Chansons (Goethe)

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Chansons
Traduction par Jacques Porchat.
Librairie Hachette et Cie (Œuvres de Goethe, volume Ip. 7-39).

CHANSONS[1].


Le soir répète les chants du matin : bonheur et malheur deviennent mélodie.


Scrupule[2].

Que les bégaiements de l’amour, mis par écrit, ont l’air étrange ! Et maintenant, il faut même que je recueille de maison en maison toutes ces feuilles éparses.

Ce qui était séparé dans la vie par de longs intervalles arrive aujourd’hui, sous une seule couverture, dans la main du bon lecteur.

Mais ne rougis pas de ces défauts ; achève promptement le petit ouvrage[3] : le monde est plein de contradictions, et un livre ne devrait pas se contredire ?…

Aux lecteurs bienveillants.

Les poëtes n’aiment pas à se taire ; ils veulent se montrer à la foule. Il faut bien qu’on loue et qu’on blâme ! Nul ne se confesse en prose volontiers : mais souvent on s’épanche sous la rose, dans le secret bocage des Muses.

Mes erreurs, mes désirs, mes souffrances et ma vie ne sont ici que des fleurs en bouquet ; et la vieillesse comme le jeune âge, et les défauts comme les vertus, ont bonne grâce en chansons.

Le nouvel Amadis.

Quand j’étais encore un enfant, on me tenait renfermé, et je passai de la sorte plusieurs années replié sur moi-même, comme dans le sein de ma mère.

Mais tu fus mon passe-temps, brillante fantaisie, et je devins un bouillant héros, un prince Bébé, et je courais le monde.

Je bâtissais maint château de cristal, et le renversais aussi : je lançais ma javeline étincelante à travers le ventre des dragons ; oui, j’étais un homme !

Puis, en vrai chevalier, je délivrais la princesse Ninette. Elle était trop obligeante, me faisait asseoir à sa table, et j’étais galant.

Et son baiser était le pain des dieux, brûlant comme le vin. Ah ! je l’aimais presque à mourir. Les feux du soleil émaillaient sa couronne.

Ah ! qui me l’a ravie ? Aucun lien magique n’a-t-il arrêté sa fuite rapide ? Parlez, où est son pays ? Quel chemin faut-il prendre ?

Le renard mort, la fourrure a du prix.

Après midi, jeune compagnie, nous étions assis au frais : Amour vint, et il voulut jouer avec nous au Renard mort[4] !

Chacun de mes camarades était assis gaiement auprès de sa bonne amie. Amour souffla son flambeau et dit : « Voici la chandelle ! »

Et comme le flambeau fumait, on le fit courir vivement ; chacun le poussait vite dans la main du voisin.

Et Dorilis me le passa, moqueuse et badine ; à peine mes doigts l’ont-ils touché, qu’il jette une flamme claire.

Il me brûle les yeux et le visage ; il met ma poitrine en feu ; il flamboyait, peu s’en faut, par-dessus ma tête.

Je voulus l’éteindre, je marchai dessus, mais il brûlait sans cesse : au lieu de mourir, le renard était devenu chez moi plein de vie.

La rose de la bruyère[5].

Un jeune garçon vit une petite rose, une petite rose dans la bruyère ; elle était fraîche et belle comme le matin ; il accourut pour la voir de près ; il la vit avec grande joie. Rosette, rosette, rosette vermeille, rosette de la bruyère.

Le jeune garçon dit : « Je te cueillerai, rosette de la bruyère ! » La rosette répondit : « Je te piquerai si bien, que toujours tu penseras à moi, et je ne veux pas souffrir d’être cueillie. » Rosette, rosette, rosette vermeille, rosette de la bruyère.

Et le bouillant garçon cueillit la rosette de la bruyère ; la rosette se défendit et le piqua, mais, elle eut beau dire « hélas ! hélas ! » elle dut le souffrir. Rosette, rosette, rosette vermeille, rosette de la bruyère.

Colin-Maillard[6].

Ô charmante Thérèse, comme ton œil ouvert prend vite un air méchant ! Les yeux bandés, tu m’as trouvé soudain, et pour quoi me prenais-tu, moi justement ?

Tu me pressais au mieux et me tenais si ferme…. Je tombai doucement sur ton sein. À peine étais-tu déliée, tout plaisir avait disparu : tu as lâché l’aveugle froidement.

Il tâtonnait par-ci par-là, se tordait, peu s’en faut, les membres, et chacun se riait de lui. Si tu ne veux pas m’aimer, je marcherai toujours dans les ténèbres, comme les yeux bandés.

Christine.

J’ai souvent l’humeur sombre et morose, une affreuse mélancolie : quand je suis près de ma Christine, tout change, tout est bien. Je la vois là-bas, je la vois ici, et ne sais pas au monde comment, pourquoi, quand elle a su me plaire, d’où vient qu’elle me plaît.

Cet œil noir, fripon, qui me guette, ce sourcil noir par-dessus, si je les regarde une seule fois, mon âme s’épanouit. En est-il une qui ait une bouche si mignonne, de si jolies joues rondelettes ? Et puis il est encore certaines choses rondes : l’œil ne se lasse pas de les voir.

Et quand je puis la presser dans mes bras, pour danser la vive allemande, cela tourne, cela tourbillonne : alors je me sens vivre ! Et quand je la vois chancelante, échauffée, je la berce aussitôt contre mon cœur, dans mes bras : pour moi c’est un royaume !

Et lorsqu’elle me regarde avec amour, et qu’elle oublie tout à la ronde, et qu’elle se presse sur mon cœur, et me donne un ardent baiser, cela me court de veine en veine et jusqu’au bout des pieds ! Ah ! je suis faible, je suis fort, je sens un délice, un martyre.

J’en voudrais davantage et toujours davantage ; le jour ne me semble pas long ; même la nuit, quand je serais près d’elle, je n’aurais point de peur. J e me dis que, si je la tiens une fois et que j’assouvisse mon désir, et que mon tourment ne se puisse apaiser, je mourrai dans ses bras !

La prude.

Par une brillante matinée de printemps, la bergère allait et chantait, jeune et belle et sans soucis, et, à travers les campagnes, résonnait : La la ! le ralla !

Tircis lui offrit, pour un baiser, deux, trois agneaux sur l’heure : elle le regarda un instant, d’un air moqueur, mais elle continua de rire et de chanter : La la ! le ralla !

Et un autre lui offrit des rubans, et le troisième offrit son cœur ; mais du cœur et des rubans, comme des agneaux, elle se moqua, chantant toujours ! La la ! le ralla !

La convertie.

Aux derniers rayons du soir, je passais en silence le long du bois : Damon était assis et jouait de la flûte, et les rochers répondaient : La la ! le ralla !

Et il me fit asseoir près de lui ; il me donna un baiser doux et tendre. Et je dis : « Joue encore ! » Et le bon jeune homme joua : Lala ! le ralla !

Et maintenant mon repos est perdu, ma joie s’est envolée, et j’entends à mes oreilles, toujours la même chanson : La la ! le ralla !

Délivrance.

Ma bien-aimée me devint infidèle ; cela me rendit ennemi de toute joie ; je courus à une eau rapide, l’eau passait, courait devant moi.

Là je restai désespéré, muet ; j’avais la tête comme troublée par l’ivresse ; j’étais sur le point de glisser dans la rivière ; le monde autour de moi tournait.

Tout à coup j’entends pousser un cri…. justement derrière moi…. C’était une petite voix ravissante : « Prends garde à toi, la rivière est profonde. »

Alors quelque chose me courut de veine en veine. Je regarde : c’est une charmante jeune fille. Je lui dis : « Quel est ton nom ? — Catherine ! — Ô belle Catherine ! Tu es bonne.

« Tu me retires de la mort ; je te dois la vie pour toujours. Mais c’est me donner peu de chose : sois aussi le bonheur de ma vie ! »

Alors je lui contai ma peine ; elle baissa les yeux avec grâce ; je lui donnai un baiser, elle me le rendit, et…. pour l’heure, on ne parla plus de mourir.

Le fils des Muses.

Courir les bois et les campagnes, fredonner ma chansonnette, telle est, de lieux en lieux, ma vie, et devant moi tout passe et s’ébranle en mesure et s’agite en cadence.

Je puis l’attendre à peine, la première fleur du jardin, le premier bouton de l’arbre : mes chansons les saluent, et, quand revient l’hiver, je chante encore le songe évanoui.

Je le chante au loin sur la vaste plaine de glace : là fleurit l’hiver dans sa beauté. Cette fleur aussi disparaît, et une joie nouvelle se montre sur les fertiles collines.

Car, si je trouve sous le tilleul la jeunesse assemblée, aussitôt je l’éveille ; le gros garçon se rengorge, la gauche fillette valse à ma mélodie.

Vous donnez des ailes aux pieds, et vous entraînez, à travers vallons et collines, votre favori loin de la maison : ô chères, ô douces Muses, quand serai-je encore auprès d’elle, en repos sur son cœur ?

Trouvée.

Dans le bois j’allais rêvant, et ne chercher rien était ma fantaisie.

Je vis à l’ombre une fleurette, brillante comme les étoiles, belle comme les yeux.

Je voulus la cueillir, elle me dit gentiment : « Dois-je, pour me flétrir, être cueillie ? »

Je l’arrachai avec toutes ses racines ; je la portai dans le jardin, auprès de la jolie maison ;

Et je la replantai dans un lieu paisible : maintenant elle verdoie, elle fleurit toujours.

Les pareilles.

Une campanule avait poussé hors de terre sa tige précoce, couverte d’aimables fleurs ; survint une petite abeille, qui suça le doux nectar…. L’une pour l’autre sans doute elles sont faites.

Chant alterné pour la danse.

Les indifférents. Viens, ô jeune beauté, viens danser avec moi : la danse convient dans le jour de fête. Si tu n’es pas mon trésor, tu peux le devenir ; si tu ne le deviens jamais, dansons toujours ! Viens, ô jeune beauté, viens danser avec moi : la danse embellit le jour de fête.

Les amoureux. Sans toi, ma bien-aimée, que seraient les fêtes ? Sans toi, ma douce amie, que serait la danse ? Si tu n’étais pas mon trésor, je ne saurais danser ; si tu l’es constamment, vivre est une fête. Sans toi, ma bien-aimée, que seraient les fêtes ? Sans toi, ma douce amie, que serait la danse ?

Les indifférents. Laissons-les aimer et dansons ! L’amour langoureux évite la danse. Quand nous entrelaçons gaiement la ronde tournoyante, les autres se glissent dans le bois sombre. Laissons-les aimer et dansons ! L’amour langoureux évite la danse.

Les amoureux. Laissons-les valser et allons nous promener ! La promenade est pour l’amour une danse céleste. L’amour, qui les guette, entend leurs moqueries : un jour il se vengera et il se vengera bientôt. Laissons-les valser et allons nous promener ! La promenade est pour l’amour une danse céleste.

Illusion.

Le rideau flotte deçà et delà chez mai voisine. Sans doute elle observe, du coin de l’œil, si je suis à la maison ;

Et si la jalouse colère que j’ai nourrie pendant le jour, justement vaincue et pour jamais, s’apaise au fond de mon cœur.

Mais, hélas ! la belle enfant n’a rien senti de pareil : je le vois, c’est le vent du soir qui joue avec le rideau.

Déclaration de guerre.

Si pourtant j’étais aussi belle que les filles des champs ! Elles portent chapeau de paille avec ruban rose.

Croire que l’on est belle, il me semble, est permis. À la ville, hélas ! j’en ai cru le jeune cavalier.

Et, au printemps, c’en est fait de mes plaisirs : elles l’attirent, les filles du village !

Et la taille et la robe traînante, je quitte tout sur l’heure ; le corsage est plus long, la jupe est courte et ronde.

Je porte chapeau de paille et corset blanc comme neige, et je coupe, avec les autres, la luzerne fleurie.

S’il aperçoit dans la troupe quelque tournure élégante, le fripon me fait signe de le suivre chez lui.

Je l’accompagne confuse, et il ne me reconnaît pas encore ; il me pince les joues…. et voit mon visage.

Ô paysannes, la demoiselle vous déclare la guerre, et les charmes, doublés, remporteront la victoire.

Amant sous toutes les formes.

Je voudrais être un poisson bien leste et frétillant ; et, si tu venais pêcher à la ligne, je ne ferais pas défaut. Je voudrais être un poisson bien leste et frétillant.

Je voudrais être un coursier : alors je te serais précieux. Oh ! si j’étais une voiture, pour te porter commodément ! Je voudrais être un coursier : alors je te serais précieux.

Je voudrais être une pièce d’or, toujours à ton service. Aurais-tu fait quelque emplette, je reviendrais courant. Je voudrais être une pièce d’or, toujours à ton service.

Je voudrais être fidèle, et que ma mie fût nouvelle toujours ; je voudrais m’engager à toi ; je voudrais ne partir jamais. Je voudrais être fidèle, et que ma mie fût nouvelle toujours.

Je voudrais être vieux et ridé et glacé : quand tu me rebuterais, cela ne pourrait me mettre en peine. Je voudrais être vieux et ridé et glacé.

Je voudrais être un singe à l’instant, plein de moqueuse espièglerie ! Si quelque chose te chagrinait, je ferais pour toi des gambades. Je voudrais être un singe à l’instant, plein de moqueuse espièglerie !

Si j’étais doux comme un agneau, brave comme un lion ; si j’avais les yeux du lynx et les ruses du renard. Si j’étais doux comme un agneau, brave comme un lion ;

Tout ce que je serais, je t’en ferais hommage ; avec des présents de prince, je me donnerais à toi ; tout ce que je serais, je t’en ferais hommage.

Mais je suis tel que je suis : prends-moi comme cela. En veux-tu de meilleurs, fais-les tailler à ta guise. Je suis enfin tel que je suis : prends-moi comme cela.

L’ouvrier orfèvre.

Ma voisine est vraiment une toute charmante fille ! Aussitôt que je suis à l’atelier, je lorgne sa petite boutique.

Puis en chaînes, en anneaux, mon marteau façonne les légers fils d’or. Et je me dis lequel, je dis encore lequel de ces anneaux enfin sera pour Catherine ?

À peine ouvre-t-elle ses volets, que voici toute la bourgade, et l’on marchande et l’on demande en foule mille choses dans la petite boutique.

Alors je lime, et quelquefois je lime jusqu’à le rompre, plus d’un fil d’or. Le maître gronde, il est terrible ! il voit bien que c’était la petite boutique….

Et zest ! quand le débit s’arrête, elle prend soudain son rouet. Je sais bien ce qu’elle veut filer ! Elle espère, la chère fillette….

Il va, il va, le petit pied ; et moi, je pense à la jambe arrondie ; à la jarretière aussi je pense ; c’est moi qui l’ai donnée à la chère fillette.

Et la mignonne porte à ses lèvres le fil délié : oh ! si j’étais à la place du fil, quel baiser je donnerais à la fillette !

Plaisir et peine.

Jeune pêcheur, j’étais assis sur le rocher noir dans la mer, et, préparant des dons perfides, je chantais, guettant alentour ; l’hameçon se balançait, amorçait au fond de l’eau. Vite un petit poisson passe et le gobe. Et, tout joyeux, je chante avec malice, et le petit poisson est attrapé.

Hélas ! sur le bord, à travers les campagnes, au fond du bocage ou soufflait la brise, je suivis la trace d’un soulier…. et la bergère était seule. On baisse les yeux, la parole manque…. Comme se ferme un couteau, elle me saisit par les cheveux, et voilà le petit drôle attrapé !

Dieu sait pourtant avec quel berger elle se promène encore ! Il faut mettre ma ceinture pour descendre à la mer, si fort que le vent souffle et gronde. Souvent, si je plains les poissons, petits et gros, qui dans le filet frétillent, ah ! je voudrais bien encore, encore, être enlacé dans ses bras !

Mars.

Il est tombé de la neige, car ce n’est pas le temps encore où par toutes les fleurettes, où par toutes les fleurettes, nous serons réjouis.

Le soleil nous abuse d’un éclat doux et trompeur ; l’hirondelle même est menteuse, l’hirondelle même est menteuse. Pour quoi donc ?… Seule elle vient !

Devrais-je seul me réjouir, quand même le printemps approche ? Mais, si nous venons à deux, mais, si nous venons à deux, l’été sera bientôt là.

Réponses à des questions faites dans un jeu de société[7].

La dame. Dites ce qui réjouit un cœur de femme dans le grand monde et le petit ? — Assurément c’est la nouveauté, dont la fleur charme toujours : mais bien plus précieuse est la fidélité, qui, même en la saison des fruits, a des fleurs encore pour nous plaire.

Le jeune cavalier. Dans les grottes et les bocages, Pâris avait bien appris à connaître les Nymphes ; mais Jupiter, pour le mettre à la gêne, lui envoya trois des beautés célestes, et jamais homme des temps anciens et nouveaux n’éprouva davantage l’embarras de choisir.

L’homme expérimenté. Qui montre aux femmes une tendre prévenance les gagnera, sur ma parole ; et qui est brusque, téméraire, réussit peut-être mieux encore : pour celui qui semble peu se soucier de toucher et de plaire, il blesse, il séduit.

L’homme satisfait. Ils sont divers, les travaux des hommes, leurs soucis, leurs chagrins ; maintes faveurs leur sont aussi dispensées, maintes douces jouissances, mais le plus grand bonheur de la vie, le plus riche trésor, c’est une bonne et joyeuse humeur.

Le fou de cour. Qui voit, chaque jour, et chaque jour condamne la folle conduite des hommes, et, quand les autres demeurent insensés, passe pour un insensé lui-même, porte un plus lourd fardeau que la bête de somme qui porte sa charge au moulin ; et, je le sens dans mon âme, en vérité, c’est ce qui m’arrive à moi.

Sensations diverses en un même lien[8].

La jeune fille. Je l’ai vu ! Qu’ai-je éprouvé ? Ô regard céleste ! Il vient à moi ; je m’éloigne troublée ; je balance, je recule, je m’égare, je rêve !… Vous, arbres, vous, rochers, cachez ma joie, cachez mon bonheur !

Le jeune homme. Ici je dois la trouver. Je l’ai vue disparaître, mon regard l’a suivie. Elle venait à moi, puis elle a reculé, troublée et rougissante. Puis-je espérer ? Sont-ce des rêves ? Vous, arbres, vous, rochers, découvrez-moi celle que j’aime, découvrez-moi mon bonheur !

Le langoureux. Ici caché, je me plains à l’humide aurore de mon sort solitaire. Méconnu de la foule, que doucement je me retire en cet étroit asile ! Âme tendre, oh ! dissimule, oh ! dérobe tes éternelles souffrances, dérobe ton bonheur !

Le chasseur. Aujourd’hui un heureux sort m’enrichit d’une double proie : mon fidèle serviteur revient chargé de lièvres et de perdrix, et je trouve ici des oiseaux encore pendants au filet. Bon chasseur ! qu’il vive ! vive son bonheur !

Qui veut acheter des amours ?

De toutes les belles choses amenées au marché, il n’en est point de préférable à celle que nous vous apportons des pays étrangers. Écoutez ce que nous chantons, et voyez ces jolis oiseaux : ils sont à vendre.

Voyez d’abord ce grand, ce joyeux, ce fripon ! Léger, riant, il saute à bas de l’arbre et du buisson et remonte soudain. Nous ne voulons point le vanter : oh ! voyez le riant oiseau ! voyez, il est à vendre.

Observez maintenant ce petit : il veut sembler circonspect, et pourtant il est fripon, aussi bien que le grand. Il montre le plus souvent, en silence, la meilleure volonté. Ce petit oiseau fripon, voyez, il est à vendre.

Oh ! voyez la petite colombe, la chère petite tourterelle ! Les jeunes filles sont délicates, fines et polies. Elle saura s’ajuster volontiers et profiter de votre amour. Ce tendre petit oiseau, voyez, il est à vendre.

Nous ne voulons point les vanter ; on peut les mettre à toutes les épreuves. Ils aiment le nouveau ; mais, pour garants de leur fidélité, ne demandez ni lettre ni sceau : ils ont tous des ailes. Qu’ils sont jolis ces oiseaux ! Que l’emplette en est séduisante !

Le misanthrope.

D’abord il est assis quelques moments, le front dégagé de nuages ; soudain toute sa figure prend le sérieux grimaçant de la chouette. Vous demandez pourquoi ? Est-ce l’amour ou l’ennui ? Hélas ! c’est l’un et l’autre.

L’amoureux malgré lui.

Je le sais bien et je m’en moque fort : jeunes filles, vous êtes pleines d’inconstance ! Vous aimez, comme au jeu de cartes, David et Alexandre : ensemble ils sont forts, ensemble ils sont bons.

Cependant je suis misérable comme auparavant, avec un visage de misanthrope ; l’esclave de l’amour, un pauvre fou !… Que volontiers je m’affranchirais de ces souffrances ! Mais elles ont pénétré trop avant dans mon cœur, et la moquerie ne chasse point l’amour.

Vraie jouissance

C’est vainement que, pour gouverner un cœur, tu remplis d’or le giron d’une jeune fille : fais-toi donner les plaisirs de l’amour, si tu veux vraiment les sentir. L’or achète les suffrages de la foule, il ne te gagnera jamais un cœur : mais, veux-tu acheter une jeune fille, va, et te donne toi-même en échange.

Si de saints nœuds ne te doivent pas enchaîner, ô jeune homme, sache toi-même te restreindre. On peut vivre dans une liberté véritable et pourtant n’être pas sans lien. Brûle pour une seule femme, et, quand son cœur est plein d’amour, souffre que la tendresse t’enchaîne, si le devoir ne peut t’enchaîner.

Ouvre ton cœur, jeune homme, et te choisis une jeune fille ; qu’elle te choisisse ; que sa personne, que son âme, soit belle, et tu seras heureux comme moi. Moi, qui connais cette science, je me suis choisi une amie, et, pour le bonheur du plus beau mariage, à part la bénédiction du prêtre, il ne nous manque rien.

N’ayant souci que de ma joie, pour moi seul voulant être belle ; voluptueuse à mon côté seulement, et modeste quand le monde la voit ; pour que le temps ne nuise pas à notre ardeur, elle ne cède aucun droit par faiblesse ; et ses faveurs demeurent toujours une grâce, et il me faut toujours être reconnaissant.

Aisément satisfait, je jouis aussitôt qu’elle me sourit avec tendresse ; lorsqu’à table elle se fait des pieds de son amant un appui pour les siens, me présente la pomme qu’elle a mordue, le verre où elle a bu, et à mes baisers demi-furtifs ouvre son sein, d’ordinaire voilé.

Et si, dans une heure d’épanchement paisible, elle cause avec moi d’amour, je ne demande que les paroles de sa bouche, les paroles, je ne demande pas les baisers. Comme l’esprit qui l’anime l’entoure d’un charme toujours nouveau ! Elle est parfaite et n’a qu’une faiblesse, c’est de m’aimer.

Le respect m’entraîne à ses pieds ; le désir sur son cœur. Ô jeune homme, voilà ce qui s’appelle jouir. Sois sage et cherche ces délices. La mort un jour t’élèvera loin d’elle, parmi les chœurs des anges, dans la joie du paradis, et tu ne sentiras point le passage.

L’adieu[9].

Laisse mon œil te dire l’adieu que ma bouche ne saurait prononcer ! Qu’il est pénible, pénible à souffrir ! Et pourtant, d’ordinaire, je suis homme !

Il est triste, à cette heure, le gage même le plus doux de l’amour ; il est froid, le baiser de ta bouche ; elle est languissante, l’étreinte de ta main.

Autrefois, oh ! que j’étais ravi, quand mes lèvres, par un larcin facile, effleuraient seulement les tiennes ! Ainsi nous charme une violette, cueillie aux premiers jours de mars.

Mais je ne cueillerai plus de couronnes, plus de roses pour toi. Voici le printemps, Françoise chérie : hélas ! c’est l’automne pour moi.

La belle nuit

Je quitte la cabane, asile de ma bien-aimée ; je chemine, à pas mystérieux, dans le bois désert et sombre ; la lune perce à travers les chênes et les buissons ; les zéphyrs annoncent sa course, et les bouleaux, qui s’inclinent, lui versent le plus doux encens.

Que je trouve de charme à la fraîcheur de cette belle nuit d’été ! Oh ! dans ce lieu, quel silence, pour sentir ce qui rend l’âme heureuse ! Cette volupté se peut concevoir à peine, et cependant, ô ciel, je te tiendrais quitte de mille nuits pareilles, pour une que me donnerait mon amie.

Bonheur et Songe.

Souvent tu nous a vus, en songe, aller ensemble à l’autel, et toi comme épouse, et moi comme époux ; souvent, pendant la veille, dans une heure d’oubli, j’ai cueilli sur ta bouche autant de baisers que l’on en peut cueillir.

Le bonheur pur que nous avons senti, la volupté de maintes belles heures s’est envolée, comme le temps, avec la jouissance : que me sert-il de jouir ? Comme songes s’envolent les baisers les plus tendres, et toutes les joies comme un baiser.

Souvenir vivant.

Dérober à son amie un nœud, un ruban, qu’elle s’en fâche à demi, à demi le permette, pour vous c’est beaucoup, je veux le croire, et je vous laisse volontiers cette illusion. Un voile, un mouchoir, une jarretière, un anneau, ne sont point certes peu de chose : mais pour moi ce n’est pas assez.

C’est une part vivante de sa vie, qu’après une faible résistance, mon amante m’a donnée, et vos magnificences ne sont plus rien. Comme je ris de toutes ces friperies ! Elle m’a donné de ses beaux cheveux, la parure du plus beau visage.

Quand même tu es loin de moi, bien-aimée, tu ne m’es pas tout à fait ravie. À mes regards, à mes baisers, à mes caresses, est laissée de toi cette relique…. La destinée de ces cheveux est pareille à la mienne : autrefois, avec le même bonheur, nous lui faisions la cour ; maintenant nous sommes loin d’elle.

Nous lui étions fermement attachés ; nous caressions ses rondes joues ; un tendre désir nous séduisait, nous attirait, nous nous glissions jusqu’à son beau sein. Ô rival exempt de jalousie, doux présent, belle proie, rappelle-moi mon bonheur et mes plaisirs.

Le bonheur de l’absence.

Ô jeune homme, puise, tout le jour, une sainte ivresse dans les regards de ton amie ! Que, la nuit, son image t’environne de prestiges ; que nul amant ne soit plus heureux que toi : mais le bonheur est toujours plus grand loin de la bien-aimée.

Deux puissances éternelles, la durée et la distance, secrètement, comme l’influence des astres, pour l’endormir bercent mon sang ; mes sentiments deviennent toujours plus tendres, cependant mon cœur est allégé sans cesse et mon bonheur toujours s’accroît.

Nulle part je ne puis l’oublier, et pourtant je prends en repos ma nourriture : mon esprit est libre et serein ; et une secrète ivresse change l’amour en adoration, le désir en rêverie.

Attiré par le soleil, jamais le plus léger nuage ne se berce au souffle des délices éthérées comme mon cœur dans la paix et la joie. Libre de crainte, trop grand pour être jaloux, je l’aime, je l’aimerai toujours.

À la lune.

Sœur de la clarté première, image de la tendresse en deuil, un nuage frissonne en vagues argentées autour de ton charmant visage ; la course de ton pied léger éveille, et fait sortir des grottes fermées au jour, les tristes âmes des morts, les oiseaux nocturnes et moi.

Ton regard curieux plane sur une immense étendue. Élève-moi à ton côté ! accorde à la rêverie ce bonheur ! Et que, dans un voluptueux repos, le chevalier, repoussé au loin, observe, à travers les vitraux, les nuits de son amante.

Le délicieux plaisir de la contemplation adoucit les tourments d’une pareille distance, et je rassemble tes rayons et j’aiguise mon regard : toujours plus vive, la lumière entoure ses membres non voilés, et puis là-bas elle m’attire, comme toi-même, un jour, Endymion.

La nuit nuptiale.

Dans la chambre à coucher, loin de la fête, l’amour veille, à tes vœux fidèle, et tremble que la ruse de malins convives ne trouble la paix du lit nuptial. Devant lui brille, d’une mystique et sainte lueur, une flamme aux pâles rayons. Un nuage d’encens remplit la chambre, afin que votre volupté soit entière.

Comme ton cœur bat, quand l’heure sonne, qui chasse tes bruyants convives ! comme tu brûles pour cette bouche ravissante, qui bientôt sera muette et ne refusera rien ! Pour tout accomplir, tu cours avec elle dans le sanctuaire ; le flambeau, dans les mains du garde, le flambeau devient calme et petit comme un lumignon.

Comme palpitent, sous tes baisers sans nombre, son sein et ses belles joues ! Sa rigueur devient tremblement, car ton audace devient un devoir. Vite l’amour t’aide à la déshabiller, et il n’est pas de moitié aussi prompt que toi ; puis, malicieux et modeste, il se couvre vivement les yeux avec la main.

Maligne joie.

Sous la forme d’un papillon, je voltige, après mon dernier soupir, vers les places bien-aimées, témoins de plaisirs célestes, dans les prairies, au bord des sources, autour de la colline, à travers la forêt.

Je guette un couple amoureux ; posé sur la tête de la belle jeune fille, des fleurs de sa couronne, je regarde en bas : tout ce que la mort m’a ravi, ici je le revois en image ; je suis aussi heureux que je l’étais.

Elle embrasse son amant avec un muet sourire ; et lui, il met à profit l’heure que lui envoient les dieux propices ; ses lèvres courent du sein à la bouche, de la bouche aux mains, et moi, je voltige autour de lui.

Et elle voit le papillon. Tremblante, aux instances de son ami, elle se lève en sursaut, comme je m’envole. « Mon bien-aimé, viens le prendre ! viens, je serais si contente de l’avoir, ce brillant petit bijou ! »

Innocence.

Ô la plus belle vertu de l’âme, source la plus pure de la tendresse, plus que Byron, que Paméla, idéal et merveille ! Lorsque brûle une autre flamme, ta faible et douce lumière s’enfuit : celui-là seul te sent, qui ne te connaît pas ; qui te connaît ne te sent plus.

Déesse, dans le paradis avec nous tu vivais unie ; tu te montres encore dans mainte prairie, le matin, avant que le soleil paraisse ; le tendre poëte seul te voit passer dans ta robe vaporeuse : Phébus vient, le nuage fuit et tu te perds dans le nuage.

Léthargie.

Pleurez, jeunes filles, pleurez ici, au tombeau de l’Amour : ici un rien, un hasard, l’ont fait succomber. Mais est-il vraiment mort ? Je ne voudrais pas en jurer. Un rien, un hasard, souvent le réveillent.

Près de toi.

Que de fois, ô mon amie, il arrive, je ne sais comment, que tu m’es étrangère ! Quand nous sommes dans le tourbillon du monde, cela fait mourir chez moi toute joie ! Mais, quand le silence et la nuit nous environnent, je te reconnais à tes baisers.

Chanson de novembre.

À l’archer, mais non pas au vieux, chez lequel le soleil s’enfuit, et qui nous voile de vapeurs la face de l’astre lointain ;

À l’enfant soit consacrée cette chanson, à l’enfant qui joue parmi les roses, nous écoute, et, au bon moment, vise les jeunes cœurs !

Par lui, la nuit de l’hiver, d’ailleurs triste et sauvage, nous amène de chers amis et d’aimables femmes.

Que désormais sa belle image brille dans le ciel étoilé, et qu’à jamais il se lève et se couche pour nous, favorable et propice !

À celle que j’ai choisie[10].

La main dans la main, les lèvres sur les lèvres, je t’en prie, ô bien-aimée, reste-moi fidèle ! Adieu ! ton amant doit voguer encore devant maint écueil ; mais, si quelque jour, après l’orage, il salue de nouveau le port, puissent les dieux le punir, s’il jouit sans toi de la vie !

Risquer hardiment, c’est déjà gagner ; déjà mon œuvre est à demi terminée ; les étoiles me luisent comme des soleils : c’est pour le lâche qu’il fait nuit. Si j’étais oisif à ton côté, le chagrin m’oppresserait encore ; mais, dans tous ces pays lointains, je travaille avec ardeur et ne travaille que pour toi.

Déjà j’ai trouvé la vallée où nous irons ensemble un jour ; où, dans les heures du soir, nous verrons la rivière couler doucement. Ces peupliers dans les prairies, ces hêtres dans la forêt…. Et derrière tous ces ombrages, ah ! sans doute une cabane aussi se trouvera.

Première perte.

Ah ! qui me rendra les jours, les jours heureux du premier amour ! Ah ! qui me rendra une heure seulement de ce temps fortuné !

Solitaire, je nourris ma blessure, et, d’une plainte toujours nouvelle, je pleure mon bonheur perdu. Ah ! qui me rendra ces beaux jours, ce temps fortuné !

Ressouvenir.

Quand les pampres refleurissent, dans le tonneau le vin s’agite ; quand les roses renaissent, je ne sais ce que j’éprouve.

Des larmes coulent sur mes joues, dans le travail, dans le loisir ; je ne sens qu’un vague désir, qui consume mon cœur.

Puis enfin je dois me dire, quand je me souviens et me recueille, que, dans une saison aussi belle, un jour elle brûla pour moi !

Approche du bien-aimé.

Je pense à toi, lorsque à mes yeux la clarté du soleil rayonne sur la mer ; je pense à toi, quand la lueur de la lune se reflète dans les fontaines.

Je te vois, quand sur la route s’élève au loin la poussière ; dans la profonde nuit, quand sur l’étroite planche tremble le voyageur.

C’est toi que j’entends, lorsque avec un sourd murmure le flot monte là-bas ; dans le bois tranquille je vais souvent prêter l’oreille, quand tout se tait.

Je suis avec toi : si loin que tu puisses être, tu es près de moi. Le soleil décline, bientôt me luiront les étoiles : oh ! si tu étais là !

Présence.

Toute chose t’annonce ! le brillant soleil vient-il à paraître, bientôt, je l’espère, tu le suivras.

Parais-tu dans le jardin, tu es à la fois la rose des roses, le lis des lis.

Si tu tournoies à la danse, tous les astres tournent avec toi, autour de toi.

La nuit ! (oh ! bonheur, il serait donc nuit !…) la lune voit pâlir devant toi son aimable, son engageante lumière.

Tu es engageante, aimable, et les fleurs, la lune et les étoiles, ô soleil, à toi seule rendent hommage.

Soleil, sois donc aussi pour moi la source des beaux jours ! C’est la vie et l’éternité.

À l’amie absente.

Ainsi je t’ai vraiment perdue ! Ô belle amie, as-tu fui loin de moi ? Dans mon oreille accoutumée résonne encore chaque parole, chaque son.

Comme, le matin, le regard du voyageur vainement plonge dans les airs, lorsque, perdue dans l’espace azuré, là-haut chante l’alouette :

Ainsi mon regard çà et là parcourt avec angoisse les champs, les buissons, les bocages ; toutes mes chansons t’appellent : ô mon amante, reviens à moi.

Au bord du fleuve.

Coulez, chansons bien-aimées, coulez dans la mer de l’oubli ! Qu’aucun amant ne vous répète avec délices, aucune amante, dans la saison des fleurs.

Vous ne chantiez que ma maîtresse ; maintenant elle se rit de ma fidélité : vous fûtes écrites sur l’onde, écoulez-vous avec elle.

Mélancolie[11].

Vous passez, douces roses, mon amie ne vous a point portées ; vous fleurissez, hélas ! pour l’amant sans espoir, à qui le chagrin brise le cœur.

Je me souviens avec tristesse de ces jours, ô mon ange, où tu me tenais dans ta chaîne, où je guettais le premier bouton, et, de bonne heure, je courais à mon jardin.

Toutes les fleurs, tous les fruits encore, je les portais à tes pieds et devant tes yeux ; mon cœur battait d’espérance.

Vous passez, douces roses, mon amie ne vous a point portées ; vous fleurissez, hélas ! pour l’amant sans espoir, à qui le chagrin brise le cœur.

Rupture.

Il est trop doux de trahir sa parole, trop difficile d’être fidèle au devoir ; hélas ! et nous ne pouvons promettre ce qui répugne à notre cœur.

Tu mets en œuvre les anciens chants magiques ; et lui, qui à peine était tranquille, tu l’attires encore dans la chancelante nacelle de la douce folie ; tu renouvelles, tu redoubles le danger.

Pourquoi veux-tu dissimuler avec moi ! Sois franche, n’évite pas mon regard. Tôt ou tard je devais tout découvrir, et je te rends ici ta parole.

Ce que j’ai dû faire, je l’ai fait : que désormais nul obstacle ne te vienne de moi : mais pardonne à l’ami qui se détourne de toi maintenant, et se replie sur lui-même en silence.

Le changement.

Couché sur le sable, dans le ruisseau limpide, j’ouvre les bras au flot qui s’approche ; il presse amoureusement mon sein consumé de désirs ; puis l’inconstance l’entraîne dans le courant ; un flot nouveau s’approche ; il me caresse à son tour, et je goûte les plaisirs de la volupté changeante.

Et pourtant tu traînes sans fruit dans la tristesse les heures précieuses de la vie fugitive, parce que la bien-aimée t’oublie. Oh ! rappelle-les, ces temps écoulés ! Il a tant de saveur, le baiser cueilli sur les lèvres de la seconde, qu’à peine celui de la première était aussi doux.

Délibération[12].

Ah ! que faut-il que l’homme désire ? Fera-t-il mieux de rester en repos ? de s’attacher fermement et se cramponner ? Vaut-il mieux se pousser en avant ?

Doit-il se bâtir une maisonnette ? Doit-il vivre sous les tentes ? Doit-il se fier aux rochers ? Les solides rochers eux-mêmes chancellent.

Un même parti ne convient pas à tous. Que chacun voie comme il doit vivre ; que chacun voie où il veut se fixer : et celui qui est debout, qu’il prenne garde de tomber.

Même sujet.

Lâches pensées, timides incertitudes, craintes de femme, plaintes inquiètes, n’écartent aucune souffrance, ne te délivrent pas.

Malgré toutes les puissances, se maintenir, ne fléchir jamais, se montrer ferme, appelle à notre aide le bras des dieux.

Mer calme.

Un calme profond règne sur les eaux ; la mer sans mouvement repose, et le nocher soucieux contemple de toutes parts la surface unie. Aucun souffle d’aucun côté ! Un affreux silence de mort ! Dans l’immense étendue pas un flot ne s’éveille.

Heureux voyage.

Les nuages se déchirent, le ciel est clair, Éole délie la chaîne inquiète, les vents murmurent, le matelot s’empresse. Vite ! vite ! Les flots se partagent, le lointain s’approche : déjà je vois le bord.

Courage.

Tranquille, au loin, à travers la plaine, où tu ne vois pas le chemin que t’a frayé le plus hardi, toi même fais ton chemin ! Sois en paix, ma chère âme ! si le navire craque, il ne se brise pas ; s’il se brise, il ne se brisera pas avec toi.

Avertissement.

Veux-tu toujours t’égarer plus loin ? Vois, le bien est tout près : apprends seulement à saisir le bonheur, car le bonheur est toujours là.

Bienvenue et adieu.

Le cœur me battait : vite à cheval ! À peine résolue, la chose était faite. Déjà le soir berçait la terre, et la nuit était suspendue aux flancs des montagnes ; déjà le chêne, dans son vêtement de brume, se dressait comme un géant, tandis que, du buisson, l’obscurité regardait avec cent yeux noirs.

D’une montagne de nuages, la lune à traders le brouillard tristement se montrait ; les vents balançaient doucement leurs ailes, et frémissaient à mon oreille ; la nuit enfantait mille monstres : cependant mon courage était vif et joyeux. Dans mes veines, quelle ardeur ! Dans mon cœur, quelle flamme !

Je te vis, et la paisible joie s’épancha sur moi de ton doux regard ; mon cœur était avec toi tout entier, et je ne respirais que pour toi ; un air de printemps vermeil entourait l’aimable figure…. Et sa tendresse pour moi…. Ô Dieux ! je ne l’espérais pas ; je ne le méritais pas !

Mais, hélas ! dès le premier rayon du soleil, l’adieu oppresse mon cœur. Dans tes baisers, quelles délices ! Dans ton œil, quelle douleur ! Je partis et tu restas, les yeux baissés, et tu me suivis d’un regard humide. Et pourtant, être aimé, quel bonheur ! ô dieux ! et quel bonheur d’aimer !

Nouvel amour, nouvelle vie.

Mon cœur, mon cœur, quel est ce mystère ? Quel mal si vivement te presse ? Quelle étrange et nouvelle vie ! Je ne te reconnais plus. Tout ce que tu aimais est bien loin ; bien loin, l’objet de ta tristesse ; bien loin, ton travail et ton repos…. Ah ! comment donc en es-tu venu là ?

Cette fleur de jeunesse, cette aimable figure, ce regard plein de candeur et de bonté, ils t’enchaînent avec une puissance infinie. Si je veux brusquement me séparer d’elle, m’évertuer, la fuir, hélas ! au même instant, mon sentier me ramène auprès d’elle.

Et avec ce fil enchanté, qui ne se laisse pas rompre, l’aimable et folle jeune fille m’arrête malgré moi. Il faut que désormais je vive à sa guise, dans son cercle magique. Quel changement ! hélas ! Amour, Amour, brise ma chaîne !

À Bélinde.

Hélas ! pourquoi m’entraîner absolument dans cette brillante assemblée ? Le bon jeune homme n’était-il pas heureux dans la nuit solitaire ?

Secrètement reclus dans ma chambrette, j’étais couché au clair de lune, tout enveloppé de sa mystérieuse lumière, et je commençais à sommeiller.

Là je rêvais les heures dorées d’un bonheur sans mélange ; j’avais senti ta chère image tout entière au fond de mon cœur.

Est-ce bien moi que tu enchaînes, devant mille bougies, à la table de jeu ? Est-ce moi que tu fais asseoir en face de visages souvent insupportables ?

Viens, la fleur du printemps n’est pas pour moi plus ravissante dans les campagnes. Où tu es, mon ange, est l’amour, la bonté ; où tu es, la nature.

Chant de mai.

Qu’avec magnificence brille à mes yeux la nature ! Comme le soleil rayonne ! Comme sourit la campagne !

Les fleurs éclosent de chaque rameau, et mille voix du buisson ;

Et la joie et l’allégresse, de chaque poitrine. Ô terre ! ô soleil ! ô bonheur ! ô joie !

Amour, amour, aussi brillant et beau que les nuées matinales sur ces collines !

Tu bénis richement les fraîches campagnes et la terre féconde, de fleurs embaumée.

Ô jeune fille, jeune fille, comme je t’aime ! comme ton regard est doux ! comme tu m’aimes !

Ainsi que l’alouette aime le chant et l’espace, et la fleur matinale la vapeur du ciel,

Ainsi je t’aime avec ardeur, toi qui me donnes jeunesse et joie et courage

Pour des chansons et des danses nouvelles. Sois heureuse toujours comme tu m’aimes !

Avec un ruban orné de dessins.

Pour moi, d’une main facile, les aimables jeunes dieux du printemps, en se jouant, ont semé petites fleurs, petites feuilles, sur un ruban léger.

Zéphire, prends-le sur tes ailes, va le ceindre autour du vêtement de mon amie, et qu’elle se regarde au miroir avec tout son enjouement.

Elle se verra de roses entourée, jeune elle-même comme une rose. Un regard, ô ma chère vie, et je suis bien récompensé !

Partage les sentiments de mon cœur, donne-moi librement ta main, et que la chaîne qui nous lie ne soit pas une faible chaîne de roses !

Avec un petit collier d’or.

Cette feuille ose te porter une chaînette qui, tout accoutumée à la souplesse, aspire à se plier autour de ton col avec mille petits enlacements.

Accorde à la follette son désir ; il est plein d’innocence, il n’est point téméraire : le jour, c’est une petite parure, et, le soir, tu la jettes à l’écart.

Mais, si quelqu’un t’apporte une autre chaîne, qui pèse davantage et serre plus étroitement, je ne saurais te blâmer, Lisette, de balancer un peu.

À Charlotte.

Au milieu du tumulte des plaisirs, des soucis et des peines, je pense à toi, Charlotte ; ils pensent à toi, les deux amis ; ils songent comme, à la paisible clarté du soir, tu nous tendis la main avec grâce, lorsque, dans les fertiles campagnes, au sein d’une magnifique nature, tu nous laissas paraître, légèrement voilés, les traits d’une belle âme.

Je suis heureux de ne t’avoir pas méconnue, et, dès la première heure, avec le pur langage du cœur, de t’avoir nommée une enfant bonne et sincère.

Élevés dans le silence, la retraite et la paix, nous sommes jetés tout à coup dans le monde ; mille et mille flots se jouent autour de nous ; tout nous séduit, divers objets nous plaisent, nous rebutent, et d’heure en heure le cœur balance, facile à se troubler ; nous sentons, et, ce que nous avons senti, le tourbillon du monde le rejette au loin.

Alors, je le sais, peut se glisser en nous mainte douleur, mainte espérance. Charlotte, qui connaît nos sentiments ? Charlotte, qui connaît notre cœur ? Ah ! il voudrait bien être connu, se répandre dans une âme sympathique, et, par ses épanchements, se nourrir deux fois de toutes ses joies et de toutes ses peines.

Et bien souvent l’œil cherche en vain autour de lui et trouve tout fermé ; c’est ainsi que l’on dissipe avec agitation la plus belle part de la vie, sans orage et sans repos ; et, pour notre malaise éternel, ce qui nous attirait la veille nous repousse le lendemain. Peux-tu n’avoir que sympathie pour le monde, qui te trompa si souvent, et, devant tes souffrances, devant ton bonheur, demeura dans un repos capricieux, obstiné ! Ah ! l’esprit se replie alors sur lui-même, et le cœur, le cœur ne s’ouvre plus.

Telle je te trouvai, et j’allai librement au-devant de toi. « Elle est digne d’être aimée ! » m’écriai-je, et j’implorai du ciel pour toi la plus pure faveur, qu’il te donne aujourd’hui dans ton amie.

Sur le lac.

Et je puise une vive nourriture, un sang nouveau, dans la libre étendue. Qu’elle est gracieuse et bonne, la nature, qui me presse dans ses bras ! Le flot berce notre nacelle, aux coups mesurés de la rame, et les montagnes nuageuses, sublimes, viennent au-devant de notre course.

Ô mes yeux, pourquoi vous baisser ? Rêves dorés, revenez-vous ? Rêves, fuyez, tout brillants que vous êtes : dans ces lieux aussi sont l’amour et la vie.

Sur les vagues scintillent mille étoiles flottantes ; de légères vapeurs abreuvent à la ronde les cimes lointaines ; le vent matinal voltige autour de la rive ombreuse, et dans le lac se reflète la moisson jaunissante.

De la montagne.

Chère Lili, si je ne t’aimais pas, quelle volupté je goûterais à ce spectacle ! Et pourtant, Lili, si je ne t’aimais pas, trouverais-je ici, et trouverais-je là-bas mon bonheur ?

Le salut des fleurs.

Ce bouquet, que j’ai cueilli, qu’il te salue mille fois ! Je me suis baissé souvent, oh ! bien mille fois, et je l’ai pressé sur mon cœur, mille, cent mille fois.

En été.

Comme champs et prairies brillent dans la rosée ! Comme les plantes sont chargées de perles alentour ! Comme, à travers les buissons, la brise est fraîche ! Comme, aux brillants rayons du soleil, les gentils oiseaux gazouillent tous ensemble !

Mais ici, où je vis mon amie, dans la chambrette basse et petite et bien close, au soleil cachée, qui songeait au vaste univers, avec toute sa magnificence ?

Chanson de mai.

Parmi le seigle et le froment, parmi les buissons et les épines, parmi les arbres et le gazon, où va ma bien-aimée ? Dis-le moi.

Je n’ai pas trouvé ma mignonne chez elle ; le petit ange est dehors sans doute. Il verdoie et fleurit, le beau mois de mai : ma mie est aux champs, libre et joyeuse.

Près du rocher, au bord de la rivière, où elle me donna le baiser, le premier baiser sur le gazon, je vois quelque chose ! N’est-ce pas elle ?…

Printemps précoce.

Jours de la volupté, venez-vous sitôt ? Le soleil me rend-il les collines et les bois ?

Plus abondants, les ruisselets coulent de toutes parts. Vois-je les prairies ? Est-ce le vallon ?

Fraîcheur azurée ! Ciel et montagnes ! Les poissons dorés dans le lac foisonnent.

Les oiseaux bigarrés gazouillent dans le bocage ; des chants célestes y résonnent.

Sous la florissante verdure, les abeilles murmurantes dérobent le nectar.

Un doux frémissement dans l’air s’agite ; émotion charmante ! haleine assoupie !

Bientôt, plus puissant, un souffle s’éveille, puis il se perd aussitôt dans le buisson.

Mais dans mon cœur il se retire. Ô Muses, aidez-moi, de grâce, à porter le bonheur !

Dites-moi depuis hier ce que j’éprouve. Aimables sœurs, celle que j’aime est là !

Impression d’automne.

Élève-toi, feuillage, et te déploie sur la treille jusqu’à ma fenêtre ! Baies jumelles, gonflez-vous plus serrées et mûrissez plus promptes et plus vermeilles ! Il vous couvre de ses derniers regards, le soleil, votre père ; autour de vous murmure la fertile abondance du ciel propice ; la lune vous rafraîchit de sa magique et caressante haleine ; hélas ! et de ces yeux pleuvent sur vous, à flots, les larmes de l’amour, source éternelle de vie.

Amour sans trêve.

Contre la neige, la pluie et le vent, dans le brouillard des abîmes, à travers les brumes, en avant, en avant, sans trêve ni repos !

À travers les souffrances j’aimerais mieux me frayer un chemin, que supporter tant de joies de la vie : toute la sympathie du cœur pour le cœur, ah ! qu’elle enfante des douleurs étranges !

Comment fuirai-je ? Comment me cacher dans les bois ? Tout serait inutile ! Amour, tu es la couronne de la vie, le bonheur sans repos !

Plainte du berger.

Là-haut, sur cette montagne, je m’arrête mille fois, penché sur mon bâton, et je regarde en bas dans la vallée.

Et je suis mon troupeau paissant ; mon chien pour moi le garde : je suis descendu et, moi-même, je ne sais pas comment.

Ici toute la prairie est pleine de belles fleurs : je les cueille sans savoir à qui je les donnerai.

Et sous l’arbre j’endure la pluie, le vent et l’orage ; la porte là-bas reste close : hélas ! tout n’est qu’un songe.

Un arc-en-ciel sur le toit s’élève, mais elle s’en est allée bien loin dans le pays.

Bien loin dans le pays et plus loin encore ! Peut-être même elle a traversé la mer. Passez, brebis, passez, votre berger est bien à plaindre !

Consolation dans les larmes.

« D’où vient que tu es si triste, quand tout parait joyeux. On voit à tes yeux, assurément, que tu as pleuré.

— Si j’ai pleuré solitaire, eh bien, ma douleur est toute à moi ; et mes larmes coulent doucement : elles soulagent mon cœur.

— Tes joyeux amis te convient : oh ! viens dans nos bras ! Et quelque bien que tu aies perdu, cesse de pleurer ta perte.

— Vous faites vacarme et tapage, et ne soupçonnez pas ce qui tourmente l’infortuné. Non, ce trésor, je ne l’ai pas perdu, si fort qu’il me manque.

— Eh bien, relève-toi promptement ; tu es jeune : à ton âge, on a la force, on a le courage de conquérir.

— Non, non, je ne puis le conquérir : il est trop loin de moi. Aussi haute est sa demeure, aussi belle sa clarté, que celle de l’étoile.

— Les étoiles, on ne les désire point ; on jouit de leur éclat, et on lève les yeux avec ravissement dans chaque nuit sereine.

— Et je lève les yeux avec ravissement pendant des jours et des jours. Laissez-moi passer les nuits à pleurer, tant que j’aurai des larmes. »

Chant nocturne[13].

Oh ! de tes moelleux coussins, daigne, en rêvant, prêter l’oreille un peu ! Aux sons de ma guitare, sommeille !… Que veux-tu davantage ?

Aux sons de ma guitare, l’armée des étoiles bénit les sentiments éternels. Sommeille !… Que veux-tu davantage ?

Les sentiments éternels m’exaltent, m’entraînent loin du terrestre tourbillon. Sommeille !… Que veux-tu davantage ?

Le terrestre tourbillon, tu ne m’en sépares que trop : tu me relègues dans cette froide nuit. Sommeille !… Que veux-tu davantage ?

Tu me relègues dans cette froide nuit ; tu ne m’écoutes qu’en songe. Hélas ! sur tes moelleux coussins, sommeille !… Que veux-tu davantage ?

Désir.

Quelle force entraîne ainsi mon cœur ? Au dehors qui m’entraîne, et me lie et m’arrache de ma chambre et de la maison ? Comme les nuages là-bas se dispersent autour des rochers ! Là je voudrais passer ; là je voudrais courir.

Les corbeaux ensemble se bercent dans l’air ; je me mêle avec eux et je suis leur course ; nous volons autour des monts et des murailles. Là-bas elle demeure : je la cherche des yeux.

Elle vient, elle se promène ; aussitôt j’accours, oiseau chantant, à la forêt touffue. Elle s’arrête, elle écoute et pour elle sourit : « Comme il chante gentiment, et c’est pour moi qu’il chante ! »

Le soleil couchant dore les collines ; la beauté rêveuse le laisse passer. Elle côtoie le ruisseau le long des prairies, et sombre et plus sombre, se voile le sentier.

Soudain je parais, étoile scintillante. « Qui brille là-haut, si près et si loin ? » Et lorsque avec surprise tu as aperçu la clarté, à tes pieds je tombe, je suis heureux.

À Mignon.

Emporté par-dessus fleuves et vallées, le char du soleil passe radieux : hélas ! au fond de nos cœurs il réveille, dans sa course, tes douleurs et les miennes chaque matin.

À peine la nuit me soulage-t-elle encore, car les rêves mêmes viennent sous des formes lugubres ; et, dans le silence du cœur, je sens ces douleurs déployer leur force secrète.

Déjà depuis maintes belles années, je vois descendre les navires ! À son but chacun arrive : mais, hélas ! les douleurs cruelles, dans le cœur fixées, le courant du fleuve ne les emporte pas.

Il me faut paraître avec mes beaux habits ; je les ai tirés de l’armoire, parce que c’est fête aujourd’hui. Nul ne soupçonne quelle douleur torture, déchire, tout mon cœur.

En secret il me faut pleurer sans cesse ; mais je puis sembler gracieux et même sain et vermeil. Si ces douleurs étaient mortelles pour mon cœur, hélas ! dès longtemps je serais mort.

Le château sur la montagne.

Là-haut, sur cette montagne, s’élève un vieux château, où, derrière portes et poternes, veillaient jadis chevalier et palefroi.

Poternes et portes sont brûlées, et partout règne le silence ; aux vieilles murailles ruinées, je grimpe comme je veux.

Là, près, était une cave, pleine d’excellent vin : aujourd’hui la joyeuse sommelière avec des cruches n’y descend plus.

On ne la voit plus dans la salle distribuer aux convives les coupes à la ronde ; on ne la voit plus remplir, pour la cène, le flacon du capucin.

Elle ne verse plus dans le corridor un coup de vin à l’avide écuyer, et, pour la faveur de passage, ne reçoit plus, au passage, un merci.

Car toutes les poutres et les toitures sont dès longtemps consumées ; escaliers, corridors, chapelle, en décombres, en ruines sont changés.

Mais, lorsque avec la guitare et la bouteille, je vis, par le jour le plus serein, mon amie gravir ces rochers, ces collines ;

Alors, de la retraite désolée s’élança le joyeux plaisir, et tout reprit un air de fête, comme dans les anciens jours.

Comme si les plus vastes salles étaient prêtes pour des convives imposants ; comme s’il était survenu un jeune couple de ce bon temps ;

Comme si, dans sa chapelle, le digne prêtre officiait et s’il demandait : « Voulez-vous être unis ? » et que, souriant, nous eussions prononcé le oui !

Et des chants émurent le fond de notre cœur ; et notre témoin, au lieu de la foule, ce fut l’écho sonore.

Et lorsque, vers le soir, tout se perdit dans le silence, le soleil enflammé brilla sur la cime escarpée.

Et l’écuyer et la sommelière brillent au loin comme seigneurs ; elle prend son temps pour servir à boire et lui pour rendre grâces[14].

La salutation du spectre.

Au sommet de la vieille tour, se dresse le noble fantôme du héros, et, lorsque passe la nacelle, il lui souhaite un bon voyage.

« Vois, ces muscles étaient nerveux ; ce cœur, ferme et farouche ; ces ossements, pleins de moelle guerrière ; cette coupe était pleine.

« Je passai dans les orages la moitié de ma vie ; je donnai l’autre moitié au repos, et toi, là-bas, nacelle des hommes, vogue, vogue toujours ! »


À un cœur d’or, qu’il portait à son cou.

Souvenir de joies évanouies, ô toi, que je porte toujours à mon col, nous enchaînes-tu tous deux plus longtemps que le lien des âmes ? Prolonges-tu les jours fugitifs de l’amour ?

Lili, j’ai pu te fuir ! et il me faut encore, avec ton lien, courir les pays étrangers, les forêts, les vallées lointaines ! Ah ! le cœur de Lili ne pouvait sitôt se détacher de mon cœur.

Comme un oiseau, qui rompt le lacet et retourne au bois, traîne après lui un bout de fil, signal de l’esclavage ; il n’est plus l’oiseau d’autrefois, l’oiseau né libre ; il a connu un maître.


Délices de la mélancolie.

Ne tarissez pas, ne tarissez pas, larmes de l’amour éternel ! Ah ! comme à l’œil encore humide le monde semble mort et désert ! Ne tarissez pas, ne tarissez pas, larmes de l’amour malheureux !


Chant de nuit du voyageur.

Toi qui viens du ciel, toi qui apaises toute peine et toute douleur, qui verses double mesure de rafraîchissement à qui est doublement malheureux, hélas ! je suis fatigué de ma vie agitée : que me veulent et la douleur et la joie ? Douce paix, viens, ah ! viens dans mon cœur !


Même sujet.

Sur tous les sommets est le repos ; dans tous les feuillages tu sens un souffle à peine ; les oiselets se taisent dans le bois ; attends un peu, bientôt tu reposeras aussi !

Chant du soir du chasseur.

Je me traîne dans les campagnes, silencieux et farouche, mon fusil tout armé : et ta chère image, ta douce image, flotte radieuse devant moi.

Tu te promènes maintenant, silencieuse et sereine, à travers les campagnes et l’aimable vallée, hélas ! et mon image, soudain disparue, ne s’offre-t-elle pas une fois à ta pensée ?

L’image de l’homme qui court le monde, plein de tristesse et d’ennui ; qui s’égare au levant et au couchant, parce qu’il doit te quitter.

Aussitôt que je pense à toi, il me semble que l’astre des nuits s’offre à ma vue ; sur moi descend une paix secrète, et je ne sais ce que j’éprouve.

À la lune.

Tu remplis de nouveau forêts et vallons de ta lumière vaporeuse et tranquille ; une fois enfin tu délivres aussi mon âme tout entière.

Tu promènes sur mes campagnes ton regard consolant, comme l’œil bienveillant d’un ami s’arrête sur mon sort.

Mon cœur s’éveille à tous les échos des jours sereins et sombres ; je chemine, entre la joie et la douleur, dans la solitude.

Coule, coule, aimable ruisseau ! Jamais je ne serai joyeux. Ainsi s’évanouirent les jeux et les caresses, ainsi, la fidélité.

Une fois pourtant je le possédai, ce bien précieux ! Faut-il que, pour son tourment, jamais on ne l’oublie !

Ruisseau, murmure le long de la vallée sans repos et sans trêve ; murmure, inspire à mon chant des mélodies.

Soit que, dans la nuit d’hiver, tu débordes avec fureur, ou que tu jaillisses autour des jeunes boutons, parure du printemps.

Heureux qui sans haine se cache au monde ; qui presse un ami contre son sein et goûte avec lui le bonheur !

Ce que le monde ignore ou qu’il oublie, à travers le labyrinthe du cœur, chemine dans la nuit.

Justes bornes.

Je ne sais ce qui me plaît ici, ni, dans ce petit monde borné, ce qui m’arrête par un aimable et magique lien[15]. J’oublie du moins, j’oublie volontiers comme étrangement le sort me mène. Hélas ! et je le sens, près et loin, bien des choses me sont encore préparées. Oh ! si la juste mesure était trouvée ! Que me reste-t-il désormais, sinon que, revêtu, rempli d’une heureuse force de vie, dans un présent tranquille, j’attende l’avenir ?

Espérance.

Souveraine destinée, cette œuvre de mes mains, fais que je l’accomplisse ! Ne me laisse pas, oh ! ne me laisse pas succomber ! Non, ce ne sont pas de vains songes : maintenant faibles tiges, ces arbres donneront un jour de l’ombre et des fruits.

Souci.

Ne reviens pas dans ce cercle nouveau et toujours nouveau ; laisse, laisse-moi mon allure ; accorde, accorde-moi mon bonheur ! Dois-je fuir ? Dois-je le saisir ? C’est flotter assez longtemps. Si tu ne veux pas que je sois heureux, souci, rends-moi sage !

Propriété.

Je sais que rien ne m’appartient que la pensée qui veut couler sans trouble de mon âme, et chaque instant favorable dont un sort propice me laisse jouir pleinement.

À Lina[16].

Mon amie, si jamais ces chansons reviennent dans ta main, assieds-toi au clavecin, où ton ami se tenait près de toi.

Fais résonner vivement les cordes, et puis regarde dans le livre ; mais ne lis pas : chante toujours, et chaque feuille est à toi !

Ah ! qu’elle me semble triste, imprimée, noir sur blanc, la chanson qui, dans ta bouche, peut ravir, peut déchirer un cœur !


  1. Lied et, au pluriel, Lieder, n’a proprement point d’équivalent en français ; c’est un court poëme lyrique, où domine la grâce, et qui est destiné à être chanté : on voit du moins qu’il peut avoir beaucoup de rapport avec la chanson. Plusieurs de celles de Béranger : Si j’étais petit oiseau, l’Exilé, ma Nacelle, etc., etc., et bien d’autres chansons et chansonnettes françaises, seraient des Lieder en Allemagne.
  2. Littéralement, « avant-plainte, » comme nous disons « avant-propos. »
  3. Les Lieder, publiés séparément, ne formaient en effet qu’un très-petit volume.
  4. C’est notre Petit bonhomme vit encore. Le titre de cette pièce forme le premier vers du petit couplet que les joueurs se récitent l’un à l’autre, aussi vite que possible, en se passant la bûchette ou la bougie éteinte, mais où le charbon brûle encore.
  5. Chanson populaire, à laquelle Goethe a fait quelques changements.
  6. On croit que cette pièce, de même que le Renard mort, fut composée pour une jeune Strasbourgeoise, qui avait inspiré à notre poëte un amour passager. Dorilis serait donc la même que Thérèse.
  7. Ces couplets devaient faire partie d’un opéra, et les questions, qui auraient précédé les réponses, les auraient rendues plus claires. La question à laquelle répond la deuxième strophe est celle-ci : « Quel fut l’homme du monde le plus embarrassé ? » Pour la troisième : « Comment gagne-t-on les femm es ? » Pour la quatrième : « Quel est le plus grand bonheur de la vie ? » Pour la cinquième : Qui porte le plus lourd fardeau ? »
  8. Ces strophes ont fait partie d’un opéra. Les entrées étaient justifiées : ce lien manque naturellement ici.
  9. Avant cette pièce, il s’en trouve une, intitulée le Berger, qui figure dans Jéry et Baetely. Voy. t. II, p. 109.
  10. Cette pièce fut composée pour Frédérique Brion (de Sesenheim). Frédérique inspira aussi à Goethe plusieurs des poésies qui suivent celle-ci. Elles sont au nombre des plus suaves et des plus tendres.
  11. Ces strophes, tirées d’un opéra de Goethe, expriment, nous dit-il, les sentiments qu’il éprouva après s’être séparé d’Élisabeth Schœnemann, qu’il a souvent célébrée sous les noms de Lili et de Bélinde.
  12. Dans cette pièce et dans quelques autres (Courage, Espérance, Souci etc.) le poète laisse entrevoir les inquiétudes qui l’agitent dans la vie de cour, à la pensée que les affaires et la faveur pourraient le détourner de sa véritable destination.
  13. Imitation d’un chant populaire italien, dont voici la première strophe :

    Tu sei quel dolce fuoco,
    L’anima mia sei tu,
    E degli affetti miei…
    Dormi, che vuoi di più ?

  14. Allusion à la cinquième strophe et contraste.
  15. Goethe veut parler de Weimar. Il écrit dans le sentiment de la vie nouvelle qu’il mène chez son prince et du temps qu’il perd pour les lettres.
  16. On suppose que cette pièce est adressée à Charlotte (Caroline, Lina).