sans aucun surmenage une alimentation abondante tant animale que végétale, ainsi que le lin, la laine, la soie et le cuir nécessaires pour leur habillement. Quant à ce qu'on pourrait obtenir avec des méthodes encore plus parfaites, déjà connues mais non encore expérimentées en grand, il vaut mieux s'abstenir de toute prédiction, tellement sont imprévus les derniers résultats de la culture intensive.

Nous voyons ainsi que le préjugé de la surpopulation ne résiste pas à la première tentative faite pour le soumettre à un examen un peu sérieux. Ceux-là seulement peuvent être épouvantés à la pensée que la population de telle contrée augmente d'une unité toutes les mille secondes, qui considèrent un être humain comme un nouveau co-partageant de la somme de bien-être dont dispose l'humanité, sans voir en lui en même temps un nouvel ouvrier qui continuera à accroître ce stock. Mais nous qui voyons dans chaque bébé nouveau-né un futur travailleur, capable de produire beaucoup plus qu'il ne consomme, nous saluons sa venue avec joie.

Nous savons qu'une population très dense est une condition nécessaire de l'accroissement du pouvoir producteur du travail humain. Nous savons qu'un travail très productif est impossible tant que les hommes sont disséminés en petit nombre sur de vastes territoires, et sont ainsi incapables d'unir et de combiner leurs efforts en vue des œuvres supérieures de la civilisation. Nous savons quelle somme de travail doit être dépensée pour gratter le sol avec une charrue primitive, pour filer et tisser à la main ; et nous savons aussi avec quelle économie d'efforts et de peine le machinisme moderne permet de produire la même nourriture, et de filer et de tisser la même étoffe.

Nous voyons aussi qu'il est infiniment plus facile de faire produire à un hectare 200.000 kilogrammes de nourriture que de les demander à dix hectares. C'est fort beau de se figurer que le blé pousse tout seul dans les steppes de Russie, mais ceux qui ont vu peiner le paysan dans la région des « fertiles » terres noires désireront que l'augmentation de la population introduise enfin dans les steppes l'usage de la charrue à vapeur et la culture maraîchère, qu'elle permette à ceux qui sont aujourd'hui les bêtes de somme de l'humanité de redresser l'échine et de devenir enfin des hommes.


Il faut cependant reconnaître qu'il y a quelques économistes conscients de ces vérités. Ils admettent volontiers que l'Europe occidentale pourrait produire beaucoup plus de nourriture qu'elle ne le fait ; mais ils n'en voient ni la nécessité ni l'avantage, tant qu'il y a des nations pouvant fournir des denrées alimentaires en échange des produits manufacturés. Examinons donc jusqu'à quel point cette façon de voir est conforme à la réalité.

Il est évident que si nous nous contentons de constater qu'il est moins dispendieux de faire venir du blé de Riga que de le cultiver dans le Lincolnshire, la question est réglée en un instant. Mais en est-il ainsi en réalité ? En coûte-t-il moins réellement de faire venir du dehors les denrées alimentaires ? Et, en supposant qu'il en soit ainsi, ne devons-nous pas analyser cette notion complexe que nous appelions « prix », plutôt que de l'accepter comme une règle suprême et aveugle, de nos actes ?

Nous savons, par exemple, combien l'agriculture française est grevée d'impôts. Si nous comparons pourtant les prix des denrées alimentaires en France, où le sol les produit presque toutes, avec les prix de ces denrées dans le Royaume-Uni qui les importe, nous ne voyons aucune différence en faveur du pays importateur. Au contraire, la balance est plutôt en faveur de la France, et, pour le blé la différence était marquée avant l'introduction en France du nouveau tarif « protectionniste. » Dès qu'on s'éloigne de Paris (où les prix sont augmentés par des droits d'octroi très élevés), on constate que tout produit national est meilleur marché en France qu'en Angleterre, et que les prix décroissent sur le continent à mesure qu'on s'avance vers l'est.

Il y a un autre point encore plus défavorable aux Îles Britanniques, à savoir l'énorme développement de la classe des intermédiaires qui s'interposent entre l'importateur ou le producteur national d'une part et le consommateur d'autre part. On a beaucoup parlé, il y a quelques années, dans la presse anglaise, de la part tout à fait disproportionnée du prix des marchandises qui passe dans la poche des intermédiaires. On se souviendra de ce clergyman de l'East-End de Londres qui fut forcé un jour de monter une boucherie pour sauver ses paroissiens de la cupidité des intermédiaires.

Nous lisons dans les journaux anglais qu'un grand nombre de fermiers des comtés du centre ne retirent pas plus de deux francs d'un kilogramme de beurre pour lequel le client paye de quatre francs à quatre francs vingt-cinq centimes, et que les fermiers du Cheshire ne peuvent pas retirer plus de quinze à vingt centimes du litre de lait, qu'à Londres on paye quarante centimes, quand il est fraudé, et cinquante, quand il est pur. En effet, une analyse des prix de Covent Garden, qui est le grand marché de légumes de Londres, et une comparaison de ces prix avec ceux du détail, faites il y a quelques années dans les colonnes du Daily News, ont prouvé que le client paye entre 6 et 12 sous, et quelquefois davantage, alors que le producteur reçoit un sou. Mais dans un pays où les denrées alimentaires sont importées, il en est fatalement ainsi : le type du producteur vendant ses propres produits disparaît des marchés pour faire place à l'intermédiaire. Le marché même est supprimé[26].

Mais si nous avançons vers l'Est et passons en Belgique, en Allemagne et en Russie, nous voyons le coût de la vie de plus en plus réduit, si bien que finalement nous trouvons qu'en Russie, pays qui reste toujours agricole, le blé coûte la moitié ou les deux tiers de ce qu'il coûte à Londres, et la viande est vendue dans les provinces à raison de 30 à 60 centimes le kilog. Nous pouvons en conséquence soutenir qu’il n’est point encore démontré qu’il soit plus économique de vivre de denrées alimentaires importées que de les produire soi-même.

Maintenant si nous analysons la notion de prix, et si nous en distinguons les différents éléments, le désavantage des pays importateurs apparaît, encore plus nettement. Si nous comparons, par exemple, le coût de la culture du blé en Angleterre et en Russie, on nous dit que dans le Royaume-Uni on ne peut produire un quintal de blé à moins de 21 fr. 50, tandis qu’en Russie le prix de revient de ce même quintal est estimé entre 8 fr. 70 et 11 fr. 80[27].

La différence est énorme et elle resterait encore très grande, même si nous admettions qu’il y eût quelque exagération dans le premier chiffre. Mais pourquoi cette différence ? Les cultivateurs russes sont-ils donc beaucoup moins payés pour leur travail ? Leurs salaires en argent sont certainement beaucoup plus bas, mais cette différence est compensée dès que nous calculons les salaires en produits du sol. Les 15 francs par semaine de l'ouvrier agricole anglais représentent la même quantité de blé en Angleterre que les 7 fr. 50 du laboureur russe représentent en Russie, et nous ne tenons pas compte du bon marché de la viande en Russie ni du taux modéré des loyers. Le cultivateur russe reçoit donc, estimé en produits du sol, le même salaire que le cultivateur anglais[28].

Quant à la prétendue fertilité prodigieuse du sol des prairies russes, c'est un préjugé. Des récoltes de 14 hectolitres à 20 hectolitres par hectare sont considérées comme bonnes en Russie, et la moyenne atteint à peine 11 hectolitres et demi, même dans les provinces qui exportent du blé. En outre, la somme de travail nécessaire pour produire du blé en Russie, sans machines à battre, avec une charrue tirée par un cheval à peine digne de ce nom, sans routes pour les transports, etc.. est certainement beaucoup plus considérable que la somme d'efforts nécessaire pour faire pousser la même quantité de blé dans l'Europe occidentale.

Amené sur le marché de Londres, le blé russe se vendait en 1887 à raison de 14 francs l'hectolitre, alors que, d'après les chiffres du Mark Lane Express cité plus haut, l'hectolitre ne pouvait être produit on Angleterre au-dessous de 16 francs, même si la paille était vendue, ce qui n'est pas toujours le cas.

Mais la différence dans le loyer de la terre en Angleterre et en Russie suffirait pour expliquer la différence de prix. Dans la zone du blé en Russie, où le loyer moyen de la terre était en 1885 de 37 francs par hectare et où la récolte variait entre 13 hectolitres et demi et 18 hectolitres par hectare, ce loyer était représenté par 1 fr. 50 à 2 fr. 50 dans le prix de l'hectolitre de blé russe ; tandis qu'en Angleterre, où, d'après les chiffres du Mark Lane Express, le loyer et les impôts étaient évalués à plus de 125 francs pour chaque hectare ensemencé en blé, et où la récolte était estimée à 27 hectolitres, le loyer entrait pour 4 fr. 50 dans le prix de revient de l'hectolitre[29].

Mais même si nous adoptons seulement le chiffre de 100 francs par hectare pour le loyer et les impôts, et celui de 23 hectolitres pour la moyenne de la récolte, nous verrons encore que sur le prix de vente de l'hectolitre le propriétaire anglais et l'État prélèvent 4 francs. Si donc la culture du blé revient en Angleterre à un prix si élevé, alors que la somme de travail est bien moindre qu'en Russie, la faute en est au taux très élevé atteint par les fermages pendant les années 1860-1880. Mais cette augmentation était due elle-même à la facilité avec laquelle on réalisait de gros bénéfices par la vente des produits manufacturés à l'étranger. C'est donc la situation fausse de l'économie rurale anglaise et non l'infertilité du sol qui est la principale cause de la concurrence russe.


Il conviendrait de s'étendre beaucoup plus longuement sur la concurrence américaine ; c'est pourquoi je renverrai le lecteur à la remarquable série d'articles traitant l'ensemble du sujet que Schaeffle publia en 1886 dans la Zeitschrift für die gesammte Staatscienschaft (Revue des Sciences sociales), et à un excellent article sur le prix de revient du blé dans le monde entier qui parut en avril 1887 dans la Quarterly Review. Les conclusions des deux auteurs sont entièrement corroborées par les rapports annuels du Ministère de l'Agriculture des États-Unis, et les prévisions de Schaeffle sont confirmées par les recherches ultérieures de M. J. R. Dodge. Il ressort de ces travaux que la fertilité du sol américain a été énormément exagérée, car les quantités considérables de blé que les fermes du nord-ouest des Etats-Unis envoient en Europe poussent sur un sol dont la fertilité naturelle n'est pas supérieure et est même souvent inférieure à la fertilité moyenne du sol européen non amendé. La ferme de Casselton dans le Dakota, avec son rendement de 18 hectolitres de blé à l'hectare, est une exception, car le rendement moyen des États de l'Ouest qui produisent le plus de froment est de 10 à 11 hectolitres. Si nous voulons trouver en Amérique un sol fertile et des récoltes de 25 à 35 hectolitres à l'hectare, il faut que nous allions dans les États de l'Est où le sol est fait artificiellement[30]. Mais nous ne verrons pas ces résultats dans les Territoires qui se contentent d'un rendement de 7 à 8 hectolitres par hectare.

Il en est de même en ce qui concerne la viande consommée aux États-Unis. Schaeffle avait déjà signalé que la plus grande partie du bétail que nous voyons figurer dans les recensements des États-Unis n'est pas élevée dans les prairies, mais dans les étables des fermes, tout comme en Europe. Dans les prairies nous ne trouvons qu'un onzième des bêtes à cornes américaines, un cinquième des moutons et un vingt-et-unième des porcs[31].

La « fertilité naturelle » étant ainsi hors de question, nous devons rechercher des causes sociales, et nous les trouvons, pour les États de l'Ouest, dans le bon marché de la terre et dans une organisation convenable de la production, et pour les États de l'Est dans le progrès rapide de la grande culture intensive.

Il est évident que les méthodes de culture doivent varier selon les circonstances. Dans les vastes praires de l'Amérique du Nord, où la terre a pu être achetée de 25 fr., à 125 fr., l'hectare, et où des espaces de 15.000 à 35.000 hectares d'un seul tenant ont pu être consacrés à la culture du blé, on a appliqué des méthodes spéciales de culture et les résultats ont été excellents. On achetait la terre, on ne la louait pas. En automne, on faisait venir de nombreux chevaux, et le labourage et les semailles se faisaient au moyen de formidables charrues et de gigantesques semoirs. Puis on envoyait les chevaux paître dans les montagnes ; on congédiait les hommes ; un seul homme, à l'occasion deux ou trois, hivernait dans la ferme. Au printemps, les agents du propriétaire commençaient à battre les auberges à trente lieues à la ronde et embauchaient pour la moisson des hommes de peine et des vagabonds que l'Europe fournissait généreusement. Des bataillons d'ouvriers étaient ainsi amenés sur les champs de blé. On les y campait, on ramenait les chevaux des montagnes, et en une semaine ou deux la récolte était coupée, battue, vannée, mise en sacs par des machines inventées spécialement à cet effet, et envoyée au prochain « elevator » (entrepôts pour les grains que l'on voit presque à chaque station des chemins de fer qui intersectent en lignes parallèles les « régions de froment, » — les wheatbelts du Canada et des Etats-Unis), ou bien par la voie des grands lacs pour être expédiée en Europe. Ensuite, on remerciait de nouveau les ouvriers, les chevaux retournaient aux pâturages ou étaient vendus, et seuls deux ou trois hommes restaient à la ferme.

Le rendement était faible, mais les machines étaient si perfectionnées et l'organisation si simplifiée que, de cette façon, 300 journées d'ouvrier produisaient de 600 à 900 hectolitres de froment. En d'autres termes, la superficie du sol étant sans importance, chaque homme produisait en un seul jour son pain pour toute l'année (310 litres de blé). En tenant compte de tout le travail ultérieur, on a même calculé que le travail de 300 hommes en un seul jour procurait aux consommateurs de Chicago la farine nécessaire pour la nourriture annuelle de 250 personnes. Douze heures et demie de travail suffisaient donc pour fournir à un habitant de Chicago sa provision annuelle de farine.

Dans les conditions spéciales où se trouvait le Far-West, c'était là une méthode très propre à accroître tout d'un coup la quantité de blé dont disposait l'humanité. Et la méthode répondait à ce but au moment où de vastes étendues de territoires inoccupés étaient mises en valeur ; mais on ne pouvait s'en contenter toujours. Avec un tel système de culture, le sol était bientôt épuisé, le rendement diminuait et il fallait recourir à la culture intensive, qui cherche à faire produire le plus possible à une surface de terrain déterminée.

C'est ce qui arriva pour l'État d'Iowa en 1878, et successivement pour tous les États de cette région, ainsi que pour le Far-West Canadien. Jusqu'à cette date, l'État d'Iowa produisait du blé en énormes quantités et d'après la méthode extensive. Mais le sol était déjà épuisé, et lorsqu'il survint une maladie, le blé n'eut pas la force de résister. En quelques semaines, toute la récolte, qui, d'après les prévisions, devait battre les records précédents, était perdue. Tout ce qu'on pouvait récolter ce n'étaient guère que 7 à 9 hectolitres par hectare. Il en résulta que les « mammouth farms » (fermes monstres) durent disparaître. Elles furent morcelées en petites fermes, et les fermiers de l'Iowa, après une terrible crise de courte durée — car tout est rapide en Amérique — durent recourir à une culture plus intensive. Aujourd'hui, ils ne sont pas en retard sur la France en ce qui concerne la culture du blé, car ils récoltent déjà en moyenne 15 hectolitres par hectare sur une surface d'un million d'hectares, et la culture intensive étend son domaine[32]. À l'aide d'engrais et de méthodes de culture perfectionnées ; ils soutiennent admirablement la concurrence contre ce qui reste des « fermes mammouths » du Far-West.

De fait, Schaeffle, Semler, Oetken et beaucoup d'autres écrivains ont maintes fois signalé que la force de la « concurrence américaine » n'est pas dans ses grandes fermes, mais dans les innombrables petites fermes qui cultivent le blé de la même façon qu'on le cultive en Europe, c'est-à-dire en fumant la terre. Mais ces fermes ont un mode de production mieux organisée et des facilités de vente, et elles ne sont pas dans la nécessité de payer au propriétaire un impôt d'un tiers, ou plus, du prix de vente de chaque hectolitre de blé. Là est toute la différence.

Cependant ce ne fut qu'après que j'eus fait moi-même une excursion dans les prairies du Manitoba en 1897, que je pus comprendre pleinement la justesse des vues ci-dessus exposées. Les 6 à 8 millions d'hectolitres qu'exportait alors chaque année le Manitoba étaient presque entièrement produits dans des fermes d'une ou deux « quarter-sections », c'est-à-dire de 65 à 130 hectares. L'exportation a beaucoup augmenté depuis, mais les fermes conservent les mêmes dimensions. Le labourage y est fait par les procédés ordinaires : et, dans l'immense majorité des cas, les fermiers achètent les moissonneuses-lieuses en s'associant par groupes de quatre. La batteuse est louée par le fermier pour un ou deux jours chez un homme spécial qui voyage avec sa machine ; la paille est brûlée sur place, après quoi le fermier transporte son blé à l'« elevator » avec ses propres chevaux, pour le vendre tout de suite ou pour l'y laisser en dépôt, s'il n'a pas immédiatement besoin d'argent et s'il espère en retirer un prix plus élevé un mois ou deux plus tard. Bref, au Manitoba, on est surtout frappé par ce fait que, même avec l'âpre concurrence qui y règne, les fermes de contenance moyenne soutiennent admirablement bien la concurrence avec la forme mammouth, et que ce n'est pas en cultivant le blé sur une grande échelle qu'on fait les plus gros bénéfices.

Il est aussi très intéressant de noter que des milliers et des milliers de fermiers produisent des montagnes de blé dans la province canadienne de Toronto et dans les États de l'Est, bien qu'on n'y trouve pas du tout la terre des prairies et que les fermes y soient en règle générale petites.

La force de la « concurrence américaine » ne réside donc pas dans la possibilité de disposer de centaines d'hectares d'un seul tenant. Elle réside dans la propriété du sol, dans un système de culture appropriée au caractère du pays, dans un esprit d'association très développé, et, enfin, dans un certain nombre d'institutions et de coutumes qui visent à élever l'agriculteur et sa profession à un niveau inconnu en Europe.

En Europe, nous ne nous représentons pas du tout ce qu'on fait aux États-Unis et au Canada dans l'intérêt de l'agriculture. Dans chaque État américain, dans chaque province et territoire du Canada, il y a une ferme d'expériences : et tous les essais préliminaires sur les nouvelles variétés de blé, d'avoine, d'orge, de fourrages, d'arbres fruitiers, que le fermier doit très généralement faire lui-même en Europe, sont faits dans les meilleures conditions scientifiques possibles par les fermes d'expériences, d'abord sur une petite échelle, puis en grand.

Les résultats de toutes ces recherches et expériences sont non seulement rendus accessibles au fermier qui désirerait les connaître, mais ils sont portés à sa connaissance et, pour ainsi dire, imposés à son attention par toute sorte de moyens. Les « Bulletins » des stations expérimentales sont distribués par centaines de mille exemplaires : des visites aux fermes sont organisées de telle façon que des milliers de fermiers puissent inspecter les stations chaque année et voir, sous la direction de spécialistes, les résultats obtenus avec de nouvelles variétés de plantes ou avec de nouveaux modes de traitement.

On entretient avec les fermiers une telle correspondance que, à Ottawa, la ferme centrale d'expériences expédie chaque année cent mille lettres et colis. Chaque fermier peut recevoir, franc de port et de tous droits, cinq livres de semences de n'importe quelle variété de céréales, qui peuvent lui procurer l'année suivante de quoi ensemencer plusieurs hectares. Enfin, dans chaque commune, si petite et si éloignée qu'elle soit, on organise des réunions de fermiers. Des conférenciers, spécialement envoyés par les fermes d'expériences — jeunes enthousiastes, pour la plupart — ou par les sociétés agricoles locales, discutent dans ces réunions avec les agriculteurs les résultats des expériences et des découvertes de l'année précédente, relatives aux différentes branches de l'agriculture, de l'horticulture, de l'élevage, de la laiterie et de la coopération agricole[33].

L'agriculture américaine offre réellement un aspect imposant. Mais ce n'est pas dans les champs de blé du Far-West, qui seront bientôt une chose du passé : c'est dans le développement de l'agriculture rationnelle et des forces qui le favorisent. Lisez la description d'une exposition agricole — de la « foire de l'État » (the State's fair) dans une petite ville de l'Iowa, où l'on voit 70.000 personnes, des fermiers avec leurs familles, camper sous des tentes pendant la semaine de la foire, étudiant, apprenant, achetant et vendant, et s'amusant.

C'est une fête nationale, qui vous fait sentir que vous êtes au milieu d'un peuple où l'agriculture est respectée. Ou bien encore lisez les publications de ces centaines de stations d'expériences dont les rapports sont distribués à milliers d'exemplaires dans tout le pays, lus par les fermiers et discutés dans les innombrables comices agricoles. Consultez les « Transactions » et les « Bulletins » des nombreuses sociétés agricoles populaires sans estampille officielle ; étudiez les grandes entreprises d'irrigation, et vous sentirez que l'agriculture américaine est une force réelle, qu'elle est pleine de vitalité, qu'elle ne craint plus les fermes mammouths et n'a point besoin de réclamer, comme un enfant, à cor et à cri la « protection » du gouvernement.

L'agriculture intensive et la culture maraîchère sont dès maintenant une caractéristique du traitement du sol en Amérique, tout aussi bien qu'en Belgique. En remontant à l'année 1880, on constate que neuf États, parmi lesquels la Géorgie, la Virginie et les deux Carolines, achetaient pour 145 millions de francs d'engrais artificiels, et depuis lors l'usage des engrais artificiels a pénétré très loin dans l'Ouest. Dans l'Iowa, où des fermes mammouths existaient encore il y a trente ans, on est déjà accoutumé à semer des plantes fourragères, pratique très chaudement recommandée par l'Institut agricole de l'Iowa et par les nombreux journaux agricoles locaux.

D'autre part, aux concours agricoles, les plus hautes récompenses sont accordées, non pour la culture extensive, mais pour les fortes récoltes faites sur de petites surfaces. C'est ainsi que, déjà en 1895, à un concours auquel prenaient part des centaines de fermiers, les dix premiers prix furent décernés à dix fermiers qui avaient récolté sur 120 ares chacun, de 95 à 126 hectolitres de maïs, soit de 78 à 102 hectolitres à l'hectare. Ces chiffres montrent à quoi tend l'ambition du fermier de l'Iowa. Dans le Minnesota les prix ont été donnés en 1896 pour des récoltes de 270 à 1000 hectolitres de pommes de terre par hectare, c'est-à-dire de 21 à 78 tonnes par hectare, alors que le rendement moyen dans la Grande-Bretagne n'est que de 15 tonnes.

En même temps, la culture maraîchère prend une grande extension en Amérique. Dans les jardins maraîchers de la Floride nous voyons des récoltes par hectare de 400 à 550 hectolitres d'oignons, de 350 hectolitres de tomates, 625 hectolitres de patates, qui témoignent des grands progrès de la culture. Quant aux « truck farms » (culture maraîchère pour l'exportation par bateaux à vapeur ou par chemin de fer), elles couvraient en 1892 une superficie de 160.000 hectares, et les fermes à fruits des environs de Norfolk en Virginie ; étaient décrites par le professeur Ch. Baltet[34] comme de véritables modèles de ce genre de culture, témoignage d'une grande valeur dans la bouche d'un jardinier français qui vient lui-même du marais modèle de Troyes.

Tandis qu'à Londres on continue à payer toute l'année vingt centimes pour une laitue (très souvent importée de Paris), Chicago et Boston possèdent — déjà depuis plus de vingt-cinq ans — ces établissements uniques au monde, où l'on cultive les laitues dans d'immenses serres avec le concours de la lumière électrique. Et nous ne devons pas oublier que, bien que la découverte de l'influence de l'électricité sur la pousse des végétaux soit d'origine européenne, puisqu'elle est due à Siemens, ce fut à l'Université de Cornell que l'on prouva par une série d'expériences que la lumière électrique favorise admirablement le développement des parties vertes de la plante.

Bref, l'Amérique, qui jadis porta à sa perfection l'agriculture « extensive », sait aujourd'hui encore montrer aux autres pays la voie à suivre pour l'agriculture « intensive » ou forcée. C'est dans cette adaptabilité que réside la force réelle de la concurrence américaine.



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  1. Ceci fut écrit en 1890 ; les faits n'ont fait que confirmer ces prévisions.
  2. 23 % de la superficie totale de l'Angleterre, 40 % du Pays de Galles et 75 % de l'Écosse sont actuellement occupés par les forêts, les buissons, les montagnes, les landes, les eaux, etc. Le reste, soit 43.000.000 hectares, occupé par les cultures et les pâturages permanents, peut être considéré comme la surface cultivable de la Grande-Bretagne.
  3. Surface moyenne cultivée en froment en 1853-60 : 1.656.500 hectares ; récolte moyenne : 41.615.000 hectolitres. Surface moyenne cultivée en froment en 1884-87 : 1.015.300 hectares ; récolte moyenne (bonnes années) : 26.750.000 hectolitres. Voir « Rothamsied Experiments ». du Prof. W. Fream (Londres, 1888), p. 83. Dans ce qui précède, j'ai pris pour base, le chiffre de 205,4 litres par tête et par an indiqué par Sir John Lawes. Ce chiffre se rapproche beaucoup de la ration adoptée par les statisticiens français (206 litres). Les statisticiens russes comptent 206 litres de céréales d'hiver (seigle, principalement) et 91 litres de céréales de printemps (sarrasin, orge, etc.)
  4. Il y eut une augmentation de 1.800.000 bêtes à cornes, et une diminution de 4 millions 1/4 de moutons (6 millions 2/3 si nous comparons l’année 1886 avec l’année 1868), ce qui correspondrait à une augmentation de 1 million 1/4 de bêtes à cornes, puisque 8 moutons sont estimés équivaloir à une bête à cornes. Mais 2 millions d’hectares de terres incultes ayant été mis en valeur depuis 1860, l’accroissement signalé ne suffirait pas pour couvrir cette surface, de sorte que le million d’hectares retirés à la culture n’a été compensé d’aucune façon. Ç'a été là une perte sèche pour le pays.
  5. D'après un rapport fait en octobre 1899 à la Société de Statistique par M. Crawford, l'Angleterre importe 4.500.000 tonnes de foin et autre nourriture pour son bétail. Avec le système de culture qui existe aujourd'hui dans les Îles Britanniques, 2.430.000 hectares auraient suffi pour produire cette nourriture. Si encore 2.430.000 hectares étaient ensemencés de céréales, le Royaume-Uni produirait tout le blé qu'il consomme, — toujours, bien entendu, en s'en tenant aux moyens de culture actuels.
  6. En 1908, on n'a pas importé moins de 10.478.000 quintaux de viande de boeuf et de mouton, 105.600 moutons et 472.000 têtes de gros bétail.
  7. Fermiers et ouvriers agricoles (Angleterre et Pays de Galles) : 2.100.000 en 1861 ; 1.311.720 en 1891 ; 1,184.000 en 1901.
  8. Autour du petit village, près de la Darthe, où j'ai passé deux étés, il y avait : une ferme de 150 hectares avec 4 ouvriers et 2 garçons ; une autre ferme de 125 hectares avec 2 hommes et 2 garçons ; une troisième de 325 hectares avec 5 hommes et probablement autant de garçons. En vérité, le problème qui consiste à cultiver la terre avec le moins de gens possible, on l'a résolu en cet endroit en ne cultivant que les deux tiers du sol, et encore en les cultivant très pauvrement. — Depuis que ces lignes furent écrites, un mouvement de retour à la terre, a commencé en Angleterre et je lisais l'autre jour (novembre 1909) que l'on importait déjà à Covent Garden (marché central pour les légumes à Londres) des asperges que l'on faisait pousser en novembre dans le Devonshire méridional. Auparavant, personne n'utilisait ce riche sol et ce climat si doux pour les primeurs.
  9. Rothamsted Experiments (Les Expériences de Rothamsted), par le Prof. W. Fream, 1888, p. 33 et suiv.
  10. Les chiffres suivants, qui servent de base à mes calculs, sont empruntés au Statesman's Year-book, 1909.
    Grande-Bretagne. (Angleterre, Pays de Galles, Écosse) :
    Surface totale 23.000.000 hectares
    Surface inculte 9.965.910
    Surface cultivable 13.034.090

    Se décomposant comme suit en 1908 :

    Pâturages permanents et prairies 7.047.650
    Fourrages verts 1.789.300
    Céréales, pommes de terre (222.000), fèves etc. 2.798.120
    Racines fourragères 1.222.130
    Jachères, etc. 127.170
    Houblon 15.750
    Fruits de verger 34.340
    Lin 120
    Surface cultivée 5.987.330


    Sur les 2.800.000 hectares consacrés aux céréales, etc., 658.000 étaient occupés par le froment, 693.000 par l'orge, et 1.264.000 par l'avoine. Forêts et plantations, 1.120.130 hectares.

  11. Sur ces 307 hectares, 90 seulement produisent du foin. Tout le reste est en pacages.
  12. Il s'agit là de moyennes de 27 à 29 hectolitres 1/2. Dans les bonnes fermes on atteint 36 hectolitres, et dans les meilleures 45. La surface totale cultivée en froment en France est de 6.650.000 d'hectares, la surface cultivée 27.560.000 hectares, la superficie totale de la France 53.650.000 d'hectares. — Sur l'agriculture française. Cf. Lecouteux, Le blé, sa culture extensive et intensive, 1883 ; Risler, Physiologie et culture du blé, 1886 ; Boitel, Herbages et prairies naturelles, 1885 ; Baudrillart, Les populations agricoles de la Normandie, 1880 ; L. Grandeau, La production agricole en France ; et l'agriculture et les institutions agricoles du monde au commencement du vingtième siècle ; P. Compain, Prairies et pâturages ; A. Clément, Agriculture moderne, (7e édition en 1906) ; Léonce de Lavergne, dernière édition ; etc.
  13. Méteil et seigle compris.
  14. Les exportations françaises atteignaient en 1894 (année moyenne) : vins, 233.000.000 fr., (228.000.000 en 1907) ; spiritueux, 54.000 000 fr., (46 000.000 en 1907) ; fromage, beurre et sucre, 114.000.000 fr., (128 000.000 de 1902 à 1907). En 1894, la France expédiait en Angleterre : 69.000.000 fr. de vins, 56.000.000 fr. de sucre raffiné, 63.000.000 fr. de beurre, 25.000.000 fr. d'oeufs (41 millions en 1893) et 35.000.000 fr. d'eaux-de-vie, le tout d'origine française. Ces chiffres se maintiennent jusqu'à présent. Il faut ajouter environ 363 millions de fr. de soieries et de lainages. Les exportations de l'Algérie ne sont pas comprises dans les chiffres ci-dessus.
  15. Mille hectares du territoire français se répartissent comme suit : 376 sont occupés par les bois (157), les taillis, les propriétés bâties, etc., et 624 sont considérés comme « cultivables ». Sur ces 624 hectares « cultivables », 117 sont occupés par des prairies (aujourd'hui irriguées dans une très forte proportion), 68 par des jachères et des cultures variées, 251 par des céréales, 63 par des cultures fourragères et des cultures industrielles, 33 par des vignobles. Cela fait 534 hectares. Le reste est en pâturages. Il n'y a pas moins de 120 hectares qui sont consacrés au froment et qui produisent chacun de 25 à 27 hectolitres dans deux départements, et 23 hectolitres 1/2 dans douze départements ; 26 hectares sont consacrés au seigle et au méteil.
    Tout calculé, la moyenne du rendement dépasse 18 hectolitres par hectare dans une moitié du pays et est inférieure à ce chiffre dans l'autre moitié.
    Quant au bétail, nous trouvons en Grande-Bretagne 6.905.000 têtes de bétail, soit 53 têtes par cent hectares de terrain cultivable. Dans ce chiffre sont compris plus de 1.250.000 veaux de moins d'un an. Il faut ajouter 27.040.000 moutons, c'est-à-dire 207 moutons par cent hectares de terrain cultivable. En France, nous trouvons (en 1906) 14.110.500 têtes de bétail (44 têtes par 100 hectares cultivables) et seulement 17.461.400 moutons (57 moutons par 100 hectares cultivables). En d'autres termes, la proportion des bêtes à cornes ne diffère pas beaucoup dans les deux pays (53 et 44 têtes par 100 hectares), une différence considérable n'apparaissant en faveur de l'Angleterre qu'en ce qui concerne les moutons (207 contre 57). Mais on ne doit pas perdre de vue les quantités considérables de foin, de tourteaux, etc., importées en Angleterre, car pour chaque bête à cornes qui vit de nourriture importée, on peut élever huit moutons dans les prairies ou à l'aide de fourrage du pays. Quant aux chevaux, les deux pays sont à peu près sur le même pied.
  16. Sur 1.000 hectares du territoire, 673 sont cultivés et 327 laissés sans culture. Des 673 hectares de terres cultivés, 273 sont consacrés aux céréales, dont 61 au froment pur, 114 au méteil et au seigle, et 98 aux autres céréales ; 18 aux pommes de terre, 45 aux racines fourragères et aux fourrages verts, et 281 aux cultures industrielles (betterave à sucre, colza, etc.) ; 27 sont donnés aux jardins, potagers et parcs ; 177 aux bois, et 57 sont cultivés périodiquement. D'autre part, 65 hectares sur 1.000 produisent des récoltes intercalaires de carottes, de bettes et de rutabagas.
  17. Si l'on prend tous les chevaux, les bêtes à cornes et les moutons de Belgique et de Grande-Bretagne, et si l'on estime que huit moutons équivalent à une bête à cornes, nous trouvons que la Belgique a 568 têtes de bétail ou chevaux par 1.000 hectares de territoire, tandis que la Grande-Bretagne n'en compte que 494.
    Si nous prenons les bêtes à cornes seulement, la disproportion est beaucoup plus grande, car nous trouvons 89 têtes de bétail par 100 hectares de terres cultivables contre 53 en Grande-Bretagne. La valeur annuelle des produits d'origine animale en Belgique est estimée par l’Annuaire statistique de la Belgique (1909, p. 308), à 1.650.976.000 fr., y compris les volailles (4.615.000 fr.), les oeufs (35.000.000 fr.), et le lait (100.000.000 fr.)
  18. J'emprunte ces lignes à une lettre du 28 janvier 1910, que l'Office Rural du Ministère de l'Agriculture belge a bien voulu m'envoyer, en réponse à des questions que je lui avais adressées concernant les écarts soudains des exportations entre 1870 et 1880. — Un ami belge ayant eu l'obligeance de prendre de nouveaux renseignements sur ce sujet, a trouvé cette même opinion confirmée d'une autre source officielle.
  19. Si l'on prenait les chiffres d'importation et d'exportation que je dois aussi à l'obligeance de l'Office Rural Belge, on aurait pour 1907 une importation nette (exportation déduite) de 13.654.650 quintaux de froment, seigle et épeautre ; ce qui ferait 195 kg. importés par tête d'habitant, pour une population de 7.000.000. En y ajoutant la production du pays même (plus de 11.000.000 quintaux des mêmes céréales) on arriverait au chiffre de 195 plus 157 kg., soit 352 kg., par tête d'habitant — ce qui représente un chiffre beaucoup trop élevé, puisque la consommation annuelle de céréales est généralement estimée à 2,1 hectolitres de céréales d'hiver et 1,05 hectolitres de céréales de printemps, — soit 228 kg. Il faut donc qu'il y ait une exagération dans les poids des importations, ou que les exportations ne soient pas complètes. — Ajoutons qu'en France la consommation annuelle de toutes les céréales, y compris l'avoine, par tête d'habitant, a été en moyenne pour vingt-neuf ans (1880-1908) de 238 kg., ce qui confirme le chiffre précédent. Et en France on mange autant de pain qu'en Belgique.
  20. En admettant que 4 tonnes de foin sec soient nécessaires pour nourrir une tête de bétail, les chiffres suivants, empruntés à la Répartition métrique des impôts, de Toubeau, montrent ce que nous obtenons aujourd’hui avec les procédés ordinaires et avec ceux de la culture intensive.
    Récolte
    par hectare en kilog.
    Équivalent
    en foin sec (kilog.)
    Nombre de bestiaux
    nourris
    par 100 hect.
    Pâturages 1.350 32
    Prairies
    non irriguées
    2.700 65
    Trèfle,
    deux récoltes
    5.400 130
    Rutabagas 42.300 11.250 270
    Ray-grass 72.000 20.250 450
    Betteraves,
    grande culture.
    72.000 23.650 625
    Maïs, ensilage 135.000 33.750 825
  21. J'ai vu des thermosiphons en usage chez les maraîchers de Worthing. Ils s'en disaient satisfaits. — Sur la valeur des résultats, il n'y a pas de doute. Quant aux prix auxquels revient le chauffage du sol, voyez les expériences du Dr. Hermann Mehner, Gartenflora, 1906, cahiers 16 et 17. Il les considère comme minimes.
  22. Le « sol transportable » n'est pas le dernier mot de l'agriculture : aujourd'hui on arrose le sol avec des liquides spéciaux renfermant certains microbes. C'est un fait connu que les engrais chimiques se suffisent rarement à eux-mêmes : il leur faut l'adjuvant d'un engrais organique.
    D'autre part, on a découvert récemment que certains microbes du sol sont une condition nécessaire de la croissance des plantes. De là l'idée de semer ces microbes bienfaisants qui se développent rapidement dans la terre et la fertilisent. Nous entendrons certainement encore parler de cette nouvelle méthode qui est expérimentée sur une vaste échelle en Prusse dans le but de transformer des tourbières et des terres lourdes en prairies et en champs fertiles.
  23. Ponce, La culture maraîchère, 1869 : Gressent, Le potager moderne, 7e édition en 1886 ; Courtois-Gérard, Manuel pratique de culture maraîchère, 1863 ; L.-G. Gillekens, Cours pratique de culture maraîchère, Bruxelles, 1895 ; Vilmorin, Le bon jardinier, (almanach) ; L.-J. Froncet, Le Jardin potager (Larousse) ; L. Bussard, Culture potagère et Culture maraîchère, 2e édition, 1909. Le lecteur non spécialiste qui désire se renseigner sur la productivité du sol trouvera d'abondants exemples dans le très intéressant ouvrage, La Répartition métrique des Impôts, par A. Toubeau, 2 vol., 1880. La culture maraîchère ayant commencé à s'introduire en Angleterre, on y a publié plusieurs manuels traitant de cette culture. Celui de Smith (French Gardening, 1909) basé sur une année d'observations sur le travail d'un maraîcher parisien, invité par M. Fels à venir en Angleterre, mérite une mention spéciale.
  24. Manuel pratique de Culture maraîchère, par Courtois-Gérard, 4e édition, 1868.
  25. Cet inconvénient est déjà partiellement écarté en France et en Belgique par les laboratoires publics où des analyses de semences et d'engrais sont faites gratis. Les falsifications découvertes par ces laboratoires dépassent tout ce qu'on aurait pu imaginer. On a fréquemment trouvé des engrais ne contenant qu'un cinquième des éléments nutritifs qu'ils étaient censés renfermer ; et des engrais contenant des substances nocives sans aucune espèce d'éléments nutritifs furent fréquemment fournis par des maisons réputées comme « honnêtes et sérieuses ». Pour les semences, c'était pis encore. Le laboratoire de Gand a vu des semences de graminées contenant 20 % de plantes nuisibles ou 20 % de grains de sable colorés de manière à tromper l'acheteur, ou encore 10 % de graines d'une herbe vénéneuse mortelle.
  26. Au cours de l'hiver de 1890, un de mes amis qui habitait un faubourg de Londres faisait venir son beurre de Bavière par colis-postaux. Il payait les 5 kg. de beurre 9 fr. 80 en Bavière, le port du colis lui coûtait 2 fr. 70, le mandat-poste 60 centimes et la lettre 23 centimes. Total : 13 fr. 35. À la même époque, le beurre de qualité bien inférieure, sans comparaison, et contenant de 10 à 15 % d'eau, se vendait à Londres plus de 4 fr. le kg. — Recevoir divers produits (beurre, légumes, poisson) directement du fermier ou du pêcheur par petits colis, devient maintenant une coutume largement répandue à Londres.
  27. Les données qui m’ont servi à calculer le prix de revient du blé en Angleterre sont empruntées au Mark Lane Express ; on les trouvera sous une forme très assimilable dans un article sur la culture du froment dans la Quarterly Review d’avril 1887, et dans le livre de W. E. Bear, The British Farmer and his Competitors (Le fermier anglais et ses concurrents), Londres. (Cassel, édit.), 1888. Ces chiffres dépassent un peu la moyenne, ainsi que la récolte qui sert de base aux calculs. Une enquête analogue a été faite sur une grande échelle par les Assemblées provinciales russes et le tout est résumé dans un bon article du Vyestnik Promychlennosti (Messager de l’Industrie), no 49, 1887. Pour comparer le kopeck papier avec le sou j’ai compté le rouble à 63/100 de sa valeur nominale, ce qui fut son cours moyen pendant l’année 1886.
  28. Il résulte des chiffres détaillés donnés par le Ministère de l'Agriculture (L'Année 1885 au point de vue agricole, vol. II), que le salaire moyen des ouvriers agricoles variait de 180 kopecks (4 fr. 70) par semaine dans la Russie centrale à 330 kopecks (8 fr. 25) dans la zone exportatrice de blé, et de 6 fr. 85 à 13 fr. pendant la moisson. Depuis 1885, les salaires ont augmenté dans les deux pays ; le salaire moyen du paysan anglais était pour 1896 de 17 francs. Si le paysan russe est si misérable en comparaison de l'agriculteur anglais, la raison en est principalement l'impôt personnel excessivement élevé et plusieurs autres causes qu'on ne peut traiter ici incidemment.
  29. Les loyers ont diminué depuis 1887, mais les prix du blé sont également moins élevés. On ne doit pas oublier que, les meilleures terres étant seules consacrées en Angleterre à la culture du blé, le loyer d'un hectare cultivé en blé doit être considéré comme supérieur au loyer moyen de l'hectare dans une ferme de 100 à 150 hectares.
  30. L. de Lavergne, il y a déjà un demi-siècle, faisait remarquer que les États-Unis étaient les principaux importateurs de guano. En 1854, ils en importaient autant que l'Angleterre et ils avaient, en outre, 62 usines de guano qui en fournissaient une quantité 16 fois supérieure à l'importation. Cf. aussi L'Agriculture aux États-Unis, par Ronna, 1881 ; Lecouteux, Le Blé ; et l’Annual Report of the American Department of Agriculture pour 1885 et 1886. L'ouvrage de Schaeffle est également résumé dans le Jahrbuch de Schmoller.
  31. Voir aussi Farm and Factory (Ferme et Usine) par J.‑R. Dodge, New-York, 1884.
  32. J'ai traversé une partie de cette région en 1901. Plus de mammouth farms. Rien que des fermes de 50 hectares environ, rarement 100 hectares, et l'œil voit la vaste plaine semée de ces moulins a vent américains qui servent à pomper l'eau pour arroser les potagers et les jardins plantés autour des fermes.
  33. On trouvera sur ce sujet des renseignements complémentaires dans mes articles « Some Resources of Canada », et « Recent Science », du « Nineteenth Century », janvier 1898 et octobre 1897.
  34. L'Horticulture dans les cinq parties du monde, Paris, 1895.