Chants et chansons politiques/Les Funérailles de Victor Noir

La bibliothèque libre.
G. Guérin, libraire (p. 47-49).
_______________________


LES FUNÉRAILLES DE VICTOR NOIR

12 janvier 1870.


Nous étions là, cent mille, ô spectacle sublime !
Maudissant l’assassin et pleurant la victime.

Le nom de Victor Noir emplissait tous les cœurs !
On se serrait la main, aveuglé par les pleurs.[1]
Un ciel gris, morne et froid, comme un grand linceul sombre,
Sur le peuple éploré laissait tomber son ombre,
Nous étions là cent mille, étouffant nos sanglots,
Prêts à mourir debout, devant les chassepots.
Mais la mort attachée au service du trône,
Eut un peu de pudeur — cela vraiment étonne !
Elle était consignée, elle ne parut pas ;
Oui, mais dans la caserne elle était l’arme au bras
Attendant et guettant !… Ah ! prends-y garde, empire,
Dieu, hasard, peuple et sang, tout contre toi conspire !…
Nous étions là, etc.

L’historien pâlit en écrivant l’histoire :
Le pouvoir c’est la force, et la honte la gloire.
Qui donc arrêtera tous ces exploits sanglants ?
Et qui donc a tué cet enfant de vingt ans ?
Mais c’est un Bonaparte — un véritable Corse,[2]
Qui prend pour la justice : et la haine et la force !…
Nous étions là, etc.

Sa jeune fiancée accompagnait la bière
Que le peuple portait lui-même au cimetière…
Ô belle fiancée, où sont vos rêves d’or ?
Camille, on a tué votre pauvre Victor ;

En le frappant au cœur on a frappé la France !
Le peuple seul est grand, attendez la vengeance.
Nous étions là, etc.

Le peuple est un lion qui rugit et menace,
Il regarde, front haut, l’empire face à face.
Il n’est plus cette brute à qui l’on passe au cou
Le carcan de la peur en guise de licou.
Il sait tout ce qu’il vaut sous sa mâle guenille,
Il sait que son aïeul a rasé la Bastille !
Nous étions là, etc.

  1. Victor Noir et Ulric de Fonvielle, témoins de Paschal Grousset, rédacteur du journal la Marseillaise, étaient allés à Auteuil demander une réparation d’honneur au prince Pierre Bonaparte qui avait insulté le parti démocratique. Le prince dans son propre salon, assassina Victor Noir d’un coup de revolver, tiré au cœur à bout portant. (10 janvier 1870)
  2. Pierre Bonaparte fut jugé et acquitté par l’honorable magistrature du second empire.